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Enfants et relations internationales : chantiers de recherche

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Academic year: 2022

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Enfants et relations internationales : Chantiers de recherche.

À quelle discipline appartiennent les enfants ? Comment les enfants circulent-ils entre, parmi et au-delà des disciplines ? Telles étaient les questions posées en 2013 lors de deux journées d’étude internationales organisées par l’EHESS1. En France, l’intérêt pour l’étude des child studies ou childhood studies pluridisciplinaires commence tout juste à se manifester alors qu’on leur consacre des chaires, des cycles d’études, des revues spécialisées et de grands chantiers de recherche dans d’autres pays, notamment anglo-saxons et scandinaves2.

Tout comme les femmes ont été pendant longtemps des oubliées de l’histoire des relations internationales – parce qu’elles n’étaient pas en mesure de jouer les rôles de

« l’homme d’État »– les enfants ont été peu étudiés, bien qu’ils soient des protagonistes, certes passifs mais porteurs d’enjeux importants dans les relations internationales contemporaines. Nous entendons ici l’enfance comme la période 0-18 ans (Convention internationale des droits de l’enfant de 1989 et textes antérieurs), ce qui implique de considérer les enfants et les adolescents, même si ce sont des notions difficiles à appréhender dans l’espace et le temps, ici le XXe siècle.

L’histoire des relations internationales, telle qu’elle a été définie par Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, a toujours été perméable aux influences d’autres champs historiques et ne s’est jamais recroquevillée sur elle-même, ce qui aurait été un comble... Depuis les années 1970, l’histoire des relations internationales s’est en quelque sorte globalisée en intégrant des thématiques nouvelles, dont, assez récemment, celles de l’enfance et des enfants3. De leur côté, les historiens de l’enfance et de la jeunesse se sont lancés au cours de la dernière décennie dans l’exploration de perspectives transnationales et globales visant à dépasser le nationalisme méthodologique qui prévalait de façon massive dans les travaux consacrés à la genèse des politiques publiques de l’enfance4. Ce double regain d’intérêt débouche à la fois sur un constat et une ambition : les enfants peuvent et doivent être perçus

1. Mai 2013, EHESS, groupe « Sciences de l’enfance, enfants des sciences ».

2.M. J. Kehily (ed.), An Introduction in Childhood Studies, Maidenhead, Open University Press, 2004, notamment Burr R., “Children’s Rights : International Policy and Lived Practice”, pp.145-159 ; A. James et A.James, Key Concepts in Childhood Studies, Londres, SAGE, 2008 (2eéd. 2012). Également, sur un plan plus historique, la publication depuis 2008 du Journal of the History of Childhood and Youth.

3. R.Frank, « Penser historiquement les relations internationales », Annuaire Français de Relations Internationales, 2003, vol.IV, pp.42-65.

4.P. N.Stearns, Childhood in World History, New York, Routledge, 2006; J.Helgren, , C. A.Vasconcellos, Girlhood: a Global History, New Brunswick, Rutgers University Press, 2010; H.Morrison (ed.), The Global History of Childhood Reader, Londres /New York, Routledge, 2012.

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comme sujets à part entière de l’histoire des relations internationales, et pas seulement comme objet d’étude. Ils représentent une importante source d’informations et d’enseignements (point de vue, perception des actions, ressenti, paroles) qui doit être prise en compte dans la recherche académique afin de mieux comprendre, à partir de leurs expériences, leurs réalités vécues. Ils ont été trop perçus comme des êtres passifs, dépendants ou incomplets ; ils sont aujourd’hui considérés par les chercheurs comme des acteurs de la société et pour ce qu’ils sont en tant qu’enfants aujourd’hui, non pas seulement pour ce qu’ils seront demain. Une évolution due en grande partie aussi aux effets du nouveau paradigme des droits de l’enfant véhiculé par la Convention internationale sur les droits de l’enfant de 1989, qui tend à les instituer comme sujets actifs de leurs droits, dans leur expression comme dans leur défense, et plus uniquement objets d’un droit international axé sur leur protection.

Le croisement des champs des relations internationales et des enfants s’avère de ce fait tout à fait propice à une histoire transnationale sur la place et le rôle des enfants dans de grands phénomènes qui impliquent leur déplacement physique ou non. L’histoire qui en résulte se situe donc aux intersections de plusieurs champs : histoire des relations internationales, histoire de la cause de l’enfance et plus largement d’un espace de la cause des enfants, histoire de l’humanitaire, histoire des mobilisations transnationales. L’ensemble

«enfants et relations internationales » peut comprendre les enfants « objets » de relations internationales (traites d’enfants - trop souvent appelées improprement trafics - tourisme sexuel, travail et esclavage...) ; les enfants victimes des relations internationales conflictuelles (embargos commerciaux, fermetures de frontières, conflits des lois...) ; la fabrique internationale des droits des enfants (notamment 1923, 1959, 1989...) ; les migrations singulières des enfants (adoption internationale, mineurs isolés, déplacements en période coloniale...) ; la construction d’un espace international et transnational de la cause des enfants (acteurs, réseaux, mobilisations pour les enfants et les jeunes ou par eux-mêmes...). Comme on le constate, les sujets de recherche croisant enfants et relations internationales sont depuis quelques années en constant renouvellement et il est impossible en un seul numéro de Relations Internationales de les passer tous en revue. Un choix a donc été fait, celui de présenter cinq thématiques sur lesquelles les avancées de la connaissance sont importantes et récentes, renouvellement dont les contributions réunies ici se veulent le reflet.

Tout au long du XXe siècle, l’enfance a fait l’objet de mobilisations de différents groupes sociaux et d’institutions engagées dans la défense de ses droits. Investie d’un rôle politique fort, l’enfance est devenue une « cause » dont les enjeux ont dépassé de loin le simple secours et la simple protection des enfants eux-mêmes. Conséquence de l’émotion suscitée par la vulnérabilité de l’enfance exposée aux drames du XXe siècle (guerres, pauvreté, famines, sous-développement, catastrophes naturelles...), des campagnes d’opinion, voire des

« croisades » militantes ont prétendu protéger l’enfant des vicissitudes de la modernité5. Ces enjeux politiques se sont manifestés à travers la constitution progressive des droits de l’enfant, d’abord dans et pour les pays occidentaux, puis au second XXe siècle vers les sociétés du Sud.

Au-delà des contingences nationales, il s’agissait de garantir à chaque individu sécurité et éducation, acquis nécessaires à l’exercice du libre-arbitre, considéré comme la pierre de touche des sociétés libérales contemporaines.

Commencer par évoquer les secours apportés aux enfants répond à une réalité historique, bien démontrée aujourd’hui, qui se développe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle6.Les deux premières contributions présentent l’originalité de s’attacher à l’étude de

5.P.Quincy-Lefebvre, Combats pour l’enfance. Itinéraire d'un faiseur d'opinion, Alexis Danan (1890-1979), Paris Beauchesne-ENPJJ, 2014.

6.C.Rollet, « La santé et la protection de l’enfant vues à travers les Congrès internationaux (1880-1920) », Annales de démographie historique, 2001, n°1, pp.97-116 ; J.Droux, « L’internationalisation de la protection de l’enfance : acteurs, concurrences et projets transnationaux (1900-1925) », Critique internationale, n° 52, 2011,

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pratiques humanitaires en direction de l’enfance avec des questionnements sur les acteurs transnationaux et sur la fabrique de leurs références idéologiques et pratiques, au prisme des collaborations et concurrences qui les unissent (ou les distinguent). Grâce à une approche comparative des actions de secours aux enfants menées par différentes organisations pendant et au lendemain de la Grande Guerre, Sébastien Farré interroge le nouveau paradigme humanitaire de la cause de l’enfance basé sur l’internationalisation de la philanthropie. Il voit émerger la question de l’enfance en conséquence d’une culture de guerre partagée par les peuples occidentaux, désormais capables de transposer à l’échelle internationale un engagement pour l’enfance déjà présent antérieurement au niveau national. Il expose en outre que, derrière cette croisade humanitaire, se dessine aussi, et peut-être même surtout, un front idéologique dressé pour faire barrage à la contagion révolutionnaire. Alors certes, sauver l’enfance de la faim s’impose comme une œuvre régénératrice destinée à garantir l’avenir de l’humanité ; mais de fait, l’œuvre de secours vise aussi à assurer la pérennité du modèle politique et social libéral qui sort vainqueur du conflit, en armant physiologiquement les générations futures pour d’éventuels combats contre le bolchevisme. C’est bien déjà dans le contexte d’un affrontement idéologique et géopolitique que se structure ainsi la cause de l’enfance, comme prise en otage et en tenailles par des objectifs diplomatiques qui tout à la fois l’englobent et l’instrumentalisent. Il n’en demeure pas moins que cette cause joue un rôle de catalyseur amenant à la reconfiguration des mouvements et des réseaux potentiellement intéressés à se joindre à cette cause, aboutissant à une première étape historique de leur spécialisation : ainsi, c’est bien pendant la guerre que les actions de la Commission for Relief in Belgium puis de l’American Relief Organization sous la houlette de Herbert Hoover se tournent de plus en plus vers l’enfance, tandis que Save the Children Fund, créé en 1919, se consacre uniquement aux enfants, ce qui marque une nouveauté. Cette cristallisation des mouvements internationaux de secours et de protection de l’enfance est bien la matrice à partir de laquelle d’innombrables agences et organisations, inter-gouvernementales ou non, vont dès lors fonder leurs modèles d’actions et de mobilisations, au cœur desquels l’impératif nourricier se taille la part du lion.

Tel sera le cas de l’une d’entre elles, sans doute la plus connue du grand public en raison de ses campagnes promotionnelles d’envergure, à savoir l’Unicef. La question de la distribution de lait, emblématique du secours aux enfants, y est également abordée dans l’étude de Corinne Pernet sur l’action développée par cette agence pour lutter contre la malnutrition dans l’Amérique centrale des années 1950 et 1960. Cette contribution éclaire l’histoire d’une organisation toute entière dédiée à la cause de l’enfance, et dont la genèse et l’évolution sont, à l’instar d’autres agences internationales, au cœur du regain d’intérêt des historiens pour leur rôle en tant que plateformes de collaboration et qu’accoucheuses d’une sociétécivile globalisée. Dans un contexte très différent de celui de l’Europe d’après-guerre, grâce à l’objet humanitaire du « grand baril de lait en poudre », on suit comment l’Unicef évolue d’une organisation de secours à un organisme de développement, plaidant pour l’intégration des besoins des enfants dans la planification économique et sociale des États centroaméricains. D’où l’abandon des actions de distribution de lait et l’organisation de formations en santé publique et en nutrition. Ce faisant, en promouvant un modèle occidental et des positions conciliantes vis-à-vis des États-Unis, l’Unicef se révèle elle aussi, à l’image de ses devanciers au temps héroïque de l’invention de l’humanitaire international par Hoover et ses émules, un acteur de la Guerre froide dans l’Amérique centrale anticommuniste. Mais au-delà de ces enjeux politico-diplomatiques auxquels les agences inter-gouvernementales sont confrontées, c’est aussi à la découverte des activistes de terrain que nous convie la

pp.17-33 ;D. .Marshall, « The Construction of Children as an object of international relations:the Declaration of Children’s Rights and the Child Welfare Committee of League of Nations, 1900-1924 », The International Journal of Children’s Rights, vol.7, n°2, 1999, pp.103-147.

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contribution de Corinne Pernet, et tout particulièrement à la mise en lumière du rôle-clé joué dans ces mécanismes de transfert par les « petites mains » que sont les délégué(e)s, représentant(e)s et autres civil servants mobilisés par la nébuleuse humanitaire. Ici saisie à travers le portrait de l’Américaine Alice Shaffer, l’influence à multiples facettes des acteurs de l’humanitaire, tant dans le lacis des négociations sur le terrain que dans la mobilisation en faveur de la cause des enfants et de sa mise à l’agenda international, est ici remarquablement mise en lumière. Elle donne à voir aussi les continuités dans les relations interpersonnelles qui sous-tendent la structuration des réseaux tant au niveau national qu’international, lesquelles rendent possible le passage de témoins et de modèles d’action entre organisations par-delà les grandes ruptures de l’histoire diplomatique. On le voit bien à travers la personnalité de Ludwik Rajchman (1881-1965), médecin polonais qui a consacré sa vie à l’humanitaire, directeur de l’hygiène de la SDN et initiateur de l’Unicef, incarnation de ces continuités entre l’internationalisation de l’entre-deux-guerres et les Nations Unies.

C’est bien aussi grâce à de telles passerelles visibles ou invisibles, reliant les acteurs de l’humanitaire dans leur multi-positionnement (action locale, nationale et internationale) que le renouvellement du régime des droits de l’enfant a pu s’opérer. En effet, la première expression internationale de droits de l’enfant date de 1923 avec la rédaction de la première Déclaration des droits de l’enfant, initiée et diffusée grâce à l’Union internationale de secours aux enfants (UISE), celle-là même dont Sébastien Farré évoquait l’émergence dans la foulée de l’œuvre de Hoover. C’est bien l’UISE qui la fait adopter par l’Assemblée générale de la SDN l’année suivante et en assure la diffusion grâce à une inlassable campagne de propagande durant tout l’entre-deux-guerres. Une campagne qui, loin de se cantonner aux territoires déjà bien acquis à sa cause du fait des mobilisations d’après-guerre, va tenter d’en globaliser le contenu et la portée. Dominique Marshall, spécialiste de la transnationalité de la question de l’enfance, développe ici une approche originale sur la notion de droits des enfants appliquée aux populations coloniales, trop souvent oubliées de l’historiographie. Elle montre comment la Conférence de l’enfance africaine organisée par l’UISE en 1931 à Genève se donne pour but d’étudier la question du bien-être d’une enfance non-européenne en situation coloniale. Pour la première fois de l’histoire, les activistes occidentaux intéressés à la protection de l’enfance, largement habitués à se retrouver pour partager et débattre de leurs bonnes pratiques respectives en matière de politiques sociales, sanitaires ou légales de l’enfance, sont appelés à côtoyer des représentants de leurs propres colonies. Celles-là même où règne encore le régime de l’exploitation, de la soumission et du travail forcé. En dépit de la sévère sélection dont ils font l’objet, cette poignée de représentants, Africain(e)s invité(e)s, indigènes éduqué(e)s à l’européenne ou engagé(e)s dans des organisations philanthropiques transnationales, décidèrent de parler d’une seule voix pour aborder la question des droits universels, des enfants comme des adultes. Ainsi, la théorie de l’inégalité des races fut attaquée en ce qu’elle rendait impossible le respect et la mise en pratique des principes de la déclaration des droits de l’enfant de 1923. Pendant ces quelques jours consacrés au bien-être de l’enfance africaine, c’est le modèle des économies impériales qui est ainsi condamné par les représentants africains. Et même si les acteurs de la cause de l’enfance que fédère l’UISE s’efforcèrent de minimiser le malaise soulevé par ces interventions, il n’en demeure pas moins que furent ainsi énoncées et mises à l’agenda international les bases du discours militant qui fondera, plus tard, la revendication indépendantiste et émancipatrice. Alors certes, les retombées immédiates de cette publicisation furent minimes, tant pour l’UISE qui l’avait rendue possible, que pour les avocats qui s’y illustrèrent. À preuve, les difficultés qu’eut l’Union à mobiliser des donateurs pour les enfants africains dans le sillage de la conférence, même si l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie en 1935 fut à l’origine de la première mobilisation occidentale en faveur de l’enfance africaine. Mais au-delà de cet épisode, le

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discours sur les droits de l’enfant montra pour la première fois qu’il pouvait aussi être incarné pour d’autres objectifs réformistes que ceux pour lesquels et envers lesquels il avait été élaboré (les enfants occidentaux), révélant ainsi, de ce fait aussi, ses potentialités révolutionnaires.

Si la conférence de l’enfance africaine de l’UISE prouve assez que l’avancement d’une cause ne passe pas nécessairement par la rédaction innovante d’un instrument international, mais bien par la volonté militante de celles et ceux qui s’en saisissent de façon symbolique ou politique, la contribution de Zoe Moody montre inversement que la construction d’un nouveau régime de droits de l’enfant peut aussi procéder, paradoxalement, d’une panne du dialogue et de la collaboration internationales. C’est ainsi que la Déclaration de 1959, à la différence de celle de 1924 adoptée dans un enthousiasme transnational consensuel, ne marque guère de progrès ni dans le degré de mobilisation en faveur de l’enfance, ni dans l’élargissement de son applicabilité. La toute récente thèse de l’auteure consacrée au processus transnational de genèse, d’institutionnalisation et de diffusion des droits de l’enfant (1924-1989), couronnant ses travaux antérieurs, avait déjà bien cerné l’élaboration de cette constitution de l’enfant en tant que sujet de droits. Elle livre ici une contribution concentrée sur la Déclaration des droits de l’enfant de 1959 qui constitue une étape méconnue entre celle de 1924 et la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989. En explorant les rôles respectifs de différents États et groupe d’États (pays catholiques, bloc soviétique, pays anglo- saxons) mais surtout des organisations non-gouvernementales(ONG) dans le processus d’élaboration de cet instrument international, l’auteure révèle le paradoxe d’un contexte de Guerre froide qui voit tout à la fois la question des droits humains devenir un élément fondamental des relations internationales, et la défense et promotion des droits des enfants s’y diluer. À preuve, les négociations lentes et pénibles qui président à la refonte d’une norme internationale relative aux droits de l’enfant sous forme d’une simple déclaration, à l’ère où seuls des traités contraignants sont considérés comme instruments reconnus et légitimes de droit international. Ce que cette contribution amène aussi, dans la lignée des précédentes évoquées ici, c’est aussi la mise en lumière du caractère essentiel et nécessaire de l’adhésion de réseaux militants non pas tant dans la fabrique de la norme que dans sa diffusion. C’est bien parce que les structures onusiennes n’ont pas su ou voulu intégrer de plein droit les diverses ONG (parmi lesquelles, à nouveau, l’UISE - devenue UIPE - joue un rôle cardinal) que celles-ci ne se sont guère donné les moyens de la publiciser ou de s’en emparer pour en parer leur activisme. Du fait de ce divorce entre agences intergouvernementales et réseaux militants sur le terrain onusien du temps de la Guerre froide, la cause des enfants ne va donc guère profiter de ce nouvel instrument, et il faudra attendre des événements et un contexte plus favorables pour relancer le processus de mobilisation. À cet égard, l’émergence de réseaux et d’ONG à la politique plus agressive, et aux loyautés moins chevillées aux corps diplomatique, représente un élément de rupture à partir des années 1960.

De fait, si tout au long du XXe siècle les mouvements de mobilisation en faveur des enfants construisent ce que l’on peut appeler un espace transnational de la cause des enfants (conçu comme rassemblant l’ensemble des acteurs et des mobilisations pour ou contre quoi que ce soit lié à l’enfance), les années 1960 instaurent ici une rupture observée sur d’autres fronts de l’investissement internationaliste : celui de l’affirmation des advocacy networks.

Fábio Macedo évoque clairement cette mutation décisive des modes de mobilisation et de conviction des ONG à travers le cas d’Edmond Kaiser et de son mouvement Terre des Hommes pour développer l’adoption d’enfants du Tiers-monde en Suisse. À travers cet exemple de mobilisation en faveur de l’enfance meurtrie, l’organisation s’empare d’une forme de solidarité internationale inventée au début du XXesiècle : celle de l’hospitalisation d’enfants, destinée à les soustraire temporairement à un contexte de précarité, pour la

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transformer en « accueil à vie ».Présenté comme un moyen radical de sauver des enfants menacés en faisant directement appel au public, cette action se déploie sans solliciter (ou presque) l’aval diplomatique. En se passant ainsi non seulement de la tutelle des réseaux de la charité internationale bien établis, mais aussi des tractations diplomatiques que de telles entreprises généraient immanquablement par le passé, la jeune organisation instaure de nouvelles règles du jeu humanitaire. Prompts à utiliser la force des médias et de l’émotion grand écran, ces nouveaux réseaux s’affranchissent des prudences diplomatiques de leurs devanciers pour saisir directement les opinions publiques de leur cause. Les réactions des autres acteurs de l’espace humanitaire, le Comité international de la Croix-Rouge notamment, montrent qu’avant même la Guerre du Biafra et la création de Médecins sans Frontières, dès les années 1960, se construit ici une autre manière d’intervenir en faveur des enfants. Celle-ci s’accompagne immédiatement de débats sur les effets de l’action choisie sur les enfants eux- mêmes : dès les débuts de l’adoption internationale, la question du déracinement est posée et l’attitude des États (ici la Suisse) soumise à la pression de l’opinion. Et c’est bien le but recherché par ces nouveaux réseaux pour lesquels tous les moyens sont bons pour justifier une ingérence sur le terrain et ainsi sauver des vies. L’action humanitaire, en se distanciant des cercles diplomatiques dont elle dépendait assez étroitement à la fois en termes de moyens et de recrutement, gagne en indépendance et en universalité, en s’appuyant sur une opinion publique qui assiste en direct à ses coups d’éclats et à ses audaces. La force de l’image et le rôle des médias dans les stratégies de mobilisation en faveur de l’enfance y gagnent une place tout à fait inédite, au risque de pousser à des prises de décision précipitées et à des dispositifs arrachés au forceps de l’émotion. Non sans dégâts collatéraux, évoqués clairement par l’auteur dans le cas de ces enfants algériens certes sauvés de la famine par l’adoption internationale mais sans l’accord de leur famille d’origine. L’affaire pose déjà la question de la compatibilité entre devoir de secours aux enfants et respect du droit des gens, espace sensible dans lequel s’est déroulée en 2007 les activités de l’Arche de Zoé au Tchad, révélant les dilemmes d’un humanitaire d’urgence et dans l’urgence.

Cette force de l’image-choc comme fondement mobilisateur, on la retrouvera dès lors tout au long des catastrophes humanitaires qui jalonnent la fin du XXe siècle. Et c’est aussi ce que montre l’article de Beatrice Scutaru, qui s’attache à saisir le processus médiatique de construction de la cause des enfants roumains dans les années 1990, aux États-Unis et en France. Dans le contexte d’une mondialisation issue ou accentuée par la chute de l’URSS, les médias occidentaux s’imposent comme de nouveaux acteurs transnationaux dans l’espace de la cause des enfants. Se croisent ainsi les images et les représentations des États et de leurs dirigeants (celle de Ceausescu surtout), des acteurs de la scène humanitaire, des peurs du XXe siècle finissant, le SIDA notamment. Lesort des enfants roumains devient un enjeu de la politique extérieure de la nouvelle Roumanie et plus globalement des relations internationales au moment où le monde dresse un premier bilan de la parenthèse communiste en Europe.

L’article interroge sur le rôle des médias occidentaux vecteurs, sinon créateurs, d’émotions internationales qui engendrent la création d’une cause dont les développements et les effets pèsent sur le processus d’intégration de la Roumanie dans l’Union européenne (UE). De cette souffrance à distance partagée par les sociétés occidentales naît un véritable mot d’ordre

« Sauver les enfants roumains ! » qui s’impose aux opinions publiques, aux associations, moins aux politiques. Lorsque les institutions de l’UE exigent le règlement des questions relatives à la prise en charge des enfants abandonnés, des États de l’UE – tout comme les États-Unis – voient dans le maintien d’une situation délicate le moyen d’assurer un flux d’enfants pour l’adoption internationale.

Au total, les articles réunis ici donnent à voir des moments-clés de la construction de cet espace-temps favorable à la cause des enfants qu’a été le XXe siècle. Ce faisant, ils offrent

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aussi des perspectives stimulantes de recherche pour les historiens qui aujourd’hui s’intéressent aux phénomènes transnationaux et aux organisations qui les portent, dans toute la diversité de leurs formes d’engagement, de leurs modes de fonctionnement, de leur recrutement, de leurs liens réciproques et des pratiques qu’ils construisent en jouant entre plusieurs échelles d’action, à l’interface du local, du national et de l’international. Il reste certes encore beaucoup à faire pour poursuivre ces perspectives d’investigation, et le terrain des dispositifs et politiques de l’enfance s’y prête remarquablement bien, tant il est vrai que cette cause a été au cours du XXe siècle - les contributions regroupées ici l’évoquent avec netteté - une des causes privilégiées tant par les activistes philanthropes, que par les réseaux experts, les gouvernements, les médias et les opinions publiques.

Il resterait notamment à établir la part que les enfants et les jeunes eux-mêmes ont pu prendre en tant que sujets, et non plus seulement objets ou publics cibles, de cet engagement international. Car ici demeure une part d’ombre que de futures recherches devront s’efforcer de combler : celle du rôle joué sinon par les populations enfantines, dont la marge de manœuvre demeure, on s’en doute, plutôt réduite, mais en tout cas par les jeunes, dans la construction de cet espace transnational de mobilisation en faveur des jeunes classes d’âge.

Les mouvements de jeunesse furent en effet nombreux à se constituer et à s’exprimer au fil de ce long XXe siècle : jeunesses politisées, socialiste ou communiste, unions chrétiennes de jeunes gens et de jeunes filles, jeunesses catholiques, mouvements scouts, Croix-Rouge de la jeunesse, organisations estudiantines, auberges de jeunesse… Une constellation de mouvements se sont structurés dans une logique et avec une ambition transnationales, œuvrant à leur manière pour défendre leur cause par-delà les frontières. Mieux connaître les formes de leur engagement et le contenu de leurs attentes ou revendications, et mieux comprendre leur articulation aux actions internationalistes développées par d’autres catégories d’acteurs transnationaux, et les influences croisées qu’ils ont pu exercer les uns par rapport aux autres, représenterait un complément précieux à l’état actuel de nos connaissances.

YVES DENÉCHÈRE Université d’Angers

JOËLLE DROUX Université de Genève

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