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« La personnalité poétique à l’aube de la Renaissance : George Chastelain et la filiation littéraire chez les Rhétoriqueurs »

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“ La personnalité poétique à l’aube de la Renaissance : George Chastelain et la filiation littéraire chez les

Rhétoriqueurs ”

Estelle Doudet

To cite this version:

Estelle Doudet. “ La personnalité poétique à l’aube de la Renaissance : George Chastelain et la filiation

littéraire chez les Rhétoriqueurs ”. Le Moyen Français, revue d’études linguistiques et littéraires, ISSN :

0226-0174, 2005, pp.105-122. �hal-02306295�

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ESTELLE DOUDET

La personnalité poétique à l’aube de la Renaissance.

George Chastelain et la filiation littéraire chez les G rands Rhétoriqueurs

Héritiers du Moyen Âge, pères de la Renaissance, les Grands Rhétoriqueurs sont-ils les enfants épuisés d ’une civilisation qui s’achève ou les balbutiements de la modernité ? La place aujourd’hui ambiguë qu’ils occupent dans l’histoire litté­

raire de la France s’exprime fréquemment sous la plume des critiques par un vo­

cabulaire généalogique.

Celui-ci n ’est peut-être pas une simple métaphore. De 1450 à 1530 s’élabore en effet une nouvelle réflexion sur la persona du poète, dont l’écriture se veut à la fois originale et lestée à'auctoritates désormais vernaculaires, puisées dans une histoire littéraire en formation. Pour mieux se définir, l’écrivain se met en quête d ’une généalogie intellectuelle, cherchant l’origine de la parole poétique dans des mythes tutélaires ou des figures paternelles, elles-mêmes issues de la littérature française.

' ' «

Les Grands Rhétoriqueurs de Bourgogne participent d’une façon particuliè­

rement forte à ce courant de pensée : ils forment eux-mêmes trois générations liées par leur statut commun autant que par d’étroites relations personnelles.

Grâce à leur titre d ’indiciaire offert par Charles le Téméraire en 1473, les Rhéto­

riqueurs bourguignons ont conscience de réaliser un véritable lignage littéraire articulé autour de cette fonction sociale prestigieuse qui leur permet d ’être histo­

riographe de cour, maître de cérémonies, ambassadeur culturel et poète officiel.

Titre généalogique s’il en est, puisque l’indiciaire accède au monde aristocratique.

Le duc Charles offre ce nouveau statut à Chastelain en même temps que le grade de chevalier ès lettres, inventant ainsi une noblesse d’écriture que revendiqueront les successeurs du « Grand George ».

Les Rhétoriqueurs se caractérisent également par l’étonnante cohésion fami­

liale de leur groupe. Jean Lemaire de Belges est le filleul de Jean Molinet. Jean Robertet fonde une véritable lignée littéraire, à laquelle participent ses fils Flori- mont et surtout François Robertet. Au XVIe siècle, Clément Marot et Mellin de Saint-Gelais témoignent dans leurs œuvres d’une piété à la fois filiale et intellec­

tuelle en cultivant le souvenir de leurs parents, Jean Marot et Octovien de Saint- Gelays.

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Là généalogie littéraire, thème obsessionnel de l’époque de transition entre le Moyen Age et la Renaissance française, trouve donc logiquement dans les œuvres des Rhétoriqueurs un terrain d ’élection, à partir de l’exemple donné par George Chastelain. Les relations familiales ou intellectuelles entre écrivains sont l’occasion d ’interrogations fondamentales sur le statut du poète : comment élabo­

rer une communication intergénérationnelle qui permette de revendiquer une ori­

gine différente face à d’autres écrivains français, tout en échappant aux pièges d ’une filiation trop contraignante ? Comment l’élaboration d ’une communauté rhétorique consciente de son originalité de groupe peut-elle ménager la singularité de chaque écriture ?

Les Rhétoriqueurs sont bien conscients de l’efficacité mais aussi des ambi­

guïtés de la réflexion généalogique. A l’aube de la Renaissance, ils savent que l’invention d’un lignage littéraire, quoique nécessaire au prestige de leurs textes, ouvre parfois à des stratégies d ’autonomisation subtiles au sein du groupe. La position complexe de George Chastelain, à l’origine de la Grande Rhétorique, apparaît comme l’une des clés permettant de mieux comprendre la réflexion sur la personnalité poétique qui anime ses successeurs. 1

1. La tentation de la généalogie chez les Grands Rhétoriqueurs : la place de

Chastelain »

Le statut officiel des Rhétoriqueurs et leur recherche de l ’auctoritas et de la gloire les engagent à s’intéresser particulièrement à la puissance symbolique de la généalogie, notamment pour les princes qu’ils servent et dont ils doivent célébrer les naissances ou déplorer les morts.

Dans l’œuvre politique et historiographique de George Chastelain, la pensée du lignage est centrale. Structurant le statut du prince, enracinant la Bourgogne dans le royaume des lys, la lignée glorieuse des Valois s’inscrit également pour l’indiciaire dans une dialectique de l’incarnation et du temps. Philippe le Bon, prince commanditaire, synthétise dans l’instant présent les images de ses pères et ajoute les vertus de son sang aux siennes propres. La généalogie n ’est donc pas seulement un motif politique ; elle est le signe certain d ’une transcendance histo­

rique pouvant prendre corps en un individu. Au décès de Philippe, le duc Charles résume en lui les trois générations qui ont fondé la puissance bourguignonne. Le fidèle chroniqueur insiste sur cet héritage dans V Advertissement au duc Charles, accueillant l’avènement du Téméraire :

Tu es doncques ton ave le très-clair viellart, de qui tu empruntes splendeur ; et tu es le très-redoubté prince ton grant pere de qui main tu l’augmentes ; et

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tu es ton pere, le souverain de tous, en qui gloire avecques la tienne tu m ’e'sblouis la vue1.

L’écrivain est le témoin d ’une incarnation, celle du temps historique en un prince, écho de l’Incarnation sacrée à partir de laquelle le monde chrétien prend son sens. Le geste de forlignage de la part du gouvernant a donc des conséquen­

ces dramatiques dans l’écriture d’une Chronique. Louis XI, en déstabilisant la généalogie royale par son volontaire éloignement de la figure paternelle, installe en France un désordre général. Cette situation force George à une critique acerbe contre le roi. La « nouveauté » princière, prenant les traits d’une véritable traîtrise à l’égard de la France et de la Bourgogne, entraîne un déchaînement du blâme qui s’apparente aux yeux de l’historiographe à un forlignage de sa propre parole.

- Je, François de naissance et exalteur de la nation, pourroie estre redargué ici, ce semblerait, et prouvé contrediseur à moy mesme, parce que je semble desturper, par mon escrire, ceux dont je me vante estre avanceur de leur clarté, (t. V, pp. 393-394)

Pour parer à d’éventuels dysfonctionnements historiques qui affecteraient le discours généalogique idéal, l’écrivain choisit de créer une filiation littéraire pour son prince. Une liste d’ancêtres symboliques se substitue donc à la famille réelle.

Philippe de Bourgogne devient fils de David, descendant de Salomon ou du Troyen Hector. Le Lion Bendé nie la filiation biologique pourtant glorieuse du duc pour favoriser un héritage imaginaire, celui des empereurs romains.

Seul le reçoit d’Octavien Auguste

\ De toy tout seul m ’est figure et exemple, (t. VI, p. 150)

La Bible, l’histoire antique se mêlent à la mythologie, dessinant des lignées virtuelles où Philippe le Bon, dernier héritier de la prouesse, dépasse les qualités du mythe en le reconfigurant au présent. Cette stratégie ne fonctionne naturelle­

ment, comme l’explicite Chastelain, que grâce à l’intervention de l’encomiaste, complice de son commanditaire.

V ive ton nom à toujours mais et dure [...]

Et soit où peut ma relation d ure.... {Le Lion Bendé, t. VI, p. 163)

Si le Rhétoriqueur possède entre ses mains la filiation idéale du prince, il s’emploie généralement à forger pour lui-même une généalogie glorieuse, si pos­

sible aristocratique, où prend place son portrait personnel. La quête d’une lignée 1

1 Œuvres de Georges Chastellain, éd J. K.ERVYN DE Lettenhove, Bruxelles, F. Heussner, 1863-1866, 8 volumes, réimpression Slatkine, Genève, 1971,4 volumes (même pagination), citation t. VII, p. 293.

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intellectuelle place en effet le poète dans une position en tous points similaire à celle du noble, héritier de la translatio imperii et de la translatio studii.

En 1455, Chastelain nouvellement nommé historiographe de la cour de Bour­

gogne par Philippe, utilise le prologue de sa Chronique pour nouer un pacte de lecture qui repose essentiellement sur l’affirmation d ’une parole exceptionnelle et d’une filiation noble. Une brève présentation autobiographique ouvre l’ouvrage :

Né en l’imperiale comté d ’Alost en Flandre, extrait de la maison de Gavre et Mammynes, sobrement instruit ès lettres, nourry en fleur de jeunesse ès armes et en la hantise des cours royales et nobles hommes, souverainement des François, enaigri durement ès armes et exercité sous longues annuyeu- ses contraires fortunes.... (t. I, p. 11)

En ces quelques lignes se dessine la figure d’un guerrier aguerri, familier des milieux curiaux, aristocrate flamand cultivé sans être clerc : en somme le conseil­

ler idéal de Philippe le Bon, que sa carrière militaire autant que diplomatique désigne comme relateur de la gloire chevaleresque du prince. « George l’Adventurier » est tout entier dans cette belle image.

Confiants en cette profession de foi, placée stratégiquement dans les premiè­

res lignes de la Chronique, les critiques modernes ont recherché une origine so­

ciale prestigieuse au chroniqueur. Son premier éditeur au XIXe siècle, Joseph Kervyn de Lettenhove, tente de suivre les études d’Al&xandre Pinchart sur des armoiries trouvées à Valenciennes et permettant de lier Chastelain à une famille aristocratique de la région d ’Alost2. Mais il avoue cependant que « l’on ne sait de sa famille que ce qu’il [Chastelain] nous en a appris lui-même3 ». Cependant les travaux récents de Graeme Small permettent de nuancer considérablement les allégations du Prologue. Ils révèlent que George est en fait issu d ’une famille bourgeoise. Si la naissance dans le comté d ’Alost est possible, l’ascendance noble

2 A. PINCHART, « Historiographes, indiciaires, écrivains », dans Messager des Sciences histori­

ques, 1862, pp. 301-321 ; voir également F. Vanden Bemden, «Renseignements généalogiques inédits sur G. Chastelain, historien gantois », dans Bulletin d ’histoire et d'archéologie de Gand, 8-9 (1901), pp. 319-324. Pour l’analyse de la démonstration proposée par Pinchart et ses successeurs, Gr. Small, George Chastelain and the shaping o f Valois Burgundy, Woodbridge, The Boydell Press, 1997 {Royal Historical Society. Studies in History), pp. 15 et suivantes.

3 Kervyn de Lettenhove fonde son hypothèse sur une mention du chroniqueur dans les Comp­

tes ducaux : Georges Chastellain diet de Masmines (t. I, p. X de l’introduction). Il ne cite pas ses sources, facilement reconnaissables comme la recension de Laborde, Les Ducs de Bourgogne.

Etudes sur les lettres, les arts et l'industrie pendant te XVe siècle et plus particulièrement dans tes Pays Bas et le duché de Bourgogne, Paris, Plon, 1849-1852,1.1, pp. 214 et suivantes.

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est amoindrie par diverses circonstances4. Cette distorsion de la réalité dans un texte qui vise à'établir la véracité du futur discours historiographique pose pro­

blème.

Pourquoi ce mensonge ? Se donner comme issu de la noblesse flamande permet une sorte de complicité avec le prince commanditaire et surtout avec le public de la cour. L ’exercitatiori ès armes vantée dans le Prologue n ’est autre qu’une captatio habile face à un lectorat plus séduit par les faits chevaleresques que par les tractations de l’espion ducal que fut Chastelain dans ses jeunes aimées.

La (fausse) généalogie auréole la narration d’une gloire évidemment plus efficace que la véritable origine urbaine et flamande.

Dans les premières pages de son texte d ’autodéfense Exposition sur Vérité mal prise, rédigé quelques années plus tard, George insiste de nouveau sur son prétendu lignage aristocratique et le complète par un autoportrait modelé sur la parabole du fils prodigue. Appelé dès l’enfance par Dieu à une vocation poétique, il a perdu sa jeunesse dans les séductions de la Cour, avant de retrouver le vrai sens de sa vie grâce à la mission littéraire confiée par son duc.

[Ame confie à Chastelain] « Je t’ai fait voliter ta pensée et circuir en la ron­

deur de la terre, ta fantaisie en sa circonspection universe, et pris et recueilli beaucoup çà et là [...]. Je t’en ai fait mettre par escrit tes conceptions et fait composer livres et traités, plus à l’utilité et -salut du monde que à propre et privée gloire. ». (t. VI, p. 267)

De telles qualités n ’ont pu se dévoiler que parce que indiciaire et prince se sont tnutuellement choisis. George n ’hésite pas avec une feinte modestie à insister sur la proximité de sa classe sociale avec celle du duc Valois.

Ja soit ce que clair assez soye de generation et que moult noble et vertueux ventre me repandi en main de matrone, ne fust toutesvoies de la grace de Dieu et de lui, qui povre nasquis et petit en comparaison pour attaindre à si haut que d’avoir un tel maistre.. . . (t. VI, p. 435)

Allégation d’une aristocratie fictive, élection divine d’une personnalité singu­

lière, George Chastelain place, au cœur des premiers textes de la Grande Rhétori­

4 George Chastelain est le fils de Jan Castelain, marchand gantois, et de Marie van Masmines.

Gillis van Masmines, grand-père de Marie, était bâtard des Mamisnes, soit de Geerart van Ressegem ou de son frère Philippe van Mamisnes. Pour ces informations, cf. Gr. Small, George Chastelain, op.cit, pp. 24, 25 et suivantes ; et en particulier son article en collaboration avec D. Lievois, « Les origines gantoises de George Chastelain (ca. 1414-ca. 1441) », dans Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis en Oudheidkunde te Gent, 48 (1994), pp. 121-163.

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que, une mystification généalogique. Or cette prise de pouvoir personnelle ac­

compagne la fondation d ’un groupe littéraire.

Les successeurs de Chastelain se montrent sensibles au travail sur le lignage symbolique de l’écrivain accompli par ce dernier. Ils y réagissent en choisissant pour source de leur propre recherche généalogique la figure de George. Le nom de Chastelain vient prendre place dans les nombreuses listes de fondateurs de la littérature française qui structurent leurs œuvres, noblesse d ’écriture dont ils se veulent naturellement les derniers et - malgré les protestations de modestie - les brillants héritiers.

La liste d’écrivains vernaculaires célèbres est, on le sait, un topos qui naît à l’heure où la littérature française, sûre désormais de ses acquis et en quête d’une nouvelle légitimité sociale, interroge Son passé pour mieux construire son avenir5.

L’évocation d’écrivains modernes au même rang que les auctoritates antiques explique la mode des épitaphes littéraires, lancée par le Livre du Cuer d ’Amours Espris de René d ’Anjou6. Les défunts preux, illustres au combat, sont remplacés désormais par les auteurs, illustres par leur plume.

Si Jean de Meun domine de son influence le XIVe siècle et ouvre ces premiè­

res « histoires littéraires » françaises, les écrivains du siècle suivant évoquent le plus souvent le couple d ’orateurs que forme Alain Chartier avec George Chaste­

lain, après 1475, date du décès de ce dernier. Maître Alaip et Chastelain apparais­

sent pour les Rhétoriqueurs comme deux maîtres, liés par la dimension morale qu’ils ont donnée aux lettres, par la puissance de leur rhétorique - et sans doute par la rime assez pratique de leurs patronymes.

De 1475 à 1530, les Rhétoriqueurs allient fréquemment l’épitaphe de l’un d ’entre eux à ce couple de pères fondateurs, ce qui est un moyen d ’attester la permanence glorieuse du groupe. Guillaume Cretin, entreprenant la Déploration

5 Cf. S. Bagoly, « “De mainctz auteurs une progression”. Un siècle à la recherche du Parnasse français », dans Le Moyen Français, 17 (1986), pp. 83-123 ; J.-Cl. MüHLETHALER, « De Guillaume de Machaut aux rhétoriqueurs : à la recherche d ’un Parnasse français », dans, J. BessiÈre& alii (éds), Histoire des poétiques, Paris, P.U.F., 1997, pp. 85-101 ; J. Cerquiglini-Toulet, « A la re­

cherche des pères : la liste des auteurs illustres à la fin du Moyen Age », dans Modem Language Notes, 116/4 (2001 ), pp. 630-643.

6 René d’Anjou, Le livre du Cuer d'Amours Espris, éd. S. Wharton, Paris, 10/18, 1980, pp.

140 et suivantes.

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sur la mort d ’Ockheghem et confronté à la concurrence de Jean Molinet sur le même sujet, en appelle ainsi aux grands orateurs et poètes laurés1.

Hé, Chastelain et Maistre Alain Chartier, Ou estes vous ? Il me fust bienmestier Avoir de vous quelque bonne leçon...7 8

Vers 1525, Symphorien Champier mêle cette translatio studii à la liste tradi­

tionnelle des preux. La peinture d’un dixième héros, Bayard, réclame le patronage des maîtres disparus :

Car à Hector il convient un Homere ' Et à César des triumphants le guide

Les clercz escriptz de Vergile ou d ’Ovide.

’ A Bayard, quoy ? Un Dan, un maistre Alain Ung Jehan de Mehung, un George Chastellain9.

Plus tardivement encore, Jean Bouchet utilise cette liste d'auctoritates. Les enjambements audacieux de YEpistre sur la mort de Jean d ’Auton tissent l’évocation du couple désormais traditionnel et leur titre « d ’orateurs ».

Et maistre Alain Charretier, qui est l’un Des orateurs plus parfaict, ainsi Georges L’avanturier, dont le feu, soufïlefz, forges Sont desirez de tous les orateurs

Qui ont esté d’éloquence amateurs10.

Parmi les derniers héritiers, Clément Marot cite assez fréquemment les pères tutélaires que s’est choisi la Grande Rhétorique. Ils forment une famille bien connue qui assure aux jeunes auteurs une origine glorieuse à leur propre parole,

7 Les études de J-Cl. Mühlethaler ont montré que les premières attestations françaises, après les premières mentions de René d ’Anjou dans le Livre du Cuer d ’Amours Espris en 1457, se concentrent autour de Chastelain, « couronn[é] de laurier par raison » aux yeux de Jean Castel (Ker- vyn, t. VI, p. 143), protestant lui-même de ne pas être l’un de « ces poètes que de vert on couronne » (Douze Dames de Rhétorique). Survenant au sein d’un dialogue entre auteurs, elles sont les indices d’une nouvelle royauté de l’écriture incarnée par le Bourguignon dans la seconde moitié du XVe siècle. Cf. J.-Cl. Mühlethaler, « Les poètes que de vert on couronne », dans Le Moyen Français, 3Ò (1992), pp. 97-112.

8 Œuvres poétiques, éd. K. Chesney, Paris, Finnin Didot, 1932, p. 68.

9 Prologue des Gestes, ensemble la vie du preulx chevalier Bayard, édition de 1525, fac-similé par D. Crouzet, Paris, 1992, pp. 110-111.

10 Epistre LVII sur la mort de Jean dAuton, dans Epis très morales et familières du Traver- seur, éd. M. Screech, fac-similé de l’édition 1545, Mouton, Johnson Reprints, 1969, f. 40r.

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tout en leur présentant des modèles idéologiques et rhétoriques considérés comme inaccessibles - ou plus vraisemblablement dépassés.

En gré, comme Si docte homme Chastelain Ou Allain

Les eust faictz [les œuvres], De leurs faictz

Sans reproches Tu n’approches...11

La généalogie intellectuelle structurée autour de Chastelain est donc une stra­

tégie rhétorique plutôt qu’une allégeance réelle aux principes du maître défunt.

Revendiquer le nom d ’un « père » connu offre à l’écrivain le prestige d ’un passé puissant mais suffisamment lointain pour laisser libre l’expression originale de l’héritier. Un tel jeu est en germe dès la fin du XVe siècle. L ’Epitaphe dédiée par Jean Lemaire de Belges à ses deux prédécesseurs indiciaires laisse entendre que la gloire des pères s’accomplit et se transcende dans l’écriture vive.

O tous deux bien heureux qui tels filtres méritent ! Leurs engins, leurs vertus, de gloire les héritent.

Qui pourra plus jamais à tels los parataindre ? (t.^V, p. 359)

Affirmer que leurs ouvrages et leur fonction ont assuré non seulement la sur­

vie personnelle des aînés mais aussi la renommée de toute une époque, c’est bien sûr se promettre à soi-même le même destin.

Reconstruire sans cesse le modèle généalogique comme le font les Rhétori- queurs doit permettre l’affirmation de la personnalité singulière de chacun. Aussi la filiation qu’ils inventent en puisant aux sources de Chastelain n’est-elle pas exempte d ’ambiguïtés et de crises de famille. Effacer, détourner, réécrire l’héritage paternel sont des moyens de restructuration et parfois de perversion nécessaires à l’expression de la différence. 11

11 A Alexis Jure de Quiers en Piedmont, dans Les Epîtres, éd. C.A. Mayer, London, Athlone Press, 1958, p. 255. Sur les rapports particuliers entre Clément Marot et la filiation des Rhétori- queurs, incarnée par son père Jean, voir Fr. Cornilliat, « La Complainte de Guillaume Preud- homme ou l’adieu de Marot à la Grande Rhétorique », dans Clément Marot, prince des poètes. Actes du colloque international de Cahors, 1996, Paris, Champion, 1997, pp. 165-183.

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2. Crises de famille : effacer, détourner, récrire en trois générations

Le premier dysfonctionnement de la généalogie littéraire inventée par les Rhétoriqueurs provient en fait de son fondateur. Chastelain, on l’a vu, s’invente une aristocratie sociale quelque peu exagérée ; cependant, objet de tant de listes entre 1475 et 1530, il ne revendique jamais lui-même un héritage littéraire, pour­

tant principe d’une légitimité de l’écrivain qu’il ne cesse de défendre. Il n ’existe pas dans son œuvre de liste de pères tutélaires de la littérature française. Il ne cesse d’insister sur la génération spontanée que représente son écriture. Alain Chartier, associé à lui de façon systématique par leurs contemporains et qui est en effet l’une des sources les plus importantes de son œuvre, est soumis à un efface­

ment concerté.

Il va de soi qu’un tel « meurtre du père », dès la première génération, doit être interrogé. Certaines hypothèses peuvent être avancées pour justifier cet éton­

nant refus d’héritage.

Chastelain emprunte au loingtain immitateur des orateurs12 une idéologie au­

tant politique que morale. Or Chartier, conseiller et ambassadeur de Charles VII jusqu’en 1429, appartient d’évidence au camp Armagnac. Cette divergence politi­

que pourrait expliquer les réticences de l’indiciaire. Cependant une telle hypo­

thèse présente de nombreuses faiblesses. Chartier n’incarne pas un parti mais développe en général une leçon morale universelle. D ’autre part, Chastelain pos­

tule, comme il le dit lui-même, un lectorat français. Les influences de la guerre civile semblent s’estomper dans la seconde moitié du XVe siècle, puisque tous les contemporains citent Chartier et Chastelain conjointement dans leurs listes généa­

logiques, sans jamais souligner de problèmes idéologiques.

D ’une façon générale l’écriture de Chastelain décèle un net refus du lignage littéraire. Le père des Rhétoriqueurs, qui n ’hésite pas à s’inventer une fausse filia­

tion aristocratique, s’inscrit-il contre la généalogie littéraire qui fascine tant ses contemporains ? Il semble plutôt que Chastelain l’accepte avec circonspection, pourvu que sa propre écriture, irréductible à tout modèle, puisse devenir une source de futurs discours ; en un mot que sa personnalité soit non l’aboutissement, mais l’origine de la littérature française moderne13.

Alain Chartier, Le Quadriloge Invectif, éd. E. Droz, Paris, Champion, 1923 (CFMA, 32), p. 1.

13 En d ’autres termes, il choisit « la différence » pour s’offrir comme « idéal » à ses disciples.

Cf. J. Lecointe, L'idéal et la différence. La perception de la personnalité à la Renaissance, Ge­

nève, Droz, 1993 (THR, 275).

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O t cette position altière et assez retorse lègue aux générations suivantes à la fois une figure autoritaire et les armes pour la combattre.

Tel est du moins l’enseignement que semble en tirer la seconde génération incarnée par Jean Molinet. Puisque Chastelain a effacé Chartier, il faut choisir, non de l’effacer lui-même, ce qui conduirait à détruire l’efficacité de la généalo­

gie rhétorique, mais de le détourner, tout en faisant mine de l’accepter pour ori­

gine du discours.

En disciple révèrent, Jean Molinet consacre donc le prologue de sa Chroni­

que à louer la source incontournable qu’est son maître Chastelain.

Sire George Chastelain, homme très éloquent, cler d ’esprit, très agu d’engin, prompt en trois langaiges, très expert orateur et le non pareil en son tertips...14

Mais cette source tant vantée, Jean Molinet pourtant ne la reprendra que par­

tiellement, arguant des difficultés d ’exploitation d’une œuvre antérieure que son caractère épars rend inutilisable.

Plusieurs coyers escripts de la main de mondit seigneur et maistre, tous de- semparéz, imparfaicts et sans ordre.. . 15

Molinet abandonne le chantier fragmentaire et désordonné qu’est à ses yeux la Chronique de Chastelain pour construire son propre opjis historiographique. De même que George souhaitait « radouber » les écrits antérieurs dans la synthèse de son style, le chanoine de Valenciennes se détache assez vite, malgré ses protesta­

tions, de l’œuvre de son prédécesseur16. L ’affirmation de la lignée des indiciaires est nuancée par la volonté qu’a chacun d ’affirmer son indépendance.

14 Jean Molinet, Chroniques, éd. G. Doutrepont et O. Jodogne; Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1935-1937 (Collection des anciens auteurs belges), t. II, p. 593.

15 Jean Molinet, Chroniques, ibid, p. 594.

16 George Chastelain, Prologue de la Chronique : Ay fait concordance et espluchemens de vérité, osté le superflus, radobé le mauvais... (t. I, p. 12, corrigé sur Arras, BM 516, f. 8v). Le jeu d’héritage de Molinet face à Chastelain est Fréquent. Si la Recollection présente l’intérêt d ’une transition consciente, la Chronique de Jean Molinet se construit entre son premier prologue, où s’affirme une écriture individualiste, et le bel hommage au maître disparu dans le second. De même, au début de sa carrière, Le Miroir de Vie de Molinet inverse le Miroir de mort de son prédécesseur.

Cf. T. Van Hemelryck, « Jean Molinet ou de l’autre côté du Miroir. Etudes des rapports entre le Miroir de Mort et le Miroir de Vie », dans Cl. Thiry (éd.), A l'heure encore de mon escrire. Aspects de la littérature en Bourgogne sous Philippe le Bon et Charles le Téméraire, Louvain-la-Neuve, Les Lettres Romanes, hors-série, 1997, pp. 233-252.

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La troisième génération bourguignonne réutilise cette stratégie de la crise fa­

miliale d’une autre manière. Jean Lemaire de Belges choisit de souligner la rup­

ture avec son père spirituel Jean Molinet, grâce à la référence déjà lointaine et donc moins contraignante au grand-père, George Chastelain.

En 1498, le jeune écrivain confie au copiste Maistre Régnault la rédaction d ’un « livret sommaire », aujourd’hui conservé à Paris (BnF, nouv. acq. fr. 4061), dont il souhaite faire un ouvrage symbolique pour le début de sa carrière. Il s’agit d ’un recueil qui rassemble plusieurs textes parmi lesquels la Louenge à la très glorieuse Vierge rédigée par Chastelain entre 1455 et 1460, un chant palinodique de Molinet et le Salve Regina de Lemaire17 18. Celui-ci affirme ainsi la filiation des indiciaires non seulement par leur charge historiographique commune, mais par une écriture mariale toujours recommencée. Son Salve Regina mêle les jeux de lettres chers à son parrain et un constant pastiche de Chastelain. Ainsi la prière liminaire de George à la Vierge, Purge mes sens, o bonté pardurable... {Louenge, t. VII, p. 270), prend-elle chez Lemaire les mêmes accents : Purgez nos sens...

(Lemaire, éd. J. Stecher, t. IV, p. 329). Jeux d ’échos et d ’écarts qui laissent place à une oraison finale adressée autant à Marie qu’aux maîtres bourguignons qui ont su si bien la chanter et dont Lemaire suit modestement la voie.

Qui sur nos maulx povez les mains estendre

et transporter en rescript des novices. (Lemaire, t. IV, p. 328)

La réécriture du père et du grand-père est aussi l’affirmation d’un droit de propriété sur cet héritage glorieux. Jean Lemaire le concrétise par le choix d’un terroir, Valenciennes, martelé par les rubriques du recueil. Il inscrit le texte de Chastelain dans une cité où ce dernier ne l’a probablement pas composé, et efface la destination du chant royal de Molinet, rédigé pour le Puy d’Amiens. Manière sans doute de lier à sa propre origine régionale un lyrisme marial conçu comme une sorte de poétique de la Grande Rhétorique en même temps que d ’y enraciner une dynastie intellectuelle. Valenciennes, ville de la Vierge et des indiciaires, se révèle terre d ’écriture des Bourguignons ou, comme la baptise Lemaire, val en signes™.

Les trois générations de Rhétoriqueurs élaborent, de la fin du Moyen Age aux premières décennies de la Renaissance, une double réflexion sur la personnalité du poète qui aura des conséquences majeures sur la pensée ultérieure de la

17 Le recueil a fait l’objet d’une étude précise de G. Gros, « Sur l’oraison mariale de Valen­

ciennes ou Jean Lemaire de Belges et ses devanciers », dans Et c ’est la fin pour quoy sommes en­

semble... Hommage à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, t. II, pp. 685-693.

18 Epitaphe de Chastelain et Molinet : Val en eignes, val doulx, val insigne et fleuri (éd. J.

STECHER, Louvain, J. Lefever, 1882-1885, t. IV, p. 320, v. 32).

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Pléiade. Issus d ’une véritable généalogie littéraire, les Rhétoriqueurs sont aussi conscients de la nécessité d ’établir la singularité de leurs discours. Comme leur maître Chastelain, ils choisissent pour eux-mêmes un lignage intellectuel, tout en définissant des moyens rhétoriques pour le rendre dynamique et le réinventer sans cesse. Comment créer un héritage dont les contraintes permettent malgré tout l’expression d ’une liberté créative chez ceux qui le reçoivent ? Comment trans­

former l’inspiration copiée en innutrition et copia individuelle ? George Chaste­

lain est là encore l’un des premiers à proposer à ses successeurs trois modalités du dialogue intergénérationnel : la création d ’une œuvre-source, l’élaboration d’un texte à deux mains, le tissage d ’une complicité épistolaire.

3. Créer l’héritage : modèle et singularité chez George Chastelain

Premier indiciaire bourguignon, inaugurant ainsi une position officielle origi­

nale, Chastelain témoigne constamment d ’une auctoritas dont il est fier. Elle a sans doute fait naître en lui le désir de fonder un lignage littéraire et de rentrer en contact avec d ’éventuels disciples. À partir de 1460, alors que sa position d ’écrivain officiel du duché de Bourgogne est bien établie, il use de sa notoriété pour tisser des relations professionnelles amicales avec de nombreux auteurs contemporains. C ’est à cette époque qu’il offre à Jean Meschinôt son texte Le Prince, à partir duquel le Rhétoriqueur breton va construire sa seconde œuvre majeure, les Vingt-cinq Ballades, comme en témoignent les rubriques des manus­

crits :

\ S ’ensuivent XXV balades, composées par ledit Jehan Meschinôt sur XXV princes de balades à lui envoyez et composez par messire Georges l’Adventurier, serviteur du duc de Bourgogne19.

En fait, le texte envoyé par George n ’est pas une succession de « princes de ballade», mais la description, sous forme de longues strophes, d’un monarque vicieux dans lequel on peut s’accorder à reconnaître Louis XI. Jean Meschinôt choisit de prendre le Prince comme un intertexte au sens propre, constituant l’ouvrage comme une source d’inspiration. Il lui emprunte son schéma rimique et recopie les premiers vers de chaque strophe pour en faire les refrains de ses pro­

pres ballades, créant ainsi une œuvre par déplacement et amplificatio. Une ballade à George Chastelain clôt l’ensemble et rappelle la perspective « généalogique » que Meschinôt a souhaité donner à son travail.

19 Nous empruntons ces informations à l’étude de Chr. Martineau-Genieys, dans son édition des Lunettes des Princes, Genève, Droz, 1972 (PRF, 121), pp. 42 et suivantes de l’introduction.

Nous souscrivons à ses conclusions dans le débat avec le célèbre article d’A. Piaget, « Les Princes de Georges Chastellain », dans Romania, 48 ( 1921 ), pp. 161 -206.

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O George, des autres le maistre En la rhétorique science, Je vous supply cruel ne me estre Et vueillez prendre en patience Ce qu’ay fait ainsi, com si en ce Eusse bien sain entendement, Ce que non, par ma conscience ;

Mais donnez y amendement, (t. VII, p. 485)

Hommage à l’écriture bourguignonne, le dernier poème offre à Chastelain le

« prince de ballade », cet envoi sans cesse retenu dans les vingt-cinq ballades précédentes. Les derniers mots du texte confondent dans un geste assez subtil l’adresse traditionnelle au « prince », le thème de l’œuvre dont Jean Meschinot copie Y incipit, et l’appel à l’indulgence du maître littéraire.

Prince parfait en eloquence Ne regardez aucunement En ce de mes sens l’indigence

Mais donnez y amendement, (t. VII, p. 486)

Le forlignage du mauvais gouvernant que dénonçaient les deux poètes s ’efface sous l’apothéose d’une lignée intellectuelle glorieuse, celles des princes

de rhétorique. .

La création d ’une œuvre-source, qui apparaît comme un désir profond de Chastelain, ne se réalise que dans une inégalité assumée entre deux écrivains, l’un acceptant la place de disciple face au maître dont il glose l’œuvre. La situation est différente lorsque le texte est non plus une origine pour d’autres discours, mais un espace choisi en commun pour une confrontation complice. La Recollection des merveilleuses advenues est à cet égard un témoin particulier de ce que l’on peut nommer « l’œuvre à deux mains ». Le caractère annalistique de cette pièce et l’énumération des strophes qui narrent chacune un événement extraordinaire of­

frent une structure ouverte et propice à une littérature d ’héritage. Rédigée vers 1462, la Recollection est par excellence un work in progress, pour Chastelain qui y ajoute un appel direct à son successeur et disciple, Jean Molinet, auquel celui-ci répond, continuant ensuite le jeu. Il faut rendre ici hommage aux analyses pion­

nières de Claude Thiry, qui le premier a montré comment cet étonnant « relais » textuel cache en fait un passage concerté entre deux poétiques très différentes20.

La volonté d ’unification de cette œuvre à deux mains est perceptible dans les reprises de vers d’appui, notamment dans les premières strophes de Molinet,

20 Cl. Thiry, « Le vieux renard et le jeune loup. L’évolution interne de la Recollection des merveilleuses advenues », dans Le Moyen Age, 90 (1984), pp. 455-485.

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comme si la pensée d’un lignage littéraire y conservait toute sa force. L'incipit de la strophe XX chez Chastelain, J ’ay veu la Normandie..., qui loue la victoire de Charles VII, ouvre ironiquement la strophe LU de Molinet soulignant la couardise du nouveau monarque, Louis XI.

J’ay veu la Normandie [...]

Le r o y , quoy qu’on en die

Ne l ’osoit approchier. (Dupire, 1.1, p. 301)

Sur ce canevas bref et contraint, chacun des deux auteurs affirme, dans la continuité de leur mission commune, l’originalité de son écriture en première personne. Chastelain conclut sa partie :

Se fault que je délaissé L ’escripre et le dicter En rime telle quelle Puisque je vois morant Molinet, mon sequelle ,

Fera le demourant. (Kervyn, t. VII, p. 204 - Dupire, 1.1, p. 298)

La rime telle quelle revendiquée avec une apparente modestie par le vieil in­

diciaire dans ces derniers mots précède en effet le changement radical que Jean Molinet fait subir au style, remplissant les strophes des chatoiements sonores de son écriture. L ’annonce de Chastelain apparaît rétrospectivement comme une ironie discrète sur la révolution stylistique de son sequelle. La Recollection est l’exemple le plus concerté d ’une œuvre à deux mains qui porte en elle un pro­

gramme d ’héritage, avec toutes les ambiguïtés d ’une famille intellectuelle. La complicité des indiciaires y cache une compétition de pouvoir autour d ’une écri­

ture qui donne sens et forme à l’Histoire.

À travers des correspondances, George Chastelain construit enfin une généa­

logie qu’il veut dynamique et qui va permettre d’ouvrir la communauté des Rhé- toriqueurs au-delà des frontières bourguignonnes. Il tisse des relations épistolaires avec Jean Meschinot, Jean Castel à la Cour de France, Jean Robertet à la Cour de Bourbon. Ces échanges soutiennent toujours plus ou moins explicitement une réflexion sur le statut du poète, en explorant particulièrement les rapports entre maître et disciple, les problèmes du modèle rhétorique idéal et de la revendication de la .différence.

Tel est en 1463 l’un des motifs du débat des Douze Dames de Rhétorique qui oppose Chastelain à Jean Robertet. Le poète bourbonnais fait parvenir au Grand George un prosimètre de louange, sollicitant une réponse - que Chastelain va tarder à donner. Ces réticences s’expliquent en partie par l’opposition des deux écrivains sur le motif généalogique. Jean Robertet dessine le portrait de son maî-

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tre à travers une longue liste de glorieux ancêtres, certains assez fantaisistes, que George résumerait et dépasserait.

En toy reluit la satire de Perse, De Juvenal, aussi celle d’Orace ; Ton elegant parler Terence perse, Et tous poetes, soient d ’Inde ou de Perse ; Pour reciter ne fault quérir Bocace21.

La structure énumérative et le ton hyperbolique laissent pressentir chez le Bourbonnais une fascination pour la louange des bons facteurs, et pour une his­

toire littéraire « triomphante » à laquelle il participe et qu’il emprunte aux Trionfi de Pétrarque22.

’ J’ay regardé es Triumphes Pétrarque, Qui d ’hystoires reciter fut monarque [...]

Georges peult bien estre loué de mesme23.

Malheureusement cette surenchère est mal reçue de Chastelain, dont on sait qu’il combat pour une singularité absolue de son inspiration. Aussi l’affirmation de son être propre est-elle fréquente sous la plume de George :

Tel qu’il a pieu à Dieu me faire naistre,

Tel me souffis et qui veut tel m ’accepte, (ibid., p. 172)

Remarquons cependant que, dans cette œuvre où le débat sérieux se colore souvent d ’un certain humour, la filiation littéraire rêvée par Robertet, plaçant son interlocuteur et donc lui-même, dans une lignée ambitieuse d’écrivains classiques, ne reçoit pas de George un refus univoque. Tout en se donnant comme une indi­

vidualité irréductible à un système de listes, ce dernier accepte cependant une certaine hiérarchie avec son collègue. Le Bourguignon ne dédaigne pas malgré tout d’être appelé maistre. Mais à l’écriture qui le fige dans un ensemble d’écrivains certes glorieux mais passés, il préfère substituer des Dames allégori-

21 Les Douze Dames de Rhétorique, éd. D. COWLING, Genève, Droz, 2002 (TLF, 549), p. 109.

22 Le motif de la Louange des bons facteurs, selon le titre de Pierre Grosnet vers 1530 (cf. Ro­

ger Collerye et ses poésies dolentes, grivoises et satiriques, éd. Fr. LachÈvre, Paris, 1942) devient un motif courant à partir de 1450, signe d ’une conscience nouvelle de l’écrivain. Pour la place de Robertet dans cette esthétique culturelle annonçant la Renaissance, voir M. Zsuppan, « An early example of the Renaissance themes of immortality and divine inspiration : the work of Jean Rober­

tet », dans Bibliothèque d ’Humanisme et Renaissance, 28 (1966), pp. 553-563.

23 Complainte sur la mort de messire George Chastelain, dans Œuvres de Jean Robertet, éd.

M. Zsuppan, Paris, Droz, 1970 (TLF, 159), p. 174.

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ques, fictions divines, intemporelles et donc plus aptes à exprimer une poétique

vivante. •

À travers ce dialogue, la Grande Rhétorique part en quête d’une généalogie qui lui soit propre : généalogie exotique et hyperbolique chez Jean Robertet, gé­

néalogie au présent qui pourrait naître de la plume de Chastelain, inspirée de Dieu et de Rhétorique ; choix d ’un lignage littéraire si lointain qu’il n ’est que symboli­

que ; choix de soi-même comme singularité féconde. N ’est-ce pas au fond la même chose ? La réflexion sur Yauctoritas et la liberté du poète renaissant nous semble déjà en germe dans ce débat.

4. La Grande Rhétorique par elle-même

.Les Grands Rhétoriqueurs, historiographes et encomiastes, sont par statut les gardiens de la généalogie de leur commanditaire princier. Ils ajoutent à ce devoir une réflexion approfondie sur l’importance et les limites d’une filiation poétique construite autour de leur sodalitas, contribuant par leurs actions à faire évoluer l’idée d’une aristocratie littéraire. L’originalité des Rhétoriqueurs est de dépasser la translatio studii médiévale pour penser un vrai lignage de sang et de titre, une communauté de clercs faits chevaliers par la grâce de leurs plumes - annonçant ainsi la puissance des poètes laurés que seront après eux Ronsard et du Bellay.

A l’heure où les écrivains se cherchent des pères pt)ur affirmer qu’une his­

toire vernaculaire des lettres est possible, ce groupe, fort de sa position officielle ainsi que de la rare complicité de ses membres, s ’invente un lignage moderne à partir de George Chastelain. La Concorde des deux langages de Lemaire de Bel­

ges prend l’aspect d’une glorification de la littérature française qui est aussi une histoire de la Grande Rhétorique.

Et en ce alleguoit pour ses garantz et deffenseurs aucuns poètes, orateurs et historiiens de la langue françoise, tant antiques comme modernes, si comme Jehan de Meun, Froissart, maistre Alain, Meschinot, les deux Grebans, Mil­

let, Molinet, George Chastelain, saint Gelais, et aultres, dont la memoire est et sera longuement en la bouche des hommes, sans ceux qui encoires vivent et flourissent24. -

Sous la plume de Chastelain cependant, le lignage inventé n ’est pas sans am­

biguïté puisque lui-même ne se soumet pas à la liste dont il se veut le père.

L ’ambition d ’être un modèle pour ses successeurs n’exclut jamais l’affirmation d’une singularité irréductible de l’œuvre. C ’est cet étonnant paradoxe à l’origine

24 Jean Lemairede Belges, La Concorde des deux langages, éd. J. Frappier, Paris, Droz, 1947 (TLF, 9), p. 4.

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de* leur groupe qui permet aux Rhétoriqueurs à la fois d ’assumer le lignage que George leur propose et de dépasser ses contraintes, en puisant dans la liberté de leur maître leurs propres armes pour s’opposer à lui. Chastelain lègue aux Rhéto­

riqueurs deux pensées de la filiation : celle d’une aristocratie sociale inventée, puis réalisée par le titre de chevalier qui accompagne en 1473 Y indiciaire, no­

blesse de sang issue de la noblesse de plume ; celle d’une complicité entre contemporains, dans une famille littéraire regroupant trois générations où chacun trouve sa place dans des tensions inévitables mais acceptées. Le texte de Rhétori- queur y puise sa riche polyphonie, son aptitude à l’ouverture et à la réécriture, en même temps que sa volonté de singularité. Cela contribue à créer ce que Jean Robertet, dans Les Douze Dames de Rhétorique, nomme une totale escripture25, faite de puissance généalogique et de personnalité originale, de passé et d’avenir, de Moyen Âge et de Renaissance.

25 Éd. D. Cowling, op. cit. , p. 177.

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