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L’importation de la bataille de l’autisme en Suisse romande :

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Academic year: 2022

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Krzysztof Skuza, Thomas Jammet, Audrey Linder Editions Matériologiques | « PSN »

2017/4 Volume 15 | pages 7 à 34 ISSN 1639-8319

ISBN 9782373611380

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-psn-2017-4-page-7.htm

--- Pour citer cet article :

--- Krzysztof Skuza et al., « L’importation de la bataille de l’autisme en Suisse romande : une lecture sociologique », PSN 2017/4 (Volume 15), p. 7-34.

---

Distribution électronique Cairn.info pour Editions Matériologiques.

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L’importation de la bataille de l’autisme en Suisse romande : une lecture sociologique

The autism battle imported into french speaking Switzerland : a sociological insight

Krzysztof Skuza, psychosociologue, professeur associé. Haute Ecole de Santé Vaud (HESAV). Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO), Av.

de Beaumont 21, 1011 Lausanne, Suisse K.SKUZA@hesav.ch

Thomas Jammet, sociologue, collaborateur scientifique. Haute Ecole de Santé Vaud (HESAV). Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) Av. de Beaumont 21, 1011 Lausanne, Suisse

Audrey Linder, sociologue, adjointe scientifique. Haute Ecole de Santé Vaud (HESAV). Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO)

Av. de Beaumont 21, 1011 Lausanne, Suisse

Résumé : En 2016, J. Hochmann publiait dans cette même revue une invitation à mener une recherche sociologique sur la « bataille de l’autisme », pour comprendre comment s’est consti- tuée une « pensée totalitaire » autour d’un « objet imaginaire », l’approche psychanalytique de l’autisme. Nous nous appuyons sur une recherche en cours pour décrire l’importation de cette « bataille » en Suisse romande. Dans un premier temps, nous décrivons comment se forme et se diffuse un discours pro-TCC/anti-psychanalyse dans les sphères professionnelle, politique et sociétale. Nous analysons ensuite comment les parents militants, organisés en associations, contribuent à diffuser ce discours de telle sorte que les instances politiques s’en emparent. Nous observons que la controverse s’appuie sur une (re)lecture particulière des guides de bonnes pratiques qui permettent de légitimer les approches TCC au détriment de la psychanalyse ou, plus généralement, de la psychothérapie institutionnelle. Notre analyse révèle enfin que la (sur)valorisation des approches cognitivo-comportementales précoces et intensives fait apparaître de nouvelles formes de culpabilité chez les parents d’enfants diagnostiqués TSA, alors même que leur succès initial est en partie dû à un travail actif de déculpabilisation étiologique des parents.

Mots-clés : Autisme – Controverse – Evidence-based practice – Militantisme

Summary : In 2016, the psychiatrist J. Hochmann published an invitation to undertake a sociolo- gical investigation on the “autism battle”, in order to understand how a “totalitarian thinking”

emerged around the fantasized “psychoanalytical approach” of autism. We rely on an ongoing

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research to describe the import of this battle into French-speaking Switzerland. We first describe how a pro-CBT and anti-psychoanalysis discourse is shaped and publicized in the professional, political and societal spheres. We then analyze how the associations of parents help to spread this discourse, so that the political authorities take it up. We observe that the controversy builds on a particular understanding of the guides of good practices that help to legitimize CBT approaches to the detriment of psychoanalysis or, more generally, of institutional psychothe- rapy. Finally, our analysis reveals that the overrating of early and intensive cognitive behavioral therapies generates new forms of guilt in parents of children with ASD, even though their initial success is in part due to an active rhetoric of etiological parental exculpation.

Keywords : Autism – Controversy – Evidence-Based Practice – Activism

Depuis sa requalification en « troubles du spectre de l’autisme » (TSA) dans le DSM 5 et l’augmentation phénoménale du nombre de cas diagnostiqués [32], l’autisme est soupçonné d’être épidémique. Bien que contestée par de nombreux chercheurs [14, 18], cette représentation s’est imposée dans le dis- cours clinique aussi bien que politique, et imprimée dans l’imaginaire social.

Corrélativement, l’autisme est devenu une « source potentielle de marchés » [5], au croisement de l’offre des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) qui prônent un diagnostic et une prise en charge de plus en plus précoces, et de la demande formulée par les associations de parents concernés. La situation est particulièrement crispée dans la francophonie où semble se livrer une « guerre » autour de la définition des bonnes pratiques en matière de prise en charge des TSA, sous laquelle se redessinent les contours de la pédopsychiatrie.

En 2016, J. Hochmann publiait dans cette même revue une invitation à mener une recherche sociologique sur la « bataille de l’autisme », pour comprendre comment s’est constituée une « pensée totalitaire » autour d’un

« objet imaginaire », l’approche psychanalytique de l’autisme [20]. En nous appuyant sur une recherche que nous menons actuellement en Suisse romande, nous souhaitons décrire la manière dont les controverses qui se déroulent en France se sont étendues à la Suisse, et dont cette importation met la pédopsy- chiatrie à l’épreuve d’une médecine des preuves (evidence-based medicine) et d’un militantisme « fondé sur la preuve » (evidence-based activism) [24], qui conduisent à ériger les TCC en nouvel étalon de la prise en charge des TSA.

L’hypothèse de Hochmann est la suivante : la lutte des parents d’enfants autistes militant pour la reconnaissance de la particularité des TSA vis-à-vis d’autres troubles psychiques, et en faveur d’interventions éducatives débarrassées de toute référence psychodynamique, se fonde sur des mécanismes analogues à ceux de la lutte des minorités pour leurs droits civiques. En d’autres termes,

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elle s’ancre dans une logique communautariste, qui consiste à « projet[er] sur un ensemble ennemi des traits uniquement négatifs » pour en faire la « source de tous les maux, de toutes les souffrances de l’ensemble opposé, où une com- munauté de haines fortifie le sentiment d’appartenir au même ensemble et de s’y sentir reconnu » [20]. Dans ce processus, la pédopsychiatrie francophone, fondée historiquement sur des principes psychanalytiques/psychodynamiques, est clouée au pilori, dénoncée comme archaïque et culpabilisante, et se voit opposer les vertus chatoyantes des approches éducatives et comportementales.

L’extension à la Suisse romande de la « bataille » identifiée en France s’ex- plique par une proximité à la fois géographique et culturelle – plus ou moins grande selon les cantons. Nous souhaitons exposer dans cet article trois tensions observées au cours de notre étude du terrain suisse romand. Tout d’abord, nous décrivons la confrontation entre deux formes d’expertises professionnelles – l’une inspirée de la psychanalyse et l’autre des TCC – et la manière dont un discours combiné pro-TCC/anti-psychanalyse se diffuse dans les sphères professionnelle, politique et sociétale. Dans un second temps, nous analysons la manière dont, à ces expertises professionnelles, s’ajoute une version bien particulière – car non plus phénoménale/à la première personne, mais issue essentiellement de l’expérience de la maladie d’un proche, soit de l’expérience vécue à la deuxième personne – du savoir expérientiel [2] des parents militants, regroupés en associations et majoritairement alliés aux thérapeutes d’orienta- tion TCC, qui contribuent à la diffusion élargie du discours anti-psychanalyse et à sa prise en main par les instances politiques. Enfin, nous observons que la controverse en cours s’appuie sur une (re)lecture particulière des guides de bonnes pratiques édictés récemment par plusieurs pays européens, permettant de ne légitimer que les approches TCC au détriment des approches concurrentes et/ou complémentaires, notamment celles qui se réfèrent à la psychanalyse ou, plus généralement, à la psychothérapie institutionnelle. Notre analyse révèle que la (sur)valorisation des approches TCC précoces et intensives – telles que l’Applied Behavior Analysis (ci-après ABA), le Treatment and Education of Autistic and related Communication handicapped CHildren (TEACCH) ou le Early Start Denver Model (ESDM) – soutenue par une vision à charge (et lar- gement fantasmée) de l’approche psychanalytique de l’autisme qui est importée directement et sans aucune adaptation culturelle de l’Hexagone, fait apparaître de nouvelles formes de culpabilité chez les parents. En effet, les parents qui ne disposent pas des ressources personnelles, temporelles et financières que nécessitent ces approches vivent une forme de disqualification.

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Terrain et méthodologie

Notre recherche aborde la question des reconfigurations de la clinique de l’autisme en Suisse romande au travers des discours qui la structurent, au moyen d’une analyse énonciative sensible aux propositions de sens que formulent les acteurs étudiés [33]. Les données sont récoltées et analysées avec une attention particulière à la fois à l’énoncé (ce qui est dit) et à l’énonciation (la manière dont c’est dit), mais aussi à la construction discursive des figures de l’énon- ciateur et du destinataire [31]. Une telle analyse met au jour la manière dont se construisent dans l’espace public des « mondes possibles » ou des « propositions de sens » négociés entre différents acteurs sociaux, chacun essayant d’imposer à l’autre sa propre « description possible » du monde réel1.

Dans cette perspective, les catégories descriptives « psychanalyse », « TCC » et « neurosciences » doivent être considérées comme des accomplissements pratiques de la part des « nouveaux professionnels » [13] et des parents militants.

La psychanalyse, aussi bien que les neurosciences et les TCC, apparaissent ce faisant comme des blocs monolithiques, fort éloignés de l’ensemble hétéro- gène que constituent en réalité les praticiens qui s’en réclament et les pratiques concrètes qui en relèvent.

Sur un plan épistémique, l’analyse énonciative des reconfigurations de la clinique de l’autisme se nourrit du cadre théorique proposé par Fleck [16], qui conceptualise un système dynamique de circulation des discours – et par là-même leur transformation permanente – entre ce qu’il nomme les cercles épistémiques ésotérique et exotérique. Les cercles épistémiques forment un système concentrique dont le nœud central est composé des experts spéciali- sés (chercheurs de pointe, producteurs de connaissances nouvelles). Viennent ensuite, à mesure que l’on s’éloigne du centre, les experts généraux (détenteurs et utilisateurs de connaissances produites par les précédents), les amateurs édu- qués à des degrés différents (les professionnels qui appliquent les connaissances à leur pratique comme les profanes concernés/intéressés par celles-ci) et enfin la science populaire, qui repose sur une vision du monde propre à une époque et un lieu donné : la Weltanschauung. À l’opposé de modèles diffusionnistes des connaissances, Fleck postule une bidirectionnalité de la circulation des

1. Le concept du « monde possible » est lié à ce que Ricœur [25] décrit comme « proposition d’un monde que je pourrais habiter et dans lequel je pourrais projeter mes pouvoirs les plus propres ». Dans notre acception, inspirée des travaux de Sacks [28], le monde possible est à comprendre en référence au monde réel dont il est une « description possible ».

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savoirs et des discours entre les différents cercles. Ainsi, la Weltanschauung définit le « pensable » et le « dicible » dont le respect est la condition de félicité des discours des experts, ces derniers contribuant à leur tour à alimenter la Weltanschauung de leurs connaissances qu’ils communiquent de plus en plus largement.

Suivant ce modèle, il existe une dépendance du cercle ésotérique aux cercles exotériques, dans la mesure où les collectifs scientifiques sont marqués par l’impératif de gagner la confiance et l’appréciation, traduisibles en soutien matériel et moral de la part de la « masse ». Cet aspect, nous le verrons, est très important dans le cas de la controverse autour de la prise en charge de l’autisme, les collectifs de pensée formés d’un côté par les partisans des TCC, et de l’autre par ceux de l’approche psychanalytique, ne bénéficiant pas du même soutien populaire.

Dans les collectifs où la position de la « masse » (cercles exotériques) est plus forte que celle de l’élite (cercle ésotérique), l’élite lutte pour la confiance et l’estime de la « masse » ; dans le cas de l’autisme, cette lutte semble nettement dominée par les chercheurs et cliniciens partisans des TCC, qui parviennent davantage à adapter leur communication afin de s’adresser aux parents, aux médias et aux instances politiques. Le soutien de la « masse » est d’autant plus convoité dans le contexte de l’autisme, qu’il existe bel et bien une élite antécé- dente, en l’occurrence le collectif de pensée psychanalytique, que la nouvelle élite entend remplacer en accélérant le processus d’érosion des restes de son soutien social.

La communication entre les collectifs de pensée n’est pas évidente, dans la mesure où ils nourrissent des styles de pensée différents et souvent en oppo- sition2. La formulation d’une idée pour les membres d’un collectif de pensée nécessite donc de la transformer afin de la faire correspondre au style du col- lectif destinataire. Dans les faits, le passage d’une idée d’un collectif de pensée à un autre peut aboutir à ce que Fleck qualifie de « caricature de la pensée ». Il semble que c’est ce qui se passe pour la pensée psychanalytique lorsqu’elle est reprise par des parents et/ou des professionnels prônant les approches TCC et vice versa. De plus, lorsque les idées circulent au sein d’un même collectif mais changent de cercle épistémique en direction de la périphérie du système, elles

2. Comme l’explique I. Löwy, le style de pensée « englobe à la fois les concepts et les pra- tiques partagées au sein d’une communauté scientifique donnée » (Löwy, in Fleck, 2005 : XXVII).

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subissent invariablement une série de processus de réduction et de simplifica- tion. C’est la disparition des prédicats épistémiques du doute, caractéristiques de l’énonciation scientifique, qui constitue la marque énonciative la plus évi- dente de ces processus. Dans cette optique, les usages concrets de la littérature scientifique suggérés par les acteurs – soit la stratégie de citation ou les contrats de lecture (interprétation) – sont d’un grand intérêt analytique. Alors que les experts scientifiques publient les résultats de leurs travaux dans des revues scientifiques, les experts généraux s’expriment davantage au travers d’ouvrages de vulgarisation et de guides de bonnes pratiques. Enfin, les amateurs éduqués emploient des formats et des supports destinés au grand public, tels que des témoignages, des sites web, des blogs ou des bandes dessinées – ceux-ci opérant souvent, dans le cas de l’autisme, comme vecteurs de l’indignation parentale.

La manière dont les divers acteurs s’approprient et mobilisent les connaissances informe, non seulement sur leur position au sein du système de cercles, mais également sur leur appartenance à l’un ou l’autre collectif.

La clinique contemporaine des TSA : expertises en tension D’une maladie comprise en termes psychodynamiques jusqu’à la fin des années 1970, l’autisme est devenu une dépréciation neurobiologique dans les classifications internationales à partir des années 1980. Cette transformation a donné lieu à l’émergence d’un militantisme de la « communauté de l’autisme » (parents et « nouveaux professionnels ») qui réclament « l’accroissement de l’offre et une “dé-psychiatrisation” des soins, tout en déployant une rhétorique constructiviste (critique de l’expertise psychiatrique) » [29]. Le rejet de l’exper- tise psychiatrique s’accompagne d’une affiliation revendiquée aux « neuros- ciences », qui permet aux cliniciens TCC de brandir l’argument de scientificité afin de s’imposer sur le marché de l’autisme, tout en disqualifiant les cliniciens d’orientation psychanalytique qui auraient des pratiques « du Moyen Âge ».

Ils effectuent également un travail actif de déculpabilisation étiologique des parents afin d’obtenir leur soutien public, ce que les praticiens d’orientation psychanalytique peinent à faire.

Thérapies cognitivo-comportementales et « neurosciences » : l’argument de la preuve scientifique

Tout l’enjeu du discours public des cliniciens TCC est de créer un lien entre les « neurosciences » et les TCC afin de se positionner comme étant à la pointe du progrès scientifique. Le succès contemporain des TCC tient pour une large

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part aux efforts de ses praticiens pour ne pas présenter leur intervention comme une forme de psychothérapie, et au procédé discursif déployé pour ce faire, en s’appuyant sur la rhétorique de la preuve scientifique.

Dans le canton de Vaud a récemment été créé un Centre cantonal de l’au- tisme, dont la direction a été confiée à la Prof. Nadia Chabane. Psychiatre de nationalité française, N. Chabane apparaît proche du cercle ésotérique3, et constitue un personnage central de la scène énonciative que nous étudions.

Lors d’une journée de formation continue sur les TSA, organisée conjointe- ment par l’université de Lausanne et le Centre hospitalier universitaire vau- dois, en février 2016, N. Chabane avertit l’auditoire que les connaissances qu’elle mobilise feront probablement l’objet de plusieurs avancées dans les quatre ou cinq ans à venir, au point que ce qui est présenté aujourd’hui est sans doute « déjà un petit peu désuet ». Elle précise : « Nous sommes dans un champ nosologique, un champ de recherche en termes de neurosciences, un champ de recherche appliquée qui est en perpétuelle mouvance ». En quali- fiant les « neurosciences » de « champ de recherche appliquée », elle gomme la différence entre les neurosciences fondamentales et cliniques et introduit une continuité stratégique entre la clinique des TCC et la scientificité des « neuros- ciences ». Ce lien direct entre une découverte fondamentale et une application clinique, caractéristique de la recherche dite « translationnelle », est revendiqué par N. Chabane en termes d’accompagnement qui découlerait des résultats de recherche en « neurosciences » :

À partir du moment où on a eu des données beaucoup plus précises en neurosciences, comment fonctionne notre cerveau, comment notre cerveau traite-il l’information, y a-t-il des distinctions entre les modalités de traitement chez la personne dite normale, avec développement typique, et chez la personne avec trouble du spectre autistique, on a pu avoir tout à fait une autre vision, non seulement de l’expression clinique mais aussi de l’adaptation de ces personnes. Et cela a entraîné aussi, vous l’imaginez bien, toute une réflexion sur les meilleures modalités d’accompagnement.

Ici, le progrès scientifique est donc utilisé comme appui argumentatif majeur par les porteurs du discours pro-TCC/anti-psychanalyse. Lorsque ces derniers sont des professionnels de l’autisme, ils agissent comme des experts au service d’une cause, pour lesquels la science – et en particulier les neurosciences – constitue « un réservoir de ressources pour défendre sa cause dans l’arène » [9].

3. Notamment par ses nombreuses publications sur le thème de la neuroimagerie aux côtés de M. Zilbovicius, directrice de recherche à l’INSERM.

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En abandonnant l’accusation de la mère à la faveur de l’accusation du cerveau [30], ils effectuent un double mouvement de « stigmatisation » de l’approche psychanalytique – considérée comme étant à l’origine du mouvement de culpa- bilisation des mères – et, parallèlement, de déculpabilisation et de valorisation des parents en leur offrant une place de partenaire, voire de co-thérapeute. Les parents militants sont évidemment très preneurs de cette rhétorique et la relaient par tous les moyens, en se focalisant sur la figure de Bruno Bettelheim.

Bettelheim, l’épouvantail :

une entreprise de déculpabilisation des parents

L’idée d’une relation pathogène mère-enfant comme cause de l’autisme émerge dans les années 1940 avec le constat d’un « manque de chaleur mater- nel » proposé par Kanner [22] et prend de l’importance avec Bettelheim [1]

qui la rend populaire au travers d’une formulation accessible [13], celle de la

« mère réfrigérateur ». Même si la théorie psychogénique d’inspiration analytique continue à être développée de nos jours, sa dimension relationnelle et familia- liste est désormais considérée caduque. Pourtant, il semble toujours impossible de parler d’autisme sans évoquer Bettelheim et le concept de mère-réfrigéra- teur. En effet, la mise en cause systématique de Bettelheim apparaît tant dans les productions médiatiques que dans les propos des cliniciens TCC, au point d’obliger les cliniciens d’orientation psychanalytique qui s’expriment au sujet de l’autisme à reconnaître que certaines théories psychanalytiques ont effectivement été culpabilisantes [20]. Du rejet des théories de Bettelheim au rejet de prises en charge de l’autisme s’inspirant de la psychanalyse, le pas est rapidement franchi, tant par les professionnels d’orientation TCC que par les parents militants. En effet, dans le discours des « nouveaux professionnels », Bettelheim fonctionne comme pars pro toto, englobant l’image décriée de « la psychanalyse » – ce qui est d’autant plus paradoxal qu’il était éducateur et non psychanalyste4. À titre d’exemple, durant la journée de formation continue sur les TSA de février 2016, N. Chabane évoque Bettelheim en ces termes :

Vous connaissez tous son nom, vous savez aussi tous son histoire difficile.

(…) Bettelheim va travailler justement sur l’idée, à partir de cette hypothèse [du retrait émotionnel], que peut-être ces enfants qui sont dans une telle difficulté à entrer

4. Qui plus est, ériger Bettelheim en figure représentative d’une conception psychanalytique de l’autisme exclut d’emblée un autre représentant de celle-ci, le psychologue et psycha- nalyste E. H. Erikson, qui considère l’attitude maternelle comme un effet induit par les symptômes de son enfant [12], inversant ainsi la cause et l’effet des théories de Bettelheim.

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en interaction avec autrui, eh bien ils auraient vécu une sorte de traumatisme liée à la qualité de leur environnement. Et c’est lui qui parlera le plus clairement de la notion de mère réfrigérante ou mère frigo. Donc deux concepts déjà décalés.

L’« explosion de la connaissance en neurosciences », l’« apport de la génétique », l’« utilisation de l’imagerie cérébrale » sont autant d’appuis, dans le discours de cette pédopsychiatre, qui permettent aujourd’hui de considérer l’autisme comme un trouble neuro-développemental et de déculpabiliser les parents. Lors de la même journée de formation, ce discours est repris par I.

Steffen, une mère d’enfant autiste, membre du comité de l’association Autisme Suisse Romande, venue présenter le « combat » des familles, qui déclare au terme de la journée :

Je suis ravie d’être devant vous ici, maintenant, en 2016 et pas dans les années soixante, parce qu’autrement je pense que vous me verriez plutôt en frigo (rires de l’assistance), puisqu’on a parlé de cette froideur, selon un certain monsieur Bettelheim, des mères frigo. Entre parenthèses, sachez que ça a laissé beaucoup de traces, beaucoup de stigmates, parce que nous à l’association nous n’avons pas que des tout jeunes parents avec des tout petits enfants, nous avons aussi des parents d’adultes, qui ont plus de cinquante ans, et ces parents-là et tout particulièrement les mamans, ont été culpabilisés pendant longtemps, justement, par cette idée de mère frigide, de mère frigo. Alors voilà, j’espère que vous ne me voyez pas en frigo, nous sommes en 2016 et heureusement que les avancées de la science ont pu prouver la non-culpabilité des parents.

Avec l’imposition de ce discours, tout questionnement autour de l’attitude parentale est devenu tabou, avec deux conséquences majeures. La première est la tension qui émerge – davantage en Amérique du Nord qu’en France ou en Suisse actuellement – entre la communauté autistique, dont les prises de position dans l’espace public visent à la construction discursive d’une iden- tité positive sous l’égide de la neurodiversité, se coupant ainsi du « bas du spectre » [20], et la communauté de l’autisme, réunissant des parents d’enfants autistes et des « nouveaux professionnels » qui militent pour la généralisation des approches éducatives et comportementales [29]. La communauté de l’au- tisme tend à s’exprimer « pour » les autistes, ne laissant que peu de place au discours des autistes eux-mêmes. Ceci est vivement dénoncé par M. Dawson, chercheuse au sein du Laboratoire d’étude du traitement de l’information dans les troubles envahissants du développement à l’Hôpital Rivière des Prairies, elle-même autiste de haut niveau, dans un article paru sur son blog en 2003 (notre traduction) :

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Le crime le plus grave et le plus durable de Bettelheim est d’avoir créé un extrême : déplacer le pendule si haut d’un côté qu’une fois relâché, il glissa par vengeance du côté opposé pour y rester. Nous sommes passés de la « mère frigidaire » à « l’autiste- poltergeist ». Accusés jadis par Bettelheim d’être la cause de l’autisme, les parents sont aujourd’hui perçus comme ses victimes héroïques et tragiques. Profitant de la marge de manœuvre que la société accorde aux héros et aux martyres d’une cause, les parents se sont débarrassés de tout devoir de rendre des comptes aux autistes et ont pris le contrôle de la recherche et des agendas publics. Une vision catastrophiste de l’autisme signifie que toute enquête sur les revendications parentales est non seulement improbable, mais supposée répréhensible5.

La seconde conséquence, en partie mentionnée par M. Dawson, est l’impos- sibilité d’évoquer un rôle éventuel de l’environnement familial dans les TSA.

Pourtant, comme le rappelle Ehrenberg [11] « dans le cas de la génétique psy- chiatrique, il apparaît nettement qu’il n’est pas possible aujourd’hui de distin- guer véritablement entre la part des gènes et celle de l’environnement, quelle que soit la méthode employée ». Tout comme dans le cas de la schizophrénie, les cliniciens TCC doivent alors faire tenir ensemble, de manière presque para- doxale, l’interdit d’évoquer le rôle de l’environnement familial dans le déve- loppement des TSA, et l’importance du développement d’un partenariat avec les parents, afin de leur apprendre la « bonne manière » de se comporter avec leur enfant pour diminuer ses troubles et favoriser son développement [21].

L’orphelinat social de la psychanalyse

En assemblant discours de scientificité, déculpabilisation des familles et revendication d’un nécessaire partenariat avec celles-ci, les cliniciens TCC parviennent à faire des parents militants leurs alliés. Cet élément est primor- dial à la compréhension de la situation présente, dans la mesure où, d’après le modèle de Fleck [16], il existe une véritable codépendance entre les profanes et les experts. La reconfiguration de la place de l’expertise médicale dans la société, au cours des trente dernières années [2] a contribué à ériger de plus en plus l’expérience – ou « expertise profane » – en caution de l’expertise profes- sionnelle. Dans cette configuration, la psychiatrie d’orientation psychanalytique se trouve en position d’expertise-orpheline-sociale.

Notre veille médiatique, sur plus d’une centaine d’articles de presse entre 2009 et 2016 en France et en Suisse, montre qu’il est extrêmement rare

5. M. Dawson, « Bettelheim’s Worst Crime : Autism and the Epidemic of Irresponsibility » (2003), URL = http://www.sentex.net/~nexus23/md_01.html

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qu’un professionnel d’orientation psychanalytique soit interrogé. Quant aux articles qui donnent la parole aux parents, ils interrogent essentiellement des parents militants et relaient leur dénonciation d’un prétendu retard de la Suisse en matière de diagnostic et de prise en charge, ainsi que le non-remboursement des méthodes telles qu’ABA, TEACCH ou ESDM proposées dans des structures privées et semi-publiques, lorsqu’ils ne condamnent pas directement les prises en charge « moyenâgeuses » de la psychiatrie d’orientation psychodynamique et la culpabilisation dont les parents se disent victimes.

Le statut d’orphelinat social de la psychanalyse tient donc, d’une part, à la quasi-absence d’énonciateurs qui soutiennent sa cause, sans être directement rattachés à ses institutions. Si elle bénéficie bien de porte-parole institutionnels, elle ne peut compter sur le soutien de porte-voix qui lui soient favorables dans l’espace public médiatique sans avoir été mandatés par une instance psychana- lytique officielle. D’autre part, le cercle ésotérique de la psychanalyse, contrai- rement à celui des TCC, ne focalise pas l’attention de cercles exotériques avides des « nouveautés » qu’il produit. Au cours de son histoire, la psychanalyse a élaboré un appareil savant peu enclin au dialogue avec la société environnante [3]. En conséquence, même si une recherche en psychanalyse existait en fran- cophonie, il serait difficilement imaginable qu’un lobbying social soutienne son financement.

À l’inverse, les cliniciens d’orientation TCC se garantissent le soutien des parents militants en écartant toute explication psychogénique au profit d’une étiologie cérébrale. Ainsi N. Chabane déclare-t-elle dans une interview accordée au quotidien 24 heures, en juillet 2015, qu’« il n’y a plus de raison de débattre aujourd’hui » quant à la « vision plus neurobiologique du trouble » et à son traitement par les TCC6. L’arrimage de ces dernières aux neurosciences se comprend donc non seulement en termes d’une posture épistémique, mais éga- lement comme une stratégie de pérennisation de l’alliance vitale avec le public en général, et les parents en particulier.

Les inflexions du militantisme parental autour des TSA

Les associations françaises de parents concernés par la prise en charge des TSA ont connu bien des mues depuis leur émergence, au cours des années 1960.

6. M. Nicollier, « La prise en charge précoce de l’autisme donne des résultats » (24 heures, 03.07.2015)

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Suivant les travaux de B. Chamak, trois « générations » d’associations peuvent être identifiées en France. Les années 1960 sont marquées par la fondation de structures de soin, destinées à éviter la séparation des enfants de leurs parents.

Les années 1980 voient se cristalliser une offre éducative et comportementale,

« alternative » à l’offre psychiatrique, caractérisée notamment par l’importation en France des modèles TEACCH et ABA. La fin de cette décennie voit appa- raître l’association Autisme France, qui marque la naissance d’une nouvelle forme de militantisme, « résolument orientée vers les méthodes éducatives et comportementales et l’intégration scolaire » [5], en rupture avec la psychiatrie en général et l’approche psychanalytique en particulier. Les associations qui émergent au tournant des années 2000, telles que Vaincre l’autisme ou Autistes sans frontières, se montrent particulièrement virulentes à l’encontre de la pé dop- sy chia trie et contribuent directement à la construction d’une image mythifiée de la psychanalyse.

Des revendications militantes importées de France

La situation est relativement comparable en Suisse romande. De fait, seule Autisme Suisse Romande (ASR), la section francophone de l’association faî- tière Autismus Schweiz, critique ouvertement la pédopsychiatrie de tradition psychodynamique, avec des arguments très proches de ceux que l’on retrouve dans le débat français. Cette mise en cause se retrouve dans une moindre mesure dans la région italophone mais est absente de la région germanophone. Ceci s’explique par un certain mimétisme social des régions linguistiques suisses par rapport aux pays voisin correspondants : la psychanalyse n’a pas eu autant d’influence sur la constitution de la pédopsychiatrie en Italie et en Allemagne.

Sur le site web d’ASR, fondée en 1985 et comptant aujourd’hui environ 600 membres, on trouve ainsi, sous l’onglet « Thérapies et prises en charge », une rubrique intitulée « Méthodes à éviter »7, qui mentionne expressément la psy- chanalyse. De manière globale, cette association plaide pour l’evidence-based medicine et l’utilisation de tests standardisés pour la procédure diagnostique, laquelle doit intervenir le plus précocement possible.

7. Le texte introductif de la rubrique stipule : « Le traitement psycho-dynamique (d’orienta- tion psychanalytique) se réfère à une interprétation obsolète de l’autisme rendant les parents responsables de l’autisme de leur enfant. Cette thérapie n’a aucun fondement scientifique et l’efficacité des traitements psychanalytiques est fortement discutable. » Source : https://

www.autisme.ch/autisme/therapies/methodes-a-eviter

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Deux phénomènes majeurs découlent du durcissement du militantisme parental. D’une part, un conflit émerge au sujet de la légitimité épistémique, où s’affrontent l’expertise et l’expérience. La règle selon laquelle « chaque parent est l’expert de son propre enfant » [13] tend progressivement à se transformer en « chaque parent d’un enfant autiste est expert de l’autisme », ce qui n’est pas sans poser problème aux professionnels en général, et à ceux relevant de la psychiatrie en particulier. Ce conflit se traduit par une fréquente remise en cause de l’expertise clinique des pédopsychiatres qui ne sont pas identifiés comme des comportementalistes, au profit des praticiens des approches éducatives et comportementales.

D’autre part, forts de ce soutien des parents militants, les tenants des approches éducatives et comportementales développent des formes de prises en charge alternatives à celles offertes par la psychiatrie publique, la plupart du temps dans des structures semi-privées. Dans le canton de Genève, l’Office médico-pédagogique (OMP) a obtenu le soutien de la Fondation Pôle Autisme, créée en 2013 par deux familles. Dirigée depuis 2016 par le Prof. Stephan Eliez, également directeur de l’OMP, la Fondation a signé une convention de colla- boration avec le département de l’instruction publique du canton de Genève, et a notamment financé en 2015 la création d’un nouveau Centre d’intervention précoce en autisme (CIPA)8, accueillant douze enfants âgés de dix-huit mois à quatre ans et appliquant les principes de l’ESDM9. Dans le canton de Vaud, une fondation privée a contribué en 2014 au lancement d’une chaire d’excellence sur l’autisme à l’université de Lausanne et à la mise sur pied du Centre cantonal de l’autisme hébergé par le Centre hospitalier universitaire vaudois. D’autres acteurs privés proposent des prestations de diagnostic, telle la Consultation Libellule à Lausanne, et d’intervention à domicile, à l’image de la société à responsabilité limitée (SARL) autismes et potentiels, lancée en 2013 par un ancien collaborateur de S. Eliez. Là aussi, la tendance est similaire à ce qui s’observe en France, où des chercheurs comme B. Rogé ouvrent des instituts pour appliquer une prise en charge comportementale précoce10.

Notons toutefois que la réalité clinique en Suisse romande est nettement moins polarisée que ne tend à le faire croire le discours militant, calqué sur son

8. Un premier CIPA a été créé en 2010, sous la responsabilité du Centre de consultation spécialisé en autisme (CCSA).

9. Source : Rapport d’activité 2015 de la Fondation Pôle Autisme.

10. Q. De Sauw, « Bientôt un institut pour les très jeunes autistes » (La Dépêche, 17.06.2016)

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homologue français. La formation des psychiatres et leur reconnaissance sociale diffèrent sensiblement entre les deux pays, et s’avèrent bien moins conflictuelles en Suisse qu’en France [17]. Notre terrain l’illustre assez nettement, puisque S. Eliez est candidat à la Société suisse de psychanalyse11, et que les cliniciens de la pédopsychiatrie genevoise, souvent formés dans une orientation psycho- dynamique (selon les standards de la Fédération des médecins suisses ou de la Fédération suisse des psychologues), ont suivi des formations aux méthodes comportementales telles que TEACCH, dont ils appliquent les principes dans leur pratique quotidienne.

Déférence, séduction, dépendance : les parents face aux professionnels

En France, le rejet explicite de l’approche psychanalytique de l’autisme croît au début des années 2010, comme l’illustre la polémique autour du documen- taire « Le Mur », réalisé par S. Robert et financé par l’association Autistes sans frontières. Les associations parentales s’en saisissent immédiatement pour en faire l’étendard de l’anti-psychanalyse. Ce discours de dénonciation est repris sans nuance en Suisse romande, au même titre que de nombreuses références françaises qui fournissent des appuis au militantisme anti-psychanalyse. Il est véhiculé par les associations, mais également par des prestataires privés comme autismes et potentiels. Ce dernier coorganise depuis deux ans l’événement Romandie en Bleu à l’occasion de la Journée internationale de l’autisme du 2 avril, en s’inspirant des productions de S. Robert12.

Les associations de parents helvétiques contestent, par voie de presse aussi bien que sur leurs sites web, les considérations des psychiatres d’orientation psychodynamique au sujet des TSA, considérant que l’autisme ne relève plus de leur domaine de compétences. Comme en témoigne l’enthousiasme avec lequel les parents militants embrassent la définition de l’autisme en tant que trouble neuro-développemental, les catégories « autisme » et « psyché » relèvent à leurs yeux de dispositifs de catégorisation foncièrement différents, et a for- tiori de formes de prise en charge distinctes. Pour n’en citer qu’un exemple, à la fin du mois d’octobre 2012, le président d’ASR, Y. Crausaz, réagit dans un courrier des lecteurs à une interview du psychiatre F. Ansermet, médecin chef du Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des hôpitaux universi-

11. Source : http://www.cpsr.ch/cpsr/fr/membres-en-formation 12. Voir http://romandie-en-bleu.ch/qui-sommes-nous-2/

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taires de Genève (SPEA-HUG) et de la généticienne A. Giacobino publiée par le quotidien Le Temps au sujet de leur ouvrage Autisme. À chacun son génome.

Reprochant durement au psychiatre son ignorance des approches éducatives, il appelle les « instances supérieures » des HUG à « prendre les dispositions nécessaires afin que ces enfants soient pris en charge correctement »13. Le mili- tantisme parental est particulièrement virulent à Genève, sans doute en raison du fait que l’influence de la culture française et de ses médias y est beaucoup plus présente que dans les cantons voisins. Il y est porté notamment par l’asso- ciation locale Autisme Genève, fondée en 2007 par la mère d’un garçon autiste qui a su nouer de nombreuses alliances avec des acteurs politiques locaux. En mai 2014, celle-ci adresse au Comité des Droits de l’Enfant (CDE) de l’ONU un rapport dénonçant la « discrimination » opérée par le canton de Genève envers les enfants autistes, en particulier en matière d’inclusion scolaire, qui conduira le CDE à recommander à la Suisse la mise sur pied de programmes de détection et d’intervention précoces en matière de TSA14.

De l’autre côté, ces mêmes associations apportent un soutien inconditionnel aux approches éducatives et comportementales, qui renforce leur légitimité et contribue à l’émergence d’un marché potentiellement lucratif de prises en charge en libéral. De fait, à mesure que les représentations cliniques se sont modifiées, « les marchés de l’autisme se sont multipliés (tests d’évaluations, for- mations aux nouveaux modes d’évaluation et aux méthodes comportementales, tests génétiques, dosages biologiques, régimes alimentaires, médicaments, mul- tiples thérapies, ouvrages en tous genres) » [6] au bénéfice des TCC, promues à grand renfort d’études qui ne portent pourtant que sur un petit nombre de cas et ne couvrent qu’une période de temps limitée, ne renseignant en rien sur les effets à long terme des prises en charge. La prolifération d’études destinées à démontrer l’efficacité des TCC n’en fournit pas moins aux professionnels un ensemble de ressources « apprécié en fonction de son utilité pour la cause à défendre » [9], destiné à « faire tenir » le point de vue défendu. Ces études sont regroupées en un argument massue, celui d’un prétendu « consensus internatio- nal » au sujet de thérapies « ayant fait leurs preuves », en passant sous silence leurs limites, pourtant connues [8].

13. Y. Crausaz, « Traitement de l’autisme » (Le Temps, 31.10.2012)

14. Les recommandations de la CDE sont consultables sur le site d’Autisme Genève : http://

www.autisme-ge.ch/wp-content/uploads/2015/02/CRC_C_CHE_CO_2-4-ADVANCE- UNEDITED-VERSION_19492_E-1.pdf

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Toujours plus tôt : l’alliance des parents avec les « nouveaux professionnels »

Soucieux de bénéficier d’une aide et d’un soutien dès le plus jeune âge de leur enfant, les parents militants concentrent leurs revendications sur l’enjeu du diagnostic et des interventions précoces, qui constituent précisément l’épine dorsale de la rhétorique des professionnels comportementalistes. Une course à la précocité s’est engagée sur le plan politique aussi bien que clinique. Si la réalité clinique constituera toujours un frein puissant à la tendance consistant à avancer le moment diagnostic toujours plus près de la périnatalité, la scène politique laisse libre cours à la sous-enchère en la matière. Les parents militants s’érigent en arbitres à même de définir ce qu’est un véritable diagnostic précoce et distri- buent les notes. Ainsi, la modéra-

trice d’un groupe Facebook réu- nissant des personnes concernées par le syndrome d’Asperger en Suisse romande, elle-même mère d’un enfant autiste, énonce une critique du diagnostic précoce à 18 mois, après avoir partagé un article du quotidien Ouest France à ce sujet. Une autre membre du groupe réagit à cette critique en soulignant la « précarité » des nouveaux acteurs régionaux de la détection des TSA [Fig. 1].

Les parents, qui sont les des- tinataires des mondes possibles construits par la guerre des chiffres du diagnostic précoce dans l’espace public, ne sont pas unanimes au sujet de la crédibilité à accorder aux propos des divers professionnels. De manière iné- dite, les parents militants du cercle exotérique en viennent parfois à reprocher au cercle éso-

térique un défaut de nuances. Figure 1. Capture d’écran d’un groupe Facebook consacré au syndrome d’Asperger (janvier 2016)

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De leur côté, les professionnels comportementalistes n’ont de cesse de van- ter, aussi bien au sein de supports médiatiques scientifiques (cercle ésotérique) que dans la presse (cercle exotérique), les « nouveaux programmes thérapeu- tiques » dont ils sont les ambassadeurs en terre romande [34], sous les auspices de la « littérature internationale » [4] – qui doit être comprise comme « non psychanalytique » – et à l’aune de la plasticité cérébrale qui offre une « fenêtre temporelle » à saisir le plus précocement possible – à l’image de la déclaration de S. Eliez dans les colonnes de la Tribune de Genève, en avril 2016 :

Pour que cela [l’ESDM] fonctionne bien, il faut commencer le plus tôt possible, lorsque les bébés n’ont encore que 12 à 20 mois. Si on manque cette fenêtre d’oppor- tunité, on ne parvient plus à diminuer le déficit intellectuel associé à l’autisme, ou pas dans les mêmes proportions. Il est donc très important que le diagnostic soit posé le plus précocement possible15.

Le monde possible de la lutte contre la psychanalyse est construit sur une tension entre, d’une part, le monde « civilisé » de la recherche scientifique positiviste anglophone (études randomisées et contrôlées, larges cohortes de patients, etc.) et, d’autre part, une province épistémique francophone ou plus généralement latine16, où la psychanalyse serait toujours en vogue en raison d’un prétendu degré élevé d’inculture scientifique généralisée. Au cours de la journée de formation continue évoquée plus haut, N. Chabane évoque ainsi des « données partagées par l’ensemble de la communauté internationale » et des « études internationales » sur l’efficacité des approches ABA, ESDM et TEACCH, tandis qu’une psychologue va jusqu’à présenter l’ESDM comme un « modèle recommandé par les autorités internationales ».

Sur la base de leurs intérêts communs avec les parents, les comportementa- listes insistent sur la nécessité d’un véritable partenariat entre les professionnels et les familles. « Le partenariat avec eux [les parents] est l’une des valeurs pri- mordiales. Il faut leur donner des outils, car nous, professionnels, ne sommes que de passage », déclare par exemple une psychologue du CIPA, dans un article du Temps consacré à l’ESDM17. Si l’expertise de l’expérience parentale est soigneu- sement soulignée dans ce type de discours, elle est toutefois associée à l’idée d’un

15. B. Beauté, « Autisme : la prise en charge s’améliore (trop) lentement » (Tribune de Genève, 02.04.2016)

16. La psychanalyse occupe encore une place importante dans certains pays d’Amérique du Sud tel que l’Argentine par exemple.

17. S. Cabut, « Autisme, la thérapie qui change la donne » (Le Temps, 16.10.2015)

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besoin de formation des parents aux bonnes pratiques en matière d’interaction avec les enfants TSA, afin de maximiser les apports des thérapies appliquées. Les parents semblent accepter de facto la nécessité d’être sensibilisés et accompagnés par ces professionnels, qu’ils opposent en tout point aux psychanalystes. Ce fai- sant, la déférence épistémique manifestée par les parents apparaît plus que jamais sélective, mobilisant un droit d’inventaire au gré duquel un tri est effectué parmi les références cliniques en fonction de leurs besoins et attentes spécifiques. À l’occasion de la journée de formation continue, I. Steffen affirme à ce propos :

[Les enfants] apprennent bien sûr des thérapeutes, et ils apprennent des parents aussi. Nous les parents, vous l’avez entendu, nous devons nous former aussi. Nous ne sommes que des parents, pas des professionnels.

C’est donc un partenariat asymétrique qui s’établit, à la demande des parents militants, avec les « nouveaux professionnels », dont l’énoncé de cette mère mili- tante est emblématique. Non seulement celle-ci ne dénonce aucune domination de l’expertise expérientielle par les détenteurs d’un savoir expert professionnel, mais encore elle réclame une formation par ces derniers, soit une « mise en forme » dont les parents ne seraient pas capables par eux-mêmes. Il en découle que la critique parentale de l’expertise psychanalytique, supposée « fausse », n’est pas une critique radicale de l’expertise, mais une remise en cause d’une expertise en particulier. Suivant le modèle de Fleck, le duo Chabane – Steffen constitue une excellente illustration d’une relation harmonieuse entre les cercles ésotérique et exotérique : le premier fournit au second des connaissances accep- tables, à la fois déculpabilisantes et applicables, et obtient en retour un soutien et une légitimation sociale. L’expertise expérientielle parentale fonctionne ici comme une monnaie d’échange qui permet d’accroître l’importance d’un type d’expertise scientifique plébiscité (neuroscientifique-comportementaliste) et d’en faire une demande d’acquisition.

Le CIPA genevois déploie un dispositif de coaching parental individualisé qui inclut notamment des visites à domicile. Ce type de nouvelles structures spécialisées, alternatives à la pédopsychiatrie généraliste, bénéficie concomi- tamment d’une large couverture médiatique, où la parole est systématiquement donnée à des représentants d’associations parentales. À titre d’illustration, le quotidien 24 Heures déclare en septembre 2014, à propos de la mise sur pied du Centre cantonal de l’autisme à Lausanne, que « les appels au secours répé- tés des familles ont été entendus », en affirmant que l’association ASR a été

« étroitement associé[e] au processus » de création de cette structure « unique

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en Suisse »18. De la même manière, évoquant le partenariat de la Fondation Pôle Autisme et de l’OMP, la Tribune de Genève annonce au printemps 2015 que « Genève se réveille » en matière de prise en charge des TSA19. L’ESDM bénéficie depuis lors d’un traitement médiatique élogieux, et l’OMP se voit présenté en mars 2017 par la radio suisse romande comme « le nouveau pionnier européen de la prise en charge précoce de l’autisme »20.

Une telle couverture médiatique témoigne du succès de la mise à l’agenda d’un

« problème public de l’autisme » orchestré par l’alliance entre les parents militants et les « nouveaux professionnels ». Suivant un modèle classique de constitution des problèmes publics [15], les parents militants ont su progressivement désigner en termes collectifs une situation problématique qui les concerne directement (naming), en faire grief à des acteurs jugés responsables de la situation (blaming), et enfin formuler une revendication auprès des autorités publiques (claiming).

La mise en visibilité du problème, adossée à un lobbying insistant, aboutit de fait à une réponse politique qui oriente la prise en charge vers l’evidence-based practice [23]. Dans ce processus, les experts généraux (au sens de Fleck) tiennent une place centrale en soutenant expressément la cause des parents.

La mise en forme du problème social de l’autisme et ses conséquences

L’activisme des associations de parents porte indéniablement ses fruits au niveau politique, comme l’indiquent en France le statut de « Grande cause nationale 2012 » accordé à l’autisme sous la pression du Collectif Autisme, et plus largement les Guides de bonnes pratiques qui essaiment depuis lors en Europe à l’échelle nationale, et qui vont considérablement dans le sens des exigences des parents militants. Les recommandations formulées entérinent le recours aux TCC et achèvent d’écarter le référentiel psychanalytique. Pourtant, à mesure que la soi-disant approche psychanalytique de l’autisme est mise en cause au profit des seules approches éducatives et comportementales, une nouvelle forme de culpabilisation des parents semble émerger, relative aux conditions d’accès de ces approches.

18. M. Nicollier, « Le CHUV et l’UNIL ouvrent un Centre cantonal de l’autisme » (24 heures, 30.09.2014)

19. S. Davaris, « Autisme : Genève se réveille » (Tribune de Genève, 15.05.2015)

20. Émission CQFD, « L’ESDM, une nouvelle prise en charge précoce de l’autisme » (RTS, 09.03.2017) : www.rts.ch/decouverte/sante-et-medecine/maladies-et-traitements/autisme/

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Des guides de bonnes pratiques qui se ressemblent : un éloge des TCC au détriment de la psychanalyse

Les guides de bonnes pratiques, édictés par les plus hautes instances médi- cales nationales, se sont multipliés depuis 2010. Celui de la Haute Autorité de Santé (HAS), paru en France en 2012, est suivi par les rapports britannique (2013), belge (2014) et suisse (2015). À quelques nuances près, chacun de ces rapports souligne les apports des TCC. Ces publications ont en commun d’impliquer, dans leur élaboration, un certain nombre de représentants d’asso- ciations de parents. Si cette implication peut à première vue être saluée comme un indicateur de prise en compte des préférences des patients, conformément aux critères fondamentaux de l’evidence-based medicine [27], il n’en reste pas moins qu’elle ne concerne pas les autistes eux-mêmes, qui continuent à être tenus à l’écart des décisions les concernant. Cette substitution, par les associations parentales, d’un savoir expérientiel à la première personne par un savoir expérientiel à la deuxième personne, est d’autant plus problématique que les préférences exprimées par la communauté de l’autisme et celles de la communauté autistique sont souvent opposées [29].

Le guide de la HAS prône expressément le recours à ABA, ESDM et TEACCH, et classe « les approches psychanalytiques » et la psychothérapie institutionnelle parmi les interventions globales non consensuelles, en raison de « l’absence de données sur leur efficacité » et de « la divergence des avis exprimés » à leur sujet [19]. Ce faisant, il contribue à opposer frontalement la psychanalyse et les TCC, comme le relève notamment Libération, qui publie en février 2012 un article titré « Deux approches en guerre totale ». La prise de position de la HAS donne lieu à une lecture biaisée, à la fois par les associations, qui y voient une validation pleine et entière de leurs revendications de longue date, par les thérapeutes comportementalistes, qui y puisent un surcroît de légitimité, et enfin par les médias, qui relaient très majoritairement les propos de ces deux catégories d’acteurs. Les recommandations de la HAS deviennent ainsi le ciment de la construction d’un « scandale français de l’autisme », qui se lit explicitement dans la couverture médiatique consacrée à ce sujet [7]21. Au

21. Parmi les principaux exemples de cette couverture médiatique, citons notamment les articles du Nouvel Observateur (« Autisme et psychanalyse : le scandale enfin mis au jour », 08.03.2012) et de Sciences et Avenir (« Autisme : un scandale français », 29.03.2012), ainsi que les émissions télévisées de France 2 (« Autisme : le scandale français », 27.11.2012, et plus récemment « Autisme, le combat des familles », 30.03.2016).

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fil du processus, la psychanalyse, de non consensuelle, devient rapidement non recommandée, à entendre au sens de non recommandable, voire dangereuse.

En Suisse, une situation similaire se dessine à quelques mois d’intervalle.

En septembre 2012, un conseiller national, socialiste et francophone, soumet au Parlement un postulat intitulé « Autisme et trouble envahissant du déve- loppement. Vue d’ensemble, bilan et perspectives », qui aboutira en 2015 à la publication d’un rapport du Conseil fédéral, basé sur deux rapports de recherche commandités par l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), lesquels pointent du doigt l’influence psychanalytique française sur la pédopsychiatrie romande. Les rapports, rédigés l’un en allemand [26], l’autre en français [10], tirent leurs conclusions sur la base d’une petite série d’entretiens avec une poignée d’« experts » actifs dans les domaines de la pédiatrie, de la pédopsy- chiatrie et de l’éducation spécialisée : le rapport francophone fait état de 35 entretiens, dont 22 en Suisse alémanique et 13 en Suisse latine (francophone et italophone), tandis que son équivalent germanophone se contente de six entre- tiens, dont seulement deux en Suisse romande et aucun en Suisse italophone.

Les rapports ne spécifient ni l’identité des experts interrogés, ni les critères précis suivant lesquels ils ont été sélectionnés, ni les différentes orientations (psychanalytique, TCC, systémique) représentées. Bien que le nombre limité d’experts pose un problème évident sur le plan épistémologique, les auteurs des rapports n’hésitent pas à formuler des conclusions présentées comme autant d’évidences et de nécessités. Le rapport francophone déclare notamment :

Les experts interrogés sont expressément favorables à une intensité accrue des mesures d’intervention précoce. (…) Du point de vue des experts, il faudrait éga- lement accorder une plus grande importance aux offres liées au cognitivo-com- portementalisme, comme l’entraînement des compétences sociales, tandis que les thérapies psychodynamiques sont considérées aujourd’hui d’un œil critique pour les enfants et les adolescents présentant un TSA. » [10]

De manière générale, les deux rapports se montrent très critiques envers la Suisse romande, accusée de s’être laissée « contaminer » par la « tradition psychanalytique » française22. Particulièrement explicite sur ce point, le rapport alémanique stipule (notre traduction) :

22. L’influence française sur la psychiatrie helvétique est dénoncée sans relâche par les asso- ciations parentales les plus engagées sur la scène publique. Ainsi la présidente d’Autisme Genève déclare-t-elle en mars 2015 dans 24 heures : « Avec la France, nous sommes le dernier pays à privilégier l’approche psychanalytique dans le cadre de l’autisme, alors que l’on sait

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Trois experts sont d’avis que la Romandie est orientée vers la tradition française, en particulier psychanalytique. En Suisse allemande, d’après le témoignage de deux experts, le diagnostic est plus souvent exprimé en termes psycho-organiques qu’en Romandie. La Suisse allemande se réfère davantage à l’Allemagne et aux TCC. » [26]

Le rapport francophone propose huit recommandations, qui sont reprises telles quelles dans le rapport final du Conseil fédéral. Parmi celles-ci figure la mise sur pied d’au moins un « centre spécialisé dans la pose de diagnostics d’autisme » et un « centre de compétence en matière d’autisme » dans chaque canton – sans aucune précision sur la signification de ces termes. Si le rapport final du Conseil fédéral est avant tout une publication politique, il est toutefois présenté et fonctionne en pratique comme une publication scientifique, qui crée les conditions d’exercice de la pédopsychiatrie d’orientation TCC.

De la recommandation politique à l’injonction thérapeutique, la nouvelle inflexion du militantisme parental…

Comme en France, les associations parentales se saisissent des conclusions du rapport national pour faire valoir le bien-fondé de leurs revendications et pour vanter l’offre des comportementalistes. Comme en France également, les articles de presse relatifs à la parution de ce rapport se font les porte- voix du discours des parents militants et des « nouveaux professionnels ». À titre d’exemple, le quotidien 24 heures résume en ces termes le contenu du rapport : « Les lacunes dans le diagnostic et la prise en charge de l’autisme sont dénoncées depuis des années par les associations de parents d’enfants concernés par ce handicap. Un rapport scientifique publié mercredi leur donne raison sur toute la ligne. »23 Du côté des « nouveaux professionnels », le Centre de consultation spécialisé en autisme et le Centre cantonal de l’autisme, qui revendiquent l’appellation de « centre de compétence », tirent directement profit de ce rapport, quand bien même le Centre cantonal de l’autisme est un centre diagnostic et ne propose aucune prise en charge. En effet, le rapport fournit une caution étatique à leur démarche thérapeutique, et les cliniciens prennent soin de vanter les méthodes qu’ils appliquent, en s’efforçant d’en souligner l’efficacité et la « scientificité ».

qu’il relève des neurosciences. » Source : F. Camponovo, « Autisme : la Suisse souffre d’un déficit de compétences » (24 heures, 16.03.2015)

23. F. Modoux, « Le rapport sur l’autisme ne servira-t-il à rien ? » (24 heures, 27.06.2015)

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Galvanisés par la prolifération de recommandations de bonnes pratiques qui se montrent globalement consensuelles quant à une prétendue efficacité supérieure des TCC, les parents militants multiplient les appels aux evidence- based practices, ancrant de ce fait leur action dans une forme – relativement nouvelle – d’evidence-based activism, consistant en une alliance entre profes- sionnels et activistes dans l’élaboration conjointe d’énoncés scientifiques et de revendications politiques [24]. Quant aux cliniciens engagés dans le processus de valorisation des approches éducatives et comportementales, ils omettent quasi systématiquement de mentionner que ces thérapies ne bénéficient que d’une preuve scientifique d’efficacité limitée. Dans le rapport de la HAS, ABA et ESDM se voient en effet attribuer le grade B (présomption scientifique) et TEACCH le grade C (faible niveau de preuve)24. Ainsi que le note Chamak [8],

« ce ne sont encore que des présomptions scientifiques qui guident les choix » des bonnes pratiques à ce jour. Cet état de fait n’empêche en rien les experts généraux et leurs alliés de continuer à marteler l’efficacité des TCC.

Pourtant, la rhétorique pro-TCC fait face à d’importantes limitations. Non seulement « les publications dans ce domaine sont signées par ceux-là mêmes qui défendent ces approches » [6], lesquels agissent dès lors comme des experts au service d’une cause [9], mais en plus ces études tendent à opérer une sélec- tion des enfants qui conduit à écarter les plus déficients – sélection qui n’est jamais explicitée comme telle dans les publications [6]. Les structures spécia- lisées en Suisse romande se livrent également à une sélection des cas les plus légers. À Genève, le CIPA – géré par l’OMP – impose des critères d’entrée qui favorisent les chances de réussite du traitement et donc sa validation scienti- fique. Les enfants doivent notamment se trouver dans la partie supérieure du spectre (diagnostic de type Asperger), être âgés de moins de trois ans afin de pouvoir suivre le programme ESDM pendant deux ans en vue de leur intégration

24. Le Prof. Laurent Mottron est l’un des rares psychiatres francophones à mentionner explicitement ces limites, en critiquent dans les colonnes du Monde les conclusions du rapport de la Haute Autorité de Santé au sujet de l’ABA. Dans une formulation proche de celle de sa collaboratrice M. Dawson (op. cit.), il écrit : « Le rapport évalue mal les données sur lesquelles il se base pour lui donner la cote B. Les résultats de l’ABA sont gonflés, cette technique pose de gros problèmes éthiques, elle se fonde sur une science périmée. La HAS a pris sur ce point une position plus généreuse que le rapport Warren (2011) de l’académie de pédiatrie américaine, qui lui donne une cote moins bonne de C, selon une échelle comparable. » (L.

Mottron, « Autisme : une mise en garde contre la méthode ABA », in Le Monde, 15.03.2012).

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