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Jean-Georges Lossier ou l'unité recomposée

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Jean-Georges Lossier ou l'unité recomposée

DUPUIS, Sylviane

DUPUIS, Sylviane. Jean-Georges Lossier ou l'unité recomposée. Revue de Belles Lettres, 2001, no. 3-4

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:14387

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Texte paru dans : La Revue de Belles-Lettres n° 3-4, Genève, 2001

Sylviane Dupuis

J

EAN

-G

EORGES

L

OSSIER

OU L

UNITE RECOMPOSEE

Rien n’est pire, en art, que le mensonge de l’artiste vis-à-vis de lui-même, le refus de souscrire à ce que dicte sa voix intérieure.

(…) Toute construction qui s’inspire de l’exigence profonde est au contraire susceptible d’illuminer la forme.

Philippe Delaveau

L’oeuvre révèle une forme, et celle-ci est importante dans la mesure où elle est le reflet visible d’une structure invisible.

Jean-Georges Lossier

Insistant sur la différence qui sépare le poète genevois de la plupart de ses pairs1, Alice Rivaz, en ouverture de l’étude qu’elle lui consacre en 1986, souligne d’emblée que Jean-Georges Lossier « ne décrit pas de paysages ». Et dans l’éloge qu’il propose du poète en 19662, Jean Starobinski à son tour le dit « plus tourné vers le paysage intérieur que vers les spectacles du dehors ».

C’est en effet, de son propre aveu, l’« univers de l’imagination » 3 qui inspire sa poésie. Non pour se voir substitué au réel : les images concrètes abondent au contraire, dès le premier recueil, entrelaçant le corps humain (sang, lèvres, yeux, visage, paupières, mains, bras et pieds) aux éléments naturels (sable, eau, feu, terre et ciel, oiseaux, arbres et fleurs, ou saisons), pour aboutir dès le troisième recueil à une densité métaphorique (et allégorique) impressionnante :

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Pourquoi, comme par une source pâle, Avons-nous l’âme envahie

D’une gloire antérieure, Alors que le crépuscule déjà Dans les taillis et les fourrés Enfonce des bras avides

Et que les condamnés tâtent dans le noir Les murs glacés du ciel à travers les lucarnes Avant de rouler aux pays sacrés

Où dansent les anges sous de grands marronniers ?4

Cependant l’aspiration la plus profonde, et l’effort du poète, depuis le commencement, excèdent la seule réalité concrète, le donné visible et quotidien, pour viser « une participation à un monde plus large, une transmutation des images et des formes »5.

Transmutation. Voilà le mot lancé. Car « la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore… Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements – se répercutant dans l’esprit et sur la sensibilité »6. Qu’elle se donne ou non pour tâche d’énoncer le monde et les choses, qu’elle exprime la « vie vécue » ou la « vie rêvée » (et « la vie rêvée n’est-elle pas vraie en général autant que la vie vécue ? »7), toute poésie renvoie à la singularité d’une voix, d’une expérience intérieure ou d’une vision – et non à la réalité en soi, qui échappera toujours à la saisie des mots. Ce qui compte, dans un poème, c’est la langue et ce qu’elle produit – non le sujet traité. Qu’importe dès lors sur quoi se porte le regard (nature, cités modernes, êtres humains, monde intérieur, objets, ou produits de l’art) – pourvu que le poème se change, pour son auteur puis pour le lecteur, en instrument de connaissance ?

Telle est bien la fonction que Lossier lui attribue : la poésie est pour lui, au sens mallarméen du terme (mais aussi au sens religieux ou mystique), un « instrument spirituel » ; à savoir le lieu et le moyen, d’une part, d’un travail inachevable sur la langue et sur soi, d’une

« transmutation » alchimique visant à agrandir le champ de la perception et la capacité

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intérieure ; et d’autre part, l’instrument d’un double creusement (dans l’être, et dans la parole) visant à approfondir la sensibilité tout en rapprochant de la « source » :

Nous avons fouillé le sable Jusqu’à l’eau profonde

Où boivent les racines du coeur8.

Creusement qui pourra aussi se présenter sous la forme d’une « descente » risquée dans l’inconscient, ou dans le monde imaginaire qui nous travaille : « Arriver à l’inconnu, dire ce qui est plus réel que le réel qu’on touche, descendre en scaphandrier dans ces pays flottant entre l’état de rêve et l’état de veille… »9. C’est tout l’être, corps et esprit, avec sa mémoire, son désir, ses frémissements et ses peurs, qui participe à l’expérience : nulle connaissance qui n’implique une telle mise en jeu de soi, condition de toute initiation.

Peut-être, sur ce point, la seule réserve que l’on pourrait formuler quant au premier recueil (paru en1939) tiendrait-elle au détournement trop volontaire vers le haut, vers l’au-delà du monde et un « futur » rêvé, de ce réel et de cette violence qui les irriguent pourtant de part en part : comme si la réalité se voyait esquivée avant même que d’avoir été dite et éprouvée, au profit ou en raison même d’une sorte de volontarisme de la foi qui semble avoir combattu, chez le jeune poète, la tentation du désespoir et du renoncement :

Adieu, terres de l’Esprit ! Le monde en mon âme fière S’enténèbre et désespère…

Non, Esprit, Esprit, j’ai foi !10

Il faudra l’épreuve de la guerre, et son dépassement, puis l’expérience vécue de l’amour et de ses fureurs, pour que l’harmonie conquise se substitue à l’harmonie voulue, et que le poète accède véritablement à sa voix.

La connaissance visée par l’écriture (ce « voyage au bout de (soi)-même »11) sera donc, d’abord, connaissance du « coeur » de soi : « la poésie est une quête qui a pour objet non le monde concret, mais une épaisseur de l’être où l’homme se cherche et se trouve en un foyer central »12. Il s’agira pas à pas, pour le poète, d’élucider – ou d’approfondir – son secret le plus intime, enfoui dans les mots, les cris ou les silences : l’alchimie à l’oeuvre dans la langue est aussi patiente transmutation de l’inconnu de soi en connu, et de ce manque qui nous fonde en opération poétique.

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Mais la connaissance découlant de la création ouvre aussi à une réalité agrandie : d’une part, à travers l’oeuvre (qui a vocation universelle, et non privée), « l’homme s’adresse aux autres pour leur parler de l’homme »13 ; et d’autre part, la « visée essentielle est de permettre en nous la reconnaissance d’un transcendant »14. Reprenant à son compte – lors d’une conférence donnée en 199915 – la définition mallarméenne de la poésie, Jean-Georges Lossier affirme clairement que celle-ci constitue pour lui aussi « la seule tâche spirituelle », et qu’il lui attribue la vocation de déchirer par instants les voiles des apparences, des habitudes ou de l’existence quotidienne, pour « tenter d’apercevoir, à travers le transitoire », le « monde de l’Esprit ». Ce qu’il nomme aussi le « visage du divin ». Chez ce poète « éperdu de transcendance16 », la perspective religieuse ou spirituelle s’impose en effet d’emblée ; mais elle ne se confondra jamais avec aucun dogme susceptible de limiter sa liberté, son ouverture d’esprit, ou de faire l’impasse sur l’expérience propre et ses abîmes (celle de l’angoisse et de l’exil intérieur, par exemple – jamais niés mais auxquels le poète refuse de s’arrêter, ou celle de l’amour humain et du couple). Sa quête n’ira jamais non plus jusqu’à le détourner du dehors et des autres – bien au contraire : la biographie du poète17, autant que sa personnalité elle-même, exceptionnellement accueillante à autrui, constamment curieuse du monde et des êtres, attestent, non d’une aspiration au retrait (même si une telle tentation l’a sans aucun doute effleuré), mais au contraire d’une puissante vocation sociale, comme d’une tension perpétuelle vers la rencontre et vers plus de fraternité, au-delà des différences et des conflits – qu’ils soient idéologiques, politiques, religieux ou simplement individuels.

Face à vous, Lossier – intimement persuadé qu’il doit nécessairement exister entre les individus, quels qu’ils soient, et si distants qu’ils puissent être par l’âge, les générations, la personnalité ou les appartenances, un lieu de rencontre possible – cherchera toujours à se rapprocher de ce point d’unité où les divergences le cèdent au commun. En cela on peut dire qu’il y a chez lui une tendance « anti-moderne » qui résiste de toutes ses forces et depuis toujours à la fragmentation, à la dysharmonie, au morcellement, à l’atomisation des corps, des consciences et des discours. Y compris – car une rigoureuse cohérence commande chez lui la relation de l’être et de l’écriture, ou de l’être et du faire – sur le plan poétique.

C’est cette aspiration à l’unité, tant existentielle que formelle – ou plutôt à la

« recomposition » de l’unité à partir de la menace du démembrement, et c’est cette quête

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opiniâtre de « l’invisible source de l’existence »18 que je tenterai (en me limitant ici à quelques repères glanés au cours de la lecture, à quelques intuitions qui mériteraient un approfondissement plus systématique) de suivre à la trace dans l’oeuvre du poète.

*

J’ai parcouru longtemps des pays divisés, Abîmés dans l’effroi puis dans la solitude, Divisés contre eux-mêmes, dans la servitude, Et que tout appelait à la sainte Unité19.

Dès le premier poème du premier recueil, en des termes explicitement empruntés au vocabulaire religieux, la division s’impose comme la figure du mal par excellence, à quoi s’opposent la « sainte Unité », son « harmonie », et l’« unisson infini des oiseaux et du ciel ».

Placés à la rime, les mots « divisés » et « Unité » se font contradictoirement écho, de part et d’autre du couple « solitude / servitude » qui s’oppose directement aux notions chères à Lossier de « fraternité » et d’« âme libre ». Un demi-siècle plus tard, à l’autre bout du « long voyage », l’un des ultimes poèmes évoquera « l’harmonie sublime (qui) se dénouera » lorsque seront « dépassées les prophéties »20. Sans cesse menacée d’anéantissement, jamais complètement possédée, l’harmonie demeure ainsi d’un bout à l’autre de la trajectoire du poète le but suprême qu’il se propose.

Unité de ce monde, ô mystère éclatant, N’ai-je pas à créer en cette solitude

Un ordre plus solide, une neuve attitude…?

s’interroge non sans orgueil le jeune poète de Saisons de l’espoir. Et cependant, L’homme ne peut choisir ni sa loi ni son nom21.

Il y a quelque chose à vouloir et à construire. Mais seule « la source ardente » où puise le poème pourra lui dicter les gestes et les mots justes. Et cette source est en lui sans être lui.

Commune à tous les hommes, elle est ce « chant du commencement » qu’il désigne, à l’instar des mystiques, tantôt comme Amour et tantôt comme pur Néant.

Très tôt obsédé par le gouffre et la mort, mais aussi soulevé par des ivresses (« désirs / Mortels qui m’ébranlez de vos fureurs sauvages »22), le poète des premiers recueils va s’efforcer de contenir formellement les désordres qu’il devine en lui-même, et ceux que

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« l’Histoire fumante » multiplie autour de lui, dans les strictes limites du vers classique.

Oscillant encore entre oui et non, entre parole et silence (mais « s’exclure du langage, c’est s’exclure du monde »23), « tour à tour et de chair et d’espace affamé », déchiré, « indécis », entre désirs terrestres et désir de l’Unité, il aspire, en émule de Rimbaud,

…au grand jour, à la saison tant espérée Où les morceaux épars de mon corps divisé Formeront dans le ciel l’étrave soulevée

d’un nouveau bateau ivre emporté vers la « vie future »24.

Le couple thématique division / désir d’unité traversera ainsi l’ensemble des recueils – tendus comme un arc de mots entre les deux pôles de la naissance et de la mort, ou entre unité originelle (celle de l’enfance, quand l’« enfant sage à côté de sa mère » ne faisait avec elle

« qu’une seule ombre »25) et harmonie rêvée (celle de l’« éternité pressentie » ou de « l’ultime naissance »). Car la vie elle-même est un écartèlement permanent :

Et j’ai prié pour toi que l’angoisse écartèle Mon coeur brisé… !26

La violence (telle un feu dévorant) la travaille, au-dedans comme au dehors de soi. Seuls la prière, le poème et l’amour (ou bien la mort) sont susceptibles de nous rapprocher de l’unité.

Dès « Chanson d’automne », qui ouvre Chansons de Misère, le recueil de 1952, le vers pour la première fois est impair, après deux recueils en alexandrins. Signe d’une progressive libération du carcan prosodique (au profit du vers libre et sans rime), mais aussi d’une discordance rythmique qui fait écho, sur le plan formel, à la discordance des temps traversés et aux « fontaines en ruines » :

Novembre est là, mon frère, On meurt plus que de raison, Les corbeaux cernent

Dans une forêt d’ailes pesantes Un soleil à demi-mort.27

Le lyrisme parfois un peu convenu ou exalté de Saison de l’Espoir s’est brisé ; le vers claudique, son chant hésite et balbutie… Et c’est ce qui paradoxalement hisse Lossier au- dessus de ses contemporains restés fidèles au vers régulier : cette impossibilité de persévérer dans la rhétorique d’avant, alors que tout a basculé et que le monde ne se ressemble plus :

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« Tous les morts des combats / Me regardent dans les yeux »28. Impossible de se dérober à l’appel, en dépit des « grands vols d’oiseaux » imperturbables, dans le jour. La sincérité de l’exigence profonde l’a emporté sur le recours aux formes traditionnelles ; elle poussera le poète à évoluer, discrètement mais sûrement, de recueil en recueil – sur le plan prosodique mais aussi sur le plan thématique, modelant sa langue au fur et à mesure de son avance pour accorder la « forme visible » à la « structure invisible ». Ainsi la réalité triviale de la vie quotidienne des grandes villes ou la misère de ceux que la guerre a jetés sur les routes « à tâtons », et l’émotion fraternelle du poète, trouvent-elles dans l’apparente désarticulation prosodique et la simplicité voulue des Chansons de Misère la forme nouvelle qui leur convient (qui tient parfois, très consciemment, de la « rengaine » et de la chanson populaire – mais en évitant les pièges du prosaïque grâce au travail du vers et de l’assonance) :

A midi

On mange vite

Du hareng et des frites Et les mains mauvaises

Troussent une fille en passant29.

Quatorze ans plus tard, Du plus loin s’ouvre sur un poème intitulé « Au futur » mais qui prend acte du « soleil révolu » et de « l’éternité en ruines ». La fraternité, le bonheur et les « mots du désir » sont à réinventer de fond en comble, à tirer de « l’eau noire » où gisent les « étoiles éteintes ». Reste au poète à « lancer des mots comme des ancres / Pour accrocher l’espoir »30, confiant malgré tout dans les « racines du coeur ». Son poème, désormais, se réduit à ces « mains tâtonnantes dans l’épaisseur » en quête d’une « musique » à retrouver, à ces « paroles entrouvertes / Sur une espérance obscure » 31. « Épaves » et « noyés » d’hier

« se cramponnent », tandis que sous la terre, « les morts avancent entre les racines » et hantent les vivants… Mais en creusant « dans les reins de la nuit », l’homme et la femme peu à peu recomposent « l’unité ». Magnifique audace de ces images ! C’est par elles, très concrètement, que s’opère la « transmutation ». La vie est tirée de la mort. La lumière de l’unité n’est plus, comme au début, opposée au mal ; elle s’était perdue ; mais elle a

« traversé l’obscur ». Et peu à peu, Le monde fracturé

Recompose doucement Son unité32.

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Défini par Lossier comme un « itinéraire spirituel », Du plus loin substitue à l’ancienne opposition division / unité l’expérience d’une unité « recomposée » tirée de l’écartèlement lui-même. Aucun recueil ne témoigne aussi clairement que celui-là du nécessaire travail de métamorphose qui est au coeur de la poésie, de ses images et de son rythme.

Après un poème liminaire en alexandrins (comme pour marquer le passage de l’ancien au nouveau), « Paysage marin » semble esquisser, à l’orée du recueil, une manière d’art poétique – où s’entrelacent les règnes (végétal, aquatique et humain) et les temps, le monde naturel et l’art, mais aussi vers court et vers long

La mer use son feuillage Sur les degrés de marbre Et tisse le clair écheveau

Des sentiers de sable où la mémoire se perd33.

Comme une vague après l’autre, sur la plage qu’envahit la marée, le vers tantôt s’allonge et tantôt se rétracte, n’obéissant plus qu’à son mouvement propre, à sa nécessité organique –

« tissage » de mots de plus en plus complexe et respiration rythmique désormais parfaitement accordée au sens :

Tirés vers Dieu

Nous sommes partis comme une barque, Et l’été vieillissait derrière nous34.

Presqu’abandonnée, la rime est parfois relayée par l’assonance avec un art consommé ; ainsi, dans « En te cherchant »35, les trois derniers vers du poème sont reliés par l’assonance (obscur / lune / étendus) comme s’il s’agissait de trois hexasyllabes – mais le dernier vers, changé en décasyllabe par l’ajout de trois mots, s’enfonce comme mimétiquement « dans l’herbe lourde » :

Où le veilleur obscur Rassemble sous la lune

Ses troupeaux étendus dans l’herbe lourde.

La composition du recueil elle-même se révèle d’une extrême subtilité, les poèmes successifs s’y faisant écho l’un à l’autre par des effets de répétition et de chiasmes, comme dans

« Automne » (qui s’achève par les vers « Des mains d’enfants cherchent / La clef qui ouvre le secret ») et « La Musique » (qui, à la page suivante, s’ouvre par le mot « Cherchant… » et culmine par le mot « enfance ».

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En 1979, dans Le long Voyage, où domine une imagination confinant au fantastique (ou au songe), c’est la ponctuation, cette fois, qui est presque abandonnée : ne subsistent que le point final des strophes et, ici ou là, une virgule. Plus aucune rime (alors qu’il en restait quelques vestiges encore dans Du plus loin36). Les titres des poèmes eux-mêmes ont disparu (ils resurgiront dans Lieu d’Exil, publié onze ans plus tard), comme pour mieux permettre au recueil de se dérouler sous nos yeux d’une seule longue coulée ininterrompue. Fluidité et allégement atteignent ici leur comble, le long effort de libération intérieure produisant et accomplissant la libération formelle.

Les nombreuses images paradoxales de ce recueil suggèrent l’accès à un monde où désormais tous les signes renvoient à une réalité autre – non plus éclatée, mais pacifiée : ainsi cette

« clarté plus vive parmi les morts ». Ou : « (Une mélodie) disait pour notre joie / La douceur d’une blessure dans un jardin »… Douleur et douceur, lumière et nuit ne font plus qu’un, se confondent en une seule musique :

Maintenant chantent à mi-voix

Ceux qui s’éloignent derrière les apparences Vers l’unité originelle37.

Le dernier recueil enfin (celui qui contient les vers les plus purs ou les plus décantés) définit comme « lieu d’exil » l’espace et le temps de la vie passée, à quoi succède enfin la Présence

« dans l’effondrement de la parole humaine »38. Le poète peut se taire, il a atteint le terme du voyage et retrouvé « sa patrie / Dans l’apaisement du temps arrêté »39. A l’autre extrémité de l’orbe de la vie, la vieillesse est une seconde enfance (mais lucide) qui doucement glisse au

« seuil dernier ». C’est sur le thème de l’enfance, présent dès le premier recueil, que se clôt Lieu d’Exil :

Une eau rayonne dans la nuit Où toute l’enfance est engloutie40.

Avoir atteint l’unité, ne serait-ce pas finalement avoir rejoint au coeur de soi « le très haut / Paradis enfantin »41 ? « Ce qui m’émeut », écrivait Gustave Roud au jeune poète, dès 1943,

« c’est cette présence en vous (…) de l’enfance que loin d’avoir perdue vous gardez comme un recours, comme un asile inaliénable »42

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*

Quelle fertilité attendre, aujourd’hui (que l’on partage ou non la foi du poète), d’une quête si obstinée de l’harmonie ? Peut-elle encore nous concerner ?

« Anti-moderne » par son refus de renoncer à l’unité (qui figure aussi bien, pour Jean-Georges Lossier, la « source » de l’être que celle du poème et de toute création), comme par son attachement à cette notion de centre qu’on retrouverait au coeur de toutes les mystiques mais aussi de toute herméneutique du sujet – par fidélité, aussi, à une certaine idée du genre humain, une telle poésie, paradoxalement, pourrait bien nous indiquer quelque chose comme une direction. Car s’il importe absolument (en poésie comme ailleurs) de ne pas faire l’impasse sur un siècle de modernité et d’expérimentations formelles, ni sur l’état de conscience « éclaté » ou le désenchantement qui sont notre héritage ; s’il importe de ne pas se mentir en évitant la réalité de ce temps, il ne s’agit pas non plus de s’en tenir là. La réalité n’est jamais donnée tout entière ni définitivement : elle est ce que nous en faisons en l’orientant.

Or la poésie de Jean-Georges Lossier, que hante la métaphore architecturale, n’a jamais cessé de réaffirmer cette nécessité de « construire » la réalité dont nous sommes issus et par laquelle nous sommes traversés, en entretenant contre les renoncements du siècle l’aspiration à une « unité humaine » universelle et (pour reprendre le terme à Baudelaire) la « postulation du haut ». C’est-à-dire la vocation de verticalité, de dépassement ou de transcendance qui est au coeur de l’écriture poétique, et son aspiration infinie à une harmonie qui ne soit pas négation de l’expérience vécue ou illusion, mais transmutation permanente, travail interminable de recomposition créatrice et dynamique de l’unité à partir de la division.

Que je sois le pèlerin dans l’épaisseur Celui qui ouvre un matin transparent !43

Notes

1 Alice Rivaz, Jean-Georges Lossier, poésie et vie intérieure, Editions universitaires, Fribourg 1986.

Lossier n’est pas le seulàéchapper à cette définition conventionnelle de la poésie de Suisse romande comme « poésie du paysage » consistant exclusivement à « énoncer le monde sensible ». Il y aurait beaucoup à dire sur ce mythe qui a la vie dure, et qu’on retrouve en 1992 encore sous la plume de

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Jean-Pierre Monnier, dans un article intitulé « Le repli sur la nature » paru dans le Bulletin francophone de Finlande n° 4, (Publications de l’Institut des langues romanes et classiques 8, Université de Jyväskylä) – ou bien, tout récemment, dans un article du Magazine littéraire consacré à la poésie suisse de langue française (n° 396, mars 2001) et surtitré : « Poésie de tous les terroirs »…

Ni Crisinel (qu’obsédèrent et perdirent des figures surgies de l’inconscient et des mythes), ni Jean Pache, à la puissante veine érotique, ni Vahé Godel (que travaillent l’exil et les frontières) – pour ne pas parler des poètes de la nouvelle génération –, et pas même Anne Perrier, chez qui les éléments naturels, comme chez Lossier, ont aussi valeur de symboles, ne sauraient correspondre à cette définition, réductrice même dans le cas d’un Pierre Chappuis, chez qui le paysage extérieur constitue en effet presque toujours l’occasion première du poème, mais qui traite parallèlement la page d’écriture, ses marges et ses signes, comme un « paysage » doublant métaphoriquement la signification du texte.

2 Actes de l’Institut national genevois 1967. Discours prononcé à l’occasion de l’attribution du Prix des Ecrivains Genevois 1966 à Du Plus loin.

3 J.-G. Lossier, « Poésie, quête spirituelle », in Bulletin du Centre protestant d’études, Genève, mai 1999.

4 Chansons de Misère, « Gloire antérieure », in Poésie complète 1939-1994 (abrégé PC), Empreintes, Lausanne 1995, p. 108.

5 J.-G. Lossier, « Poésie, quête spirituelle », op. cit.

6 P. Reverdy, Cette émotion appelée poésie, Flammarion 1974 (c’est moi qui souligne).

7J.-G. Lossier, « Poésie, quête spirituelle », op. cit.

8 J.-G. Lossier, Du plus loin, « Le Retour », PC, p. 133.

9 J.-G. Lossier, « Poésie et silence » (texte paru dans la revue Repères, Lausanne n° 6. Cf. A. Rivaz, op. cit., p. 102).

10 Saisons de l’Espoir, « Saison de l’Esprit », PC, pp. 35-36. Le titre lui-même de ce premier recueil est significatif.

11J.-G. Lossier, « Poésie, quête spirituelle », op. cit.

12 J.-G. Lossier, « La poésie, une quête spirituelle », in Actes de l’Institut national genevois 1967.

13J.-G. Lossier, « La poésie, une quête spirituelle », op. cit.

14J.-G. Lossier, « Poésie, quête spirituelle », op. cit.

15 J.-G. Lossier, « Poésie, quête spirituelle », op. cit.

16 Alice Rivaz, Jean-Georges Lossier, poésie et vie intérieure, Éditions universitaires, Fribourg, 1986.

17 Etudes et doctorat de sociologie à l’Université de Genève; plusieurs années d’enseignement dans le secondaire, suivies en 1940 d’un engagement au CICR qui conduira Lossier, en 1953, à voyager durant une année en Afrique; enfin, outre les recueils poétiques, rédaction de deux essais consacrés aux notions de solidarité (1948) et de service du prochain tel que le conçoivent les différentes civilisations (1958).

18 Gilbert Vincent, Préface à Poésie complète 1939-1994, op. cit.

19 Saisons de l’Espoir, « Méditation », PC, p. 30.

20 « Au futur », PC, p. 229.

21 Saisons de l’Espoir, « Automne », PC, p. 66.

22Haute Cité,« Journée », PC, p. 87.

23J.-G. Lossier, « Poésie et itibéraire intérieur », in : Cahiers de l’Alliance culturelle romande, n° 34, Pully 1987.

24 Haute Cité, « Vie future », PC, p. 85.

25 Haute Cité, « Souvenir », PC, p. 79.

26« Oraison », PC, p. 71.

27 Chansons de Misère, « Chanson d’automne », PC, p. 95.

28« Jamais plus », PC, p. 117.

29« Temps alternés », PC, p. 102.

30 « Paysage marin », PC, p. 128.

31 « Pour une Figure », PC, p. 142.

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32« L’Espoir », PC, p. 210.

33« Paysage marin », PC, p. 128.

34 « La Promesse », PC, p. 171.

35PC, p. 130.

36Dans « La Mort dit », « Sagesse » et « Le Songe ».

37 PC, p. 193.

38 « Marche », PC, p. 199.

39 « La Patrie », PC, p. 201.

40 « Signes », PC, p. 226.

41Saisons de l’Espoir, « Méditation », PC, p. 46.

42Lettre à J.-G. Lossier du 8 avril 1943, citée par Alice Rivaz, op. cit.

43 Lieu d’exil, « Pèlerin », PC, p. 214.

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