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Théorie de la régulation : pourquoi ? comment ? Approche structuriste et déconstruction du symbolique en économie

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Academic year: 2021

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Submitted on 5 Jul 2016

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en économie

Jean-Pierre Chanteau

To cite this version:

Jean-Pierre Chanteau. Théorie de la régulation : pourquoi ? comment ? Approche structuriste et déconstruction du symbolique en économie. Colloque international Recherche & régulation ”La théorie de la régulation à l’épreuve des crises”, Association recherche & régulation; Ladyss; Inalco; Université Paris-Diderot, Jun 2015, Paris, France. 19 p. �halshs-01341945�

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Théorie de la régulation : pourquoi ? comment ?

Structurisme critique et déconstruction du symbolique en économie

JEAN-PIERRE CHANTEAUa

université Grenoble-Alpes (UFR Faculté d’économie), Centre de recherche en économie de Grenoble (CREG) jean-pierre.chanteau@upmf-grenoble.fr

A.   LA RÉGULATION COMME OBJET DE RECHERCHE 7  

A.1.   Le problème de la constitution d’une entité 8  

A.2.   Le problème de la résilience d’une entité 9  

A.3.   Un questionnement s’appliquant à des terrains variés : éclairages complémentaires sur les modalités de régulation 9  

B.   LE MONDE COMME ORDRE À RESPECTER OU COMME DÉSORDRE À STABILISER : DEUX

CONCEPTIONS OPPOSÉES DE LA RÉGULATION 12  

B.1.   Trois modèles de régulation à l’œuvre depuis deux siècles 12  

B.2.   Essentialisation ou constructivisme : un choix structurant de la recherche en sciences sociales 14  

B.3.   Le structurisme critique : un contenu positif pour les approches ‘hétérodoxes’ en économie 16  

INTRODUCTION

Qu’est-ce que la théorie de la régulation ? La question peut surprendre, elle s’impose pourtant : où est l’unité entre Tirole, Reynaud et Boyer, pour ne citer que quelques chercheurs emblématiques ? pourquoi un auteur dit ‘régulationniste’ se réfère-t-il à l’institutionnalisme, à l’évolutionnisme, à l’économie politique, etc., quand il s’agit de dire sa méthode ou sa conception de la régulation ? pourquoi certains réduisent- ils la régulation à la réglementation, à l’intervention étatique ou à l’éloge du fordisme alors que les chercheurs régulationnistes ont clairement réfuté cette critique simpliste [Boyer : 2004] ?

La réponse ne va pas de soi, malgré des efforts constants d’explicita- tion1. Certes la capacité du mainstream à digérer la critique en imposant ses catégories, dans le champ scientifique ou dans le débat public, a favorisé ce brouillage. Mais les réévaluations successives, encore débattues, du programme initial l’ont alimenté aussi – ce que ne peut voir un commentateur qui se contente de la lecture d’un auteur ou d’une publi- cation des années 1980 ou 1990. Enfin, dans la multiplicité des filiations revendiquées et des oppositions affirmées, force est de reconnaître la difficulté à faire la part des choses entre distinctions épistémiques, artefacts disciplinaires, stratégies de différenciation professionnelle, voire différends personnels2. Tout cela n’aide guère le chercheur en quête de fondements théoriques pour sa recherche appliquée.

a L’auteur remercie…

1 Il n’est évidemment pas question d’en faire une liste exhaustive. Depuis les travaux marquants des années 1970 [Aglietta : 1976 ; Fresque INSEE ; rapports CORDES- CEPREMAP], on peut entre autres se référer à des ouvrages synthétiques tels que [Boyer : 1986, 2004 ; Boyer, Saillard dir : 1995, 2002 ; Billaudot : 1996, 2009 ; Laurent, Du Tertre dir : 2008] ou aux articles variés publiés dans l’Année de la Régulation puis la Revue de la régulation ainsi qu’aux working papers Recherche&Régulation.

2 Les différents auteurs, écoles, courants, participent à un champ social (académique) dans lequel ils sont à la fois concurrents (pour obtenir des crédits, des postes, des honneurs, des pouvoirs) mais aussi complémentaires (leur diversité permettant d’éclairer les différentes dimensions du réel).

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Enjeux

Si donc l’on croit l’adage qui veut qu’un problème non résolu est un problème mal posé, peut-être faut-il alors essayer de reformuler diffé- remment la question de la spécificité de la théorie de la régulation. Car on ne peut ignorer la critique: « A field of study that does not know its boundaries could be accused of youthful empire-building or unimaginative scholarship: if regulation is everything, then it is nothing. Varying definitions of regulation range from references to: a specific set of commands; to deliberate state influence; to all forms of social control » [Baldwin et al.: 2010, p.123].

D’où l’enjeu de clarification que nous poursuivons ici dans une per- spective méthodologique :

i) non pas rechercher ce qui ferait la distinction voire la supériorité d’un courant de recherche sur les autres mais, au-delà des différences liées aux terrains, aux contingences professionnelles, aux questions de recherche, etc., identifier et valoriser l’apport positif d’approches qui, sinon, se condamnent à n’être définies qu’en négatif4, « non-standard »5, malgré les efforts récents pour penser une unité dans les sciences sociales [Thévenot et al : 20036 ; Orléan : 20057];

ii) opérationnaliser cette position commune, c’est-à-dire caractériser les éléments de méthode permettant de conduire en cohérence des recherches empiriques.

Alors qu’est-ce que la théorie de la régulation ? Le scientifique ne peut croire qu’un mot suffit à faire concept. Certes le vocabulaire porte du sens, mais celui-ci n’est jamais univoque:

Le sens évolue dans le temps, comme l’illustre Baldwin [2010, p.12]

pour le mot ‘regulation’: « Selznick’s seminal definition of regulation as ‘the sustained and focused control exercised by a public authority over activities valued by the community’ (Selznick, 1985, p.363) can now be seen as highly problematic. […] Therefore we follow Julia Black’s more wide-ranging definition of regulation as ‘the intentional use of authority to affect behaviour of a different party according to set standards, involving instruments of information-gathering and behaviour modification’ (Black, 2001). » Or, la théorie de la régulation

3 Baldwin R., Cave M. & Lodge M. [2010] “Regulation: The Field and the Developing Agenda”, in Baldwin R. et al. (eds), The Oxford Handbook of Regulation, Oxford: Oxford University Press.

4 S’il a été possible de définir positivement une approche standard [Favereau : 1989], cela n’a pas été le cas des ‘autres’ approches qui ne sont donc délimitées que par rapport à ce standard – auquel les économistes mainstream, c’est-à-dire dominants dans le champ professionnel, s’assimilent commodément même s’ils ne respectent pas l’unité théorique proclamée.

5 Le débat hétérodoxie vs mainstream est lui d’un autre ordre, car il ne se situe pas au plan épistémique mais des positions dans le champ professionnel de la production scientifique.

Pour autant, ils ne sont pas indépendants car la qualité de la production de connaissances, leur audience et leur réception au-delà du monde scientifique dépendent fortement des moyens qui sont attribués.

6 Thévenot L. [2003] « Values, Coordination And Rationality. The Economy Of Conventions Or The Time Of Reunification In The Economic, Social And Political Sciences », Communication au colloque « Conventions et institutions : approfondissements théoriques et contributions au débat politique » Paris, 11-12 décembre.

7 Orléan A. [2005] « La sociologie économique et la question de l'unité des sciences sociales », L'Année sociologique, vol.55, n°2, pp. 279-305.

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n’est pas née avec Selznick en 1985 ni même dans les années 1970 en France, comme on le verra, et une meilleure compréhension passe par l’histoire du concept de ‘regulation’.

Le mot ‘régulation’ est polysémique car, comme beaucoup d’autres, il supporte une diversité de projets de recherche pouvant s’investir sur lui. Les problèmes de régulation intéressent tout autant Jean Tirole, Jean-Daniel Reynaud que Robert Boyer, trois chercheurs embléma- tiques dont les terrains, motivations et méthodes sont par ailleurs très différents voire contradictoires. Mais selon quels critères ? Comme on le montrera infra, leurs programmes respectifs permettent de produire des connaissances empiriques complémentaires, mais leurs différentes ontologies du social discriminent Tirole d’une part, Boyer et Reynaud d’autre part. Ceci suggère de distinguer d’une part la ‘régulation’ comme objet de recherche et d’autre part la ‘régulation’ comme approche8. Ce qui pose logiquement deux types de questions : peut-on utiliser le même mot pour des sens aussi différents? pourquoi et comment choisir une position ontologique plutôt que l’autre (contre la croyance mainstream selon laquelle l’analyse économique ne peut faire science que si le chercheur est parfaitement objectif et s’efforce de dégager des lois universelles, opérationnaliser une recherche scientifique qui assume qu’elle ne peut s’autonomiser des conceptions ontologiques) ? Un élément de réponse, formulé par exemple par Veljanovski [20109] ou Ostrom, est que la position mainstream n’est pas fondée et que l’enjeu pour le chercheur n’est pas de nier sa subjectivité, qui a des effets normatifs, mais de la réguler de façon réflexive, avec lui-même et avec les pairs, en précisant où et comment elle intervient dans sa recherche.

Des mots différents peuvent désigner la même réalité. On note, dans les discussions de colloque et parfois dans les écrits, une certaine plasticité des appellations : tel auteur se présente tour à tour comme chercheur ‘régulationniste’, ‘institutionnaliste’, ‘conventionnaliste’,

‘socio-économiste’, ‘évolutionniste’, ‘économie politique’…10 De fait, la macroéconomie des régulationnistes développe des modèles kaleckiens, postkeynésiens ; la diversité des formes de concurrence [Boyer: 1986] est éclairée par la diversité des mondes de production [Salais & Storper : 1993]; etc.11 Et plus généralement, les grandes questions de l’analyse du changement institutionnel, de la diversité des modes de domination, de coopération ou de coordination, des effets de l’incomplétude de la rationalité individuelle traversent tous ces programmes de recherche au-delà des différences d’appellations.

8 Ceci fut déjà proposé par Lipietz [1986] ou Billaudot [1996].

9 Veljanovski C. [2010] « Economic Approaches to Regulation », in Baldwin.

10 Voir aussi l’éclairante contribution de Caillé [2006] à l’ouvrage collectif sur l’économie des conventions dirigé par Eymard-Duvernay [2006].

Caillé A. [2006] « Remarques sur l’économie des conventions », in F.Eymard-Duvernay (dir), L’économie des conventions, méthodes et résultats, Paris : La Découverte, tome I, pp.93-102.

11 Des chercheurs dits « régulationnistes » font de l’économie industrielle ou monétaire, s’intéressent aux marchés de la génétique animale ou aux droits de propriété, etc. [Allaire : 2013 ; Coriat : 2013].

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Notre interrogation initiale « quelle est la spécificité, l’unité de la théorie de la régulation ? » a donc une portée plus générale puisque la question de la définition est un enjeu pour ces programmes de recherche

« institutionnaliste », « évolutionniste », « conventionnaliste », etc., confrontés aussi à la polysémie du vocabulaire [Hodgson : 200812] et à la fragmentation du positionnement « en négatif » de toute ‘hétérodoxie’ : si, pour l’économiste, les « institutions comptent » dès lors qu’il reconnaît l’incomplétude de la rationalité individuelle, peut-il se contenter d’une position « en creux » (le rejet d’une hypothèse) qui dit ce qu’elle ne veut pas être mais ne dit pas ce qu’elle est ? Au-delà, quelle est l’unité de cette référence institutionnaliste, commune à de nombreux courants de recherche, de l’économie politique à la socio-économie en passant par l’économie de la régulation ou des conventions ?

Pour cela, il faut rappeler d’abord que l’objet d’une recherche ne se confond pas avec la façon de réaliser la recherche sur cet objet, même si les deux interfèrent en partie13:

— l’objet de recherche scientifique désigne un phénomène, ou un ensemble de phénomènes relevant d’un même type, d’une même catégorie, pour lequel se construit une théorie tentant d’en fournir une description et une explication (théorie de l’emploi et du chômage, par exemple)

— l’approche scientifique (par exemple l’approche keynésienne ou l’approche néoclassique de l’emploi et du chômage14) intègre une conception ontologique du monde, qui inspire au chercheur des hypothèses à tester (sur différents objets, à l’aide d’outils d’investigation empiriques : enquêtes, économétrie, analyse de discours, etc.), et qui lui fournit aussi un cadre interprétatif plausible des résultats de recherche qu’il obtient –interprétation qui sera révisée ou renforcée par les résultats ultérieurs, qui se nourrit aussi de la controverse scientifique – d’où l’enjeu du pluralisme raisonné des méthodes15 permettant de confronter les différentes approches et théories mobilisées pour explorer les différentes dimensions du réel.

Le point de départ est donc de savoir si « la TR » désigne la théorie de l’objet ‘régulation’ (le problème de régulation d’un marché, d’une organisation…) ou une approche inspirant cette théorie – ce qui pourrait s’énoncer par exemple comme « théorie régulationniste de la régulation »,

« théorie institutionnaliste de la régulation » ou autre. Mais quoi ? Problématisation

Pour autant, cette contribution ne cherche pas à classer des écoles (c’est-à-dire un groupe dont la fonction est de défendre des positions dans

12 Hodgson G. et al. [2008] « Fostering Variety in Economics. Interview with Geoffrey Hodgson », Revue de la régulation, n°2008/2, Janvier, http://regulation.revues.org/2853.

13 Pour une introduction à ces distinctions, voir par exemple Chanteau&Labrousse [2013] qui montrent cette épistémologie à l’œuvre dans le programme du Workshop de Bloomington (Ostrom).

14 En signalant que, malheureusement, le terme ‘théorie’ est souvent utilisé à la place d’approche (théorie keynésienne de l’emploi, etc.).

15 Ignorer l’épistémologie conduit d’ailleurs à une pensée obscurantiste qui nierait la capacité heuristique de ce pluralisme.

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un champ professionnel ou politique, sur une base affinitaire ou corpora- tiste plus que méthodologique16), ni à proposer une histoire de la pensée économique attribuant des filiations et des antériorités.

Nous cherchons plutôt ici à dégager des éléments de compréhension et de méthode qui permettent au chercheur une pratique raisonnée et heuristique du pluralisme méthodologique17. Une alternative à l’approche mainstream ne peut se fonder sur un usage flou du concept d’institution, opposant par exemple l’institutionnel au marché, à la concurrence, à l’individuel, etc., qui conduit la critique à une contradiction interne en niant que le marché, la concurrence, l’individu sont eux-mêmes des entités instituées et historicisées.

Après avoir montré comment, historiquement, la régulation se définit d’abord comme un objet de recherche, et donc quel est le champ de la TR comme théorie (partie A), nous proposons (partie B) de caractériser de façon positive le contenu d’une approche non-standard de cette théorie, que l’on propose de qualifier d’approche structuriste, intégrant les résultats d’autres sciences sociales plutôt que préservant l’illusion d’une autonomie disciplinaire de la science économique : cette proposition est structurée par18 une position ontologique (structurisme critique) et une position méthodologique (déconstruction du symbolique) :

1° Proposition ontologique. Depuis Claude Bernard définissant les concepts d’homéostasie et de milieu intérieur pour expliquer la régulation de la circulation sanguine, depuis les ingénieurs du XIXe siècle étudiant la régulation des mouvements d’une machine, puis en sciences sociales, la régulation a été définie comme objet de recherche : par quels moyens une entité, à chaque niveau d’agrégation du social (de l’individu jusqu’à la société humaine), parvient à exister et tenir durablement, malgré l’incomplétude de la rationalité individuelle, malgré les conflits d’intérêt, malgré les externalités de marché, etc. ? Autrement dit, la théorie de la régulation doit expliquer comment des ordres sociaux existent, naissent et meurent (comment faire société, faire marché, faire sens et valeur, faire entreprise, etc. ?).

Pour cette raison, une théorie de la régulation ne peut se suffire à elle- même car elle nécessite de mobiliser d’autres champs théoriques : théorie de l’évolution, des institutions, ou encore théories de la croissance, de l’entreprise, des marchés, etc.

Mais, au-delà de cette définition de la régulation comme objet de recherche, possiblement commun à différents programmes de recherche, ceux-ci peuvent être nettement discriminés ou rapprochés par des critères

16 Cf. d’ailleurs l’hétérogénéité des méthodes ou des ontologies observée dans les écoles ou courants « mainstream », classiques et mercantilistes.

17 Suivant par exemple la démarche pratiquée par Théret [2003] pour l’analyse des institutionnalismes.

Théret B. [2003] « Institutionnalismes et struçturalismes : oppositions, substitutions ou affinités électives ? », Cahiers d'économie politique, vol.1, n°44, pp.51-78.

18 Ces deux propositions structurantes ne constituent donc pas une axiomatique finie de la recherche, mais plutôt un cadre heuristique au sens d’Ostrom, qui supporte – sans syncrétisme – une diversité des problématiques et des modes d’administration de la preuve scientifique.

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ontologiques, ce qui apparaît en déconstruisant la façon dont ils conceptualisent cette fonction de régulation.

En effet, une problématique de l’incertitude est de fait commune à divers programmes de recherche hétérodoxes : par exemple, Eymard-Duvernay [2006, p.17] :

« La coordination […] n’émerge pas spontanément des interactions entre comportements individuels.

L’interrogation [de l’économie conventionnaliste] est double : comment se constituent les intérêts communs qui fondent un groupe ? […] quelle est la légitimité des compromis et des institutions ? »19)

fait écho à Aglietta [1982, p.VI] pour qui le problème de la régulation est

« le problème de la reproduction du problème de la socialisation », problème dont la solution est qualifiée de « mode de régulation », défini comme « l’ensemble des processus qui assurent la cohésion d’une formation sociale. Elle comprend divers éléments, comme les différents mécanismes de marchés, les contrats collectifs, les habitus, et pas seulement les règles définies par l’Etat » [Vidal : 1998, p.88]. Autrement dit, la conception de la régulation est ici non pas positiviste mais une problématique à la fois du contrôle et de l’autonomie, pour reprendre les termes de Reynaud [19xx] parce que, pour ces approches hétérodoxes, i) la fonction de régulation nécessite une action collective délibérée – selon des modalités variables selon les groupes sociaux concernés –, en partie centralisée mais sans pouvoir l’être jamais totalement20, et ii) parce que l’issue de cette action est toujours incertaine ex ante (on ne sait qu’ex post si elle a réussi) : elle est en effet multiple, du fait des différents niveaux d’agrégation du social, et repose sur des compromis régulatoires qui ne peuvent supprimer les contradictions d’un groupe (paradoxe de Condorcet), facteurs endogènes de crise – sans parler des facteurs exogènes –, mais seulement les concilier plus ou moins durablement.

Parce que cette problématisation n’est pas nouvelle en sciences sociales, nous suivons donc Vandenberghe [1997] pour qualifier d’approche

« structuriste » critique un contenu positif commun aux diffé- rents programmes de recherche hétérodoxes en économie qui pensent la cohésion sociale comme une construction sociale, résultat incertain de processus ne relevant ni d’une rationalité pure de sujets individuels totalement autonomes ni d’une déter- mination complète par une structure sociale :

« Ni réductionnisme individualiste, ni invariance structuraliste. […] Les individus occupent une série de places et de positions qui se définissent par référence à des rapports sociaux qui peuvent varier considérablement dans le temps et l’espace. […] Toute rationalité est située [et] les individus ne peuvent se repérer qu’à travers les contraintes, références communes, procédures et régularités que véhiculent ou favorisent les dispositifs collectifs que sont les règles, les conventions, les organisations (Orléan, 1994). » cité in Boyer & Saillard [2002, p.58].

2° Proposition méthodologique. L’incomplétude de la rationalité individuelle a imposé le concept d’institution en économie. Or, paradoxa- lement, le principe d’action d’une institution reste mal explicité dans les

19 Il signale aussi que « notre approche n’est pas antagonique [à l’approche régulationniste]

mais elle s’oblige à expliciter les conditions de possibilité de ce qui, ailleurs, reste implicite », ce qui n’est pas un critère structurel de différenciation entre deux approches.

20 La fonction de régulation est donc aussi un enjeu de pouvoir, soumis à des efforts de domination qui visent à instaurer une hiérarchisation des autorités de régulation, dont le contrôle sur l’action collective.

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programmes de recherche hétérodoxes : comment une institution produit- elle des effets sur la conduite des êtres humains, si l’institution n’est ni le résultat de la décision rationnelle de l’être humain ni une aliénation spon- tanée de celui-ci. Autrement dit, comment expliquer à la fois que l’indi- vidu n’est jamais totalement libre de sa conduite en même temps qu’il croit l’être21, ou qu’une structure sociale se différencie par des rapports sociaux caractéristiques (famille patriarcale, entreprise capitaliste, etc.) tout en s’accommodant d’une grande variété de conduites individuelles ? La théorie de l’action symbolique constitue ici une proposition méthodo- logique (partie B) nécessaire, mais non suffisante, à une approche structuriste de la régulation. Contrairement au sens commun qui réduit le symbolique à un simple habillage formel des pratiques22 ou qui le définit de façon péjorative23, il faut lui reconnaître toute la puissance inter-normative que révèle l’anthropologie [Godelier : 1984, 2007].

A.

LA RÉGULATION COMME OBJET DE RECHERCHE

Un survey sémantique – à partir de recherches historiques sur les usages scientifiques du terme [D’Hombres : 2008], de synthèses disciplinaires (entre autres : GGREC [1988] ; Futur antérieur [1995] ; Boyer & Saillard : 1995, 2002 ; Jessop : 1990 ; Jobert & Muller : 199824 ; Baldwin et al. : 201025], des occurrences produites par des recherches Google à partir d’ordinateurs différents26, et bien sûr des publications de l’association Recherche & Régulation (Lettre de la Régulation, Issues in Regulation, Année de la Régulation, Revue de la Régulation, working papers en ligne) – révèle un point commun aux recherches sur la régulation : toutes concernent le double problème de l’existence d’entités sociales ouvertes, donc de leurs séparations et de leurs modes d’intégration :

— comment se constitue une entité sociale dont les parties constituantes sont nécessairement hétérogènes (et le restent) ?

— comment perdure une entité qui est toujours menacée par ses évolutions internes en même temps que par ses rapports avec d’autres entités ?

21 Par exemple, un « coup de folie » est en réalité souvent très normé : effectuer une dépense inhabituelle pour une personne reproduit généralement un modèle collectivement valorisé (« star » de l’industrie culturelle ou sportive) et qui se fond in fine dans la consommation nationale telle qu’anticipée par les offreurs.

22 Défaut commun à une certaine lecture marxiste de la superstructure mais aussi à certaines pratiques professionnelles de communication politique.

23 Pour l’opinion commune, un geste ‘symbolique’ désigne un acte de dédommagement ou de reconnaissance insuffisant, voire insultant, par rapport à la valeur réelle attendue.

24 Commaille J., Jobert B. (dir) [1998] Les métamorphoses de la régulation politique, Paris : LGDJ.

25 Baldwin R. et al (eds) [2010] Oxford Handbook of Regulation, Oxford : Oxford University Press.

26 Les moteurs de recherche mémorisant les habitudes de l’utilisateur régulier d’un ordinateur, une requête permet de trouver des références différentes d’un ordinateur à l’autre.

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A.1. Le problème de la constitution d’une entité

L’hétérogénéité est une donnée fondamentale de l’activité humaine27 : le biologique, l’écologique, le psychologique et leurs variations dans le temps et l’espace induisent que deux personnes, même jumelles, ne sont jamais des clones. En particulier, leurs préférences diffèrent toujours et l’économiste doit renoncer à l’hypothèse d’agent représentatif [Kirman : 1992].

Faire entité (société, groupe, entreprise, club, etc.) résulte donc d’un ensemble de pratiques capables d’assembler l’hétérogène (par exemple, au-delà d’un statut salarial, des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des riches et des pauvres, etc.), de former un tout à partir de sépa- rations (personnes, filiales, provinces…). Et ceci implique, pour chaque être humain impliqué dans cette entité, de pouvoir y trouver un sens, de s’y reconnaître suffisamment [Honneth ; Fraser] pour y investir des ressources28. Les règles et pratiques qui portent ce sens définissent simul- tanément l’identité et la frontière de cette entité : les traits communs, sa structure, qui la caractérisent et la distinguent des autres dans la durée.

Or ces pratiques constituantes – dont une partie reste souvent implicite (les traditions respectées, par exemple) et l’autre au contraire s’affiche explicitement (les lois constitutionnelles d’un Etat, un règlement intérieur d’entreprise, etc.) – ne peuvent se réaliser spontanément, ration- nellement, en corollaire du « paradoxe » de Condorcet puis du théorème d’impossibilité de Arrow29 : même si les membres du groupe partagent un fort désir de coopérer, aucun principe commun à tous (hiérarchie de valeurs et préférences) n’existe qui satisfasse simultanément chacun, même doté d’une rationalité parfaite – par ailleurs inaccessible.

Au contraire, une multiplicité de conditions sociales sont nécessaires à un niveau minimum de coopération qui permettrait de produire un tel compromis fondateur du groupe, conditions que les sciences sociales ont détaillées (depuis l’anthropologie [Godelier : 2007] jusqu’à la théorie néoclassique des contrats optimaux [Bernstein & Winter : 201230] en passant par tous les courants de l’économie, entre autres institution- nalistes [Ostrom : 2010 ; Boyer & Orléan : 199131 ; Orléan : 2004]).

Corollaire logique de l’incomplétude de la rationalité parfaite, l’existence d’une entité, y compris une entreprise, suppose donc une action d’ordre politique pour intégrer, mettre en ordre la multiplicité des valeurs et des horizons temporels des membres de l’entité. Cette action peut être celle d’un dictateur ou de tout autre procédure de désignation d’une

27 Pour une synthèse en économie, voir Moati [1992].

Cf le séminaire 2015-17 SPHERE/Paris Diderot « Penser la diversité humaine : histoire, sciences et philosophie ».

28 Ou a contrario de s’en retirer [Hirschman], y compris, au pire, par un suicide.

29 Une telle solution individualiste est parfois proposée mais suppose toujours en fait une autorité nécessaire à une modification de l’ordre des préférences : par exemple la modélisation ou la théorie des jeux produisent ce type de résultats mais toujours avec un acteur (le scientifique) habilité à fixer les règles du jeu ou les dotations initiales du modèle.

30 Bernstein S., Winter E. [2012] « Contracting with Heterogeneous Externalities », American Economic Journal: Microeconomics, vol. 4, n°2, May, pp.50-76.

31 Conditions nécessaires à une régression à l’infini des conséquences de leurs décisions [Boyer, Orléan : 1991].

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autorité reconnue [Piketty : 1994], ce qui implique que la problématique de la régulation porte non seulement sur les principes déterminant le périmètre et l’identité de l’entité, mais aussi sur son mode de gouver- nement. D’où une attention nécessaire aux procédures habilitant l’action de cette autorité (autorité politique incarnée par des pouvoirs publics plus ou moins déconcentrés, soit par décision arbitraire, soit par procédure électorale)32.

A.2. Le problème de la résilience d’une entité

En outre, l’existence d’une entité ne repose pas seulement sur des actes constitutionnels. Elle dépend aussi d’une capacité à perdurer. Pour cela, l’entité doit résoudre les menaces que représentent pour elle les déséquilibres endogènes et exogènes [Boyer : 1986, 2004] dont les causes sont multiples :

i) l’incertitude radicale liée au futur de chacun de ses membres et de leurs interactions socio-environnementales ;

ii) les contingences et leurs différenciations dans le temps et dans l’espace : temporalités différentes des évènements environnementaux, démographiques, industriels, financiers, etc., aux différents niveaux d’agrégation du social (familles, entreprises, clubs, régions, partis politiques, religions, etc) qui déstabilisent les compromis antérieurs et peuvent engendrer des dynamiques chaotiques de l’entité [Lordon : 1993].

La problématique de la régulation inclut donc aussi nécessairement la question de l’évolution, des crises et des métamorphoses des structures sociales :

« La théorie de la régulation du capitalisme est celle de la genèse, du développement et du dépérissement des formes sociales, bref de la transformation des séparations qui le constituent. Elle ne se préoccupe pas d’assigner une finalité à ce mouvement. » [Aglietta : 1976, p.13]

Autrement dit, un mode de régulation est une réponse aux problèmes passés que l’entité a surmontés pour exister et perdurer en tant que telle (identité, périmètre/frontière, gouvernance) mais aussi un problème à résoudre pour son avenir puisqu’elle ne peut se reproduire à l’identique : c’est « le problème de la reproduction du problème de la socialisation » [Aglietta : 1982].

A.3. Un questionnement s’appliquant à des terrains variés : éclairages complémentaires sur les modalités de régulation La régulation peut ainsi être définie comme un objet de recherche dont la problématisation n’est donc pas par nature un problème spécifique de macroéconomie, et qui ne se conclut pas systématiquement par la seule action étatique et encore moins la réglementation33 : les enjeux d’indivi- duation et d’intégration concernent tous les champs du social, du plus personnel au plus collectif, du plus local au plus mondial.

32 Pour un développement du théorème de Arrow à ce second niveau, voir notamment le Gibbard–Satterthwaite theorem.

33 De même que la théorie de la régulation ne se définit pas par un résultat empirique (le fordisme), certes majeur mais qui n’est que la caractérisation d’un régime d’accumulation du capital et de son mode de régulation pour une période donnée (après la Seconde guerre mondiale) dans une région donnée (Europe occidentale et Etats-Unis) [Boyer : 2004].

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On ne s’étonnera donc pas que les contributions à la théorie de la régulation ont été nombreuses et diverses, selon les questions et entités traitées de façon privilégiée par le chercheur, et donc selon ses terrains.

Par exemple pour théoriser des organisations telles que la firme ou le marché :

— La théorie de la firme cherche à définir le « périmètre » de celle-ci et le(s) critère(s) caractéristiques du contenu de ce périmètre, à savoir selon le cas : des ressources (travail et capital) nécessaires à la mise en marché d’un produit fini ; la nécessité de combiner des ressources cognitives complémentaires [Rajan & Zingales : 2000] ; une personnalité titulaire de contrats ou de quasi-contrats ; des rapports sociaux hiérarchisés sous le commandement d’un gouvernement d’entreprise ; etc.

— La théorie de la valeur et des prix montre la nécessité, pour l’existence d’un marché, d’une nomenclature des biens échangeables – nomenclature qui ne va pas de soi [Orléan : 1994]– permettant de regrouper des items comparables (de même valeur) et de discriminer ces groupes (de valeurs différentes) : c’est l’objet des travaux sur les marchés « pertinents » et les élasticités croisées ; sur l’économie des grandeurs [Boltanski & Thévenot : 1989] ; sur la nature des risques de coordination [Salais, Storper : 1993] ; sur l’institutionnalisation des formes de concurrence [Petit, Hollard : 1995] ; sur les types de jeux et leurs équilibres [Walliser : 2000] ; etc.

— Et dans les deux cas, une problématique de régulation traite aussi des menaces sur l’entité étudiée (crise, défaillance…) et de ses évolutions (analyse du changement institutionnel…) :

• l’analyse des conventions explore ainsi certains types de réponse à des défaillances de coordination, au départ inter-individuelles puis de plus en plus macro-économiques. Elle démontre comment, faute d’une rationalité complète et dans un contexte incertain, deux individus peuvent se tromper et donc préférer ne pas interagir (vendre et acheter, par exemple), et comment une solution émerge néanmoins si chacun des agents peut inférer la même règle de conduite à partir des comportements habituels de son environnement (par exemple, manière de réguler l’excès de demande sur l’offre : types de files d’attente dans un magasin, un hôpital, un embouteillage, etc.) [Orléan : 1994 ; Eymard-Duvernay : 2006] – solution toutefois jamais assurée, compte tenu de la pluralité des réponses possibles dans un monde de pluralité de valeurs [Boltanski & Thévenot : 1989].

• Les défaillances de marché de type néoclassique [Coase ; Tirole…], et leurs corrections par des actions collectives publiques ou privées (politiques étatiques, labels collectifs, contrats juridiques, etc.).

• L’analyse des crises est au cœur de l’affirmation d’un problème de régulation en analyse économique [Aglietta & Boyer : 1979 ; rapport CEPREMAP-CORDES sur l’inflation…], à partir d’une conjugaison des approches keynésienne-kaleckienne et marxiste sur l’endogénéité des crises du capitalisme ;

(12)

• la difficulté pour expliquer la crise d’une branche à partir de la crise d’un régime macroéconomique [Bartoli & Boulet : 1989] a initié une problématique qui ne cherche plus la fractalité parfaite de la structure du capitalisme mais plutôt les degrés d’autonomie et les modes d’articulation d’entités économiques (entreprises, branches…) selon des formes institutionnelles de concurrence sectorielle et d’action publique territoriale [Allaire : 2002], à d’autres niveaux que le niveau national habituel de l’économiste [Chanteau et alii : 2002 ; Du Tertre & Laurent : 2008…], ce qu’illustre assez bien l’image de

« holons » qu’Ostrom [2005] utilise pour décrire un univers de systèmes sociaux suffisamment autonomes pour être distinguables mais néanmoins socialement encastrés c’est-à-dire normés par des interactions multiples (multilevel polycentricity).

… On voit donc combien il est erroné et appauvrissant de réduire la TR à un terrain particulier ou de la confondre avec une école ou un courant de pensée – sauf à (re)produire ce type de catégorisation pour des raisons de rivalité personnelle ou professionnelle. Grâce à la diversité des contributions à la théorie de la régulation, il est au contraire possible de mieux identifier et caractériser les différentes facettes du réel : ainsi, l’entreprise dispose souvent d’une personnalité juridique (société) mais ce n’est pas toujours le cas (travailleurs indépendants) ; les contrats (commerciaux, financiers, etc.) et leurs effets manifestent son existence mais ne l’épuisent pas (cf. aussi les connaissances tacites, externalités, etc.) ; l’entreprise apparaît souvent comme organisation hiérarchisée mais pas systématiquement (cf. sociétés coopératives de production) et sa hiérarchie n’obéit pas toujours aux mêmes critères (pouvoir actionnarial, managérial…), etc.

Mais, pour autant, on ne peut ignorer que les différentes explica- tions proposées diffèrent voire s’opposent quant à l’interprétation onto- logique des entités étudiées. Faire la théorie de la régulation ne suppose donc pas seulement d’expliquer ce que l’on cherche mais aussi comment et pourquoi on le cherche… Entre autres, la complexité du réel impose au chercheur un certain degré de focalisation [Ostrom : 201034], de spécialisation, des priorités dans son attention, qui produit nécessairement des résultats parcellaires :

« la conception systémique35 de différents niveaux d’organisations socio-économiques [multi-level embeddedness] doit tenir compte de deux impératifs en tension : i) distinguer des unités d’analyse, bien qu’elles soient toujours intégrées dans un système plus étendu ; et ii) articuler ces unités entre elles, alors qu’elles ont une certaine autonomie. » [Chanteau, Labrousse : 2013]

La diversité des interprétations résulte-t-elle d’un artefact de cette contrainte pratique ou de différences ontologiques ? D’où l’importance d’expliciter le cadre heuristique du chercheur par lequel il ordonne le sens

34 Poteetee A., Janssen M. et Ostrom E. [2010] Working Together

35 Ostrom a approfondi la théorie des systèmes complexes avec des chercheurs du Santa Fe Institute. Ce positionnement systémique est commun avec d’autres institutionnalismes, mais la difficulté à le déployer et à le traduire en méthodes opérationnelles en fait un chantier ouvert pour les programmes de recherche institutionnalistes (Chanteau, 2003 ; Labrousse, 2006 ; Delorme, 2010).

(13)

des résultats produits : par exemple, le résultat d’un jeu (un équilibre de Nash, par exemple) est-il déterminé par le calcul individuel des joueurs ou par les règles du jeu imposées par le modélisateur – voire par l’interaction des deux ?

B.

LE MONDE COMME ORDRE À RESPECTER OU COMME DÉSORDRE À STABILISER :

DEUX CONCEPTIONS OPPOSÉES DE LA RÉGULATION

B.1. Trois modèles de régulation à l’œuvre depuis deux siècles L’histoire longue des usages scientifiques du terme « régulation », depuis le XVIIIe siècle [D’Hombres : 200836] permet de révéler les conceptions ontologiques du monde à l’œuvre dans ce champ théorique.

Ces conceptions se précisent dès le XIXe siècle, quand s’autonomise l’activité scientifique qui s’efforce d’expliquer comment un ensemble organisé (corps humain, groupe social, machines…) parvient à exister dans la durée : un malade peut-il guérir par lui-même ? une société connaît-elle des pénuries par la faute de l’État ou faute d’État ? etc. Le terme lui-même apparaît explicitement en médecine (théorie de la régulation sanguine, avec Claude Bernard) et en mécanique (théorie de la régulation des automatismes, avec Ortolan37 et Collet38), puis en physique et biologie (cf. Canguilhem) avant de gagner l’économie dans les années 1970. Pour autant, celle-ci en traite implicitement dès le début, selon les modèles que l’on trouve dans les autres disciplines :

— les économistes ont d’abord raisonné en termes d’hétéro-régulation transcendante, où une autorité supérieure à la société humaine est censée garantir un ordre harmonieux, en intervenant pour résoudre les éventuels désordres ou pour concevoir et « déléguer » aux parties du système (le corps social ou les corps physiques) la capacité de le faire : pour les physiocrates, la « Nature » représente cette autorité supérieure sur laquelle les hommes doivent se régler ; et pour l’économie classique libérale aussi, c’est la Nature qui, par les différentiels de fertilité et la « loi » de population, impose les normes sur la répartition des revenus entre rente foncière, salaire et profit harmonisant ainsi les interactions entre classes sociales malgré leurs antagonismes initiaux et assurant in fine le niveau maximal de bien- être qu’il est possible d’atteindre (l’état stationnaire) compte tenu des ressources initiales de la nation (entité dont ils recherchent le « bon » mode de gouvernement, après l’avoir dotée d’une identité (les dotations initiales en ressources) et d’une frontière administrative et

36 D’Hombres E. [2008] « Compréhension et extension du concept de régulation en sociologie et en science politique à la lumière des enseignements de la biologie », Araben, n° 4, pp. 27-36.

37 ORTOLAN André [1857] Traité élémentaire des machines à vapeur marines..., Librairie agricole, industrielle et scientifique Lacroix, Paris, (3e édition 1859) p.303.

38 COLLET Alfred Joseph [1884] Traité théorique et pratique de la régulation et de la compensation des compas avec ou sans relèvements, Chalamel Aîné, p.98 (18 pages d’occurrences).

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culturelle39).

— les économistes néoclassiques, jusqu’aux théorèmes Arrow-Debreu et Sonnenschein, ont au contraire exploré les conditions nécessaires (dites de concurrence parfaite) à une auto-régulation immanente car reposant sur la capacité cognitive personnelle des individus (leur rationalité) à produire seuls (sans intervention « extérieure » contraignant leurs préférences personnelles : situation d’un marché

« pur ») un équilibre économique optimal au plan de l’efficacité et de la justice sociale (optimum paretien).

Mais ces néoclassiques eux-mêmes ont ensuite démontré l’impossibilité d’une telle économie « pure », pour cause de market failures (externalités, concurrence imparfaite…), tandis que la critique marxiste montrait d’une part que les lois de la nature engendrent des crises plutôt qu’un état stationnaire40 et d’autre part que l’état stationnaire ou l’optimum paretien ne peuvent être la norme qu’en acceptant la répartition initiale des droits de propriété et la conception particulière de la justice sociale qui correspond à cette répartition. Les apports de l’économie des déséquilibres, du post-keynésianisme41 [Boyer : 1986 ; Favereau : 1989 ; Orléan dir : 1994] liés aux héritages institutionnalistes [Boyer, Saillard : 1995], notamment de Commons (la futurité et l’incertitude radicale pouvant engendrer, même en concurrence parfaite, un équilibre sous-optimal), ont fondé de nombreux courants de recherche à faire émerger une modélisation différente de la régulation, l’hétéro- régulation immanente :

immanente parce que la régulation est une fonction sociale qui ne peut qu’être incorporée dans l’entité sociale elle-même et chacun de ses membres, même si elle dépend pour cela de ressources naturelles non-humaines – biochimie humaine, ressources minières, etc.42 ; On peut notamment s’appuyer sur la psychologie sociale (cf. par exemple les travaux fondateurs de Piaget ou Vygotsky ainsi que leurs développements critiques) qui montre que l’individu est une entité sociale qui actualise les structures sociales en les interprétant, puisque ses capacités cognitives, sa conception du monde et jusqu’à son identité se construisent par ses expériences sensori-motrices, nécessairement socialisées, autrement dit dans une inter-normativité plutôt que dans l’intersubjectivité. Par exemple, se considérer doué de raison et exercer sa rationalité suppose que l’on « se le permette », ce qui n’est pas naturellement le cas car dépendant de dispositions sociales historiquement construites43, comme l’ont montré des sociologues aussi différents qu’Elias, Weber ou Bourdieu. Autrement dit, l’individu ne peut être pensé hors de rapports sociaux au sein

39 Pour Ricardo, l’immobilité internationale des facteurs de production s’explique par le désagrément d’être éloigné de ses proches et de ses affaires.

40 Risque déjà identifié par Malthus et théorisé par Keynes.

41 Rappelons entre autres que l’on doit aux régulationnistes (Boyer, Petit, Schmeder…) la traduction en français des articles de Kaldor sur l’instabilité [198x].

42 D’où la référence fréquente à la théorie des systèmes [Barel ; Billaudot ; Ostrom ; Théret…]

43 Qu’il s’agisse d’un enfant (jusqu’à un certain stade) ou d’une société dite « non-moderne ».

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d’une structure collective et réciproquement [Favereau, Lazega : 2002 ; Chanteau : 2003]44.

hétéro-régulation parce que chaque composant du système social se construit par interaction avec les autres composants. L’incomplétude de l’individu induit que la fonction de régulation ne peut jamais être intégralement assurée par lui pas plus que la normalité sociale ne peut être définie par référence à lui seul : cela suppose l’institution d’un principe d’autorité respecté par les membres du groupe régulé, selon des modalités différentes selon les époques et les systèmes territoriaux. L’analyse du paradoxe de Condorcet-Arrow aboutit à la même conclusion.

C’est ce qu’illustre par exemple le concept de convention, règle de conduite qui peut être inférée de l’observation des pratiques habituelles d’un groupe (et donc participe de son identité) et dont le non-respect expose à un risque de sanction voire d’exclusion du groupe (définition de son périmètre), risque d’autant plus marqué que cette convention est essentielle à la performance (économique ou autre) de ce groupe ; et cette convention constitue un principe d’autorité qui apparaît supérieur à chaque individu (aucun d’eux n’a besoin de l’expliciter et n’est habilité explicitement à faire respecter la convention) alors qu’il émane de leur pratique par une sorte de bootstrapping [Dupuy : 1992].

B.2. Essentialisation ou constructivisme :

un choix structurant de la recherche en sciences sociales Or, au-delà de ces différences de modélisations de la régulation, un clivage plus radical peut être repéré entre

i) une approche qui considère que la régulation est un problème expert – à charge pour l’expert (prêtre, scientifique…) de dévoiler l’ordre caché sous le désordre apparent, i.e. l’état normal de la fonction de régulation à laquelle les entités humaines doivent alors se conformer (qu’il s’agisse d’une hétérorégulation transcendante ou d’une auto- régulation immanente)

et ii) une approche (hétérorégulation immanente) qui considère que la régulation est un problème politique, c’est-à-dire que la forme de régulation qui permettra l’existence du groupe n’est pas pré-déterminée et que ce problème ne trouvera de solution qu’au prix de compromis sociaux sur les différentes valeurs en présence – et les évolutions, d’origines endogène ou exogène, de toute entité sociale transformeront tôt ou tard cette solution d’hier en un nouveau problème de demain, à charge pour le scientifique d’expliciter les conséquences de tel ou tel choix.

44 Ce qui infirme l’affirmation mainstream d’une opposition irréductible entre micro- et macro- économie, même si de fait, l’une ne peut se déduire de l’autre comme le soutient par exemple l’individualisme méthodologique de l’agent représentatif [Kirman : 1992].

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Figure 1. Three different models of regulation competing within the scientific field (but only two contrasting approaches)

Les économistes s’inscrivant dans la première approche partagent ainsi l’idée que la régulation désigne simultanément un état normal et une force correctrice (ramenant vers cette norme) qui sont indiscutables par « nature » car invariables et non manipulables puisque :

i) l’étalon de la normalité est pré-déterminé (ordre selon une autorité non humaine (divinité, nature) ou selon le résultat objectif d’un calcul optimal (ie indépendant de la personne qui opère puisque suivant une logique mathématique universelle) ;

et ii) puisque la procédure pour conduire ou ramener à la norme est prédéterminée et sans incertitude (« laisser faire » pour respecter l’auto- rité transcendante ou suivre les règles mathématiques pour atteindre l’optimalité). C’est ce qu’illustrent chacune à sa façon la « loi de la nature » malthusienne45 ou la théorie paretienne de l’équilibre général.

Autrement dit, si la régulation est bien un objet de recherche, cette recherche est ici menée sur un mode platonicien (découvrir l’ordre du monde sous le désordre des apparences) ou saint-simonnien qui conduit ces économistes46 à concevoir la société et sa régulation normale comme une certitude ontologique47, dont les problèmes doivent être confiés à l’expert et non à la délibération publique. Et l’on comprend pourquoi la théorie de la régulation n’est un enjeu politique et donc méthodologique que pour les économistes qui ont renoncé aux hypothèses ontologiques du monde stable, prédictible, des physiocrates, des classiques optimistes (Bastiat, Say) ou de la concurrence parfaite.

Sauf les hayekiens, cette position est désormais partagée par la

45 La naturalisation des caractéristiques est une forme récurrente de l’essentialisation.

46 Les types d’approches ainsi caractérisés ne peuvent cependant pas recouvrir exactement un auteur ou un groupe d’auteurs : Smith ne croyait guère à la spontanéité de ces principes de régulation ; Marx ou Mill ont tiré des conclusions moins fatalistes de l’analyse classique ; de son modèle, Walras a conclu à l’impossibilité réelle, pratique, d’une économie pure, etc. Mais on sait aussi la force des vulgates mainstream qui en sont tirées à chaque époque.

47 Ce qui n’exclut pas nécessairement la crise, dans les cas où les règles de régulation seraient violées, par une pathologie sacrilège ou déraisonnable.

Hétéro-régulation transcendante

=

Impose un ordre harmonieux à l’ensemble du système

Hétéro-régulation immanente

=

L’ordre dépend de compromis sociaux

Auto-régulation immanente

=

Produit spontanément un ordre harmonieux du système

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majeure partie des économistes, comme cela a déjà été souligné, (« nous sommes tous institutionnalistes »). Certes, on voit bien des différences importantes. Pour les néoclassiques en concurrence imparfaite, par exemple, les problèmes de régulation apparaissent résiduels, puisque définis après caractérisation de défaillances de marché48. Inversement, pour les courants inspirés par le pragmatisme de Dewey [Renault : 200649], l’institutionnalisme historique de Veblen ou Commons [Hodgson ; Gislain & Steiner : 1995], le keynésianisme [Favereau : 1989], le marxisme, le problème de la régulation est inévitable et permanent car endogène, et ne peut donc être surmonté en cherchant à aligner les pratiques sociales sur une référence idealtypique transcendante (divinité ou Nature) ou a-socialisée (homo economicus). Ce que résume Aglietta [1976-97] pour qui l’objet d’une théorie de la régulation est « le problème de la reproduction du problème de la socialisation ».

Mais il s’agit là, au plan analytique/méthodologique, de différences de degrés et non de nature, voire de positionnements dans le champ [Théret : 2003]. D’où les difficultés et sans doute l’inanité de partitionner sans ambiguité les différentes familles de l’évolutionnisme (de Spencer, Hayek à Hodgson et Dosi en passant par Nelson & Winter) ou de l’institutionnalisme [Théret : 2003] : par exemple, le néo- institutionnalisme, quand il pense ontologiquement les institutions comme de simples règles du jeu préexistantes, un cadre « déjà là » à évaluer en fonction de sa contribution à l’efficacité du système écono- mique, se situe essentiellement dans une approche d’hétérorégulation transcendantale ; mais considérer une institution comme une règle du jeu

« déjà là » peut être un simple choix pragmatique de focale au départ d’une recherche (par exemple, étudier les effets d’une loi déjà votée ou d’un contrat signé) qui n’impose pas pour autant de penser tout l’ordre social comme le produit soit de la seule volonté individuelle soit des forces de la « nature » (cf. la recherche de North pour montrer les rapports de pouvoir à l’œuvre dans l’institutionnalisation des normes).

B.3. Le structurisme critique : un contenu positif pour les approches ‘hétérodoxes’ en économie

Ainsi, la régulation désigne bien un champ de recherche, une problé- matique, dont l’objet (cf. section A) gagne à être éclairé par la diversité des chercheurs investis dans ce champ. Cependant, le terme de « régula- tion » (idem pour « institution », « convention », etc.) ne dit rien sur la méthode ou l’interprétation ontologique, qu’il faut donc qualifier autre- ment pour la caractériser. C’est ce qu’on vise habituellement en parlant de recherche « régulationniste » – ou plus largement « hétérodoxe » ou ses

48 Aussi la théorie néoclassique, depuis Stigler, confond « régulation » et réglementation, sans doute confortée par la proximité de l’anglais « regulation », et cherche à réduire le champ de la règle publique en théorisant les state failures, l’efficacité des autorités privées (arbitrages, autorités « indépendantes », etc.) ou l’efficacité de la création de nouveaux marchés censées pallier les causes de précédentes market failures.

49 Renault M. [2006] « Délibération, action et démocratie : une perspective pragmatique institutionnaliste », in Humbert M., Caillé A. (dir.), La démocratie au péril de l’économie, Rennes : PUR, pp.123-140.

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déclinaisons (conventionnaliste, institutionnaliste historique ou pragma- tique ou autre, socio-économiste, ostromien…) – est de se situer dans la seconde approche de la régulation (hétérorégulation immanente). Or toutes ces déclinaisons pourraient se reconnaître dans une approche bien constituée en sciences sociales que Vandenberghe [1998] a qualifiée de

« structurisme critique », défini par un contenu positif commun.

Son unité peut être discutée à plusieurs niveaux, mais l’on se bor- nera ici à souligner deux marqueurs méthodologiques de ce structurisme critique, dont l’application aide le chercheur à contrôler la cohérence de son approche en intégrant les résultats des différents théories et outils d’investigation (de l’analyse de discours à l’économétrie en passant par les documents d’archive et l’expérimentation) dans son champ :

Le problème de l’essentialisation du monde : l’approche non- structuriste nie le problème de la régulation car elle attribue aux acteurs, à la structure sociale et au régulateur des caractéristiques données, statiques, que ces attributs soient matériels (la nature) ou idéels (la rationalité substantive). L’approche structuriste refuse au contraire cet a-priorisme normatif, et cherche à expliquer comment se construisent ces attributs, et en conséquence comment se construisent les entités (individus, entreprises, régimes d’accumulation, règles de droit, etc.) qui se réifient (à un instant donné, elles sont vécues comme déjà là par l’individu) sans pour autant être essentialisées,

« chosifiées » (ces entités sont évolutives, historicisées, elle n’ont pas une « essence » ou une « nature » universelle et éternelle). Dire par exemple que « la nature de l’entreprise est de faire du profit » est une affirmation normative, non scientifique, en ce sens qu’elle ignore l’histoire de la construction sociale de l’entreprise50, et qu’elle nie les interactions entre différents types d’acteurs (salariés, actionnaires, clients, etc.) en postulant la prééminence d’un seul de ces acteurs (l’actionnaire).

Le problème du déterminisme de l’explication causale : l’approche non- structuriste nie le problème de la régulation car elle attribue un effet certain, pré-défini, aux pouvoirs causaux qu’elle a définis (la nature ou la rationalité substantive, dans les exemples précédents). Au contraire, l’approche structuriste donne sa place au rôle des contingences, des affects, de l’incertitude radicale dans la variabilité ou la stabilisation des décisions et des conduites. Selon les groupes, donc selon les lieux et les époques, ou selon les questions de recherche, tel ou tel facteur peut être privilégié dans une recherche (cf. par exemple les apports du pragmatisme, de l’herméneutique, du spinozisme, etc.).

« Une sociologie […] ne peut réaliser ses promesses méta-critiques que si elle est à même de penser la réification sociale tout en évitant le piège de la chosification méthodologique51.

– Penser la réification sociale, cela signifie privilégier le point de vue macrosociologique de l’observateur et penser la société dans son objectivité pseudo-naturelle en tant que structure matérielle aliénante qui

50 À commencer par la construction de la notion juridique de « société » et sa variabilité dans le temps et dans l’espace : sociétés commerciales, sociétés coopératives, etc.

51 « On retrouve la même inspiration dans la “règle d’or” de l’individualisme complexe de J.- P.Dupuy (…) qu’il ferait mieux de rebaptiser “holisme complexe” ».

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