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La Bande dessinée à la croisée des médias
Jan Baetens
Elsa Caboche et Désirée Lorenz, dir.
La Bande dessinée à la croisée des médias
Coll. Iconotextes, PU François Rabelais & PU Rennes, 2019, 201 p. ISBN : 9782869067097
Les directrices de cette remarquable collection ont raison de le souligner : nous vivons bien un « intermedial turn ». Le nombre d’études sur la question des rapports et contacts entre médias s’accroît de manière exponentielle, cependant que le type d’objets étudiés dans les études littéraires et visuelles est en train de glisser rapidement vers le domaine de l’hybride et du composite. Jusqu’ici, toutefois, la discipline des études intermédiales et le corpus de la bande dessinée, objet intermédial s’il en est, se sont largement développés l’une à côté de l’autre : la recherche en matière d’intermédialité tend à passer sous silence l’apport pourtant essentiel de la bande dessinée, tandis que les travaux sur la bande dessinée, qui intègrent inévitablement une attention soutenue à l’articulation du texte et de l’image, ne cherchent pas nécessairement à s’inscrire au sein du paradigme plus large et pluridisciplinaire des études intermédiales.
Le présent volume, résultat savamment recomposé d’un colloque accueilli par la Maison des sciences de l’homme et de la société de l’Université de Poitiers, a pour ambition de rapprocher le général (intermédialité) et le particulier (bande dessinée) et il y parvient de façon tout à fait exemplaire.
Saluons d’abord l’intelligence de l’architecture générale de l’ouvrage, qui s’ouvre et se termine par des réflexions éclairantes sur la structure, les perspectives et les enjeux des études intermédiales en général et des chapitres indépendants en particulier. Les directrices du volume le font par le biais d’une présentation très utile des principaux concepts qui circulent dans ce champ dont tout le monde reconnaît non sans frayeur le caractère labyrinthique. Caboche et Lorenz défendent le partage élémentaire, mais non fermé, entre intermédialité (comparaison et mise en rapport des formes médiatiques) et transmédialité (conversion ou transition d’un média vers l’autre), tout en indiquant avec précision la manière dont les principaux chercheurs proposent des variations sur cette opposition fondamentale. Intermédialité et transmédialité se rencontrent et se chevauchent sans arrêt, mais cette partielle coïncidence n’enlève rien à l’utilité fondamentale de ces concepts, chacun d’eux avec son orientation spécifique.
En second lieu, les directrices n’ont pas eu peur d’organiser les onze contributions au volume d’une manière transparente, en quatre sections qui déplient les grands axes qui s’ouvrent aux études de l’intermédialité :
hybridations (soit l’inscription de la logique ou du fonctionnement un autre média au sein de la bande
dessinée), adaptations (soit les réécritures d’autres médias, en l’occurrence le texte littéraire, par le dispositif de la bande dessinée), citations (soit l’inscription d’unités venues d’autres médias dans le langage de la
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bande dessinée – ou inversement) et enfin socialités (soit l’examen d’un média suivant le prisme de sa fonction sociale au sein d’une écologie médiatique forcément plurielle et multiple).
Cette approche assure non seulement une grande clarté aux diverses études réunies dans ce volume. Elle permet aussi de montrer la possibilité de compléter chaque point de vue par des dimensions complémentaires et de mettre ensemble analyse microscopique et lecture socio-historique. De plus, presque tous les auteurs parviennent à souder la focalisation sur l’objet (et il convient de faire un grand compliment aux responsables du volume d’avoir pu réunir en un cahier central un ensemble convaincant d’illustrations en quadrichromie, dont la seule vue donne envie de se plonger dans les lectures qui les entourent) et le travail théorique. Tout à fait passionnantes à cet égard (mais j’ai conscience d’être un peu injuste à l’égard des autres contributeurs, dont les propositions théoriques sont généralement très fines et percutantes aussi) sont les réflexions d’Adrien Genoudet, dont les réflexions sur la bande dessinée « historique » permettent de mesurer les relations entre différents types d’appropriation d’images existantes par la main du dessinateur, tout en revenant avec bonheur sur la question de l’inconscient graphique (appelé ici « la part graphique », mais peu importe finalement la terminologie). Il faut y ajouter les pages essentielles de Thierry Smolderen, présent sous forme d’article, puis d’entretien, sur un modèle d’analyse généalogique de la bande dessinée qui d’une part prolonge les hypothèses déjà explorées dans son livre Naissances de la bande dessinée (Les Impressions Nouvelles, 2009) et d’autre part distingue sa manière d’aborder l’intermédialité de plusieurs autres approches, dont la pensée du cinéma d’attraction chez André Gaudreault, référence incontournable, avec Philippe Marion et sa théorie de l’énonciation graphique ou graphiation (également discutée par Genoudet). La double contribution de Smolderen lève déjà le voile sur le nouveau livre qu’il est en train de terminer sur les rapports entre bande dessinée et culture d’attraction et dont les exemples souvent très surprenants et encore largement inconnus nous lancent sur des pistes où intermédialité et transmédialité se rencontrent de manière inédite.
Enfin, et ceci n’est pas un détail, La Bande dessinée à la croisée des médias surprend aussi, et toujours très agréablement, par l’originalité comme la richesse des corpus analysés. Plusieurs auteurs s’appuient sur des productions en langue allemande, non encore traduites en français. D’autres dévoilent des pans d’une production tombée dans l’oubli, voire jamais intégrée à la mémoire de la bande dessinée. Dans l’un et l’autre cas, on se rend compte à quel point les questions de corpus, et partant de microlecture, sont capitales. Un des grands avantages de la bande dessinée dans le concert désormais très globalisé des études intermédiales est de pouvoir s’appuyer sur un réservoir d’exemples quasi inépuisables en même temps que parfaitement appropriés à un usage immédiat et stimulant : beaucoup reste à faire en termes de prospection d’archives, mais l’exploitation scientifique de tant de trésors est bien plus facile que dans le cas du cinéma ou du jeu vidéo. Les études de l’intermédialité ont tout intérêt à se pencher plus directement sur la bande dessinée et les chercheurs en bande dessinée devraient y voir un encouragement à élargir autant que possible la visée de leurs interrogations sur un média qui est par définition intermédial, voire transmédial.
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Jan Baetens est Professeur de littérature et d’études culturelles à KU Leuven.