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La coopération entre groupes d’acteurs à l’école primaire, une difficile prise en compte des processus de transfert

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Academic year: 2021

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Communication réalisée dans le cadre de la Biennale Internationale de l’Éducation, de la Formation et des Pratiques professionnelles 2015 : « Coopérer ? ». 3 juillet 2015

La coopération entre groupes d’acteurs à l’école primaire, une difficile prise en compte des processus de transfert

Avec la réforme des rythmes scolaires qui s’applique dans toutes les écoles primaires françaises à la rentrée 2014, la coopération entre les différents acteurs de l’école est plus que jamais à l’ordre du jour. Les contraintes organisationnelles, l’hétérogénéité du statut et des pratiques de ces acteurs influent sur la forme qu’une telle coopération peut revêtir. Extrait d’une enquête ethnographique d’orientation sociologique, un cas de visite au musée durant le temps scolaire illustre les limites des initiatives de coopération « clé en mains » en termes de transfert des apprentissages. Il montre que faute d’un important travail d’explicitation des encadrants à destination des enfants, les bénéfices scolaires de discours disparates dépendent de la capacité socialement marquée des élèves à en opérer une traduction en termes scolaires.

Mots clé (TESE) : enseignement primaire, coopération, travail sur projet, transfert de connaissances, inégalité sociale

Cooperation between stakeholders groups in primary education, the difficulty to consider knowledge transfers

With the reform of the school timings effective in all french schools from september 2014, the cooperation between school stakeholders is more than ever a societal issue. Organizational strains and the diversity of the professional status and practices affect the form such a cooperation can take. Based on a sociological research with ethnological methodology, a museum visit experience during school time illustrates the limitations turnkey cooperation initiatives encounter with respect to knowledge transfers. It shows that, for lack of an explicitation work from the adults to the children, the gain derived from the apprehension of various perspectives depend on the socially shaped ability of the pupils to translate them into scolar categories.

Key words (TESE): primary education, cooperation, project work, knowledge transfer, social inequality.

Julien Netter

Doctorant en sciences de l’éducation

Université Paris 8, équipe CIRCEFT ESCOL

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Pour esquisser une réflexion sur la coopération entre groupes d’acteurs à l’école primaire, je me propose de reprendre la notion de « division du travail » de Durkheim (2007) en l’appliquant à l’école, dans la lignée de Bernstein (1997). L’optique adoptée est donc avant tout sociologique mais tient compte de la spécificité de l’école et des apprentissages qui y sont réalisés, et est particulièrement attentive aux inégalités d’apprentissage (Bautier et Rayou 2009). Autrement dit, je me demande quels liens on peut faire entre les modifications de l’organisation sociale au sein de l’école, en particulier l’apparition relativement récente d’une injonction à la coopération entre les acteurs, et les apprentissages et inégalités, en me centrant sur des contenus dits

« culturels ».

Le travail présenté dans cette contribution synthétise une partie de ma thèse en cours d’élaboration. Je m’appuierai sur une enquête ethnographique réalisée dans sept écoles primaires parisiennes socialement contrastées. 468 heures d’observation ont été enregistrées aussi bien en classe que dans les temps périscolaires, qui incluent des discussions avec les enfants et avec les encadrants.

Je reviendrai dans un premier temps sur la notion de division du travail appliquée à l’école, avant de présenter un cas de visite au musée qui permet d’observer les phénomènes de coopération entre une enseignante et une intervenante. Puis je montrerai que la coopération entre les acteurs telle qu’elle est généralement mise en œuvre renvoie les élèves à leurs inégalités sociales face à l’école, parce qu’elle ne prend pas les transferts d’apprentissages pour objet ou qu’elle les suppose automatiques.

La division du travail scolaire

Le concept de division du travail permet à Durkheim de décrire le passage d’une société organisée selon un principe de « solidarité mécanique » à une autre fondée sur la « solidarité organique », où les différents acteurs sont complémentaires et non interchangeables. Depuis les années 1970, le métier d’enseignant du premier degré a connu des transformations profondes que l’on peut lire à l’aune d’une telle description.

L’instituteur, responsable unique des élèves au sein de la classe et des temps périscolaires, a cédé la place au professeur des écoles entouré d’une série de nouveaux acteurs. Plusieurs étapes marquent cette évolution.

L’instauration du tiers temps pédagogique en 1969 traduit la volonté de renouveler la pédagogie en ouvrant la classe sur l’extérieur. La politique des ZEP à partir des années 1980 institutionnalise le partenariat avec des acteurs extérieurs à l’école. Des associations et acteurs institutionnels divers extérieurs à l’école en deviennent des « partenaires » privilégiés, pour organiser des séances de soutien scolaire ou des activités culturelles (Glasman 2001). La « charte pour l’école du 21ème siècle » de 1998 accompagnée de la création des « contrats éducatifs locaux » dénote la volonté d’organiser l’action de ces différents acteurs, accompagnés des aides éducateurs, et de faire des enseignants des coordonnateurs de leurs actions éparses. Quatre ministres signent la circulaire des contrats éducatifs locaux, de l’éducation, de la culture, de la jeunesse, et de la ville, et plusieurs logiques pointent derrière cette coordination apparente. Le ministère de l’éducation nationale privilégie le traitement de l’hétérogénéité de la population scolaire consécutive à la massification (Frandji et Rochex 2011).

Le ministère de la culture tente de promouvoir une démocratisation culturelle largement conçue comme démocratisation de l’accès aux œuvres (Dubois 2007). Le ministère de la jeunesse et des sports tente de faire reconnaitre l’éducation populaire comme un réel apport dans l’éducation complémentaire de l’action de l’éducation nationale (Prost 1981). Enfin, pour le jeune ministère de la ville, la décennie 90 voit l’émergence des premières émeutes urbaines, et l’idée s’impose qu’il est urgent d’« intégrer » des populations supposées ne pas l’être (Mignon 2007).

Ce mouvement n’est pas propre à la France, et l’on constate également ailleurs, en Amérique du Nord ou en Europe, des évolutions similaires. Ainsi, Bernstein utilise le modèle de la division du travail pour décrire les changements de l’école britannique dans les années 70. Et selon Tardif et Levasseur (2010), les enseignants ne forment plus que la moitié des personnels intervenant auprès des enfants dans le temps scolaire aux États Unis.

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La récente réforme des rythmes scolaires se situe en partie dans la continuité de ce mouvement. Il ne s’agit pas d’ouvrir la classe, mais de créer un espace parallèle à la classe au sein des écoles, dépendant des municipalités, et dont les contenus sont dédiés à des activités culturelles ou sportives. Ces nouveaux contenus sont développés par deux types d’acteurs intervenant déjà dans les écoles, les animateurs et les intervenants, qui se revendiquent de l’éducation populaire ou qui en sont issus, dans la lignée des « instructeurs » qui diffusaient les contenus culturels dans les années 1950 ou des premiers animateurs professionnels. Cette contribution est centrée sur les intervenants, groupe le plus hétérogène parmi ceux qui ont été observés, et vise à analyser comment leur action est coordonnée avec celle des enseignants. L’analyse s’appuie sur un cas qui met en scène une enseignante et une conférencière encadrant une classe durant une visite au musée. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une activité réalisée pendant les nouveaux temps périscolaires, mais l’action de l’intervenante pourrait parfaitement s’y inscrire. L’objectif est de montrer la difficulté de l’articulation entre les contenus abordés avec les différents acteurs. Dans la situation choisie, les deux acteurs sont présents, il s’agit donc d’une situation où l’articulation est a priori favorisée. Dans les temps périscolaires observés, l’articulation est plus difficile parce que les intervenants et les enseignants se voient très peu, les enseignants ne sachant pas toujours ce que leurs élèves font après la classe. C’est donc une forme de preuve a fortiori qui est recherchée.

Une visite au musée

Le cas qui va être décrit met en scène les élèves d’une classe de CP dans une école classée ZEP du nord de Paris. Les travaux des sociologues de la reproduction permettent d’avancer qu’en termes de probabilités, il y a de fortes chances pour qu’une proportion inférieure à la moyenne nationale des enfants de ce quartier fasse des études longues et prestigieuses, ce qui ne signifie nullement que cela soit exclu pour nombre d’entre eux.

Les recherches menées par le laboratoire ESCOL suggèrent, toujours en termes de probabilités, ce qui risque de se passer, sans qu’il ne s’agisse aucunement de déterminisme. On a plus de probabilités de trouver dans les familles populaires de ce quartier des enfants qui se méprennent sur le sens de ce que l’on attend d’eux à l’école et lors de la visite au musée, perçoivent mal les activités derrière les tâches, ne reconnaissent pas de valeur transférable aux savoirs abordés (Bautier et Rochex 1998) (Bonnéry 2007) (Rochex et Crinon 2011), donc ne cherchent pas à reconfigurer les objets d’apprentissage, ce que Bautier et Goigoux (2004) nomment

« attitude de secondarisation ». Mon travail consiste à m’interroger sur la façon dont on passe du risque à son actualisation.

Dans cette classe, l’enseignante a engagé un « projet architecture ». Il est avant tout défini par son objet final, la création d’une « œuvre collective avec les bâtiments du quartier » constituée en agençant des édifices choisis puis réalisés par les enfants. C’est le projet de l’année, plutôt axé sur l’urbanisme ou la géographie, attirant l’attention sur les fonctions des différents bâtiments. Les deux enseignantes qui le mènent ont décidé de réaliser deux visites à la cité de l’architecture. Elles ont donc consulté le catalogue du musée, et choisi une visite globale et une visite atelier. Ce sont des visites « clé en main », les enseignants n’ont pas besoin de réaliser un travail particulier, ce qui facilite leur venue, et dégage les personnels du musée de toute forme de dépendance à leur égard. En outre, la visite atelier inclut la réalisation d’un modelage et il est prévu qu’à la sortie du musée les élèves disposent d’un produit fini, si bien qu’il n’est pas nécessaire de continuer en classe le travail entrepris hors de l’école. La visite est encadrée par une conférencière rémunérée par le musée qui ne connait ni l’enseignante ni les enfants. Il y a peu d’ateliers destinés aux jeunes élèves de CP, et le choix des enseignants s’est porté sur « la découverte des animaux fantastiques ».

Dès le début de la visite, la conférencière prend les élèves en charge sur le mode du cours dialogué, explicite énormément, n’hésitant pas à s’arrêter sur les problèmes de vocabulaire… Elle présente la cité de l’architecture, définit l’architecture. Elle explique ce que sont les moulages qui en constituent l’essentiel de la collection et comment on les réalise. Puis elle attire l’attention des enfants sur une dizaine de reproductions de sculptures d’animaux hybrides et annonce à plusieurs reprises que les enfants vont devoir réaliser une sculpture d’animal hybride en terre lors de la seconde phase de la séance. Elle raconte des histoires dans

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lesquelles les hybrides interviennent, et engage finalement les enfants dans la réalisation d’un dessin préparatoire et d’une sculpture.

Les réactions immédiates des enfants sont contrastées. Certains élèves s’abstraient de la situation et se mettent à regarder au loin. D’autres tentent de suivre la conférencière, mais rapidement deux élèves accaparent la parole, reléguant leurs camarades à l’arrière-plan. Après une heure de visite, la plupart des élèves semble perdue, à l’image de Faudel, jugé scolairement faible par son enseignante, qui parait ne pas comprendre l’objet de la visite malgré l’insistance de la conférencière.

Enquêteur : Depuis qu’on est arrivés dans le musée, depuis qu’on est rentrés dans le musée de l’architecture et du patrimoine, la conférencière, elle vous raconte plein de choses. De quoi est-ce qu’elle vous parle ?

Faudel : Euh… Les histoires.

Enquêteur : Oui…

Faudel : Euh… Des artistectes…

Enquêteur : Des architectes… des architectures…

Faudel : Et les mousselages.

Enquêteur : des modelages… Est-ce que dans tout ça il y a un point commun. Est-ce qu’il y a quelque chose dont elle vous parle qui est tout le temps pareil ?

Faudel : Non.

Enquêteur : À chaque fois c’est des choses différentes les unes après les autres ? Faudel : Oui.

L’enseignante, peu consciente de cette incompréhension, est enthousiaste à l’issue de la visite, déclarant que « l’atelier leur a beaucoup plu. Ils étaient super contents de le faire ! […] ça leur a plu parce qu’ils ont fait quelque chose… Ils ont créé quelque chose. Ils ont vu quelque chose de différent. » Puis elle ajoute que l’intervenante « était super. Elle racontait super bien les légendes, et quand elle les racontait, ils étaient scotchés. » De fait, tous les enfants, guidés par les conseils répétés des encadrantes qui orientent les productions, parviennent à réaliser un modelage qui correspond à la consigne initiale. Au retour à l’école à 16h30, les parents qui les attendent sur le trottoir ne cachent pas leur satisfaction. Ils prennent en effet la mesure du travail des enfants, lequel relève clairement d’un contenu culturel légitime qui n’apparait plus comme l’apanage des beaux quartiers.

On est frappé par le décalage entre d’une part le résultat final conforme soutenu par la satisfaction des acteurs, et d’autre part ce que les élèves semblent retirer de la visite sur le plan cognitif. A partir des déclarations des enfants, je fais l’hypothèse pour interpréter leurs difficultés que certains ne parviennent pas à comprendre dans quel cadre ils doivent appréhender l’activité. Les travaux des psychologues, par exemple ceux de Sander (2000) sur l’analogie, enseignent en effet que pour voir ou comprendre, il faut en partie connaitre à l’avance ce que l’on va voir ou comprendre. Or il est difficile pour les élèves d’anticiper ce dont on va les entretenir. S’agit-il d’architecture, de moulages, d’histoires ou d’autre chose ? Il n’y a pas de rapport entre l’architecture telle qu’elle a été travaillée en classe, plutôt sous forme de géographie, et la visite, axée sur les animaux et légendes de la mythologie, ce qui induit une incertitude qui égare la plupart des élèves. Le cas souligne en ce sens une limite des projets thématiques qui consistent en un collage d’éléments hétérogènes artificiellement assemblés par le biais du thème. Au musée, les deux élèves qui s’emparent de l’activité semblent la raccorder en fait à une discipline scolaire, la littérature pour l’un qui considère l’objet « animal fantastique » et sculpte selon ses termes un « cheval à trois têtes », la technologie pour l’autre centrée sur l’agencement de différentes parties du corps, ce qui l’amène à déclarer dessiner « une queue de poisson, avec une queue [en fait un corps] de zèbre et une tête de serpent ». L’architecture n’est apparemment plus présente.

Deux opérations sont nécessaires à ces enfants qui parviennent à traduire des apprentissages entrepris avec la conférencière dans des termes scolaires (Bautier 1999) pour permettre leur transfert. Il leur faut tout d’abord décider de chercher un cadre disciplinaire de référence, puis parvenir à mobiliser ce cadre.

Les autres enfants, qui ne mettent pas spontanément en œuvre ces deux opérations, ont besoin d’être accompagnés dans la traduction des apports en termes scolaires. Mais l’organisation de la séance et les objectifs divergents des acteurs compliquent pour les encadrantes ce que l’on pourrait appeler un travail de

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couture. En effet, il n’y a pas de communication entre les encadrantes. L’enseignante n’a pas idée du contenu réel de la séance lorsqu’elle la choisit, elle peut dès lors difficilement y préparer ses élèves. Après coup, la sortie se révèle assez éloignée du projet si bien qu’un travail de couture serait chronophage et peu utile.

L’intervenante quant à elle ne connait pas les élèves. Elle change de groupe à chaque séance et cette alternance rapide des publics rend la prise en charge difficile. De plus elle ne sait pas ce qui a été fait en classe et ne peut donc pas s’appuyer dessus. Elle relève d’ailleurs des métiers de la médiation culturelle, a une pratique professionnelle qui n’est pas celle des enseignants et n’est donc pas nécessairement outillée pour traduire ses apports en termes disciplinaires.

La couture repose donc sur le projet thématique tel qu’il est interprété par les deux encadrantes. Pour l’intervenante, le projet est celui qui est choisi par le musée, la visite paraissant avant tout guidée par la réalisation finale, sans que l’utilité scolaire pour ces élèves soit interrogée. En ce sens, il s’agirait de satisfaire une clientèle enseignante-parents-enfants et de maximiser l’attrait du lieu « musée », pour favoriser l’accès aux œuvres. La nécessité d’une « traduction » n’apparait pas. Pour l’enseignante, le projet semble être une occasion qui « permet de raccrocher pour certains les apprentissages à quelque chose de complètement concret » et de sortir « parce qu’ils en sortent très peu de ce quartier ces élèves ». Les apprentissages étant manifestement peu visibles pour la plupart des enfants, le second aspect tend à prendre le pas sur le premier.

Mais le projet est aussi comme l’explique une enseignante de quartier favorisé une façon de s’émanciper « du train-train de la classe », et d’enrichir le curriculum formel de nouvelles disciplines plus valorisantes (« cinéma », « théâtre », « cuisine », « comédie musicale », « objet livre ») qui en sont supposées absentes. En conséquence de la façon dont ils sont saisis, les projets observés dans le cadre de ma recherche sont très peu reliés au disciplinaire, y compris lorsqu’ils sont réalisés en classe ; ils apparaissent au contraire « plaqués ».

Dès lors, l’exigence scolaire y est assez faible et la visite est avant tout conçue en termes d’accès à des contenus culturels, pour faire sortir les enfants du quartier.

Portée et limites de l’analyse

Il ne s’agit pas avec cette analyse de jeter l’anathème sur les élèves, ni sur les encadrantes, dont le professionnalisme ne saurait être remis en cause, mais bien de tenter d’éclairer les mécanismes de la division du travail scolaire. Il ne s’agit pas non plus de remettre en cause l’importance cruciale des contenus culturels qui sont au contraire au cœur de la construction des inégalités scolaires, mais d’interroger la façon dont ces contenus sont intégrés au curriculum.

Le cas remet tout d’abord en cause l’idée d’une articulation harmonieuse et naturelle d’apports réalisés par des intervenants divers coordonnés autour d’un projet, qui mènerait à la constitution d’un « éclectisme éclairé » (Donnat 1994). Une telle idée ne tient pas compte des processus réels qui sous-tendent cette articulation. La difficulté à lier des apports hétérogènes, observable malgré l’existence d’un projet, apparait a fortiori en l’absence de projet, dans le cas des activités périscolaires. Qu’un projet existe ou non, ce sont finalement les enfants qui sont tenus de réaliser la couture entre ces apports. Or ils sont inégalement préparés à ce travail, parce qu’ils ont une plus ou moins grande connaissance des disciplines scolaires, et qu’ils ont une conscience inégale de la nécessité d’y raccorder ce qu’ils apprennent. Deux catégories idéal-typiques d’élèves se dessinent entre lesquels se déploie un éventail de positions intermédiaires. On trouve d’un côté ceux qui parviennent à traduire la thématique en activité disciplinaire. La conscience disciplinaire qu’ils sont capables de mobiliser parait alors très importante (Reuter 2013). Pour ces élèves, la visite au musée (mais cela pourrait également être une activité périscolaire, du théâtre, de la musique…) permet de donner corps à certains apprentissages, d’intérioriser une expérience en lui donnant une forme scolaire-disciplinaire. Ainsi, pour une élève de CM1 de quartier favorisé qui parle de ses activités périscolaires, « on doit toujours faire travailler (montrant son front) ce qui est là-dedans ». Et l’une de ses camarades ajoute que « même quand on s’amuse, on travaille ! ». A l’autre extrême, on trouve les élèves qui ne parviennent pas à opérer cette traduction. La sortie est alors considérée exactement à l’inverse comme un moment de détente, où l’on s’amuse par opposition à la classe où on est obligé de travailler. Une élève de CM1 de quartier très populaire affirme ainsi qu’« en classe […] c’est en autonome, alors qu’en sortie tu es avec tout le monde. […] en sortie tu travailles

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avec qui tu veux ! Tu peux même travailler à trois ! Tu t’amuses ! » Lorsqu’ils ont une telle perception des sorties scolaires, l’attitude que les élèves développent hors la classe les dispose peu à apprendre. La sortie, les éléments culturels, risquent fort de ne plus leur apparaitre que comme une récompense, qui donne à des enseignants qui en manquent un moyen de pression pour obtenir le calme. Ainsi une enseignante de ZEP qui constate le peu d’engouement de ses élèves à travailler explique avoir « réussi à mettre en place des petites carottes entre guillemets avec les sorties, les bonus » avant d’ajouter qu’elle « sai[t] que ça marche », et que désormais ses élèves « marchent à ça ». Les élèves qu’elle décrit semblent se méprendre à la fois sur ce qu’est la classe et sur ce que sont les sorties, imaginant qu’il n’y aurait aucun lien à chercher entre ce qui est appris en classe et autre chose, ni entre ce qui est rencontré en sortie ou dans les temps périscolaires et la classe. La division du travail recouvre alors une division des contenus entre un « technique » propre à la classe et le

« culturel » qui lui est accolé mais lui demeure étranger.

Le cas permet également de conforter l’hypothèse de l’utilité du projet thématique pour favoriser l’accès aux œuvres, tout en en soulignant les effets pervers. En effet, certains enseignants pourraient hésiter à guider eux-mêmes leurs élèves au musée. La présence d’un professionnel qui les accueille et prend la visite en charge facilite la venue des enfants et permet aux enseignants d’adapter leur enseignement à un contexte qui exige plus d’« ouverture ». Avec le projet thématique, les intervenants n’empiètent pas sur le terrain des contenus disciplinaires qu’ils laissent aux enseignants. Les enseignants peuvent reconnaitre une compétence thématique spécifique aux intervenants sans que leurs propres capacités soient mises en cause. Dans cette optique, moins le projet est lié aux contenus disciplinaires, plus il permet la coopération entre acteurs. Il en découle que pour faire tenir une division du travail entre des acteurs porteurs d’objectifs différents, il est préférable de rendre les contenus scolaires peu visibles. L’organisation d’une division du travail qui ménage les uns et les autres, aux effets supposés vertueux, tend dans ce cas à devenir une fin en elle-même, occultant des savoirs qui font le cœur de l’école. La thématique nécessaire a au moins deux contreparties. La capacité facilitée à mettre en œuvre une coopération peut tout d’abord focaliser l’attention des acteurs qui négligent alors les éléments nécessaires pour qu’un transfert s’opère. Cette occultation opère d’autant mieux que l’adoption du cours dialogué pour réguler les interactions confère à la visite une forme très proche de celle de la classe.

L’homologie de forme peut alors donner l’illusion d’un transfert automatique, sur lequel il n’est pas nécessaire de s’interroger. Dès lors, les acteurs, au niveau du terrain comme à une échelle plus large, peuvent penser que la réussite de l’organisation est synonyme de réussite. Or cette conception pose problème, parce que la thématique peut également agir comme un leurre qui détourne certains élèves des liens réels avec la classe, en occultant les catégories disciplinaires sur lesquelles l’école est construite.

La relative étroitesse du corpus et l’adoption d’une démarche qualitative amènent à s’interroger sur la portée des résultats qui viennent d’être exposés. On peut tout d’abord remarquer que, sans généraliser l’analyse produite, il est possible de la considérer comme une recherche des processus qui empêchent ou facilitent au contraire l’accès à certains contenus et enjeux de l’école. En ce sens, elle a valeur de modèle. D’autre part le corpus, sans être massif, est tout de même consistant puisqu’il recouvre l’observation de l’activité de 128 encadrants pendant 468 heures, rassemblée au cours d’une immersion de plus d’un an dans les écoles. Or des constats similaires ont été réalisés dans les différentes classes observées. Dans l’ensemble du corpus, les enseignants pensent le cœur de leur métier en termes disciplinaires, si bien que les projets observés, peu reliés au disciplinaire, apparaissent largement périphériques d’autant plus que leur réalisation est en grande partie externalisée. Enfin, ces constats sont assez convergents avec ceux d’autres recherches conduites dans le secondaire sur le partenariat avec l’opéra (Morel 2006), sur le cinéma (Archat Tatah 2012) sur le théâtre (Lemêtre à paraitre) ou sur la musique (Bonnéry et Fenard 2014), ainsi qu’avec le constat des résultats ténus en termes scolaires des pédagogies du détour (Henri-Panabière, Renard, et Thin 2013).

Conclusion

Je voudrais pour conclure décrire trois conséquences de la montée en puissance de la division du travail au sein des écoles, et en particulier de la mise en œuvre d’une forme de coopération entre les acteurs telle que j’ai tenté de la dessiner.

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Comme avec les dispositifs d’aide qui permettent l’externalisation partielle des difficultés, la coopération au sein de partenariats culturels dans les temps scolaires ou périscolaires permet l’externalisation d’une partie du travail scolaire centrée sur les contenus culturels au profit d’autres acteurs, légitimés par leur caractère professionnel face à une école qui n’a jamais réussi une réelle démocratisation des enseignements.

L’émergence de ces nouveaux acteurs incite les enseignants à renoncer en partie à exercer leur emprise sur les contenus culturels, et dès lors à opérer la couture entre ces contenus et les contenus disciplinaires. Elle est donc susceptible de modifier profondément leur métier, en termes de rapports sociaux au sein des écoles et de nature du travail. Les enseignants apparaissent à la fois potentiellement plus spécialisés et plus démunis face aux difficultés des élèves.

Bien qu’elle favorise la diffusion de contenus culturels, la division du travail scolaire agit moins sur les inégalités d’apprentissage que sur les modalités de la production de ces inégalités. Pour les élèves scolairement fragiles, le problème n’est plus posé en termes d’accès mais en termes de couture entre différentes activités hétérogènes peu liées. C’est un problème moins directement visible parce que peu mesurable, et sans doute plus difficile à résoudre, mais peu contournable pour qui veut s’attaquer aux inégalités d’apprentissage.

Si elle ne les diminue pas, la division du travail scolaire permet de rendre ces inégalités plus acceptables auprès des parents dans la mesure où d’une part l’école a une action tangible dont l’équité est manifeste, ce qui la dédouane en partie de sa responsabilité, et d’autre part elle offre aux élèves une perspective de détente lorsqu’ils échouent en classe. En ce sens, elle apparait comme un choix largement politique de nature à permettre aux enseignants de continuer à exercer leur métier en évitant une trop forte remise en cause.

Références

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