2. Le vocabulaire de la vie familiale et sociale en Wallonie
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2.2. Présentation de la matière et premiers constats
Le présent volume traite d'une partie du vocabulaire de la vie en société.
Dans le cadre du projet global de l’ALW, cette matière se répartit entre deux volumes : l’un traite de la vie spirituelle, du folklore, des jeux – il s’agira du volume 18 –; l’autre présente le vocabulaire de la famille ( SŒUR , TANTE , SE MARIER , etc.), de l’habitat ( VILLE , LOYER , etc.), du travail et de l’économie ( S ’ ÉCHINER , MENDIANT ,
TIRE - LIRE ), des relations amicales ( ALLER À LA VEILLÉE , VOISIN , BONJOUR ), des interactions humaines ( PARLER , BAFOUILLER , PROMETTRE MONTS ET MERVEILLES , SE DISPUTER , etc.)
16– c’est le volume dont le présent travail se veut une première forme.
Relativement homogène, cette matière peut se répartir en groupes, présentant chacun des caractéristiques particulières. Le premier est celui des relations au sein de la famille, bien délimité. Les autres, plus perméables, seront envisagés ensuite.
La famille
Un premier groupe de notices est constitué du vocabulaire des relations familiales, avec des notices telles que
MÈRE,
FILLEUL,
BÉBÉ,
ILS SONT FIANCÉS, etc.
Un intérêt particulier du vocabulaire de ce domaine – mais qui se rencontre ailleurs également – est l'organisation du lexique en systèmes de désignations. Toutes les dénominations de parenté désignent essentiellement un rapport entre individus et se définissent par les relations qu'elles ont avec le terme désignant le ou les autre(s) pôle(s) de la relation. Qu'un seul mot disparaisse et tout le système change. Selon Benveniste, en effet, «chaque fois, ce n'est pas un terme seul qui est à considérer, mais bien l'ensemble des relations: c'est par là que l'histoire de chacun des termes est conditionnée» (B
ENVENISTE, Institutions 1: 265). Ainsi, «le vocabulaire de la parenté indo-européenne témoigne de plusieurs états successifs, et reflète dans une large mesure les changements qu'a subis la société indo-européenne» (B
ENVENISTE, Institutions 1: 274).
17On remarquera par exemple les constructions parallèles servant à désigner les différents membres de la famille par alliance (not. 16 à 19), ou le mécanisme d'adjonction d'un possessif, également présent aux notices
PÈREet
MÈREou
ONCLEet
TANTE
.
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Le nombre de notices prévues dans ce volume est important. Quelques notices, initialement rattachées à cet ensemble, ont donc été provisoirement écartées. Il s’agit des notices
SE BATTREÀ COUPS DE POING
,
EMPOIGNER, donner un
CROC-
EN-
JAMBE,
COUP,
ÉPOUSSETER LE DOS AVEC LE MANCHE DU BALAI,
GOURMANDERun enfant,
MALTRAITER,
ROSSER,
GIFLE, et donner une
SECOUSSE
. Ces notices sont étroitement liées au vocabulaire des parties du corps (nombreux types communs). Il conviendra de les traiter soit avec ce dernier, soit dans le cadre du volume 18, second volet consacré à la vie sociale.
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Noter par exemple l'abandon dans la Galloromania de la distinction entre
AVUNCULUS'frère de la mère' et
PATRUUS'frère du père', au profit d'une dénomination unique du type {oncle}, dérivée du premier et signifiant 'frère d'un des parents'. De même pour les féminins
MATERTERA'sœur de la mère' et
AMITA'sœur du père'. V. à ce sujet FEW 24: 455b-456a; 25: 1264a;
B
ENVENISTE, Institutions 1: 230.
2.2. Présentation de la matière et premiers constats
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Paradoxalement, une autre particularité du vocabulaire de la famille est la multiplicité des types lexicaux pour une même réalité (caractéristique que nous retrouverons, plus marquée encore, dans le second groupe de notices). Cette abondance peut en partie s'expliquer par les différents degrés de marquage affectif; il semble naturel qu'une langue puisse exprimer, outre le degré de parenté entre deux personnes, le lien sentimental qui les unit. On citera comme exemple la différence entre les types {homme} et {bonhomme} (not. 2) pour désigner le mari, ou {père} et {papa} (not. 20, 21) pour nommer le père. Les types {poupard} et {winwin} (not. 26) pour désigner le bébé n'ont pas la même valeur; si le premier est plutôt affectueux, le second l'est nettement moins !
Sur la base de ces quelques exemples, on peut remarquer que de nombreux types se caractérisent par un redoublement – du tout ou d'une partie du mot. Citons les mots
+man.man 'maman' (not. 23),
+papa 'papa' (not. 21),
+mèmère 'grand-mère' (not.
25),
+pèpère 'grand-père' (not. 24),
+nènène 'marraine' (not. 42),
+non.nonke, non.non 'oncle' (not. 45),
+pâpâ 'bébé' (not. 26), etc. C'est, selon Jacques André, «ce que les Allemands appellent Lallwörten "mots balbutiés" – nous dirons "lallations" – pour les distinguer de Schallwörter "onomatopées". Le caractère universel de ces noms est dû à leur nature [; il s'agit] des syllabes balbutiées par l'enfant ou la mère, qui, par l'usage, deviennent des moyens d'expression avec référence à une personne déterminée»
(A
NDRÉ, Redoublement: 68). Selon l'auteur, «le dissyllabisme correspond au rythme du langage des enfants» (id.).
18Le plus souvent, «le vocalisme est a (les formes à vocalisme o et i sont secondaires» (id.). Ainsi, le mot
+tante entre parfaitement dans ce schéma, alors qu'un autre schéma explicatif y voit l'agglutination du possessif de seconde personne.
19En effet, si le redoublement est un procédé fréquent, il en est un autre qui l'est peut-être tout autant, à savoir l'agglutination au nom du déterminant possessif, issu de termes d'adresse. On rencontre ce phénomène dans les mots désignant l'oncle (v. not.
45), la tante (v. not. 46), mais aussi le père (v. not. 20), la mère (v. not. 22) ou encore la sœur (v. not. 40). Nous y reviendrons (2.3.).
Au fil des pages, le lecteur rencontrera aussi quelques types hérités, que le dialecte a conservés et qui n'existent plus en français. Citons à titre d'exemple {filiâtre}
'gendre' (not. 18, A), que l'on a évoqué plus haut, mais également {ante} 'tante' (not.
46, A 1) ou {gent} 'dame' (not. 5, B).
Les activités sociales
D’emblée, il s’avère que la caractéristique la plus marquante du vocabulaire social est le foisonnement de mots quasi ou para-synonymes. En effet, certaines questions ont suscité de multiples réponses pour chaque point d'enquête (v. not. 105
SANS HÉSITER , SANS TORTILLER , SANS DÉTOUR , 125 ÉPIER , LORGNER du coin de l'œil, 148 FAIRE DES MANIÈRES , DES EMBARRAS , DES SALAMALECS , etc.
20).
Si le phénomène se marque particulièrement pour ces notions, c'est qu'il ne s'agit pas d'objets du monde sensible (naturels ou manufacturés), mais d'objets intellectuels aux contours flous, impliquant souvent une attitude du locuteur à leur
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Certains ont voulu expliquer cela par les conditions prénatales du foetus. Pour d'autres références sur le sujet, v. A
NDRÉ, Redoublement, pp. 104-105.
19
Pour plus de détail, v. A
NDRÉ, Redoublement, pp. 67-75.
20
L'intitulé même de ces notices illustre notre propos.
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égard. Parmi celles-ci, certaines sont aisément rattachables à un concept au sens de
HALLIG et VON W ARTBURG (
21963). Ainsi, 'se chamailler' ou 'se chicaner' peuvent être rassemblés sous un concept plus général de «conflit». Dès lors, on ne s'étonnera pas de retrouver des types communs aux notices 154 SE CHICANER , 155 SE DISPUTER , 156 ne vous CHAMAILLEZ pas, etc. Organiser des matériaux aussi enchevêtrés est un casse- tête, qui a déjà été évoqué plus haut (2.1.).
En revanche, des notices telles que 141 FLATTER , 139 AMADOUER , 149 ils
MANIGANCENT traitent de notions plus libres au sein du lexique:
la prépondérance de la signification [sur le concept] se manifeste en ce qu'aucune frontière nette ne peut être marquée entre les concepts, que non seulement ils se touchent, mais qu'ils se recouvrent en partie, que les nuances dues aux expériences faites par l'individu, et par conséquent subjectives, occupent toujours le premier plan, en bref, que le moi vit ces «concepts» plus qu'il ne les «possède» comme des objets à la disposition de la pensée ou ne les «connaît» avec certitude ( HALLIG et
VON W ARTBURG
21963: 86 ).
C'est ce que montrent bien les nombreux commentaires spontanés des témoins fournissant sur les mots des précisions sémantiques.
Remarquons encore que le foisonnement de données est plus grand encore pour les notions possèdant des connotations négatives d’agressivité ou de conflit que pour celles liées à un contexte sémantique positif ; il suffit pour s’en convaincre de comparer les notices 99 faire DÉGUERPIR , 156 ne vous CHAMAILLEZ pas ou 115
S ' EMBROUILLER aux notices 130 AIDER , 133 COMPTER SUR , 137 EMBRASSER , etc.
21Par ailleurs, de même qu'aux notices relatives au vocabulaire de la famille apparaissent des formes à redoublement, particulièrement aux notices 78 « BREDI -
BREDA » et 155 SE CHICANER (ADD.).
Dans toute cette matière, quatre «noyaux» peuvent être isolés, afin de mieux appréhender l’ensemble du volume. Ces sous-groupes, aux frontières poreuses, présentent chacun des richesses. En voici un aperçu non exhaustif, dans les domaines les plus divers.
Vivre et travailler
Les notices relatives à l’habitat se sont révélées particulièrement riches en informations historico-sociales. Ainsi, l’on corrobore les données des Enquêtes du Musée de la Vie wallonne en matière de location d’habitations ou de fermes (v. EMW 3 (1931-35), 284-285 et not. 63 LOUER une maison, 64 LOYER ). Certains types de la not. 59 PLACE DU VILLAGE permettent également d’illustrer les habitudes sociales au sein de la communauté (par exemple
+bati,
+trîhe,
+martchi,
+d'vant l'èglîje, etc.; v.
aussi n. 10).
L'évolution des modes de vie depuis une cinquantaine d'années est palpable en plusieurs domaines. Ainsi, des gens «à leur aise» sont parfois, surtout dans la région de Verviers, de {bons manants} ('gros fermiers'). À la lecture des notices 56
P A Y S et 66 À L ' ÉTRANGER , on mesure également l'évolution des transports, qui facilitent la mobilité et modifient la perception des distances; ainsi, le
+payis est à L
21
Il est d’ailleurs intéressant de constater que le nombre de notices «positives» est déjà bien
moins élevé que celui des notices «négatives».
2.2. Présentation de la matière et premiers constats
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35 'l'ensemble des bourgades avec lesquelles on est en relation'; «dans ce pays» a parfois été traduit par {dans cette commune}.
Quant aux not. 80 ÉCONOMIES et not. 81 TIRELIRE , avec leurs {sous}, leurs {quarts}, leurs {liards}, leurs {cents}, elles illustrent bien l'histoire numismatique de la Wallonie !
Vivre en société
De cet ensemble se dégage un sous-groupe, constitué des notices 83 à 86 ( VOISIN , - E , VOISINER , VOISINAGE , ALLER EN VISITE ), dans lesquelles la présence d’un type {voisin-} n’étonnera guère. Grâce à ces matériaux fort complets, il est possible de cerner les différents sens du type et de tenter une approche sémasiologique (v. 2.1.3.).
D'un point de vue socio-culturel, il est d'ailleurs intéressant de constater que la question «voisiner» – de même que «aller à la veillée» ou «s'anuiter» – n'a pas semblé problématique aux témoins, tant la réalité que le verbe recouvre était une chose normale et connue; ce ne serait très probablement plus le cas aujourd'hui.
Communiquer
Il s'agit d'une matière bien prometteuse ! Et des notices telles que 102 PATOIS , 112 TUTOYER , 117 BARAGOUINER , JARGONNER , etc., sont en effet émaillées de remarques métalinguistiques, touchant aux représentations que les témoins se font de leurs pratiques linguistiques.
Par ailleurs, il est apparu que nombre de lexèmes étaient dérivés du nom d'une langue. Si certains mots empruntés héritent des connotations liées à l'image de la société ou de la civilisation dont ils sont issus (par exemple,
+sprèk'ter... 'baragouiner', de néerl. spreken, ou
+djôser l' wastat´, 'baragouiner' litt. {jaser le wat is dat}), c'est a fortiori le cas des noms de peuple ou de langue (par exemple,
+flameter,
+hal'môder 'baragouiner', types construits sur {flamand} et {allemand}). D'autres cas similaires se rencontrent aux not. 113 BAVARDER , 115 S ' EMBROUILLER , 116 BAFOUILLER ,
BREDOUILLER , 117 BARAGOUINER , JARGONNER .
22Interagir avec les autres
Cette dernière section s’avère spécialement riche au niveau parémiologique.
Pour s’en persuader, on consultera les notices 132 S ’ ENTENDRE COMME CHIEN ET CHAT , 136 PROMETTRE MONTS ET MERVEILLES , 144 ENVOYER À LA CHASSE AUX OISEAUX IMAGINAIRES ou encore 145 vous aurez cela « QUAND LES POULES AURONT DES DENTS ».
Les matériaux de l’EH permettent par exemple aussi de compléter la documentation de la famille de liég.
+higne,
+hègne..., sud-wallon
+(c)hignêye...
'grimace', dont l’origine a déjà fait couler de l’encre (v. not. 147 SINGERIES , GRIMACE , A et n. 1).
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