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Hors normes ? Quand la diversité linguistique et culturelle inspire le répertoire chanté des enfants (Nouméa, Nouvelle-Calédonie)

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Academic year: 2022

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Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

 

31 | 2018

Enfants musiciens

Hors normes ? Quand la diversité linguistique et culturelle inspire le répertoire chanté des enfants (Nouméa, Nouvelle-Calédonie)

Stéphanie Geneix-Rabault

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2858 ISSN : 2235-7688

Éditeur

ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée

Date de publication : 10 décembre 2018 Pagination : 87-103

ISBN : 978-2-88474-478-2 ISSN : 1662-372X Référence électronique

Stéphanie Geneix-Rabault, « Hors normes ? Quand la diversité linguistique et culturelle inspire le répertoire chanté des enfants (Nouméa, Nouvelle-Calédonie) », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2020, consulté le 02 avril 2021. URL : http://

journals.openedition.org/ethnomusicologie/2858

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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Introduction

Les réflexions suivantes s’appuient principalement sur un programme de recherche-action en cours intitulé Langues en-chantées, initié en 2017. Il s’inscrit dans la continuité d’un plus ancien, Chants d’ici et d’ailleurs. Un nouveau réper- toire pour les écoles de la Nouvelle-Calédonie1, conduit entre 2014 et 2016. Tous deux ont été et sont menés au sein d’écoles primaires et en différents quartiers de Nouméa, en partenariat avec la direction de l’enseignement de la Nouvelle- Calédonie (DENC). Si ce programme en cours concerne des élèves océaniens plurilingues installés dans l’agglomération nouméenne2, ces derniers peuvent provenir de différents espaces du pays ou de la région. Ainsi, aux côtés du fran- çais, plusieurs langues kanak3/océaniennes ou des communautés ayant migré en Nouvelle-Calédonie (NC) plus ou moins récemment sont quotidiennement

Hors normes ?

Quand la diversité linguistique et culturelle inspire le répertoire chanté des enfants (Nouméa, Nouvelle-Calédonie)

Stéphanie Geneix-Rabault

En guise de mise en voix…

« On me demande d’inventer une chanson mais quand j’invente après la maîtresse elle me dit que c’est pas comme ça qu’on chante ! » (N., élève de CM1 d’une école de Nouméa, 2016).

« Les adultes ont répondu que c’était compliqué. Les enfants que c’était amusant ».

(conseiller pédagogique, direction de l’enseignement de la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, 2014).

1 Ce travail a donné lieu à l’édition en 2016 d’un outil pédagogique par la DENC, en parte- nariat avec le Conservatoire et l’ALK (https://

denc.gouv.nc/ressources-pedagogiques-ecole- elementaire-disciplines-denseignement-culture- humaniste-5). Une mise en ligne régulière de ressources écrites, audio/audiovisuelles complé- mentaires vient augmenter le document publié et distribué gratuitement dans les écoles primaires publiques du pays en version imprimée.

2 L’ agglomération nouméenne se compose de quatre communes (Nouméa, Dumbéa, Païta et Mont-Dore), où est installée près de la moitié de

la population calédonienne (http://www.sign.nc/

presentation/presentation-du-territoire).

3 Dans ce chapitre, le terme « kanak » est inva- riable en genre et en nombre. Cette orthographe est celle que l’on retrouve dans de nombreux textes, notamment celui de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie (no 99-209 du 19 mars 1999). Le pays comprend une quaran- taine de langues kanak, expression désignant les langues « autochtones » qui appartiennent toutes au groupe océanien de la famille des langues austronésiennes englobant entre 1000 à 1200 langues.

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parlées et chantées (Fillol et al. à paraître). Pour autant, cette diversité (des réper- toires langagiers, culturels et musicaux) n’est pas forcément reconnue ou solli- citée notamment dans les espaces scolaires. Partant de là, l’un des principaux objectifs du projet Langues en-chantées dans lequel je m’inscris est de rendre audible et de (re)valoriser les ressources plurilingues et pluriculturelles des élèves en milieu scolaire. Mon propos dans cet article est de discuter de la pluralité des références dans les pratiques chantées des enfants. L’ analyse ethnomusico- linguistique de quelques chansons enfantines me permettra de voir comment les enfants se détachent (parfois) des normes musicales, sémantiques et linguis- tiques établies par les adultes et comment ils font émerger d’autres codes fédé- rant la communauté plurielle à laquelle ils s’identifient. La première partie de cette contribution visera à présenter le contexte de recherche, les actions scientifiques que j’ai menées depuis près d’une vingtaine d’années en Océanie et ma posture d’enseignante-chercheure vivant sur son terrain ; la seconde discutera du statut des acteurs sociaux examinés ; la troisième me permettra de présenter quelques éléments factuels de la méthodologie de recherche ; enfin, je discuterai de la question des normes à partir de la description des productions enfantines et des discours des élèves et/ou des adultes sur ce qu’ils interprètent.

De l’enquête ethnomusicolinguistique à la recherche-action

Notre objet de recherche privilégié, le répertoire enfantin en langues kanak/

océaniennes, se compose principalement de berceuses, de formulettes, de chan- sons et de jeux qui peuvent être scandés, rythmés, slamés, chantés ou récités.

Si dans certaines langues kanak, il existe une terminologie différente pour distin- guer les genres (ererea ‘berceuse’, xuu söö ‘chansonnette’, söö ‘chant’, xuu kêrê- tèpe ‘formulette’, yaaru ‘devinette’ en langue xârâcùù4 par exemple), dans d’autres aires et langues, c’est un terme générique qui désigne le chant. En drehu5, nyima désigne indifféremment l’action de ‘chanter’ et le ‘chant’. Les genres sont ensuite distingués au moyen d’une caractérisation qui accompagne le terme géné- rique. On précisera notamment les destinataires des chants et leur fonction : nyima nyine amekölen la nekönatr 6 ‘berceuse’, nyima koi ha nekönatr ‘chant pour enfants’, nyima i ha nekönatr ‘chant des enfants’, trengewekë ‘formulette7’, etc.

4 Langue parlée par les habitants originaires de Canala et Thio, deux communes situées sur la côte est de la Grande Terre (http://lacito.vjf.cnrs.

fr/pangloss/languages/Xaracuu.php).

5 Langue parlée par les Loyaltiens originaires de Lifou et Tiga (http://lacito.vjf.cnrs.fr/pangloss/

languages/Drehu.php/languages/Drehu.php).

6 Littéralement « chant pour endormir les enfants ».

7 Brève formule chantée, scandée, rythmée ou récitée pour accompagner principalement les jeux.

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Généralement anonyme, ce répertoire est souvent rattaché à un contexte édu- catif (familial, social, scolaire), ludique et collectif. Fortement « marqué par la varia- tion dans le temps et dans l’espace » (Arleo 2008 : 219), il peut être interprété par les adultes à l’intention des enfants, par les enfants entre eux, ou indifféremment par les grands et les petits.

Mon approche ethnomusicolinguistique analyse les actions musicales – vocales, instrumentales, dansées, etc. – à la croisée de plusieurs disciplines : l’eth- nomusicologie, les sciences de l’art, l’anthropologie et la linguistique. Celles-ci participent à la description de pratiques musicales articulées aux contextes de production et de réception. Cette perspective, formalisée par le groupe Musilingue autour des travaux d’Arléo et Despringre (1998) au LACITO-CNRS, confronte les résultats de la description musicologique et ethnographique en se fondant sur

« l’analyse distributionnelle et combinatoire » telle qu’on la pratique en linguistique sur les différents paramètres composant le langage (littéraire, kinésique, musical et contextuel). Cette démarche vise ainsi à conduire vers la définition des réper- toires chantés, en confrontant le dire et le faire, l’observation et l’analyse des performances produites : il s’agit de mettre en relation les pratiques vocales, la structuration des chants avec leurs contextes et usages (Despringre 1997).

Si les arts musicaux d’Océanie constituent globalement un répertoire encore fort peu (re)connu et documenté (en dehors du kaneka8), celui des enfants est, quant à lui, quasiment absent des premiers travaux ethnomusico- logiques (Beaudet et Wieri 1990 ; Ammann 1994, 1997a et b). Les premières pratiques vocales à être largement étudiées portent sur le répertoire des adultes transmis aux enfants (Geneix-Rabault 2008). Si certaines archives orales en ligne sur les langues kanak/océaniennes ont complété la connaissance et la dif- fusion de corpus de chansons enfantines (collection pangloss LACITO-CNRS9 ; corpus de la parole de la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France10), soulignons cependant que la documentation sur ce réper- toire est assez récente : Toutoute. Comptines, berceuses et jeux de doigts d’ici et d’ailleurs (2007) ; Yoo ke ne pumwidruu. Chants du sud de la Nouvelle-Calédonie (2014) ; Kawali kawala (2015) ; Chants d’ici et d’ailleurs et Chante-moi (2016).

8 Le kaneka est un répertoire musical d’adultes fusionnant des mélodies, rythmes, cadences et instruments des musiques kanak qualifiées de

« traditionnelles » à d’autres influences musicales telles que le rock, le folk, le reggae, le zouk, etc.

(Bensignor 2013 ; Geneix-Rabault, à paraître).

9 Cf. les corpus en ligne des chercheurs océa- nistes du LACITO-CNRS, la collection Pangloss (http://lacito.vjf.cnrs.fr/pangloss/corpus/index.

html).

10 Les langues kanak, mais aussi de Wallis et Futuna et de Polynésie française, dites langues

d’outre-mer, sont considérées comme des « langues régionales (qui) appartiennent au patrimoine de la France » (Constitution, article 75-1). « On entend par langues de France les langues régionales ou mino- ritaires parlées traditionnellement par des citoyens français sur le territoire de la République, et qui ne sont langue officielle d’aucun État » – DGLFLF (http://www.dglflf.culture.gouv.fr/). Cf. Corpus de la parole (http://www.culture.gouv.fr/The- matiques/Langue-francaise-et-langues-de- France/Observation-des-pratiques-linguistiques/

Corpus-de-la-parole).

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Elle s’est – en partie – constituée grâce aux différentes enquêtes quantitatives et qualitatives que je mène en contextes familiaux, scolaires et urbains depuis 200011 en Nouvelle-Calédonie, puis en terrains océaniens à partir de 2008 (îles Salomon, Polynésie française, Wallis et Futuna, entre autres). Ces recherches pluri- et interdisciplinaires12 visent à documenter et à accompagner toute forme de valorisation des pluralités linguistiques et culturelles de l’Océanie : d’une part à constituer une documentation multimodale (écrite, audio, audiovisuelle et numé- rique) sur ce répertoire ; d’autre part, à approfondir la connaissance en langues kanak/océaniennes ; enfin, à comprendre les processus d’apprentissage des langues en contexte multilingue, avec une focale particulière en milieu scolaire depuis une dizaine d’années. In fine, ces travaux visent à accompagner l’ensei- gnement des langues-cultures locales en Nouvelle-Calédonie et à soutenir la mise en œuvre de récentes réformes éducatives13, telles que définies dans la délibération 106 votée par le congrès en 2016. Les objectifs principaux de ce texte délibératif sont de :

« (1) Développer l’identité de l’école calédonienne ; (2) Considérer la diversité des publics pour une Ecole de la réussite pour tous ; (3) Ancrer l’école dans son envi- ronnement, un climat scolaire au service de l’épanouissement de l’élève » dans le respect de la culture de chacun » ; (4) Ouvrir L’ école sur la région Océanie et le monde » (délibération 106).

Motivées par la prise en compte de ces réformes, mes recherches sur les pratiques chantées des enfants en contexte urbain et scolaire s’articulent (notamment) en partenariat avec les acteurs éducatifs. Elles ont pour finalités de participer ou concourir à un changement de perspective dans les pratiques éducatives en contexte plurilingue. La recherche-action Langues en-chantées est menée avec

11 Les réflexions de cet article proviennent d’une recherche engagée depuis 2000 dans le cadre de ma formation universitaire (Geneix- Rabault 2000 ; 2001-2002 ; 2002-2008), puis d’enquêtes ethnographiques conduites lors de festivals et journées culturelles en Nouvelle- Calédonie (2008-2018), en Mélanésie et dans le Pacifique ; enfin dans le cadre de projets péda- gogiques (CHAM, 2014-2018). Ces investiga- tions ont donc été conduites sur un terrain de recherche « multi-situé » (Fillol et Le Meur 2014 ; Geneix-Rabault 2014).

12 Dans ce programme, j’ai souhaité élargir

« l’angle de vue » en travaillant en interdiscipli- narité, en associant plus particulièrement la (socio)didactique et l’ethnomusicolinguistique.

Si la notion de pluridisciplinarité rend compte

de la démarche qui consiste à faire se rencon- trer plusieurs disciplines autour d’un même objet d’étude, elles « ne font que s’additionner, sans s’enrichir mutuellement » (Dangas 2013 : [s.p. ]).

Là où la pluridisciplinarité est une réunion, voire une simple juxtaposition d’éclairages, l’interdisci- plinarité construit une intersection. Elle suppose la mise en commun de valeurs, de concepts, de connaissances, d’analyses, d’outils ou de méthodes : « C’est cette zone de culture com- mune qui permet un dialogue entre les disciplines (de cette intégration peut d’ailleurs émerger une discipline à part entière) » (ibid.).

13Cf. les textes de présentation du projet édu- catif et les différentes phases de mises en œuvre sur 2017-2019 (https://www.ac-noumea.nc/

spip. php ?rubrique269).

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la DENC14 en langues, cultures, musiques et éducation. Le programme consiste à recueillir (1) des corpus oraux chantés en langues océaniennes à Nouméa ; (2) les récits multilingues autour de ces interprétations en langues du pays. Cette collecte se déroule en différents lieux de la ville (maisons de quartier, place des cocotiers, établissements culturels, etc.) et dans cinq écoles primaires « pilotes » de l’agglomération de Nouméa ; enfin (3) à établir un portrait sonore de la ville nouméenne. Les réflexions qui guident la collecte musicale s’articulent autour de ces questions : que chante-t-on à Nouméa ? En quelles langues ? Comment les langues-cultures (musicales et linguistiques) se rencontrent-elles ? Comment les locuteurs les utilisent-ils ? Que disent-ils de ce répertoire oral chanté ? Il s’agit, à partir de ces observables sollicités, de tenter de faire évoluer les représentations (musicales, cartographiées et sociales) sur les langues, la diversité linguistique nouméenne et le répertoire enfantin en langues kanak/océaniennes. La collecte de corpus oraux chantés et des récits de vie multilingues qui en parlent, favorise le partage et la diffusion des savoirs océaniens. Il est donc tout aussi important de contribuer à accompagner la mise en œuvre du projet éducatif de la Nouvelle- Calédonie, que de favoriser l’interculturalité, l’intercompréhension entre les com- munautés et les générations. Ces enjeux sont particulièrement forts puisque les langues-cultures (et savoirs/pratiques associés) autres que le français, se trouvent en situation de minorisation en milieu urbain (Nouméa/Grand Nouméa).

Une jeunesse kanak/océanienne doublement « minorisée » ? La Nouvelle-Calédonie, « ancien territoire d’outre-mer devenu une « collecti- vité d’outre-mer sui generis », avec un statut unique – et transitoire » (Bensa et Wittersheim 2014), se caractérise par une riche diversité linguistique qui est une caractéristique commune de l’Océanie15 (fig. 1).

La NC se caractérise par ailleurs par une population jeune16 : plus d’un tiers d’entre elle a moins de vingt ans ; le nombre d’enfants scolarisés représente un quart de la population totale, dont près des trois quarts déclarent parler au moins une langue kanak (ISEE 2014).

Le répertoire collecté au cours du programme de recherche (toujours en cours) est représentatif de la diversité linguistique et culturelle caractérisant

14 Dans le cadre du dispositif classes à horaires aménagés musique (CHAM). Le partenariat consiste à accompagner et soutenir sa mise en place dans les établissements scolaires, à mutua- liser des ressources musicales et à soutenir leur transposition didactique. Un concert de fin d’année réunissant des élèves et des musiciens a par exemple été présenté au conservatoire de musique et de danse (2014) ; en complément, un document

d’accompagnement des programmes en éducation musicale (coordination Gomes 2016) a été édité.

15 Près des deux tiers des langues du monde sont recensées dans le bassin océanien (Moyse- Faurie 2003).

16 Les chiffres sont issus de l’Institut Statistique des Études Économiques de Nouvelle-Calédonie (ISEE-NC 2014 et 2017).

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la NC. Pour autant, ce plurilinguisme sociétal peine à s’institutionnaliser, et ce malgré l’Accord de Nouméa (1998) reconnaissant aux langues kanak le statut de

« langues d’enseignement et de culture ». La mise en œuvre « d’une autre école » tarde à se faire (Colombel-Teuira et Fillol 2017). Il existe un réel décalage entre, d’une part, les statuts et cadres politiques du pays et, d’autre part, les représen- tations sociales, les pratiques langagières plurilingues des acteurs sociaux, et de fait, l’application éducative et médiatique. Les langues-cultures kanak/océa- niennes, sont encore très marginalisées à l’école, dans les lieux publics et les médias17 (Colombel-Teuira et al., 2016). Ce « déni linguistique » engendre des phé- nomènes de minorisation linguistique et culturelle, fragilisant en premier lieu les locuteurs de ces langues.

De manière générale en Océanie, la parole des enfants comme des jeunes est peu audible dans les différents événements coutumiers et espaces sociaux (y compris à l’école). Le cycle de vie nengone18 par exemple, se découpe en sept phases successives (Geneix-Rabault et Bearune 2018). L’ enfant, mais aussi les jeunes, indépendamment de leur âge, sont considérés comme immatures (pas mûrs) et pas (encore) initiés, leur parole ne circule pas dans les espaces sociaux. En d’autres termes, ils sont vus comme encore en marge des règles et des conventions sociales. Cela revient à dire que l’enfant ne maîtrise ni une

Nouvelle-Calédonie

Nombre de langues parlées ~70

Langues des peuples premiers

et langues (dites) « régionales » Entre 28 et 40 langues kanak, tayo Langues issues de migrations proches wallisien, futunien, tahitien, langues

mélanésiennes du Vanuatu et bislama Langues issues de migrations plus lointaines vietnamien, javanais, mandarin, cantonais,

japonais, anglais…

Langue(s) officielle(s) et langue(s) de scolarisation français

Fig. 1. Les langues de Nouvelle-Calédonie (extrait de Fillol, Geneix-Rabault, Vandeputte, à paraître).

17 Cf. la recherche menée entre 2014 et 2016 à Nouméa, Les langues dans la ville : pratiques plu- rilingues et artistiques à Nouméa, soutenue finan- cièrement par la DGLFLF, le centre des nouvelles études sur le Pacifique à l’Université de la Nou- velle-Calédonie (CNEP-UNC), la Province Sud et l’association CORAIL. Outre le rapport de ce programme de recherche, et les diverses commu- nications scientifiques faites au cours du projet, un documentaire de 26 minutes a été réalisé et une conférence de valorisation a été pré- sentée au Centre Culturel Tjibaou (à regarder à

partir du lien suivant : https://www.youtube.com/

watch ?v=bAx_FmrCp-o : dernière consultation le 30/06/2017).

18 Le p’ene nengone, ou simplement nengone, est parlé par les habitants de l’île de Maré et Tiga aux îles Loyauté. Nengone désigne à la fois l’idiome, l’île de Maré et ses habitants. Pour en savoir plus sur le nengone, cf. un didacticiel en ligne réalisé par l’Université de la Nouvelle-Calé- donie : http://nengone.univ-nc.nc/  (Beraune, Hmae, Vernaudon, 2013).

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pratique (une langue, un instrument, une technique, un savoir-faire, etc.), ni cer- taines conventions socioculturelles.

Dans le contexte urbain de la ville de Nouméa, les jeunes (locuteurs) océaniens sont généralement peu audibles, d’où la volonté de donner à entendre leurs voix, leurs pratiques chantées, leurs connaissances et leurs perceptions de leur environnement. J’ai ainsi pris en compte leurs points de vue tels qu’ils se traduisent musicalement et dans leurs discours. Le déni dominant des langues- cultures à l’école, la conception de l’enfant et les discours sociaux stigmatisants sur les communautés océaniennes, font des enfants et des jeunes océaniens, une communauté peu écoutée et peu entendue :

« Porteurs-acteurs de la vie en société, la plupart des jeunes rencontrés n’en sont pas moins auteurs de représentations ‘‘individuelles’’. Il s’agit pour nous de leur reconnaître une légitimité en tant que sujets de conscience et d’expériences.

Pour nous, l’enfant, indifféremment de son ancrage socioculturel, est considéré

‘‘non pas comme un être de pure imitation, mais comme un organisme qui assi- mile les choses à lui, les trie, les digère selon sa structure propre’’ (Piaget 2003 : 30). Leurs narrations donnent donc à voir une expérience de la vie en société somme toute particulière et située » (Razafi et Favard, à paraître).

Faire parler et chanter les enfants

En formulant l’hypothèse que le discours est un moyen de donner voix aux repré- sentations sociales, j’ai donc encouragé la prise de paroles auprès d’élèves à partir d’une consigne simple : « chantez-moi une chanson » et « racontez-moi l’histoire de la rencontre avec cette chanson ». Sur le plan méthodologique, des enquêtes croisées ont donc été mises en œuvre dans cinq écoles de Nouméa autour des thèmes suivants :

1) les pratiques langagières des élèves (déclarées, entendues et/ou observées dans leur environnement scolaire, familial, social, artistique, etc.) ;

2) les interprétations de chansons qu’ils affectionnent particulièrement dans la langue de leur choix ;

3) les narrations autour de ces corpus pour retracer l’histoire de la rencontre avec ces chansons et récits biographiques des interprètes en scène ;

4) les discours réflexifs et explicatifs à partir des observables produits.

En partant des chansons interprétées par les enfants, il leur était ensuite demandé d’en parler et d’évoquer les différentes langues de leur répertoire. La version chantée a ainsi servi à matérialiser, en quelque sorte, les expériences de chacun (souvenirs, émotions, relations, imaginaires, etc.), tout autant que les

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discours des enfants eux-mêmes sur ces répertoires (langagiers et chantés) sans crainte de « bonne » réponse ou de « LA » réponse attendue (Razafi et Favard à paraître). En d’autres termes, cette méthodologie a permis de recueillir ce que les élèves ont à nous dire tout autant qu’à nous apprendre sur les dynamiques linguistiques, culturelles et musicales qui les entourent : « […] la prise en compte de leurs représentations nous a placé en position d’explorateur et eux en lieu et place de celui qui guide, de celui qui exprime une vision, un avis, celui qui fait comprendre une représentation autre du monde » (Razafi et Favard à paraître).

Les enquêtes qualitatives menées ont permis d’entendre une grande disparité de discours et de pratiques à travers ces paroles d’enfants. Je tenterai, dans la suite de cette contribution, d’en dégager quelques aspects structurants.

Dans ce contexte d’hétérogénéité linguistique urbaine et d’empilement de strates historiques successives, comment les jeunes (plurilingues) chantent- ils ? Les langues les plus fréquemment utilisées dans le corpus sont les langues océaniennes. Les chansons collectées se répartissent en deux catégories : 1) Usage monolingue : si les langues océaniennes dominent largement le corpus

analysé, d’autres langues sont utilisées (français, anglais, bislama, javanais, japonais, etc.) ;

2) Usage plurilingue où prolifèrent les jeux avec les codes (alternance codique, enchâssement de langues, hybridation, etc.).

Globalement, ce qui domine, ce sont les usages monolingues principalement en langues océaniennes. Mais plusieurs autres langues parlées en NC peuvent aussi être utilisées. Dans les observables analysés, le recours à plusieurs lan- gues peut aller jusqu’à neuf pour un seul et même enfant. L’ alternance codique entre plusieurs d’entre elles (endolingues et/ou exolingues) est fréquente : un enfant peut chanter en différentes langues et/ou mélanger des langues dans une même chanson.

Les corpus chantés témoignent d’influences et de répertoires très nom- breux et variés :

1) des chants introduits par ou de « l’école républicaine » (Frère Jacques ; Une souris verte ; Une poule sur un mur…), comme cet exemple de traduction d’une chanson enfantine19 en langue tayo20 (fig. 2)21.

Certains chants peuvent être adaptés comme l’exemple de cette inter- prétation de la chanson Une souris…, comprenant des termes en nengone (en gras) et emprunts aux langues polynésiennes (gras et souligné) (fig. 3).

19 Une version plus courte de cette chanson a été publiée dans un recueil collectif (2014 : 21).

20 Créole à base lexicale français parlé dans la région de Saint-Louis, près de Nouméa/Grand Nouméa (cf. Erhart 2016 et Speedy 2014).

21 Les noms des élèves enquêtés restent ano- nymes. Seules les initiales de leur prénom sont indiquées. Tous les corpus cités dans cet article ont été collectés par l’auteure.

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2) des musiques océaniennes populaires provenant de différents répertoires (contes, danses et chants considérés comme traditionnels ; chants polypho- niques religieux22, musique tahitienne, etc.), comme cette reprise de danse de l’extrême sud de la Grande Terre en langue nââ numèè intitulée Awè to ta márô ‘Il y avait un oiseau…’ 23 :

Aé aé aé aé….

Awè ro ta márô Vané ri a nudu.

Aé aé ômwâ Aé aé kowa.

Nyi mwa witii Nyi ngè vèrô é mire.

Aé aé aé aé…

Il y avait un oiseau Qui s’appelait notou.

Aé aé il va vers là-bas Aé aé il va sur le côté.

Le soleil va se coucher Il va aller se reposer.

Fig. 4. L., école du Grand Nouméa, juin 2017.

Aa pule debu su mur Une poule sur un mur Aa pule debu su mur

La pikore dipa dur La pikor la pikor Lev ke plya E pi pati ! La pikor la pikor Lev ke plya E pi pati !

Une poule sur un mur Qui picore du pain dur Qui picore qui picore Lève la queue Et puis s’en va ! Qui picore qui picore Lève la queue Et puis s’en va ! Fig. 2. T., école de Noumea, septembre 2016.

Une souris gada Qui mangeait puaka Je l’attrape par direia Je la montre à Pa Nata Pa Nata ci era

Trempez-les dans du whisky Ça fera un bon Yeuc à frire !

Une souris blanche Qui mangeait du cochon Je l’attrape par les poils

Je la montre à Grand-Père Pasteur Grand-Père Pasteur chante Trempez-la dans du whisky Ça fera un bon poulpe à frire ! Fig. 3. D., école de Nouméa, avril 2017, corpus Geneix-Rabault.

22 Ce répertoire se compose principalement de do et de taperas, des chants religieux polypho- niques introduits par les missionnaires protestants anglais de la London Missionary Society (LMS) en 1840 : voués à diffuser le message chrétien en langues locales lors des cérémonies religieuses, leur contexte d’interprétation dépasse aujourd’hui le seul cadre du culte. Chantés aussi au cours de cérémonies coutumières et culturelles, ils font

désormais partie intégrante des traditions musi- cales kanak.

23 Une version longue de cette chanson a été publiée dans un recueil collectif (2015 : 25), recueil distribué gratuitement dans les écoles primaires publiques de la NC par le centre de documenta- tion pédagogique de NC (l’ALK et le CDP-NC) et le service de l’enseignement des langues et cultures kanak du vice-rectorat (SELCK-VR).

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3) des titres de musiques populaires médiatisées par les radios, la télévision et sur internet (Kaneka24, reggae, raga, zouk, hip-hop, rap, etc.), comme cette reprise du célèbre tube de kaneka d’Edou Papillon, vole, vole, vole pour aller à l’école… adaptée en langue drubea25 :

Cu Curi Nyarê nyarê nyarê Mé ki vê ne cikuru Mé ki kwâ

Maa tro a pwéé yoo !

Lunette Vole, vole, vole Pour aller, aller à l’école Pour chanter

Des jolies chansons ! Fig. 5. L., école du Grand Nouméa, juin 2017.

4) Enfin, des chants qui n’ont aucune signification précise si ce n’est de jouer avec les musicalités des langues chantées, comme cet exemple consistant à s’amuser avec les sonorités du yuanga et du jawe en mélangeant des pho- nèmes de ces deux langues kanak26 :

Kawali Kawala Kawali Cani mia go Cani mia go i ve ti Ve ti ve ta Ve ti ve ta Ca pwa mwa le Aé Le ca vaa la di mwa Ca va la di mwa daagiiny Daagiiny wa mo Wa mo wa tho mo Wa tho mo wa pwaele Kuku le pwa dii yawe !

Fig. 6. L., école du Grand Nouméa, juin 2017.

Varier pour jouer avec les normes Variations des interprétations

Les interprétations varient d’une pièce à une autre, y compris auprès d’un même interprète : outre le nombre de syllabes, la métrique et la mélodie ou le rythme scandé se modifient également. Ces différentes exécutions de la formulette de

24 Signifiant littéralement « La cadence née des Kanak ». Cette terminologie est officiellement validée par l’Office Culturel Scientifique et Tech- nique Canaque en 1986 à l’issue d’un séminaire sur la musique à Canala (cf. Bensignor 2013). Un docu- mentaire a récemment été réalisé (Têtemba produc- tion 2016) sur ce répertoire (https://www.youtube.

com/watch ?v=lVTp5lG_bOM) et voir Geneix- Rabault à paraître dans Une pluralité audible ?).

25 Une version de cette chanson a été publiée dans un recueil collectif (2014 : 10). Adaptation du titre d’Edou, elle est souvent interprétée dans les écoles de/en Nouvelle-Calédonie.

26 Sur le même principe que Am stram gram…

Une version de cette chanson a été publiée dans un recueil collectif intitulé Kawali Kawala (2015 : 12).

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jeu chantée en langue drehu27 Ca hnaca i aji (Un pas de souris) ou Ca neköi aji (Une petite souris) en sont l’illustration (L. et C., école de Nouméa, 2016, corpus Geneix-Rabault) :

La variante 1 (V 1) comprend quatre vers :

V 1 Ca hnaca i aji Lue hnaca i aji Köni hnaca i aji Ziziakötre ju i ecelë. (X3)

6 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 9 syllabes

La variante 2 (V 2) contient dix vers :

V 2 Ca neköi aji Lue neköi aji Köni neköi aji Eke neköi aji Tripi neköi aji Luengemen aji Köningemen aji Ekengemen aji Luepi

Zizianue ju i ece !

5 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 3 syllabes 9 syllabes

La variante 3 (V 3) a cinq vers :

V 3 Ca hnaca i aji Lue hnaca i aji Köni hnaca i aji Eke hnaca i aji Ziziakötre ju i e celë.

6 syllabes 7 syllabes 7 syllabes 7 syllabes 10 syllabes

Et enfin la variante (V 4) comprend cinq vers :

V 4 Ca neköi aji Lue nani föe Köni nani trahmany Eke kaukau Ziziakötre e celë.

5 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 6 syllabes 8 syllabes

La longueur textuelle des différentes versions de cette formulette de jeu chantée dont la fonction est de faire rire n’a pas de structure prédéfinie. L’ interprétation est motivée par la volonté de s’amuser. En raison de son caractère fonctionnel, elle peut donc être extrêmement changeante et varie presque à chaque interprétation.

27 Le drehu (ou qene drehu) est parlé par les habitants de l’île de Lifou et Tiga aux îles Loyauté.

Drehu désigne à la fois l’idiome, l’île de Lifou et

ses habitants. Pour en savoir plus sur le drehu, cf. http://lacito.vjf.cnrs.fr/pangloss/languages/

Drehu.php/languages/Drehu.php. 

(13)

Variantes et variations linguistiques

Les pratiques orales chantées des enfants se caractérisent également par des variations linguistiques, comme en témoignent les exemples précédents et les trois suivants enregistrés auprès de plusieurs enfants dans deux écoles nouméennes :

Jeu chanté / Ca hnaca i aji Ca hnaca i aji

Lue hnaca i aji Köni hnaca i aji Eke hnaca i aji (3 e fois) Ziziakötre ju i eke/ekelë.

Ca hnaca i aji Lue neköi aji Köni neköi aji Eke neköi aji Zizia nue ju i ecelë.

Ca neköi aji Lue neköi aji Köni neköi aji Eke neköi aji

Ziziakötre ju ece/ekelë.

Un pas de souris, Deux pas de souris, Trois pas de souris, Quatre pas de souris (3e) Qui montent ici.

Un pas de souris, Deux petites souris, Trois petites souris, Quatre petites souris, Qui montent ici.

Une petite souris, Deux petites souris, Trois petites souris, Quatre petites souris, Qui montent ici.

Fig. 7. T., D., F., écoles de Nouméa, Corpus Geneix-Rabault, 2016.

Glissements sémantiques

Parallèlement, nous pouvons lire une véritable conscience des écarts par rapport aux normes, d’être (volontairement) en marge des bons usages. Des formes de transgression sont tolérées dans ce registre, alors qu’elles ne le sont pas dans d’autres répertoires, comme les chants ayant trait à l’histoire généalogique des familles ou les chants que les adultes transmettent aux enfants, qui ont pour fonction de poser les bases des premières acquisitions langagières et musicales des petits. En l’absence de pression normative, hors du regard des adultes, les élèves font preuve d’usages créatifs décomplexés :

28 Ici, plusieurs langues sont mélangées : Mosso est un prénom futunien ; kava vient du bislama (créole parlé au Vanuatu et par les ni-Vanuatais installés notamment en Nouvelle-Calédonie) et désigne une plante (la racine, la boisson faite à partir de racines écrasées et macérées dans de

l’eau) aux propriétés anesthésiantes et anxioli- tiques ; enfin, oso est un gros mot en langue drehu mais souvent utilisé dans un langage familier, et kucikucian vient du drehu et signifie ‘chatouiller’

(connotation sexuelle).

Au clair de la lune, Vire le vieux Mosso.

Il boit trop d’kava,

Oso… kucikucian la vieille 28. Fig. 6. T., école de Nouméa, avril 2017, corpus Geneix-Rabault.

Place de cocotiers M’en allant picoler J’ai voulu défoncer La tête de pine à la voisine.

Fig. 7. Sur l’air de Au clair de la lune…

N., école de Nouméa,

juin 2017, corpus Geneix-Rabault.

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Le plurilinguisme : « infraction » ou « prouesse » ?

Le répertoire des enfants est parfois un genre associé à l’idée de transgression, à celle des écarts possibles. Un témoignage d’enfant est particulièrement signifi- catif à ce propos : Inu ci pene nengone waueng ! (Je parle un nengone plus léger !).

De manière générale, la cour de l’école reste le lieu privilégié où ces transgres- sions sont autorisées et consciemment instrumentalisées (comparativement aux usages dominants au sein de la classe, à la maison, avec la famille, les parents, les anciens, lors des coutumes, etc.) : « bah ! ici (dans la cour d’école) on peut tout mélanger toutes les langues le français, le drehu, le paicî, le wallisien, le futunien, toutes les langues (…) toutes les chansons qu’on veut on est là pour s’amuser en chantant » (extrait d’entretien, septembre 2017, corpus Geneix-Rabault) ; « celui qui mélange le plus de langues est le plus fort » (extrait d’entretien avec des élèves, école de Nouméa, octobre 2017, corpus Geneix-Rabault). A la différence des temps de classe dans lesquels est proscrit l’usage d’autres langues que le français par certains enseignants – « ah non ! E., on ne parle pas drehu ici c’est pas l’heure du drehu c’est la classe normale E. » (propos d’enseignante, école de Nouméa, novembre 2016, corpus Geneix-Rabault) –, le mélange des langues est perçu et vécu par les élèves comme une prouesse esthétique cultivée, recher- chée, contribuant à (re)connaître la puissance du statut de celui qui détiendra le record : « lôngin ! bah ! t’as vu lui il a enchaîné sept (langues) d’une fois (…) nous après on va essayer de faire plus encore va falloir demander à Nene » (N., école de Nouméa, septembre 2017, corpus Geneix-Rabault).

Si l’école « républicaine française » a imposé un enseignement mono- lingue29 et une vision mono-normative des langues en Nouvelle-Calédonie (Fillol 2017), pour autant, cette prouesse linguistique était auparavant largement recherchée et pratiquée par les locuteurs plurilingues, comme en témoigne cette description du missionnaire Maurice Leenhardt30 :

« Leur femme parlera sa langue en même temps qu’elle apprendra celle de son mari. Ainsi tout indigène était pour le moins bilingue. (…) La possession de plu- sieurs langues est l’un des éléments essentiels de la culture personnelle de

29  Le 15 octobre 1863, la France, via l’arrêté no 125 de Guillain, interdit « l’étude des idiomes calédoniens […] dans toutes les écoles », impo- sant le français comme seule langue officielle et de scolarisation. Cet arrêté sera maintenu et appliqué jusqu’à l’installation du Premier Gouver- nement Tjibaou en 1984 (Cf. Bulletin Officiel de la Nouvelle-Calédonie de 1863, arrêté no 125 du 15 octobre 1863 : 234-238, bibliothèque Natio- nale de Paris. Cité dans Lavigne Gérard, 2012, tome 3, Annexe no 8).

30 Pasteur tout autant qu’ethnologue et linguiste, Maurice Leenhardt débute sa mission d’évan- gélisation en Nouvelle-Calédonie au début du XXe siècle. Il contribuera à poser les bases de la première documentation sur les langues du pays, principalement le ajië parlé à Houaïlou.

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l’ancien Canaque. (…) Dans les discours et les chants, le tour littéraire, consiste à savoir évoquer l’image par la répétition du même mot en deux ou trois langues dif- férentes. Tel chant de pilou commence : go kuru, go sala ro. On pourrait traduire, pour rendre compte de l’allure de la phrase : je dors, ich schlafe31 » (Leenhardt 1948 : XVI).

Les élèves interrogés témoignent donc de l’idée de cloisonnement, de frontières entre ces espaces d’autorisation ou d’interdits d’usages et de pratiques par rap- port aux principaux lieux de vie des élèves sans que cela soit problématique,

« anormal » ou « mal perçu » : « dans la cour tu peux chanter comme tu veux mais faut pas le faire trop près des maîtresses sinon… ça fait que c’est amusant de pouvoir chanter le lead du copain dans sa langue à lui, même si tu la connais pas (…) y’a que nous qui pouvons nous comprendre après » (K., école de Nouméa, juin 2017, corpus Geneix-Rabault). Ce mélange des genres est finalement assez courant dans les pratiques et en cohérence avec le profil pluriel des élèves qui évoluent eux-mêmes dans des « contextes multi/plurilingues imbriqués » (Razafi et Favard idem). Recherché, il permet de s’identifier à un groupe auquel on appar- tient et/ou on s’identifie : « ben c’est notre code à nous Kawali kawala… quand on entend le copain fredonner Kawali c’est pour se retrouver dans un coin de la cour et parler des choses à nous (rires) ! (…) » (H., école de Nouméa, juin 2017, corpus Geneix-Rabault).

Pour autant, ces pratiques s’inscrivent dans des contextes dominés par des représentations, des attitudes et/ou des discours prescriptifs, mononormatifs et cloisonnants : « ce n’est pas la vraie chanson celle qu’on a appris la semaine dernière… faut pas répéter bêtement ce que les grands vous disent dans la cour ! » (discours d’enseignante, école de Nouméa, mars 2018, corpus Geneix- Rabault) ; « le mélange des langues c’est pas bien vu chez nous (…) c’est pour ça qu’on reprend systématiquement les élèves, pour qu’après ils parlent un drehu correct, le vrai drehu de chez nous » (idem).

Conclusion

L’ analyse des pratiques chantées des enfants et des discours met en voix leurs ressources plurilingues et pluriculturelles en dépit des difficultés identifiées par le système scolaire calédonien à les repenser comme potentiellement ensei- gnables. Elle révèle d’autre part en filigrane, les représentations que les élèves se font des usages, formes, limites et évaluations d’un modèle imaginé, fantasmé et considéré comme la norme dans les pratiques : ne pas mélanger les langues

31 Nous soulignons.

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pour mieux parler le français (Fillol et al. à paraître). Parallèlement, nous pou- vons lire une véritable conscience des écarts par rapport aux « normes », aux conceptions monolingues dominantes, d’être (volontairement) en marge des

« bons usages » (re)connus par l’école et les adultes qui les entourent. Bien plus que tolérée, cette forme de transgression est recherchée : elle correspond à la façon dont les enfants lisent, vivent leur environnement et interagissent au sein de celui-ci de manière à marquer leur appartenance à la communauté éduca- tive. Elle permet une démarcation d’autant plus nette entre l’univers des enfants et celui des adultes, des enseignants, tout en offrant la possibilité de se créer des espaces de visibilité, de légitimité et d’appropriation de l’école. En l’absence de pression normative, les enfants font preuve d’usages dynamiques, créatifs et décomplexés, entendus ici au sens de dégagés de toute bienséance sémantique.

Ils réalisent finalement ce que l’école peine tant à mettre en œuvre : valoriser la diversité des langues-cultures de/en Océanie « pour que l’élève occupe une place sociale pleine et entière dans le monde social » (Bautier 1999 : 56).

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Résumé. Cette contribution propose d’interroger les usages et pratiques observés dans le cadre d’une enquête de terrain effectuée dans des écoles primaires publiques de la ville de Nouméa entre 2014 et 2017. Il s’agit de voir comment les enfants cré-acteurs, dans leurs performances orales, établissent leur propre (re)définition de leurs musiques. L’ analyse ethnomusicolinguistique de quelques chansons enfantines me permet de voir comment les enfants se détachent (parfois) des normes musicales, sémantiques et linguistiques établies par les adultes et comment ils font émerger d’autres codes fédérant la commu- nauté plurielle à laquelle ils s’identifient.

Références

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