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LA VIE ET LA MORT DE DÉROULÈDE. MES ANNÉES CHEZ BARRÈS. NOTRE CHER PÉGUY. 2 volumes.

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ENFANTS LES

PERDUS

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DES MEMES AUTEURS à la librairie Plon.

DINGLEY, L'ILLUSTRE ÉCRIVAIN. (Prix Goncourt 1906.) LA MAÎTRESSE SERVANTE.

LA TRAGÉDIE DE RAVAILLAC.

LA RANDONNÉE DE SAMBA DIOUF.

LA BATAILLE A SCUTARI.

LE CHEMIN DE DAMAS.

UNE RELÈVE.

LA CHRONIQUE DES FRÈRES ENNEMIS.

L'OISEAU D'OR.

PARIS-SAÏGON DANS L'AZUR.

LES BIEN AIMÉES.

VIENNE LA ROUGE.

LE PASSANT D'ETHIOPIE.

CRUELLE ESPAGNE.

ALERTE EN SYRIE.

L'ENVOYÉ DE L'ARCHANGE.

LES CONTES DE LA VIERGE.

CONTES DE NOTRE-DAME.

VERS D'ALMANACH.

VIEILLE PERSE ET JEUNE IRAN.

LA VIE ET LA MORT DE DÉROULÈDE.

MES ANNÉES CHEZ BARRÈS.

NOTRE CHER PÉGUY. 2 volumes.

LA FÊTE ARABE.

RABAT OU LES HEURES MAROCAINES.

MARRAKECH OU LES SEIGNEURS DE L'ATLAS.

FEZ OU LES BOURGEOIS DE L'ISLAM.

Les mille et un jours de l'Islam.

*LES CAVALIERS D'ALLAH.

* *LES GRAINS DE LA GRENADE.

* * *LE RAYON VERT.

QUAND ISRAËL EST ROI.

L'OMBRE DE LA CROIX.

UN ROYAUME DE DIEU.

LA ROSE DE SARON.

L'AN PROCHAIN A JÉRUSALEM ! PETITE HISTOIRE DES JUIFS.

QUAND ISRAËL N'EST PLUS ROI.

RENDEZ-VOUS ESPAGNOLS. Un petit volume in-8° 1/4 colombier sur papier d'alfa.

LA SEMAINE SAINTE A SÉVILLE. Un petit volume in-8°

1/4 colombier sur papier d'alfa.

LE FAUTEUIL DE JOSEPH BÉDIER. Discours de réception à l'Académie française.

LE FAUTEUIL DE LOUIS BERTRAND. Discours de réception ù l'Académie française.

LE CHEMIN D'ISRAËL.

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JÉRÔME ET JEAN THARAUD

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LES

ENFANTS PERDUS

LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD

18-20, RUE DU SAINT-GOTHARD

PARIS

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Il a été tiré de cet ouvrage : 15 EXEMPLAIRES SUR PAPIER

ALFA CLASSIQUE DES PAPETERIES NAVARRE

NUMÉROTÉS DE 1 A 15

Copyright by F. Brouty, J. Fayard et C 1948.

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Avocat à la Cour

Ses Amis

J.-J. T.

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I

N ON, ce n'était pas un bel enfant : les oreilles décollées, le menton effacé, les dents irrégulières, de gros yeux bleus à fleur de tête, une santé chétive. Sa mère ne vivait que pour lui. A quelques kilo- mètres de la ville, où son mari remplissait les fonctions d'ingénieur départemental, elle s'était retirée au manoir de Kerléon; et là, en pleine campagne, délivrée de tout autre souci, elle passait son temps à veiller sur cet enfant d'une sensibilité maladive, qu'un mot plus haut que l'autre faisait éclater en san- glots, que certaines voix jetaient en transe et qui courait se cacher dès qu'il apercevait quelqu'un. Tant de sollicitude n'avait fait qu'exaspérer ses dispositions bizarres et le sentiment égoïste que tout lui était dû. Dans la maison, on l'appelait le Prince, car rien ne s'y faisait qui n'eût son bien-être ou son plaisir pour objet.

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Son père aurait souhaité qu'on cédât moins à ses caprices. Mais cet homme autoritaire dans l'ordinaire de la vie devait s'incliner devant sa femme dès qu'il s'agissait de Mar- cel.

Quelques années passèrent, où la mère et le fils, isolés dans leur tendresse, menèrent une existence qui prolongea pour lui, au delà du terme naturel, la vie de la petite enfance. Vers sa onzième année, sa santé s'étant raffermie, il fallut se résigner à quitter le manoir pour revenir à la ville, et le mettre en sixième au lycée.

Doux, facile, appliqué, doué d'une bonne mémoire, c'était un élève ordinaire; mais l'habitude de vivre toujours avec sa mère et, plus profondément, son inclination naturelle, lui enlevait le goût de se faire des amis. Pen- dant les récréations, taciturne, retiré dans un coin, il ne se mêlait à aucun jeu. Sa figure étrange, ses manières gauches, et la manie qu'avait sa mère de lui tailler ses vêtements dans du velours de chasse attiraient sur lui les brimades. Il était celui sur qui on fonce pour lui enlever son béret et le jeter en l'air, lui arracher sa serviette, le faire tomber d'un sournois croc en jambe. Il ne se plaignait pas, ne se défendait même pas quoiqu'il fût grand et fort.

« Si je répondais, dit-il un jour, je ne pour-

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rais plus m'arrêter. » Et, en effet, un jour, un seul, il se mit en colère : il fallut lui arra- cher des mains le petit camarade qu'il était en train d'étrangler. Dans cette terrible cour du lycée, il n'était plus le Prince. Mais sitôt la porte franchie, il retrouvait sa mère, tou- jours là à l'attendre. Et de nouveau, c'était l'abri sûr, la tendresse sans cesse aux aguets, plus dangereuse peut-être pour lui que les brimades et tous les mauvais tours.

Lui aussi il la protégeait, la prenait par la main pour l'aider à traverser les rues, il s'imaginait la conduire et que s'il n'avait pas été là, elle eût été victime de tous les acci- dents. Lorsqu'elle sortait seule, il était mal- heureux, s'effrayait du moindre retard et de tous les périls auxquels il la croyait exposée;

il guettait son retour à la porte, son arrivée le rendait à la vie. Cet amour angoissé, au lieu d'inquiéter sa mère, l'emplissait de bonheur et la payait de tous les tourments qu'elle avait eus.

De guerre lasse, la maladie semblait l'avoir abandonné. Puis un jour, brusquement, la fièvre le saisit. Quelque chose comme la typhoïde, mais ce n'était pas la typhoïde.

Jamais ses maladies, à lui, ne ressemblaient à celles des autres. A la suite de ce furieux accès, il avait si bien oublié ce qu'il savait déjà de latin qu'il lui fallut tout réapprendre.

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Il s'y remit rapidement, sans retrouver jamais la mémoire qu'il avait auparavant, et la petite vie recommença, ouatée à la maison, toujours âpre au lycée.

En troisième, encore un à-coup. Est-ce une méningite? Non, ce n'est pas une méningite.

Mais cela encore y ressemble. Troubles de la vue et des oreilles, intolérables maux de tête, lièvre, épuisement général. Il se tira de ce mauvais pas. Mais après ce nouvel assaut, sa capacité de travail fut encore diminuée. L'His- toire pourtant, et aussi la langue allemande que sa mère lui avait enseignée dès l'enfance, conservaient pour lui leur attrait : on eût dit que, de loin, en lui conservant la mémoire d'une langue étrangère parmi tant d'autres choses qui s'étaient effacées de son esprit, la nature travaillait à préparer les voies qui devaient le conduire au malheur.

L'année suivante se passa sans incidents.

En avait-il fini avec ses maux et toutes les misères attachées à son enfance ? Sa mère commençait à l'espérer. Mais le mal mysté- rieux qui le hante, se réveille sournoisement en lui un jour que, dans son lit, il lisait un cours de physique. Une crise de nerfs le fait bondir hors de ses draps, il se roule sur le plancher et se croit soulevé du sol, gémit, pousse des cris et pleure. Est-ce une crise d'épilepsie? Non, ce n'est pas de l'épilepsie,

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car il garde la mémoire de tout ce qui lui arrive. Et les crises se renouvellent, toujours imprévisibles. Une douleur physique, une contrariété, une observation un peu brusque, quelquefois même rien que l'on ait pu saisir suffit à déclencher l'accès. Finies pour tou- jours les études. De nouveau on quitte la ville, on revient à Kerléon. Mais sa mère, mainte- nant, n'ose plus le suivre pas à pas, comme elle faisait autrefois, car il est devenu irri- table et ne peut souffrir qu'on l'épie. Une vieille bonne qui depuis qu'il est né ne l'a pas plus quitté que sa mère, le surveille de loin sans qu'il s'en doute. Un petit paysan est toujours là, prêt à donner l'alarme s'il va du côté de l'étang, car il parle souvent de se tuer et l'idée de l'eau le poursuit. Ce doux est devenu un violent. En lui sommeillent des fureurs qui se réveillent par éclats brusques, accompagnées du besoin de détruire l'objet qui les a provoquées. Se blesse-t-il avec un marteau en enfonçant un clou? Il frappe sur le mur jusqu'à y faire un trou. Se cogne-t-il contre une barrière? Il jette la clôture à bas.

Avec les bêtes, il est brutal. Et pourtant, il les aime. Sa mère ferme les yeux; mais son père, s'il surprend ses rages (on les lui cache autant qu'on peut) ne s'en inquiète pas moins que de son apathie ordinaire. Il fit venir pour l'examiner un spécialiste de Paris.

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Celui-ci n'eut pas de peine à déceler en Marcel tous les symptômes de la dépression mélancolique. Il découvrit encore bien des choses qu'on ne soupçonnait pas. Ce solitaire a d'étranges manies, tient des listes d'actri- ces, de stars de cinéma ou de femmes dont il a lu le nom dans les journaux; à la manière des cabalistes, il substitue un chiffre à chaque lettre de leur nom, additionne ces chiffres, les multiplie par dix, et le chiffre ainsi obtenu représente pour lui le poids de vêtements dont il peut dévêtir la personne en question. Sui- vant le poids, il la met en pensée ou nue ou demi-nue, et tire de cette image un plaisir dont il s'enchante...

Le psychiâtre fut d'avis qu'un changement complet dans l'existence du garçon aurait peut-être d'heureux résultats.

La Châtaigneraie, en Touraine, est un domaine de Chartreux où les moines se livrent aux travaux de la terre.

C'est là qu'on envoya Marcel sous prétexte d'y faire un apprentissage agricole. Voici la petite narration qu'il a faite lui-même de son arrivée au monastère et qui n'est pas sans agrément, car si la maladie avait altéré son caractère, elle lui avait laissé la fraîcheur de ses impressions et le goût de les rédiger pour lui-même :

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Si de la pénitence on savait les douceurs, On ne s'effraierait pas de ses saintes [rigueurs.

« Un pâle soleil de janvier éclairait cette inscription sur le seuil de la Trappe. Mon père m'accompagnait. Le marteau heurta la porte.

Un moine vint nous ouvrir, sa barbe rousse étalée sur sa bure. Il nous mena devant le prieur, gras et luisant comme un bon moine du fond du Moyen Age. Puis, avec l'aide du chauffeur, on transporta ma malle par des couloirs sombres et humides, aux inscriptions réjouissantes du genre de celle-ci : « Si vous avez le courage de vous arracher aux vôtres, Dieu s'approchera de vous en compagnie de ses anges. » Dans ma chambre nue, pavée de briques, une tête de mort sous une cloche, comme une couronne de mariée, tenait lieu de pendule, et l'on voyait de la fenêtre les douces collines bleutées du Val-de-Loire.

« Ce jour-là, il y avait fête au village : on baptisait une cloche. Vers le soir, au soleil couchant, l'Abbé rentra dans la camionnette à cochons, sa crosse portée par un acolyte à tête de travers. L'Abbé, une figure du Roman de Renart, m'expédia hors de la clôture, où une vieille fille, vraie servante de curé ama- teur de bonne cuisine, m'accueillit d'un air renfrogné.

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« Le lendemain, la messe entendue, je cou- rais à la ferme, où je retrouvais un camarade, et où je faisais connaissance avec René et Gaby, les cygnes de l'étang. Habillés de blanc ou de brun, les Chartreux allaient et venaient, vaquant à leurs occupations, les yeux modes- tement baissés. Un seul m'adressa la parole : il s'occupait du poulailler et me parla de femmes. Et dominant le tout, les plaintes de la truie sous le verrat (il y avait cinq verrats dans l'établissement) se faisaient continue- ment entendre, pareilles à un orgue de Bar- barie... »

Il passa là trois mois. Trois mois où, pour le citer encore : « Je suivais l'office du matin dans l'air glacé du petit jour, j'accompagnais la procession des moines qui déroulait ses ombres shakespeariennes sous les ogives des cloîtres glacés, et le soir, dans la tribune, tan- dis que la lampe du sanctuaire éclairait seule la chapelle, j'écoutais s'élever soudain, du murmure confus des patenôtres, le Salve Regina, qu'entonnaient cinquante hommes pleins de foi. Puis le splendide chant s'étei- gnait, et les moines murmurant, les yeux baissés, blancs fantômes, s'éloignaient vers le dortoir dans un bruit de prières et de sabots... »

Que ne resta-t-il plus longtemps dans cet endroit paisible? Pourquoi regagna-t-il Ker-

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léon? Est-ce lui qui voulut revenir? Ou sa mère était-elle pressée de le revoir? Elle le retrouva plus sombre, plus bizarre que jamais. Ce n'était plus son enfant d'avant les crises, qui veillait sur elle dans les rues, guettait son retour à la porte, et faisait de son mieux pour lui éviter tout chagrin! Main- tenant, pour un oui, pour un non, il la faisait pleurer, lui disait des mots durs, l'évitait, elle aussi, comme il évitait tout le monde. Il fuyait le bruit, les distractions, partait dans la campagne, toujours avec son fusil. Son fusil, c'était son ami, son unique compagnon dans sa solitude bougonne. Le sentir à son épaule, caresser sa crosse de la main, lui cau- saient un bien-être énorme, pour employer son expression. Quand ses nerfs étaient ten- dus à l'extrême, qu'il ne pouvait souffrir per- sonne, supporter le bruit d'aucune voix, il lui arrivait brusquement de prendre son arme au ratelier, et d'aller se mettre à l'affût.

Si quelque bête passait alors à sa portée, son énervement se calmait au seul bruit de la détonation et devant la bête abattue, comme si la poudre et le plomb meurtrier avaient libéré en lui quelque chose dont il était obsédé.

Un jour sa mère le vit entrer très pâle, les yeux un peu hagards, comme toujours; il avait son fusil, mais sa chienne ne l'accompa-

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gnait pas. Sa mère eut le sentiment qu'il l'avait tuée, car souvent elle l'avait entendu dire à la bête qui avait l'habitude de pour- suivre les vaches et de courir après les pou- les : « Si tu recommences, gare à toi! »

— Qu 'as-tu fait de Diane ? demanda-t-elle.

Il ne répondit rien. Sa mère n'insista pas et jamais on ne revit la chienne.

Un moment, il prit la chasse en dégoût.

Plus de coups de fusil, plus de sang collé au poil et aux plumes, plus de détente et d'apai- sement non plus. Sur qui passerait-il ses fureurs s'il n'avait plus d'animaux à tuer? Il ne quittait plus guère la maison, il ne s'occu- pait même plus de la petite ferme attenante au manoir, que son père, pour l'occuper, lui avait donnée à gérer. Du matin au soir, enfermé dans sa chambre, il se livrait à ses travaux de cabale amoureuse et à toutes les imaginations qui peuvent surgir d'une jeu- nesse solitaire et de sens insatisfaits. Cepen- dant, quelquefois, le démon qui l'habitait paraissait s'éloigner. Il redevenait le bon enfant qu'il était autrefois, et quiconque l'aurait vu dans ces moments, n'aurait pu soupçonner ce qu'il y avait en lui de forces dangereuses. Il allait s'asseoir pendant des heures chez la demoiselle de la poste et lui tenait des propos un peu décousus et étranges, mais qui demeuraient raisonnables. Il passait

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au lavoir, badinait avec les filles, ébauchait des idylles qui n'aboutissaient jamais, ou bien il se perdait en rêveries romantiques, car il n 'était pas insensible à la beauté des choses ni à ce qu'elles pouvaient lui raconter : « Un soir de la Saint-Jean, a-t-il écrit plus tard en songeant à ces jours heureux, j'écoutais les cornes des feux, et je pensais aux ancêtres des paysans que je voyais là, aux ancêtres d'avant le christianisme, qui se réunissaient au même lieu, pour discuter du clan. Puis, sur un tumulus fouillé par la fièvre moderne, je pensais aux chefs qui avaient cru s'honorer en bâtissant cette tombe, et qui n'ont fait que se livrer à notre curiosité. Je voyais les mêmes horizons; la même langue résonnait toujours, et je regrettais que les Latins aient anéanti l'originalité de ce peuple fier et droit... » Ou bien encore : « Le soir, mon fusil à la main, j'aimais attendre les lapins sur la lande. Mais parfois, quand le glas son- nait aux clochers voisins, je songeais aux mystères de la mort, et je me disais que peut-être c'était celui que l'on pleurait qui avait la meilleure part. Je regardais, rêveur, les étoiles s'allumer, et souvent la détonation de mon arme troublait le calme du soir.

Et je rentrais chez mon père, qui, insensible aux beautés de la nature, préférait le tinta- marre d'un jazz de Londres ou de Paris,

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apporté par les ailes invisibles de la radio... » Dans ces instants de rémission, il lui vint à l'esprit un projet, que lui avait inspiré la lecture d'un article du journal l'Acclimata- tion : organiser un élevage de renards argen- tés. Idée peut-être pas fameuse, car les éle- vages au Canada s'étant multipliés, et la crise sévissant partout, le prix des fourrures tom- bait à rien. Mais il comptait nourrir ses ani- maux à peu de frais, avec des déchets de pois- son qu'il se procurerait aisément dans les ports de la côte, et aussi en chassant sur le rivage, les mouettes et autres oiseaux de mer dont, paraît-il, ces bêtes sont friandes.

Mais d'abord, il fallait passer par la caserne.

Au conseil de revision, on le jugea bon pour le service. Il en fut très satisfait : C'est une chose sans prix, mais dont on ne sent la valeur que dans la maladie, d'être considéré par les autres comme pareil à tout le monde.

Cependant il était si peu pareil à tout le monde, qu'avant de partir au régiment, il jugea nécessaire d'aller chez un notaire, pour déposer son testament, en manifestant le regret que la loi ne permît pas de déshériter les parents. Il se disait que sa mère, d'une santé délicate, pouvait mourir avant lui, en le laissant héritier d'une fortune assez impor- tante. Or, s'il venait lui-même à mourir, il n'entendait pas que son père pût profiter de

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cet argent, car il avait toujours senti que la sévérité paternelle n'avait fléchi à son endroit que par égard pour sa mère, et il lui en vou- lait.

Mais que faire, dans une caserne, d'un gar- çon qui ne pouvait ni marcher au pas, ni courir, qui changeait de couleur au seul com- mandement de « Pas accéléré... », qui s'éva- nouissait sous une piqûre de vaccin et tom- bait en convulsions quand l'infirmier, pour le ramener à lui, lui jetait de l'eau à la figure?...

Un mois après son arrivée au régiment, il fut définitivement réformé.

Toujours dans l'Acclimatation, il découvrit qu'à Lützow, en Silésie, à soixante kilomètres de Breslau, un certain Otto Müller possédait un élevage de renards argentés. Il se mit en relation avec lui, et il fut convenu qu'il passe- rait, au pair, quelques mois dans sa ferme, pour s'initier à la manière de soigner ces animaux.

« Grand, blond, maigre, des lunettes d'écaille, vrai fils de Germanie, la parole brève, ennemi de l'alcool, n'ayant jamais été interpellé par une femme dans la rue, élégant parmi les plus élégants, bourgmestre du vil- lage, décoré de la Croix de fer pendant la guerre de 14 », tel est le portrait que l'apprenti-éleveur de renards trace de Herr

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Otto Müller, éleveur de bêtes à fourrures à Lützow, en Silésie.

Tout l'enchanta dans sa nouvelle vie. Il n'était plus en tutelle, il ne sentait plus autour de lui l'éternelle inquiétude de sa mère, ni la réprobation résignée de son père; il avait la satisfaction de briller en abondants bavar- dages dans une langue qu'il savait déjà; il était pris au sérieux par ses hôtes, favorable- ment écouté, et les bêtes surtout lui plaisaient par leur grâce satanique et cruelle. Dans la tour, au milieu du parc d'élevage, d'où il surveillait les renards, pour la première fois il faisait des rêves de bonheur : « Je suis là, écrit-il, sur les bords de l'Oder; les Sudètes se découpent à l'horizon. Les arbres givrés reluisent comme du cristal au soleil. Dans ma tour, près du poële qui ronfle, je lis le jour- nal de mon pays, tout en regardant les mâles des renards danser sur leurs pattes de der- rière autour des femelles qui, la queue rele- vée, attendent. Sur les collines, les skieurs font leurs arabesques fantaisistes. Et mon esprit pense à l'avenir qu 'à ce moment je vois si beau... »

Il rêve d'épouser quelque robuste fille, comme celles qu'il rencontrait au lavoir de Kerléon, car ses déshabillages imaginaires de femmes des journaux illustrés ne lui ont pas ôté le goût des fortes campagnardes.

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Son père ne serait pas content s'il épousait une simple paysanne (mais justement le con- trarier n'était pas pour lui déplaire) et il s'en irait avec elle élever sa tour, lui aussi, au milieu de ses renards, non pas dans un pays du Nord, en face de collines où les skieurs font leurs glissades vertigineuses, mais sur une lande qu'il connaissait bien, tout près de Kerléon, sur le bord de la mer où les goélands et les mouettes faisaient des glissades encore plus belles...

Vers la fin de l'hiver, il fut pris d'une fièvre qu'on appelle en Silésie la fièvre des neiges et qui tomba d'ailleurs aussitôt après le dégel :

« Vous êtes un grand nerveux, lui dit le méde- cin qui le soignait; chez vous, vos médecins n'ont pas, je crois, l'expérience de ces sortes de malades grands et forts comme vous, calmes à l'extérieur, mais intérieurement déprimés, tourmentés. Il y en a beaucoup en Allemagne et nous les soignons bien. »

Admirable Germanie! se disait-il en l'écou- tant, où les gens de mon espèce ne semblent pas des exceptions.

Après un séjour de dix mois, son contrat expiré, il fallut prendre congé du docteur à lunettes qui trouvait son cas si simple, de l'honnête Otto Müller, d'une des filles du vil- lage dont il croyait avoir touché le cœur, des belles bêtes qu'il avait soignées et auxquelles

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il n'en voulait pas de l'avoir mordu quelque- fois. Moyennant soixante mille francs, il fit marché avec Müller pour douze renards argen- tés. Et, un peu nostalgique, mais plein de confiance dans le succès de son élevage futur, il reprit le chemin de la Bretagne.

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II

A quelques lieues de Kerléon, sur le bord de la mer, au milieu d'une lande fort triste, s'élève le fort désaf- fecté du Houx. Quand il avait quinze ou seize ans, sa mère et lui s'y rendaient en voiture pour tirer à la carabine les oiseaux qui abondaient dans cet endroit désert.

A cette époque, la lande et le Fort étaient loués à M. de B..., propriétaire d'un château voisin, qui venait là de temps en temps chas- ser les oiseaux de mer ou jouer au polo. A la demande de l'ingénieur en bons termes avec lui, il avait accordé à sa femme et à son fils le droit de tirer sur son terrain les alouettes et les sansonnets. Or, un jour qu'une troupe d'oies sauvages s'était posée sur une mare, Marcel, déjà très adroit, avait abattu un des oiseaux. Le garde qui logeait dans le Fort intervint sévèrement, en faisant remarquer que ce n'était pas pour tirer du gibier de cette

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sorte que la permission lui avait été donnée de chasser sur la lande. M. de B... soutint son garde avec une certaine aigreur. L'ingé- nieur, d'un caractère peu commode, prit fort mal ces observations. Or, tous les trois ans, le Fort était remis en adjudication sans que jamais personne eût l'idée de le disputer à M. de B... Le jour venu, l'ingénieur se pré- senta seul et, pour une légère surenchère, il devint locataire de la lande et du Fort, au grand dépit de l'ancien locataire qui avait négligé de se présenter au jour dit. Son garde dut évacuer la place : la lande, ses oiseaux, ses goélands et ses oies sauvages, le Fort et sa tristesse, tout cela entra d'un coup dans la destinée de Marcel, comme un vol de courlis dans une des casemates du Houx.

Où trouver un meilleur endroit que ce lieu solitaire pour installer son élevage? Les renards ne supportaient pas le voisinage des humains, et les humains ne se plaisaient pas, non plus, à cause de leur odeur infecte, au voisinage des renards. Mais les bêtes payées à Müller et l'installation faite, il lui restait peu de chose sur les cent cinquante mille francs dont il pouvait disposer pour son exploitation. Sans compter que s'il se mariait, cette bâtisse, ouverte à tous les vents, manquerait par trop de confort. Il faudrait

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construire une maison, acheter des meubles, etc... bref, tout bien considéré, il avait besoin d'une femme qui ne craindrait pas la solitude et lui apporterait l'argent qui lui était indis- pensable.

Dès son retour d'Allemagne, il s'était ouvert à sa mère de ses projets matrimo- niaux. Elle y songeait depuis longtemps. Le mariage ne serait-il pas pour lui le salut, la guérison, la fin de ses misères ? Peut-être le transformerait-il, lui donnerait-il cet équi- libre qui lui manquait tellement ? On avait vu ça, n'est-ce pas? Mais l'ingénieur se disait, lui, que l'on n'avait jamais vu ça... « Il ne faut pas le marier! Il fera le malheur d'une femme! Quels enfants aura-t-il? Comment imposer à un être innocent une vie pire encore peut-être que celle que nous avons connue! » Il se disait cela, tandis que dans les allées du jardin ou dans un fauteuil du salon, sa femme passait en revue les jeunes filles des environs qui pourraient convenir à Marcel.

Mais il s'était donné pour règle de ne jamais

contrecarrer sa femme quand il s'agissait de

leur fils. Il se taisait, sachant trop bien que

s'il lui avait dit nettement ce qu'il pensait,

elle lui aurait répondu ce qu'il n'avait

entendu que trop de fois : « Marcel, vous le

savez bien, est le seul bonheur de ma vie. »

(27)

Dépôt légal : N° 453. — 4° trimestre 1948. — 6399.

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