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L'amémoire du génocide cambodgien, ou comment s'en débarrasser

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"L'amémoire du génocide cambodgien, ou comment s'en débarrasser", Revue d'histoire de la Shoah , N°181 (2004-2) "Génocides: lieux (et non-lieux) de mémoire", pp. 317-337

L'AMEMOIRE DU GENOCIDE CAMBODGIEN, OU COMMENT S'EN DEBARRASSER

Jean-Louis Margolin Université de Provence Institut de Recherches sur le Sud-Est Asiatique (IRSEA/CNRS)

A l'exception des Juifs, des Arméniens et des Tutsis du Rwanda, les Cambodgiens sont au 20ème siècle le peuple qui a subi la saignée la plus terrible, dans le cadre de la politique exterminatrice d'un gouvernement. Celle-ci offre deux particularités uniques: elle est située sur la globalité d'un territoire national et y menace l'ensemble de la population, même si certaines zones furent davantage frappées (en particulier l'est, lieu de contact avec le Vietnam, rapidement passé du statut de "grand frère" et allié à celui d'ennemi aussi implacable qu'héréditaire); elle est déterminée par le gouvernement même que s'était de facto choisi la population visée (par lassitude de la guerre et désaffection vis-à-vis d'un

"ancien régime" corrompu et inefficient), ce qui pousse certains à utiliser la notion d'auto- génocide (on y reviendra). Mais il s'agit bien d'un génocide à part entière, au moins en ce qui concerne les urbains: déportés en masse, dès le premier jour de l'occupation des villes, ils furent systématiquement discriminés, maltraités, niés dans leurs compétences, leurs attachements, leur culture, et progressivement assassinés, par exécution, affamement ou épuisement au travail; 40% environ périrent, en à peine plus de trois ans, ce qui n'est pas éloigné de la durée et des résultats du martyre des Juifs d'Europe. Quant aux

"intellectuels" (en fait tous ceux ayant reçu une éducation au moins secondaire), certaines estimations avancent le chiffre de 85% de pertes, entre leur massacre ciblé et l'émigration de très nombreux survivants vers l'Occident.

Cette tragédie a tardivement mais heureusement fait en France l'objet d'une médiatisation importante, qui ne pourrait guère en matière d'histoire de l'Asie contemporaine se comparer qu'à celle afférant aux guerres d'Indochine et du Vietnam;

d'autres pays de la région -la Corée du Nord depuis 1945, le Vietnam en paix, l'Indonésie en 1965, Timor Oriental, le Laos communiste, la Birmanie des généraux- ont pourtant connu des drames considérables, sans susciter par ici beaucoup d'intérêt. Quant à la Chine, paradoxalement, si elle ne cesse d'attirer l'attention, c'est semble-t-il uniquement pour son présent, ce qui laisse implicitement incritiqués les torrents logomachiques pro-maoistes des années soixante et soixante-dix, alors même que l'historiographie du communisme chinois, enfin mature, a accompli d'énormes progrès depuis au moins une décennie. Du Japon en guerre, on ne se souvient le plus souvent que des bombes atomiques et des kamikazes, ce qui amène à sous-estimer considérablement les terribles souffrances infligées par l'empire aux autres peuples d'Asie.

Cette concentration de l'attention sur le court règne des Khmers rouges me

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permettra de n'évoquer qu'à grands traits son déroulement, et à peine davantage ses origines et ses suites. Le Cambodge, jusqu'en 1967, avait à peu près réussi à échapper aux guerres qui depuis 1946 ravageaient le Vietnam voisin. Ensuite, la conjonction de la montée en puissance des affrontements entre Américains et communistes vietnamiens, ainsi que l'entrée en crise progressive du despotisme bonhomme de l'ère Sihanouk, amena au renversement de ce dernier, en mars 1970, par une sorte de coup d'Etat constitutionnel (opéré par son propre Premier ministre, Lon Nol, appuyé par l'armée et le Parlement). Le prince, alors absent, fit en riposte le choix aussi décisif que fatal de s'allier aux communistes d'Indochine, y compris donc ses adversaires de la veille, les Khmers rouges.

Hanoi, se servant au départ de leur faible mouvement comme de supplétifs, occupa rapidement une large part des campagnes cambodgiennes. Les partisans de Saloth Sar (qui allait ensuite se faire appeler Pol Pot) tirèrent largement profit de la caution sihanoukienne pour se renforcer dans les campagnes, puis s'émancipèrent de la pesante tutelle nord- vietnamienne à l'occasion de la fin provisoire des hostilités au Vietnam qui résulta des accords de Paris (janvier 1973). Ils purent donc, en deux ans, achever d'écraser un régime

"républicain" corrompu, de moins en moins soutenu par des Etats-Unis entravés par la crise du Watergate. A peine entrés dans Phnom Penh, le 17 avril 1975, ils entreprirent de vider la capitale, et toutes les autres villes, de leur population. Cette évacuation largement improvisée, suivie trois ans durant de déportations bien plus planifiées, et accompagnée d'une collectivisation aussi rapide que totale, préluda à un effondrement des conditions de vie qui fut l'élément le plus meurtrier, même si il se conjugua à des centaines de milliers d'exécutions, soit directes, soit après un court séjour dans des prisons-mouroirs, où la torture s'ajoutait au manque de nourriture. Il y eut peu de résistances, même si les conflits internes au régime ne manquèrent pas, et se traduisirent par des purges dévastatrices.

Celles-ci contribuèrent grandement à affaiblir le Cambodge, dont Pol Pot avait entrepris en 1977-78 de le lancer dans une entreprise de "reconquête" des "provinces perdues" au XVIIIème siècle au profit du Vietnam.

Ce dernier finit par contre-attaquer à grande échelle, en décembre 1978, et Phnom Penh tombait dès le 7 janvier 1979. Un assez fantomatique Front Uni de Salut National du Kampuchéa (FUSNK), composé de Khmers rouges dissidents et de communistes cambodgiens depuis longtemps réfugiés à Hanoi, s'installait au gouvernement. Dans la réalité, cependant, et pour le plus clair de la décennie suivante, les nombreux "conseillers"

vietnamiens, appuyés sur quelque 180 000 baïonnettes, allaient faire la pluie et le beau temps, et d'abord empêcher le retour au pouvoir de la "résistance" (des Khmers rouges rescapés avant tout, alliés aux sihanoukistes et à leurs anciens adversaires "républicains"), désormais appuyée par la Chine, les Etats-Unis et les pays non communistes de la région.

Le cantonnement des bases de la résistance aux zones frontalières de la Thailande, la consolidation subséquente du gouvernement de Phnom Penh, placé depuis 1985 sous l'autorité de l'habile Hun Sen, enfin l'évolution rapide des rapports de force internationaux sous Gorbatchev amenèrent en 1989 le Vietnam à retirer ses troupes, cependant que, sous l'égide de l'ONU, un cessez-le-feu et un accord de réconciliation nationale étaient conclus.

Les oripeaux du "socialisme réel" étaient rapidement abandonnés, la monarchie (avec l'inusable Sihanouk) se voyait rétablie, un réel pluripartisme était instauré, en prévision des premières élections libres, patronnées par l'ONU, en 1993. Les Khmers rouges amorçaient alors leur déclin final, ponctué de redditions spectaculaires, et conclu en avril 1998 par la mort d'un Pol Pot abandonné de tous. Comme dans de nombreux pays postcommunistes -

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par exemple ceux d'Asie centrale ex-soviétique-, les anciennes équipes au pouvoir allaient cependant être en mesure de se succéder à elles-mêmes, conservant surtout du "marxisme- léninisme" l'idée qu'un gouvernement à poigne était à la fois légitime et indispensable. D'où les hoquets d'une démocratisation actuellement en panne, cependant qu'Hun Sen, qui n'a que 51 ans, s'apprête à fêter ses deux décennies de pouvoir après avoir largement remporté les élections législatives de 2003.

A- De l'instrumentalisation à l'oubli?

1)Le génocide comme source de légitimité politique (1979-1989)

Comme on l'a vu, le régime qui avait succédé aux Khmers rouges éprouva les pires difficultés à s'émanciper de l'image (parfaitement justifiée au départ) de supplétifs de Hanoi.

Il lui fallait se construire une légitimité, tant aux yeux de l'opinion internationale qu'à ceux des Cambodgiens eux-mêmes, dont on pouvait se douter que leur soulagement d'avoir échappé aux tueries quotidiennes laisserait bientôt place au ressentiment à l'égard d'un occupant qui de plus était l'ennemi héréditaire. Il n'était pas question de recourir à des élections libres: outre que l'idée même en aurait été étrange chez des communistes indochinois au pouvoir, il n'était que trop évident qu'elles auraient ramené Sihanouk. Et l'annihilation ou l'exil de la plupart des cadres du pays empêchait de se passer de la seule aide étrangère disponible, quel qu'en fut le prix politique: celle des Vietnamiens.

La solution la plus simple et la moins risquée était donc de jouer sur le sentiment de rejet à l'égard des Khmers rouges, évident chez les Cambodgiens, et grandissant à l'échelle mondiale, malgré les difficultés que ressentaient encore beaucoup à admettre que communiste pouvait rimer avec assassin. Pour tenter de réconforter ces derniers, et surtout pour éviter que la dénonciation de communistes puisse s'élargir à une condamnation du communisme -ce qui eût été suicidaire pour les vainqueurs de janvier 1979-, il importait de découpler autant que faire se pouvait le polpotisme du marxisme-léninisme. Le Vietnam avait montré la voie, justifiant dès le 7 janvier la prise de Phnom Penh par le "génocide fasciste" qui s'y serait déroulé. La connotation était évidente, et intentionnelle, avec le seul autre génocide fasciste ayant eu lieu jusque là: celui des Juifs par Hitler.

Et, dès ce moment, il y a claire volonté de "nazifier" Pol Pot. Pour accentuer son caractère "réactionnaire", on abandonne bientôt l'accusation de "trahison de la révolution et de la patrie", qui rappelait trop qu'il avait des dizaines d'années durant été du "bon" côté.

On fait appel très vite à des experts est-allemands pour "habiller" le centre de tortures de Tuol Sleng, découvert encore empli de cadavres par des journalistes vietnamiens, suivant les techniques éprouvées de la reconversion des camps nazis en musées de l'antifascisme.

Dès juillet, des images horrifiques de S-21 et des photos de crânes retirés des charniers en cours d'investigation sont largement diffusées dans la presse indochinoise et mondiale.

Faisant d'une pierre deux coups, on accuse aussi les dirigeants chinois ("maoistes" et non

"communistes"), dont le Vietnam vient de subir la sanglante "punition" armée sur sa frontière nord, d'avoir au Cambodge pratiqué le génocide par procuration, Pol Pot ayant planifié à leur seul profit l'extermination des Cambodgiens. C'est la version qu'Ong Thong Hoeung entend alors de la bouche de son patron vietnamien May Lam: "C'est le mot d'ordre: lutter contre l'expansionnisme chinois qui veut annexer depuis toujours l'Asie du Sud-Est. S'il y a eu génocide au Cambodge, c'est parce que, nous dit-on, la Chine avait ordonné à Pol Pot de massacrer les Cambodgiens pour les faire remplacer par les Chinois.

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Cette campagne antichinoise orchestrée par Hanoï sème la peur parmi les Chinois et les Sino-khmers que les Vietnamiens considèrent comme la "cinquième colonne" de Pékin". Le mobile de cet étrange "auto-génocide" est donc établi...

Il convenait de ne pas s'arrêter en si bon chemin. Un deuxième risque existait en effet: les rares cadres du FUSNK à disposer d'une bonne connaissance du terrain et d'importants relais locaux étant d'anciens Khmers rouges, généralement entrés en dissidence en 1977 ou 1978 seulement, tout procès global des vainqueurs du 17 avril aurait pu se retourner contre eux. Une autre fiction fut donc mise en place: l'existence d'une

"clique réactionnaire Pol Pot-Ieng Sary" (auquel on ajoutait parfois Khieu Samphan) qui aurait, en quelques jours, et à l'insu des "vrais révolutionnaires", retourné le "glorieux 17 avril" en une horrible dictature fasciste. Bref une manière de "révolution trahie" à la Trotsky... Dès avril 1979, la circulaire n°1 du Conseil Révolutionnaire du Peuple du Kampuchéa (gouvernement), "Sur la punition des auteurs des exactions contre le peuple au cours du régime Pol Pot-Ieng Sary", fixait définitivement la désignation des bourreaux.

Cela présentait aussi l'avantage de correspondre à la tendance spontanée des Cambodgiens, peu habitués à un jeu politique structuré par des partis, à personnaliser les régimes, allant, on l'a dit, jusqu'à appeler les Khmers rouges "les Polpots". Cela permettait surtout la mise en place d'une politique de "clémence à l'égard des repentis sincères", appelée à se pérenniser vingt années durant, jusqu'à la disparition finale du mouvement Khmer rouge.

L'important n'était pas la justice -la punition des crimes passés, n'importe comment atténués par leur attribution exclusive par la propagande à Pol Pot et ses lieutenants- mais la consolidation du nouveau régime: "Les soldats et les cadres de Pol Pot-Ieng Sary qui se rallient, individuellement, par unités ou en groupes aux responsables locaux de l'Etat révolutionnaire, et présentent leurs excuses au peuple pour leurs offenses passées, seront autorisés à travailler à nouveau et à subvenir normalement aux besoins de leurs familles, après un examen attentif de leur cas, et après avoir été éduqués en vue de les rendre conscients". Bien plus, ceux ayant la malchance d'avoir été emprisonnés avant la promulgation de la circulaire pouvaient escompter une réduction de peine (trois à cinq ans pour les Khmers rouges du rang) en s'efforçant de convaincre leurs anciens camarades de se rendre; presque tous furent en fait relâchés fin 1979, et même autorisés à rentrer dans la police... Bref, même après 1979, une (étroite) porte était encore ouverte pour ceux qui entendraient imiter tardivement ce qu'avait fait en 1978 le président du Conseil Révolutionnaire, Heng Samrin, ou en 1977 son ministre des Affaires Etrangères, Hun Sen.

Ce n'était pas vraiment du goût de l'autre faction du pouvoir, les "Khmers Hanoi", en exil depuis longtemps, et qui avaient été parmi les premiers à être systématiquement pourchassés et massacrés par la tendance Pol Pot, au moins depuis 1972-73. Ils connaissaient la fiction de l'analyse officielle, et manifestaient à chaque occasion leur défiance à l'égard des ex-Khmers rouges, de plus bien moins cultivés politiquement qu'eux.

Mais l'occupant vietnamien, pragmatique, savait sur qui il fallait compter: ses arbitrages furent contraires à ses plus anciens alliés, dont le chef de file, le secrétaire-général du Parti Populaire Révolutionnaire du Kampuchéa (parti communiste reconstitué), Pen Sovan, fut destitué et emmené en détention au Vietnam en décembre 1981.

La poutre faîtière du nouvel édifice idéologique fut, du 15 au 19 août 1979, le procès par contumace de Pol Pot et Ieng Sary devant le Tribunal Populaire Révolutionnaire de Phnom Penh. De façon prévisible, ils furent condamnés à mort, pour "génocide": "Plus de trois millions de Cambodgiens ont été assassinés ou ont succombé sous la torture ou les

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conditions de vie misérables au cours du régime Pol Pot-Ieng Sary", commente le jugement. Passons rapidement sur le caractère exorbitant, du point de vue de la bonne justice, de ce procès: outre l'absence des accusés et la faible durée des débats, une instruction d'à peine trois mois, menée par une équipe déléguée par le comité central du PC vietnamien, dirigée par Tran Huu Duc, qui planifie ensuite le déroulement du procès; un président du tribunal, Kev Chanda, qui est en même temps ministre de la Propagande; un accusateur public, Mat Ly, qui avait été haut cadre Khmer rouge, vice-président de la toute théorique Assemblée nationale du régime Pol Pot; un défenseur, Dith Munty, qui témoigna simultanément comme victime, et se borna à dénoncer les "patrons" chinois de Pol Pot. Les débats, réglés au millimètre, et les interventions appropriées d'invités étrangers (juristes ou journalistes) soigneusement triés, et dûment emmenés visiter Tuol Sleng, aboutirent à l'effet recherché: une dénonciation répétée des "méthodes fascistes" des "réactionnaires", ainsi que des responsabilités chinoises. Par contre, aucun cadre Khmer rouge de haut rang n'avait été compromis, au-delà du duo diabolique; de plus les anciens responsables de la zone Est (ceux qui avaient rejoint le Vietnam) étaient explicitement blanchis, et placés au rang de victimes...

La manipulation de la mémoire allait suivre la ligne ainsi fixée. Une "journée de la Haine", tardivement transformée en "journée du Souvenir", était célébrée chaque année le 20 Mai. Tuol Sleng devenait un lieu de pélerinage obligatoire (obligatoirement en groupe) pour les membres du parti, les employés de l'administration, les scolaires, et bien sûr les hôtes étrangers. Curieusement, on y était accueilli par un slogan dont l'inquiétant était qu'il était difficile de savoir s'il datait d'avant ou d'après: "Elevons constamment notre conscience révolutionnaire pour anéantir les ruses de l'ennemi et défendre la révolution, le peuple et le parti". Un second lieu de culte était ouvert à Choeung Ek, à une quinzaine de kilomètres de la capitale, sur l'emplacement du principal centre d'exécution où étaient emmenés les détenus d'S-21 après avoir "confessé" leurs "crimes"; 8985 cadavres y étaient en 1980 exhumés de près d'une centaine de fosses communes, plusieurs dizaines d'autres étant laissées volontairement intactes.

Il est au fond assez surprenant que, jusqu'à ces dernières années, la plupart des autres charniers n'aient pas été investigués, et encore moins transformés (à de très rares exceptions près) en lieux du souvenir: le Cambodia Genocide Programme, principalement financé par le congrès des Etats-Unis, qui a aussi repris en mains les archives de Tuol Sleng, a répertorié à ce jour 520 sites d'exécutions; et beaucoup étaient connus de la population. Ainsi, suivant le journaliste Nayan Chanda, parcourant le Cambodge en 1980:

"Il est difficile de s'arrêter dans la plus petite agglomération le long des routes sans être entraîné par des habitants -les uns silencieux dans leur colère, les autres en pleurs- vers des fosses. Chaque village semble avoir son petit Auschwitz, témoin de l'inhumanité de l'homme pour l'homme". Il y a bien sûr un lien logique entre Tuol Sleng et Choeung Ek; de plus, jusqu'à récemment, les routes cambodgiennes étaient en piteux état, et peu sûres. Mais on ne peut s'empêcher de voir là un effet de la politique de réintégration des Khmers rouges: ceux-ci composaient une part essentielle, probablement majoritaires, des victimes d'S-21, alors qu'ils furent très minoritaires parmi celles du régime dans sa globalité; tous les dirigeants purgés, en particulier, passèrent par Tuol Sleng, le temps de rédiger leur confession. Rendre presque exclusivement hommage à ces victimes-là, c'est d'une certaine façon authentifier le mythe de la "révolution trahie", et incidemment pleurer des individus qui, quelle que soit leur tragédie personnelle, avaient pour une bonne part été eux aussi des

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bourreaux... Le parallèle n'est que trop évident avec ce que fut longtemps la "critique" du stalinisme menée par Kroutchev et, avec quelques nuances, jusqu'à aujourd'hui par les trotskystes: focaliser sur les meurtres de communistes -en particulier au travers d'une attention presque exclusivement tournée sur les procès de Moscou et les purges-, en

"oubliant" les "koulaks", les ouvriers du rang, les groupes nationaux criminalisés.

2) De la dépolitisation à l'abandon (aux touristes): 1989-2004

La dépolitisation des lieux de mémoire du génocide cambodgien -choc en retour du

"refroidissement" du conflit à partir de 1989- fut dénoncée en 1993 par l'anthropologue Grant Evans, professeur à Hong Kong: une négligence polie, plus même d'insistance auprès des personnalités étrangères pour qu'elles visitent Tuol Sleng, les touristes prenant la place des Cambodgiens désormais invisibles, au-delà des guides et vendeurs de "souvenirs". Les choses n'ont fait depuis que se confirmer. Tous les témoignages concordent (y compris le mien propre, qui remonte à 1996): loin des bruits de la ville, Tuol Sleng est moins un lieu de recueillement qu'un espace abandonné - absence totale de visiteurs locaux, absence d'entretien ou seulement de nettoiement, abandon des recherches sur le génocide aux universitaires et aux financements étrangers, même si quelques Cambodgiens font, à titre individuel, de remarquables efforts pour assurer leur part de la tâche. Signe des temps: en 2002, la fameuse carte géante du Cambodge, certes d'un mauvais goût grand-guignolesque (elle était faite de crânes, les rivières étant peintes rouge sang) a été retirée, sous prétexte que les ossements commençaient à pourrir. Il a même été question à plusieurs reprises de fermer le musée du Génocide, sous prétexte de "réconciliation nationale"... Quant à Choeung Ek, on y a construit un stupa (édifice bouddhiste traditionnel) qui assure une nécessaire protection aux crânes exposés à la pluie depuis 1980, mais le chemin d'accès n'a cessé de voir sa viabilité se détériorer.

Ce n'est pas que le discours officiel sur le génocide ait beaucoup changé depuis 1979. Il s'agit toujours d'"hitlériser" Pol Pot. Ainsi, sur le panneau introductif, à Choeung Ek, on assure que "La clique de criminels de Pol Pot a commis un acte génocidaire haineux (...) Il fut plus cruel que l'acte génocidaire commis par les fascistes de Hitler". L'évolution du régime est sensible dans ce qui suit, beaucoup plus conforme aux canons de la civilisation khméro-bouddhiste: "Ils ont forme humaine, mais leurs coeurs sont ceux de démons. Ils ont l'apparence de Khmers, mais leurs activités sont purement réactionnaires.

Ils ont fait le voeu de transformer le peuple Campuchéen (sic) en un groupe de personnes dénuées de raison, un groupe sans connaissance ni compréhension (...) Ils ont transformé de jeunes gens et des adolescents, aux coeurs purs, doux et modestes, en d'odieux assassins".

La forme change, mais le but est le même: empêcher toute réintégration du régime Pol Pot dans l'histoire cambodgienne et universelle, éviter toute interrogation sur ce qui pourrait le relier à la commune humanité - et en particulier aux actuels dirigeants du Cambodge.

Ceux-ci, par ailleurs, ont poursuivi inlassablement leur stratégie de récupération des Khmers rouges - sans plus d'exception depuis l'opportun décès de leur leader, en 1998.

Même Ieng Sary se réconcilia spectaculairement avec Hun Sen, en 1996, et fut pardonné par le roi (le verdict de 1979 était donc annulé), pour salaire du coup fatal qu'il portait ainsi à l'unité et à la force combattante du mouvement, jusque là tout sauf négligeable. Il fut imité deux ans après par Khieu Samphan et, plus dérangeant encore, par l'implacable Nuon Chea, secrétaire à l'Organisation dans le CC du PCK, et à ce titre responsable sous le "frère n°1" tant des purges que de S-21. S'il y eut bien un génocide au Cambodge, et si l'on prend

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au mot l'équipe Hun Sen dans son analogie obsessionnelle avec le nazisme, cela signifie donc que le plus proche équivalent cambodgien d'Himmler peut aujourd'hui déambuler à Phnom Penh au milieu de gens qui, plus ou moins directement, furent presque tous ses victimes....

Quant au 17 avril -jour du début de l'évacuation forcée de Phnom Penh, rappelons- le-, il ne serait toujours pas à marquer d'une pierre noire: pour le Premier ministre, s'exprimant en avril 2000, "C'est le jour qui arrêta l'invasion étrangère (...) C'est un jour de joie autant que de tristesse. Mais la joie compte moins que la tristesse, car à partir de ce jour nous perdîmes tout, et tombèrent dans un régime génocidaire". Il s'agissait de répliquer au plus dynamique des groupes de l'opposition, le Parti Sam Rainsy (du nom de son dirigeant), qui interpellait le gouvernement sur l'absence de toute commémoration de ce 25ème anniversaire du début du génocide, et organisait à Choeung Ek une matinée de prières (avec 200 moines) et de revendication d'un procès des Khmers rouges. Etant largement composé d'anciens exilés en Occident, cela lui pose moins de problèmes qu'au parti au pouvoir (PPC, parti du peuple cambodgien) - ce qui n'enlève rien à la justesse de sa proposition.

Il faut bien reconnaître que la caractérisation officielle du régime Pol Pot a fait mouche en Occident. C'est particulièrement vrai de son assimilation au nazisme. On déjà cité les "Auschwitz" villageois de 1980. Mais le grand journaliste Tiziano Terzani, en 1992, évoque à Tuol Sleng "l'Auschwitz de Phnom Penh". Les touristes ne sont pas en reste: ainsi, en 1997, un Américain écrit sur sur son site internet, sous-titré Stories of the Cambodian Holocaust : "Comme les Nazis, les Khmers rouges étaient obsédés par la tenue de registres". Quelle administration moderne ne l'est pas (et à leur façon les Khmers rouges sont modernes)? Il est frappant, et significatif de la différence de statut dans l'imaginaire collectif entre nazisme et communisme, que personne ou à peu près ne fasse référence au Goulag, au Laogai chinois, au traitement lamentable de leurs prisonniers (locaux ou étrangers) par les communistes vietnamiens (grands éducateurs des dirigeants Khmers rouges) ou au massacre systématique des élites locales et des étrangers qu'ils opérèrent à Hué en 1968, aux balles dans la nuque des caves de la Loubianka, au NKVD qui contrôlait la prison centrale de Moscou, etc...

L'histoire savante n'est pas en reste. Ben Kiernan, qui plus que tout autre contribua à fixer la "Vulgate" sur le régime Pol Pot (par ses oeuvres, également par son activité à l'université de Yale, auprès du Congrès, et au Cambodge même), a repris -en en gommant les aspects les plus caricaturaux- et popularisé la "version Hanoi/Hun Sen" sur au moins trois points essentiels:

1)le polpotisme, fortement appuyé de milliers de conseillers chinois, et inspiré par le maoisme, aurait constitué une déviation extrémiste et délirante par rapport au

"communisme orthodoxe" vietnamien, dont les aspects meurtriers (certes pas génocidaires...) et hégémonistes (sur les pays de l'ancienne Indochine) sont du coup négligés; un phénomène aussi grave que l'expulsion systématique des centaines de milliers de Chinois du Tonkin en 1979, qui devrait évoquer les persécutions à l'encontre des minorités ethniques au Cambodge, est totalement "oublié";

2)le polpotisme, en dernière analyse, relèverait de la lignée du nazisme bien davantage que de celle du communisme; pour le démontrer, Kiernan focalise l'attention sur les ravages causés à des ethnies comme les Cham-s (musulmans), alors qu'il n'est pas prouvé qu'ils aient fait l'objet d'un plan d'extermination particulier; il met par ailleurs en exergue l'ultra- nationalisme et la xénophobie de certains discours, alors que c'est le lot commun du

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stalinisme et de ses dérivées à l'échelle mondiale depuis les années quarante;

3)Kiernan met en valeur les purges terribles subies par la population et les cadres de la

"zone Est" frontalière du Vietnam en 1978: elles y prouveraient la présence d'une "ligne"

bien plus modérée et "réaliste" qu'au Centre. L'enjeu est capital, dans la mesure où les dirigeants post-1979 sont en grande partie des rescapés de la direction locale. En fait, outre que le caractère absolument hors-normes de ces purges est discutable, elles peuvent aussi être expliquées par de simples luttes de pouvoir, ou par une paranoïa sans fondement, dans le contexte de la guerre avec le Vietnam...

Kiernan, cependant, est comme beaucoup d'Occidentaux favorable à un procès des dirigeants Khmers rouges survivants, comme pièce centrale du nécessaire "travail de mémoire". L'administration Hun Sen, elle, semble lui préférer un travail d'oubli: elle a réussi à éliminer les Khmers rouges comme adversaires politiques et à se renforcer suffisamment pour n'avoir plus d'autre priorité que d'éviter de se voir rattrappée par son passé douteux. Elle tente de jouer la montre, en retardant tout procès jusqu'au décès des principaux intéressés... Ce faisant, elle rencontre l'assentiment de très nombreux Cambodgiens. Passons sur ceux, minoritaires, qui ont autre chose à se reprocher que d'avoir survécu alors que tant de leurs proches périssaient. Mais, comme après toute grande catastrophe, la priorité de la plupart des autres est tout simplement de recommencer à vivre normalement, ce qui n'est toujours pas simple en 2004, compte tenu de la médiocrité de l'économie comme de l'administration. Il y a d'anciens bourreaux parmi leurs voisins, et eux-mêmes n'ont pas envie de replonger dans une atmosphère de guerre civile. La paix passe avant la justice... Ajoutons-y un zeste de "fatalisme" lié à la conception bouddhique de la vie comme passage dans le long cycle des réincarnations - mais semblable réaction de retrait face à l'horreur a aussi été connue sous d'autres cieux.

B-Entre souvenir et souvenirs: Tuol Sleng et Choeung Ek

Cette longue mise en contexte était nécessaire: elle permettra maintenant de saisir le message transmis par les lieux emblématiques et presque uniques de la mémoire du génocide cambodgien que sont sa prison centrale et son charnier/centre d'exécution.

Message complexe, car aujourd'hui comme fait de strates temporelles successives qui s'entremêlent, se contredisent parfois... On ne tentera pas de décrire chaque lieu en détail (la littérature accessible et la filmographie y suppléent passablement, en particulier pour Tuol Sleng), mais de dire ce qu'ensemble ils peuvent inspirer.

1)Une horreur camouflée

Pour quiconque visite Tuol Sleng et Choeung Ek, le premier sentiment est celui de la banalité de ces lieux. Foin de ces métropoles mortuaires que restent les grands camps nazis, même en partie détruits. Ce centre nerveux de l'extermination que fut le siège d'S-21 a la taille réduite (environ 600 mètres sur 400) et l'aspect presque riant du lycée à quatre bâtiments de trois étages qu'il fut, aspect souligné par la pimpante peinture blanche dont on a cru bon d'affubler la base des arbres, les bornes, certaines allées et la clôture (qui n'a plus rien à voir avec cette double ou triple rangée de tôles ondulées surmontées de barbelés que vit en 1979 Ong Thong Hoeung). Un portique sans agrès, une cabane à souvenirs (brochures et vidéos essentiellement, en 1996), un vaste rectangle entre les bâtiments, et si

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peu de monde: pas de quoi se sentir oppressé, surtout par un beau matin, quand les oiseaux chantent dans les nombreux arbres de ce faubourg excentré. Des enfants jouent au ballon, juste à l'extérieur, contre l'envers du mur même auquel sont accrochées les fameuses photos d'identité des futurs cadavres... L'intérieur ne dément pas complètement cette première impression, puisqu'il est surtout composé de salles de classes (avec parfois encore au mur les tableaux noirs), banalement vides, l'air d'avoir été désaffectées - sauf les quelque-unes transformées en lieux d'expositions.

Quant à Choeung Ek, il est entouré d'une campagne idyllique (les deux termes sont redondants dans le cas du Cambodge), aujourd'hui fortement peuplée; il s'agissait, avant, d'une plantation d'arbres à longans. Quelques panneaux d'explication, le stupa empli de crânes (bien blanc et pimpant lui aussi, l'esthétique du bouddhisme industriel), et les fosses, vagues "trous d'obus" parfois encerclés de chaînes blanches, d'où çà et là, en cherchant un peu, on distingue cependant de vagues ossements, des lambeaux de vêtements affleurant...

Cette dissimulation correspondait au projet des Khmers rouges: cacher la mise à mort, rendue ainsi incertaine pour les survivants, mais aussi terrorisante dans son obscurité même - un Nacht und Nebel tropicalisé. On venait vous chercher, presque toujours le soir, pour "étudier" - en ce sens, que Tuol Sleng ait à l'origine été un établissement d'enseignement tient de la sinistre plaisanterie - , et ensuite vos proches comprenaient qu'il serait aussi vain que dangereux pour eux de demander de vos nouvelles. S-21 était triplement protégé des indiscrets: par sa banalité même (encore que, dans le silence de la nuit, les cris des torturés aient été plus qu'audibles, comme en témoignent les rares rescapés), par l'expulsion des habitants de Phnom Penh (seuls y vivaient les fonctionnaires du régime, quelques ouvriers et des coopérants chinois, dans des sortes de casernes), et par une cinquantaine de gardes armés veillant en permanence (au total S-21 avait quelque deux cents fonctionnaires pour un effectif de détenus oscillant entre 1000 et 1500). Ajoutons que l'appareil prenait les moyens de se faire respecter: plusieurs dizaines de gardiens de Tuol Sleng y finirent eux-mêmes leurs jours. Les "actions", dans un Choeung Ek à l'écart des grands axes dont les habitants, enrégimentés ou déportés comme partout dans le pays, étaient tenus à distance, se déroulaient toujours la nuit; le son mat des barres de fer s'écrasant sur les nuques ne la perturbait que faiblement.

Bien sûr l'horreur était en fait partout. Certaines des salles de classe étaient des lieux d'interrogatoire: cela impliquait presque immanquablement la torture, même si les méthodes "douces" (pressions psychologiques, utilisation de l'épuisement et de l'affamement des détenus) n'étaient pas négligées. D'autres étaient emplies de cinquante à cent prisonniers, alignés à même le sol sur plusieurs rangs, un pied enchaîné en permanence (sauf pour les femmes, qui avaient leurs propres "classes", et devaient souvent s'occuper de petits enfants) à une lourde barre de métal collective, scellée. Le portique servait à des tortures supplémentaires, et, suivant certains, à des pendaisons.

Mais le travestissement fut aussi, à un degré certes inférieur, le principe du gouvernement d'après 1979. D'abord le nom même de Tuol Sleng: en fait le lycée était sous Sihanouk dénommé Ponhear Yat; puis, sous Lon Nol, il fut rebaptisé Tuol Svay Prey (Colline du manguier sauvage). Sous Pol Pot, on ne parla que d'S-21. Tuol Sleng était le nom d'une école primaire toute proche: son nom (colline de l'arbre -vénéneux- Sleng) parut plus approprié... Plus grave sans doute: Choeung Ek est, sur les panneaux explicatifs, présenté comme un "camp d'extermination". Et, pour rendre la version plus vraisemblable, un plan minutieux en a été établi. Sa nomenclature se limite pourtant à huit emplacements:

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le premier serait celui de la "prison", dont on précise plus justement qu'elle était

"l'antichambre de la mort"; sa très petite taille confirme qu'il ne s'agissait que d'une façon de réguler le flux en direction des fosses d'exécution... Viennent ensuite un entrepôt, la baraque des fers, le stupa, et diverses fosses individualisées. Rien en fait qui évoque un camp un tant soit peu permanent. On mentionnera enfin ce panneau de Tuol Sleng qui dresse la liste des victimes: "des paysans, des ouvriers, des techniciens, des ingénieurs, des docteurs, des enseignants, des étudiants, des moines bouddhistes, des cadres de Pol Pot, des soldats de tout grade, le corps diplomatique cambodgien, des étrangers, etc (...) avec leurs femmes et leurs enfants". On passera sur ce phallocratisme d'un autre âge: il y avait au Cambodge aussi des femmes cadres, ou responsables politiques, sous Pol Pot, et même avant... Mais surtout cet unanimisme victimaire (où, comme il se doit, paysans et ouvriers - alors bien peu nombreux pourtant- marchent en avant), à l'instar d'Auschwitz dans sa présentation de l'ère communiste, ne permet plus de comprendre le principe de sélection des bourreaux. A Choeung Ek, un peu contradictoirement, on n'oublie pas de noter que

"beaucoup d'habitants et de soldats Pol Pot de la zone Est furent aussi envoyés là à partir de mai 1978", ce qui a cependant son sens politique...

2)Le simple et le sordide

Ni dans ces lieux de mort, ni ailleurs, l'on ne décèle le moindre signe d'une construction correspondant à l'ère Pol Pot. Tout au plus, dans les campagnes, certains barrages ou canaux d'irrigation subsistent-ils; et l'on trouve trace d'un énorme aérodrome en construction, qui aurait pu servir de base militaire chinoise. Mais ni autoroutes, ni HLM, ni métro, ni même monuments auto-célébratifs: plus radicalement qu'aucun autre régime au XXème siècle, celui des Khmers rouges paraît tout entier tourné vers la mort.

Cette industrie mortuaire se greffa donc sur le bâti existant, pratiquement sans le modifier, dans la simplicité et l'utilitarisme. D'un bout à l'autre du pays, temples, mosquées et écoles -qui ne fonctionnaient plus - furent transformés en casernes ou, plus souvent encore, en centres de détention, de tortures et d'assassinat. L'évocation de l'atrocité, en conséquence, est souvent minimaliste: une salle de détention pour haut cadre -et de torture-, c'est une classe, avec petit bureau et chaise d'école bien rangés pour l'interrogateur, un lit en fer, une tinette, un élément d'enchaînement, un bidon d'eau, une vague loque; juste, au mur, le tableau a été plus tard remplacé par la photo de la dernière victime trouvée par les Vietnamiens dans cette même pièce, attachée au lit, gisant dans son sang...

Le santebal accomplit quand même de menus travaux de rénovation intérieure: sur deux étages de deux bâtiments, les classes furent partitionnées en 168 cellules individuelles de deux mètres carrés en moyenne, certaines trop petites pour pouvoir s'y allonger. Les murs de séparation, en bois ou en brique, ne montant pas jusqu'au plafond, laissent une impression où le sinistre se mêle au sordide: travail bâclé, tout de guingois, le sentiment qu'un bon coup d'épaule suffirait à tout défoncer. L'impression est entretenue par ces trous taillés sans soin dans les murs des classes, de façon à ménager un unique corridor de surveillance pour l'étage entier. Un des tableaux de Vann Nath (cf ci-dessous) permet d'évoquer ce qui restait de vie au détenu: on y voit un homme émacié au short informe, hirsute, l'air désespéré, assis, enchaîné par un pied, avec à ses côtés une minuscule assiette vide, un petit jerrycan d'eau, une boîte de munitions vide en guise de tinette. Dernier aménagement: les grillages barbelés recouvrant hermétiquement l'extérieur du bâtiment, du côté des couloirs de communication largement ouverts. En effet les détenus, comprenant ce

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qui les attendait, saisissaient la moindre occasion de se suicider, le plus simple étant de se jeter dans le vide lors d'un déplacement. Le gardien inattentif pouvait être puni de mort pour avoir ainsi gâché une précieuse source d'aveux et de dénonciations...

La simplicité est plus apparente encore à Choeung Ek. Cette sorte de terrain vague non aedificandi s'y prête. Il n'y eut jamais là beaucoup de constructions, il n'y a plus rien, sinon le stupa commémoratif. On serait reconnaissant aux autorités post-1979 de n'avoir pas trop mis l'horreur en scène, si ce n'était aussi une marque de délaissement. En tout cas pas d'héroisation intempestive des victimes: en ce sens la vision qui en est donnée correspond à notre sensibilité actuelle. Tout au plus notera-t-on l'insistance des textes et images peintes à situer la victime au sein d'une famille qui la pleure, et parfois l'accompagne dans la mort, alors même que les Khmers rouges avaient fait éclater le noyau familial, arrêtaient essentiellement des individus isolés, et en forte majorité des hommes.

3)L'omniprésence de la souffrance et de la mort

A Tuol Sleng, la mort vous saisit à peine arrivé dans la cour: quatorze tombes individuelles blanches, élémentaires, évoquent les cadavres découverts en janvier 1979; une grande jarre servait au supplice de l'eau. La mort vous poursuit dans les escaliers et dans les classes/cellules, ornées d'un tableau où figure le règlement intérieur (se taire, obéir sans broncher, ne rien faire sans autorisation - sous peine de trente coups de fouet...), et où l'on distingue par endroits des traces de sang, déjà en 1996 de moins en moins discernables de la saleté ambiante... La mort vous accable de tout son poids à la vision des quelque 7 000 petites photos de victimes à leur entrée dans la gueule du monstre qui, quelques jours ou, au maximum, quelques mois plus tard, n'en recracherait que les ossemants. Ces clichés, systématiquement pris par les fonctionnaires du santebal, et oubliés dans leur retraite précipitée, constituent l'originalité et désormais, si l'on peut dire, l'image de marque du génocide cambodgien. Curieusement, ce "clou" de la visite d'un lieu unique peut être délocalisé avec une grande facilité: les clichés d'S-21 ont fait l'objet de plusieurs expositions à travers le monde, et sont disponibles sur internet, où les survivants sont invités à donner sur ces ombres les informations qu'ils pourraient connaître. A Tuol Sleng, les photos emplissent tout un étage de classes. Sagement rangées par panneaux de 36 (une quarantaine par salle), elles sont classées par genre (hommes/femmes) et, plus ou moins, par thématique: femmes avec enfant, hommes aux coudes attachés dans le dos (jamais le cas pour les femmes), hommes manifestement tabassés ou torturés, étrangers...

Terriblement poignantes, car elles rendent si palpable leur souffrance, déjà présente et plus encore prévisible, ces images s'accordent aussi avec la volonté qui prévaut aujourd'hui de ne plus voir dans les victimes une masse indifférenciée ou des catégories préétablies, mais une somme d'individualités irréductibles. Elles laissent cependant un certain malaise à celui qui sait à quel point la masse des Cambodgiens porta rapidement les stigmates de la sous- alimentation et de l'impossibilité de renouveler sa garde-robe: bien des photos montrent des personnes correctement nourries et vêtues, ce qui laisse deviner leur type de fonction avant leur arrestation... Certaines victimes sont davantage encore individualisées: courte notice biographique, ou reproduction d'extraits de leurs confessions (en particulier dans le cas d'étrangers), où la vibration de leur vie interrompue transparaît à côté des auto-accusations fantaisistes. Cependant la démocratie règne dans la mort: tous différents certes, mais tous semblables par la taille et la disposition de l'image. Les bourreaux, qui se photographiaient eux aussi, ont leur panneau...

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A Choeung Ek, l'équivalent des photos dans le pouvoir d'évocation, ce sont les crânes. Leur nombre est légèrement supérieur (près de 9 000); longtemps entassés sous de simples auvents de bambou aux toits de paille, emplissent désormais 17 étagères dans le stupa. Ils sont encore plus soigneusement classés par sexe et âge: enfants mâles de 10 à 14 ans, filles de 15 à 21 ans, etc... Leur aspect est parfois individualisé -si l'on peut dire- par l'évidence du coup qui leur fut mortel. Des panneaux de photographies, retraçant les exhumations de 1980, aident à faire le lien avec les charniers voisins.

Tout est parlant, et des plus déstabilisant pour quiconque avait pu, en 1975, se réjouir de la "libération" de Phnom Penh. Alors fallait-il en rajouter? En effet, certains commentaires et certaines images, destinés à renforcer le pathétique, finissent par insuffler une vision déformée. On a déjà évoqué la tendance à féminiser et familialiser les massacres.

Ainsi, à Choeung Ek, parmi les rares fosses individualisées, il y a celle "de plus de cent victimes, femmes et enfants, dont la majorité étaient nues"; et celle "de bébés nus et de leur crânes". On insiste sur "l'arbre Chankiri sur lequel les bourreaux frappaient les enfants", juqu'à leur faire éclater le crâne. La scène est illustrée par deux peintures de Vann Nath: sur l'une, les bébés sont arrachés à leurs mères suppliantes, et frappées en retour; sur l'autre un enfant est jeté sur l'arbre, et sa mère entraînée vers un sort qu'on devine fatal.

Plus généralement, ces peintures (très en vue dans le bâtiment d'exposition), dont aucune n'est probablement strictement mensongère (même si Nath admet n'avoir jamais lui- même été torturé), et quelle que soit l'admiration qu'on éprouve pour la haute conscience de leur auteur, aboutissent à donner des Khmers rouges l'image d'assassins animés par le sadisme: tortures diverses, utilisation de scorpions et de scolopendres, égorgement, flagellation, portage d'un homme attaché à une barre de bois comme un animal, etc. Or ce qui caractérisa ce génocide, comme tout génocide, ce fut l'immense échelle des tueries, leur caractère organisé, industriel, détaché de toute émotion, et en particulier de la colère. Il y eut bien sûr là aussi de basses vengeances, des violences gratuites, des délits sexuels. Mais l'appareil cherchait à les limiter, et les punissait souvent très sévèrement (en particulier, à S-21, la mort "prématurée" de l'interrogé du fait de tortures excessives). C'est pourquoi les tableaux les plus "banals", les moins sanglants (les prisonniers enchaînés, l'exécution à coups de barre de fer) sont les plus authentiques, et en ce sens les plus effrayants.

L'exagération est également nette dans ce panneau de Choeung Ek, qui inscrit le génocide dans une entreprise antinationale: "Ils avaient incendié les marchés, aboli le système monétaire, éliminé les livres contenant les règles et les principes de la culture nationale, détruit (...) de beaux monuments tels qu'Angkor Watt (sic), qui est la source de la gloire nationale (...) ils s'efforçaient de venir à bout du caractère khmer". En fait les Khmers rouges ont négligé Angkor, mais ne l'ont pas gravement touché. La réouverture incontrôlée du pays, ensuite, lui fut autrement nuisible... On évoquera enfin, à Tuol Sleng, ce panneau qui reproduit le décompte "établi" pour le procès de 1979:

"Bilan des pertes causées par le régime génocidaire Pol Pot au Kampuchéa:

3 314 768 tués et disparus 141 868 invalides

200 000 orphelins

635 522 maisons détruites...."

Outre que, comme on l'a dit, le chiffre des tués est très au-delà de ceux de toutes les études sérieuses, les autres données sont soit absurdes, soit incohérentes. De tels ravages à l'immobilier n'auraient pas laissé grand chose debout - or, encore une fois, les Khmers

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rouges détruisirent peu. Connaissant la taille des familles, on ne voit pas comment tant de morts auraient laissé si peu d'orphelins - et pourquoi leur nombre serait si vague, alors que les morts sont décomptés à l'unité près.

Conclusion

Les lieux de mémoire de la période Pol Pot sont donc peu nombreux (mais cela résulte d'un choix), modestes - et ambigüs. Le seul monument construit après 1979 célèbre au centre de Phnom Penh l'Amitié Vietnamo-Cambodgienne, avec autant de grandiloquence que de médiocrité esthétique. Tout indique qu'on a ressenti le besoin de faire quelque chose pour ces deux millions de victimes, que ce fut utile en son temps (d'où le ton outrageusement propagandiste de tant de panneaux de présentation), mais qu'on avait aussi d'autres priorités, et que maintenant c'est fini. La page est tournée, point.

A qui s'adresse ce qui subsiste? Si l'on en juge par les visiteurs, aux étrangers, et parmi ceux-ci, à une grande majorité de touristes. On vient s'ébaubir à Angkor, et frémir à Tuol Sleng. Cela vaut mieux que rien: sans les touristes, les lieux seraient peut-être totalement à l'abandon - ou livrés à la spéculation immobilière. Mais on est loin d'une valeur pédagogique sûre: les principaux intéressés -les Cambodgiens- tournent le dos au Musée du Génocide; et les Occidentaux y voient soit la trace d'une monstruosité grotesque, sorte d'OVNI historique, soit, pour les plus politisés, la confirmation de l'horreur du nazisme.

Le génocide cambodgien est encore "chaud". Ses responsables mènent pour la plupart une retraite discrète, mais plutôt tranquille. Les actuels dirigeants du pays sont à la fois ses héritiers et ceux qui contribuèrent à l'arrêter. Ce n'est probablement pas sur eux qu'il faut compter pour en apurer le terrifiant bilan. Sans les pressions de la communauté internationale, sans doute la "réconciliation nationale" se serait-elle déjà accomplie au prix d'une seconde mort pour les victimes de 1975-79. Pourtant, aujourd'hui, la vérité nous est largement connue, les archives de S-21 ayant de ce point de vue joué un rôle central. La nouvelle génération cambodgienne, qui n'aura pas été traumatisée ni paralysée par la peur d'un retour des Khmers rouges, saura-t-elle enfin permettre au Cambodge de s'emparer de sa propre histoire? Regarder les fantômes en face est la meilleure façon de leur éviter d'avoir à vous hanter.

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