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L'Homme et la Ville dans le monde actuel

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Academic year: 2022

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L'Homme et la Ville

dans le monde actuel

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La collection

du Centre d'Etudes de la Civilisation contemporaine publie, sous la direction de Jean Onimus, les travaux et recherches que ce Centre organise dans le cadre de l'Université de Nice.

Dans la même collection : La violence dans le monde actuel Liberté et organisation dans le monde actuel

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L'Homme et la Ville

J. BEAUJEU-GARNIER - G. CANDILIS - P.-H. CHOMBART DE LAUWE ETIENNE DALMASSO - E. GAÈDE - PIERRE GEORGE - GEORGES LAVAU HENRI LEFEBVRE - M. LE LANNOU - ANDRÉ NOUSCHI - JEAN ONIMUS - PHILIPPE PINCHEMEL - PHILIPPE SÉJOURNÉ

Centre d'Études de la

Civilisation contemporaine

DESCLÉE DE BROUTER

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© Desclée De Brouwer 1969

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AVANT-PROPOS

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L'homme et la ville

La ville est notre « habitat » naturel. Elle s'est formée jusqu'ici de façon organique, à l'exemple du village, se déve- loppant autour d'une place ou d'une rue principale. Ainsi constituée, par lente et naturelle coalescence, la ville répondait exactement aux besoins des esprits et des corps. On pouvait y habiter à son aise, dans un ordre satisfaisant où les travaux et les jeux, les activités personnelles et collectives, les fêtes et les liturgies avaient leur place, celle qui convenait à la mentalité, au climat, aux nécessités de chaque peuple et de chaque région. Que ce soit dans la fourmilière secrète de Fez, dans le confort doré des cités flamandes, dans le pullulement poussiéreux des cases chinoises, partout la ville était à l'usage et au niveau des hommes, faite pour convenir à leur race, à leurs goûts, à leurs tempéraments, pour les aider à vivre, pour les rassurer et les protéger contre le monde hostile et con- tre eux-mêmes. Chaque ville suscitait et entretenait ainsi une culture, c'est-à-dire une certaine sensibilité, une certaine hié- rarchie de valeurs : chacune modelait les êtres en vue d'un art de vivre qui lui était propre.

On n'insistera jamais trop sur l'influence du cadre archi- tectural : elle est déterminante sur le psychisme. Des analogies s'établissent entre l'homme et le lieu qu'il habite, les sociétés sont à l'image des cités, et réciproquement. Dans certaines on se dilate, dans d'autres on se recroqueville ; il y a des villes qui s'ouvrent sur un fleuve, sur la mer, sur l'horizon tels les bourgs d'Ombrie juchés sur leurs collines, d'autres se blottis- sent dans les coins de vallée, se referment frileusement à l'abri de leurs courtines, s'agglomèrent en un geste d'effroi ou se dispersent au loin dans la plaine. Quelles que soient leurs attitudes, ces villes ont une personnalité, une « âme » qui se transmet à travers les siècles et façonne les habitants, elles ont un certain visage - que l'on aime ou que l'on déteste mais qui ne manque ni d'expression ni de sens. On peut les déchif-

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frer, entrer dans leur intelligence, se lier avec elles d'amitié profonde.

Bref, le citadin de naguère baignait dans un climat d'huma- nité qui pouvait dépayser l'étranger mais non le nier, le bles- ser mais non l'aliéner. S'il avait parfois quelque peine à parti- ciper, du moins se sentait-il - fût-ce à l'ombre des souks d'Alep, sur les quais de bois de Bergen ou dans les canaux de Venise - en pays d'homme, à la mesure de l'homme. Cer- taines villes, étrangement réservées ou coquettes, ne se livraient qu'après de longues approches ; d'autres se donnaient d'em- blée. Il y avait parmi elles des reines - comme Budapest - de petites bourgeoises parées comme Colmar ou toutes simples et presque paysannes comme les bourgs de Bavière ou de Suisse.

Dans ces villes les gens se sentaient vraiment chez eux, tout comme on habite son propre corps ou sa maison. Le quartier y avait ses habitudes, ses traditions, sa réputation, sa juste dose de mystère, de pittoresque et de commodité. On s'y ins- tallait pour y vivre longtemps et tout entier par tous les sens : les bruits familiers, les odeurs, les couleurs, les mouvements, tout semblait y défier les hasards du temps, offrant l'image d'une bienheureuse stabilité. Dans ce recueillement immémorial on pouvait rêver exactement comme on rêve au bord d'un paysage : la ville avait emprunté à la nature sa sérénité, elle s'était elle-même immergée dans la nature, elle en faisait en quelque sorte partie. Et c'est pour cela qu'elle était habitable :

« C'est en poète, dit Hölderlin, que l'homme habite sur cette terre ». Mot profond, longuement commenté par Heidegger.

En poète, c'est-à-dire dans l'intégralité de son être, muni de ses rêves, de ses nostalgies et de ses tendresses. La ville, à cet égard, le comblait ; il s'y sentait moins démuni qu'à la cam- pagne, environné d'un monde, gavé de souvenirs et d'his- toires. Chaque pierre, chaque porte avait sa légende, légende dans laquelle le citadin se répercutait et s'appréhendait lui- même. Le propre de l'homme n'est-il pas de donner un sens à toute chose ? Ici tout était débordant de sens, on n'avait jamais fini de lire cet album de pierre, de dialoguer avec les rues, les façades et les fenêtres. La ville entière était poème.

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Bientôt il n'y aura plus de villes : les pays industriels ne seront qu'une vaste zone en voie d'urbanisation. Les villes anciennes y seront comme enkystées, noyaux vidés de leur substance, devenus fossiles ou musées. Désormais, au lieu de naître organiquement, lentement, d'un faisceau de besoins élémentaires qui se font jour autour d'un tronc vivant de traditions millénaires, les agglomérations urbaines se déve- loppent soit dans l'anarchie, soit, dans les meilleurs cas, selon des plans établis très scientifiquement par des ateliers pluri- disciplinaires d'architectes, de sociologues, de psychologues et d'urbanistes.

La plupart du temps la croissance est anarchique. Lewis Mumford en un livre célèbre et récemment Louis Malle dans son terrible film sur Calcutta ont décrit ce tissu urbain dégé- néré qui prolifère à l'infini autour des grands centres. La ville semble pourrir dans sa banlieue et cette pourriture gagne irrésistiblement sur la campagne, masse cancéreuse, para- doxal désert, résidu de ville à la fois sinistre et dérisoire où rien ne demeure de la majesté, du charme, des plaisirs de vivre de l'antique cité. La croissance urbaine non maîtrisée, sauvage, livrée aux hasards du profit, rend presque terrifian- tes les banlieues de Recife, Sao Paulo ou Mexico. Il est désormais impossible de faire confiance au développement naturel des villes : cela n'engendre que des quartiers de luxe et des taudis. Les équipements collectifs, les parcs, les monu- ments, les aires culturelles, tout ce qui rend la ville habitable et belle, ne peuvent être que le fait d'organismes publics et communautaires.

Or il semble que le phénomène désormais échappe sinon aux prises (problème politique) mais au génie attentif de nos urbanistes : leurs réalisations sont parfaitement incohérentes.

Rien de plus étrange que ce retard de la pensée urbanistique au moment où l'on dispose des plus grandes possibilités de réalisation technique. Peut-être est-ce justement parce qu'il ne s'agit plus de bâtir à proprement parler des villes mais de con-

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trôler quelque chose d'absolument nouveau qui est l'urbanisa- tion des nations. La ville ancienne ne peut plus servir de référence : les problèmes à résoudre sont à une toute autre échelle et imposent des solutions inédites. Mis en demeure de créer de toutes pièces des lieux à habiter, nos techniciens hésitent entre plusieurs modèles, tous aussi fonctionnels mais tous aussi décevants quand il s'agit d'y acclimater la nature humaine. Le désarroi que dénotent leurs contradictions - les uns résolument futuristes, les autres cherchant à grands frais à reconstituer des villages d'exposition, certains, tel Mosche Safdié, s'amusant à entasser des logis dans un beau désordre de cité arabe, d'autres fabriquant, tel Jacques Couelle au Cas- tellaras, des cavernes artificielles et luxueuses pour milliardai- res, ce désarroi caractérise la période de rupture dans laquelle nous sommes engagés.

On a d'abord tenté de quadriller le terrain, d'y bâtir ces grands ensembles, confortables cités heureuses où l'habitant devait trouver à sa disposition et commodément tout l'équi- pement indispensable. Rationalisant encore, les urbanistes ont ouvert de vastes autoroutes en pleine ville, ont distribué logi- quement les diverses activités, créant comme à Brasilia les quartiers des banques, des hôtels, des professions libérales, des supermarchés, etc. A l'usage, on s'est aperçu que la ville rationnelle était lugubre faute de cet entassement baro- que mais joyeux qui faisait de la rue d'autrefois un organisme plein de vie et d'attrait. Malheureusement les rues tradition- nelles sont désertées par les piétons que découragent le trafic, le bruit, les vapeurs d'essence, l'impérieuse et brutale signa- lisation. La rue moderne est devenue un enfer. On ne songe plus guère à y flâner.

Alors on a imaginé des quartiers résidentiels sans trafic, des parcs parsemés de pavillons, des rues en colimaçon mêlées d'impasses, de quoi décourager l'automobiliste. Dans ces beaux quartiers le silence règne, on se sent à la campagne au milieu des arbres et des oiseaux. C'est Piedmont à Berkeley, Outre- mont à Montréal, Beverley Hills à Los Angeles... Hélas ce n'est plus une ville ! Rien de plus accablant que la solitude

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artificielle dans laquelle s'enferment les millionnaires. Rien de plus sinistre aussi que les banlieues « aérées » qui s'éten- dent à l'infini autour des grandes villes, répétant de cent mètres en cent mètres les mêmes pavillons précédés des mêmes pelouses.

Alors ? Alors la ville se disloque. Il y a tour à tour des noyaux, ces centres que l'Américain appelle downtown, où s'agglutinent en hauteur les bureaux et où s'agglomèrent dans la fièvre les lieux de divertissement et de plaisir ; tout autour ce sont de fallacieuses campagnes que l'on regagne chaque soir, au prix de longues et périlleuses traversées. Plus loin, en pleine nature, des shopping centers où s'effectue de façon abstraite et fonctionnelle le ravitaillement hebdomadaire. Plus loin encore des usines, nettes et propres comme des labora- toires. La ville s'étire, se distend et se perd. On n'y habite plus : à vrai dire on s'exile chaque matin dans la fourmilière centrale et l'on se réfugie chaque soir dans son appartement ou sa maison. Exil et refuge, alternance douloureuse, cercle infernal dont le citadin ne songe qu'à s'évader au premier jour du week-end. Ni la cité-jardin, ni le grand ensemble, ni les

« cités-heureuses » où l'on tente d'accumuler dans un cadre urbain les décors et les plaisirs des vacances, ne permettent de construire un véritable milieu vital où l'on aime rester, où il fait bon vivre. L'irrésistible pulsion centrifuge des va- cances est un signe qui ne trompe pas : les plus favorisés, ceux qui jouissent des plus somptueux décors, des plus ingé- nieuses facilités s'empressent à la première occasion de cher- cher ailleurs la joie de vivre - et par exemple dans quelque vieille cité ou quelque antique demeure.

Ainsi, à la veille de la « panurbanisation », nous ne savons pas comment nous y prendre pour construire une ville habi- table, une ville qui soit pour l'homme et qui ne se retourne pas de quelque façon contre lui. C'est un problème, répétons- le, qui relève bien plus de la poésie que de la technique, ou plutôt il faudrait que la plus savante technique se mette au service de la poésie pour recréer de toutes pièces ce merveil-

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leux équilibre d'individualisme et de communauté, de vie pri- vée et de vie collective qu'est une cité vraiment vivante.

Quand le décor collectif qu'on impose aux hommes est sans visage ils s'enferment frileusement dans l'alvéole du privé que symbolise la serrure de leur appartement. Mais là encore l'abstrait les guette. Leur logis n'est-il pas identique à cent mille autres ? La machine à habiter fait de nous des robots.

Plus nous nous sentons assimilés aux autres citadins, réduits aux mêmes gestes, aux mêmes servitudes et aux mêmes avan- tages, plus nous nous enkystons dans notre solitude et fuyons le contact. La cité fonctionnelle entretient le virus d'un indi- vidualisme morbide parce qu'elle ne protège pas la commu- nauté et que chacun s'y sent à la fois vulnérable et agressé.

L'opération de défense ne s'exerce plus au niveau des rem- parts, de la paroisse ou du quartier puisque ces protections ont été abolies : elle s'exerce désormais sur le seuil de cha- que porte : c'est l'enfermement des individus ou des couples dans l'ultime résidu de privé qui leur reste. On n'entre pas en communication vitale, c'est-à-dire concrète, avec un envi- ronnement abstrait : il n'a qu'un seul sens, celui pour lequel on l'a créé. On a beau l'interroger, le contempler, tenter d'en extraire des rêves ou des cauchemars, il ne cesse de répéter infatigablement la même chose. Il est sans esprit et sans âme, ou plutôt il est impossible de projeter sur lui d'autres significa- tions. Sur lui rien n'a de prise tant il est lisse et net et stupide :

J'ai essayé Avec le ciment Il ne sait rien N'est pas relié N'habite pas N'est pas habité

Faute de pouvoir aimer on s'étiole, l'existence se mécanise et se rabougrit. Faute de pouvoir communiquer on s'installe

1. Guillevic, Sphère, p. 61.

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dans une solitude sauvage, passant de son studio dans l'habi- tacle de sa voiture pour s'isoler dans quelque banlieue domi- nicale sans jamais rencontrer de voisins, sans jamais réussir à s'épanouir dans une communauté satisfaisante.

Oui, le malheur des « cités-heureuses » est de n'être pas reliées, de surgir du sol sans y avoir poussé de racines, de se ressembler entre elles au lieu de ressembler à leur paysage, d'être superposables et presque identiques, du nouveau Ber- lin au nouveau Toulouse, cubes et tours, hexagones et parallé- lépipèdes, dans une verdure artificielle parsemée de carrosse- ries. L'alliance entre l'habitant et son habitat ne se fait pas et, par suite, l'alliance avec les autres habitants avorte. Le terme de maison est dérisoire pour désigner cet emballage de confection parfaitement interchangeable. Le décor personnel se réduit à quelques meubles, eux-mêmes standardisés, que l'on transporte de domicile en domicile comme les pièces déta- chées d'une machine démontable. L'homme du prochain siè- cle trouvera partout le même logement. la même climatisation, les mêmes salles d'eau, probablement les mêmes aliments. Il faut en prendre notre parti : nous sommes voués à nous sépa- rer psychiquement de notre habitat, nous sommes voués à vivre dans l' abstrait.

Nous ne pouvons habiter dans l'abstrait et nous voilà con- damnés à vivre dans l'abstrait : telle est l'angoissante anti- nomie qui s'impose à nous. On ne peut aimer l'abstrait, on ne peut s'y attacher, on ne peut le poétiser. Et, par ailleurs, on ne peut être heureux, désaliéné, épanoui que si l'on aime, si l'on s'enracine, si l'on peut rêver. Est-ce l'impasse ? Nous ne le croyons pas mais nous pensons qu'il existe dans la nature (non encore parfaitement manifestée) de la grande ville des sources étonnantes et neuves de poésie et des motifs d'épa- nouissement physique et spirituel. Il suffirait pour s'en aper- cevoir de renoncer à une vision et à une affectivité probable- ment périmées et de se rendre sensibles aux énergies qu'apportent et suscitent les grands rassemblements urbains.

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Nous ne sommes pas encore pleinement branchés sur ces énergies, pas assez en tout cas pour qu'elles nous suffisent et nous fassent oublier par ailleurs les sacrifices et les souffran- ces qu'elles nous imposent. Tout se passe comme si nous n'avions pas encore appris à vivre pleinement en situation urbaine. Nos cités étaient et sont encore pour l'essentiel des agglomérations de villages et nous les habitons avec la menta- lité héréditaire de ruraux. Ce qui nous fait souffrir dans la mé- tropole moderne c'est l'obligation d'inventer le psychisme qui la rendra habitable, aimable et même prestigieuse. A quoi bon tra- cer des plans de cités heureuses si l'on n'a pas encore réussi à urbaniser l'être qui doit y loger ? C'est au niveau des mentali- tés que se trouve la solution aux problèmes de l'urbanisme - et donc au niveau de l'éducation. En rompant l'antique cordon ombilical qui nous reliait à la nature, nos experts ne songent pas assez à l'énorme mutation qu'ils nous imposent. Chez le citadin qui par sa conduite semble parfaitement adapté au style de vie urbaine, la part la plus importante, la plus profon- de de la sensibilité souffre obscurément de frustrations et de distorsions. Nous ne sommes urbains qu'en surface, notre inconscient bat la campagne à la recherche des bourgs d'au- tiefois. Il faudrait résolument stériliser ces nostalgies et, puis- que ce n'est que poétiquement que l'homme peut vivre sur la terre, il faut déplacer les sources de poésie. Puisqu'il nous faut décidément vivre dans l'abstrait, dépourvus de ces objets ina- nimés qui ont une âme et qui nous forcent d'aimer, puisque les impératifs du progrès, du confort, de la démographie et de la technique nous imposent le cadre glacé et inhumain de la ruche parfaite, il vaut mieux, au lieu de rêver aux villes dis- parues, envisager les conditions de la grande mutation morale qui fera de nous des urbains heureux. Cette mutation est fé- conde. Elle fait avancer l'humanité dans la direction qui lui est propre, c'est-à-dire qu'elle nous éloigne encore plus de la nature. Et peut-être, lorsque nous nous serons habitués à ce nouveau palier, nous apercevrons-nous que l'apparente inhu- manité du béton rend possible une vie communautaire dont nous n'avons encore actuellement aucune idée.

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Nous croyons en effet que l'individualisme morbide qui règne dans les métropoles résulte d'une panique momentanée.

Elle atteint des gens qui ne sont pas encore mûrs pour la ville, qui la subissent comme les enfants subissent les adultes. C'est une crise de l'âge ingrat. Il faut laisser les citadins grandir, il faut les aider à grandir aux dimensions exaltantes mais actuel- lement écrasantes de la cité moderne.

Cette adaptation est difficile, douloureuse et lente. Elle suppose à la fois un déracinement et un nouvel enracinement.

Le premier point est le plus difficile car il faut déraciner sans dessécher, sans mutiler. Il s'agit d'assumer et de promouvoir cette indifférence au cadre que nous signalions à l'instant. Ne plus chercher l'originalité, la touche personnelle dans son ha- bitation et ne s'intéresser qu'aux commodités matérielles qu'elle peut présenter. Ne pas s'y attacher, pas plus qu'on ne s'attache à une voiture de série ou à une machine à laver.

Le monde actuel interdit ces amitiés, voire ces passions infan- tiles : il substitue le nombre des choses à l'attachement per- sonnel aux choses. Il sature afin de distraire. Aimer une mai- son ou une ville n'aura plus de sens quand toutes les maisons seront à peu près semblables et que le pays entier ne sera qu'une seule ville semée de parcs naturels préservés à grands frais. Cette mutation est en cours, la population est de plus en plus mobile ; on accepte aisément de déménager mainte- nant qu'il n'y a plus ni grenier ni jardin ni rien à quoi l'on puisse se retenir.

Quand les hommes s'installeront dans un appartement com- me on s'installe pour quelques heures dans un compartiment de chemin de fer, avec la même négligence, le même sentiment de n'être pas concerné, de n'avoir aucune prise, aucune maî- trise sur la chose, bref quand ils seront sur le plan du logement entièrement aliénés par la technique comme ils le sont déjà sur le plan du labeur quotidien, il faudra bien trouver pour les humaniser, pour éviter le réveil brutal des frustrations et des révoltes, de nouvelles sources d'intérêt et de tendresse, de

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nouveaux enracinements. C'est alors que la ville moderne prend tout son sens, annonçant le cadre idéal de la société qui se prépare.

On a souvent tendance à donner aux philosophies, aux idéo- logies une place qu'elles n'ont pas dans la réalité du processus évolutif. Le marxisme a définitivement montré le primat des rapports économiques dans ce processus ; peut-être n'a-t-on pas assez insisté sur l'action prépondérante à ce point de vue de la problématique urbaine. Selon la solution adoptée on aura une société très différente, fondée sur le marché, sur la place publique, sur l'usine, sur la ségrégation de certaines classes ou ethnies, sur l'isolement des familles ou au contraire sur une intense vie communautaire. La forme de la ville reflète, ren- force et commande les structures et les valeurs de la société établie. Il en résulte que, par la forme imposée à la ville, on peut faire évoluer et éventuellement on peut briser ces struc- tures. C'est ici que l'urbaniste joue un rôle historique essentiel : des idéologies, des philosophies naîtront de son plan-masse, car des hommes par milliers en auront connu et vécu l'esprit.

Changer l'habitat c'est bouleverser les catégories et les va- leurs, c'est « changer les âmes ». Il faudrait donc que l'urba- niste force pour ainsi dire le citadin à sortir du logement où il s'enferme afin qu'il prenne « l'air » de la ville et en décou- vre le puissant effluve. Il s'agit bien moins de créer des es- paces verts, des enclos privés et des illusions de campagne que de multiplier les aires de divertissement collectif et les halls de réunions publiques, aussi importants que les logements.

Tout ce qui peut amorcer la vie collective, permettre les ren- contres et les échanges est à la fois spécifiquement humain et spécifiquement urbain. Grâce à la panurbanisation, l'huma- nité a des chances de se socialiser sérieusement, c'est-à-dire de passer du stade des lois et des institutions à celui de la communication et de la reconnaissance réciproque. L'urba- niste, voulant satisfaire des mentalités formées aux goûts d'au- trefois, cherche trop souvent à protéger la vie privée, la clôture

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sur le nid. Or ces valeurs sont objectivement en désaccord avec les conditions de la vie actuelle : les déplacements, le bruit, l'entassement humain, etc. Au lieu de chercher à sauver ce qui est probablement condamné à terme, il vaudrait mieux, dans la conception des édifices, promouvoir les valeurs nou- velles qui feront aimer la vie urbaine et la rendront même passionnante, irremplaçable, infiniment précieuse. Ces valeurs sont des valeurs communautaires. Dans ce domaine la grande ville a des ressources encore inexploitées. Elle seule peut per- mettre aux collectivités de prendre conscience d'elles-mêmes, de cohérer et de découvrir leur fécondité naturelle. Cette ville inhumaine, qui nous perclut de réflexes et nous change en robots, est, en profondeur, puissamment créatrice, faite d'un tissu germinal, d'un placenta hypervivant capable de fertiliser les cerveaux, d'entretenir à un niveau actuellement inimaginable la culture, les arts, les recherches, la lucidité et les fièvres de l'Esprit.

Dans cette nouvelle perspective, tout change. La nostalgie des villes anciennes, des décors quiets et bornés, des choses attachantes et pathétiques, tout est emporté, submergé, anni- hilé. Avec la croissance quantitative des villes, un seuil quali- tatif est franchi : la masse humaine passe par un point critique.

Des réactions nouvelles se déclenchent dont il est impossible actuellement de deviner l'ampleur. Ce qui est sûr c'est que l'avenir est dans cette direction.

Il est vain de chercher dans nos cités ce qu'elles ne peuvent plus fournir, ce que donnaient généreusement les villes d'au- trefois. A vrai dire nous n'avons plus affaire à des villes mais à des zones en voie d'urbanisation et qui sont très loin d'avoir pleinement réalisé leur nature. Elles se cherchent. Elles peuvent offrir de nouveaux modes d'installation dans l'existence, une autre vision du monde probablement supérieure parce que plus ouverte, plus adulte. La vie dans la cité moderne fait évidemment moins appel à la sensibilité, mais quelle incitation prodigieuse à la réflexion ! Quelle masse d'informations de toutes sortes, que de contacts possibles, d'échanges, quels remous d'idées, quelles découvertes culturelles ! L'homme de

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la grande métropole, conditionné par la tension, par l'excita- tion environnante, sollicité, travaillé par cette vaste école pa- rallèle qui l'investit par tous les sens, cet homme risque de faire un bond en avant tellement prodigieux que la race des vieux citadins fera près de lui figure de demeurée. Les métro- poles sont déjà d'étonnants foyers de culture : c'est évidem- ment en progressant dans cette voie qu'elles pourront compen- ser les frustrations affectives qu'elles imposent à leurs habi- tants. D'un côté on y mène une existence dénuée parce qu'abs- traite et fonctionnelle - vidée de ce qu'on appelait jusqu'ici poésie. Mais d'un autre côté c'est bien une existence comblée qui pourrait se développer dans le tumulte formidable des grandes villes. Les lieux publics, les théâtres, le bruit des controverses écrites et parlées forment un milieu radicalement différent du décor charmant mais soporifique des cités tra- ditionnelles. L'homme détaché de la nature, détaché de son habitat, l'homme « abstrait », le robot citadin peut s'y réhu- maniser, s'y épanouir mais à un autre niveau, à un niveau spécifiquement intellectuel, voire spirituel. La poésie à laquelle il peut alors participer et qui peut réchauffer son existence n'est plus celle, toute spontanée, de ses ancêtres : c'est une tout autre ivresse, celle que donne à ses habitants la présence d'une cité hors de toute mesure humaine comme New York : l'impression de se prolonger à l'infini dans ces myriades d'ac- tivités et de courants entrecroisés dont elle est tissée.

Nous avons une très brève expérience de cette « pratique » urbaine : la ville moderne est née d'hier, elle est même en train de naître. C'est peut-être faute de bien la connaître que nous la redoutons et c'est faute de cette expérience que nos urbanistes tâtonnent. Quand nous nous serons fait une menta- lité résolument urbaine, nous saurons mieux discerner ce dont nous avons vitalement besoin pour y être heureux.

La véritable société urbaine - qui sera sans doute l'état ultime de l'humanité - n'existe pas encore. Son approche

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angoisse les uns, exalte les autres. L'angoisse est à la base car pour l'instant notre expérience est, somme toute, doulou- reuse. Nous dérivons inéluctablement vers un type d'habitat qui, a priori, ne nous enchante guère et que nous nous pré- parons à fuir le plus souvent possible. Mais la ville est la plus forte : elle est notre destin, que nous le voulions ou non. Il s'agit de savoir si l'espèce humaine - seule dans la nature - est en train de se fabriquer une habitation qui la rendra malade et la tuera lentement ou si, au contraire, il n'y a pas dans le courant qui nous pousse et nous force à changer de cadre toutes les valeurs de l'avenir. La société urbaine en formation est plus hautement humaine en définitive que la précédente, je veux dire qu'elle suppose une humanité plus avancée dans la prise de conscience de ce qu'elle est et de ce qu'elle peut. Pour l'instant nous ne faisons qu'obéir à l'urgence, nous construisons des logements, des bureaux et des magasins, ce qui n'est qu'un aspect (nécessaire mais très insuffisant) de la vie urbaine. Nous sentirons de mieux en mieux ce qui nous est le plus utile, c'est-à-dire un milieu où les individus se sentent soutenus, protégés et en même temps sou- levés, entraînés par le puissant moteur de la vie collective.

La ville est le lieu humain par excellence, construit pour le bonheur de l'homme. Il est paradoxal et même tragique qu'elle puisse paraître inhumaine. Rien ne montre mieux la distorsion entre le degré d'avancement de nos techniques et les exigen- ces permanentes de notre nature. Il faut que cette nature évo- lue pour s'adapter aux immenses possibilités d'épanouisse- ment que nous promettent ces techniques. La ville moderne pose à l'homme une sorte de défi : qu'il sache seulement le relever et la ville, avec toutes ses servitudes, sa cruauté de machine, son exténuante fébrilité, se mettra à son service et lui offrira un terrain idéal, celui-là précisément dont il a besoin pour aller de l'avant et devenir plus pleinement ce qu'il est dès l'origine : un animal social qui a besoin du contact des autres hommes pour se dépasser lui-même, pour devenir tou- jours plus humain.

Jean ONIMUS

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La crise de l'urbanisme contemporain

I. La problématique urbaine

Que l'on puisse parler d'une crise de l'urbanisme, cela ne fait aucun doute. C'est une crise parmi toutes les crises dont la somme, l'ensemble ou plutôt les enchevêtrements et les interférences constituent la crise globale de notre civilisation et de notre société et le témoignage de ce qu'il est habituel d'appeler une mutation radicale, le terme « mutation » étant un terme favorable qui implique que l'on sache où l'on va alors que, dans la mutation de cette société, nous ne savons pas très bien où nous allons.

La crise de l'urbanisme est une crise de plus parmi ces multiples crises, de l'art, du langage, de l'éthique, et de toutes les régions et de toutes les activités de la pensée.

Je vais d'abord essayer de situer cette crise.

La ville est une réalité très ancienne, contemporaine des débuts de la civilisation et qui a probablement suivi de très près l'agriculture. Elle a été une réalité sociale pleine et ac- complie dans l'époque que les uns appellent pré-industrielle et que j'appellerais plutôt pré-capitaliste (c'est le même con- tenu dans deux langages différents. Cette réalité pleine et ac- complie - la cité antique, par exemple - a pris spontanément dans l'histoire plusieurs types. La cité gréco-latine n'est qu'un type ; à côté de ce type, on peut mentionner également la cité médiévale, assez différente, parce que la centralité de la cité antique est constituée par un lieu de rassemblement (agora ou forum), tandis que la centralité de la cité médiévale est constituée par le marché, ce qui situe ces deux types de villes dans deux modes de production différents. Mais il y a aussi la cité islamique, et la cité orientale dont l'étude, extrêmement

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difficile, renvoie à une question que, peut-être, certains d'entre vous connaissent : celle du mode de production asiatique.

Cette ville, puissamment constituée et organique, dans le ca- dre de laquelle sont nées tant d'œuvres, dans le cadre de la- quelle est né ce que nous appelons encore la beauté, cette ville a éclaté avec l'industrialisation. L'industrialisation intervient comme un processus extérieur, mais lié à la ville parce que l'industrie, qui peut s'implanter en dehors et qui même, sou- vent, à ses débuts, s'implante en dehors, trouve, dans les villes anciennes, à la fois le marché, les sources de capitaux, les organes de l'accumulation du capital, la main-d'œuvre, ou tout au moins une partie de ces éléments sinon tous. De telle sorte que l'industrie naissante livre un assaut gigantesque, depuis quelques siècles, aux villes anciennes, à ces villes qui incarnaient et réalisaient la beauté terrestre. On ne compte plus les villes saccagées. Mais il ne s'agit pas seulement de vil- les saccagées, il s'agit d'éclatement de la ville, avec la pro- duction de ces débris que sont les périphéries et les banlieues.

Ceci n'est pas nouveau. Cela a été largement et longuement décrit par d'excellents auteurs, par exemple par Lewis Mum- ford dans un livre célèbre. Mais ce qu'il faut remarquer, c'est que l'impact de l'industrie sur la ville, sur la réalité urbaine, ne se réduit pas à cette destruction, à ce choc, à ce saccage.

L'industrie, dans sa croissance et son développement, tend à l'urbanisation de la société tout entière. C'est-à-dire que - situation paradoxale - l'éclatement de la ville accompagne l'urbanisation globale de la société. Et c'est ce qui marque l'étape où nous sommes. Nous tendons vers une société entiè- rement urbaine, mis à part les îlots de non-développement ou de sous-développement qui, dans les pays industriels déve- loppés, sont des taches destinées à être réduites.

Donc, une urbanisation à cent pour cent, dans laquelle même les paysans ou les producteurs agricoles habiteront des agro- villes : la société qui se forme, c'est la société urbaine.

Premier aspect : éclatement de la ville ; deuxième aspect : urbanisation globale de la société. Voilà où nous en sommes.

Ces phénomènes ont, pour le sociologue (je parle ici person-

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Comment penser la ville ? Peut-on mettre en formule l'équation de l'habitat humain ? Quelles sont les méthodes proposées et leurs mérites respectifs ? Désert ou prison, la ville engendre- t-elle la violence ? Y a-t-il un remède à ce mal du monde actuel ?

« La véritable société urbaine - écrit Jean Onimus dans sa présentation de ce troisième volume de la collection du

« Centre d'Etudes de la Civilisation contemporaine » - n'existe pas encore. Son approche angoisse les uns, exalte les autres.

Nous dérivons inéluctablement vers un type d'habitat qui ne nous enchante guère. Mais la ville est la plus forte : elle est notre destin. »

Sociologues, géographes, urbanistes, architectes s'interrogent ici sur ce défi lancé à l'homme par la vie urbaine.

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