A LAIN D EGENNE
Quelques modèles en analyse des réseaux sociaux.
Présentation du numéro
Mathématiques et sciences humaines, tome 137 (1997), p. 5-9
<http://www.numdam.org/item?id=MSH_1997__137__5_0>
© Centre d’analyse et de mathématiques sociales de l’EHESS, 1997, tous droits réservés.
L’accès aux archives de la revue « Mathématiques et sciences humaines » (http://
msh.revues.org/) implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www.
numdam.org/conditions). Toute utilisation commerciale ou impression systématique est consti- tutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit conte- nir la présente mention de copyright.
Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques
http://www.numdam.org/
QUELQUES MODÈLES
EN ANALYSE DESRÉSEAUX
SOCIAUXPRÉSENTATION
DUNUMÉRO
Alain
DEGENNE1
L’analyse
des réseaux sociaux est l’un des domaines des sciences sociales lesplus proches
desmathématiques
en ce sensqu’il
utilise desmathématiques
etqu’il
suscite destravaux de la part de mathématiciens ou de statisticiens.
L’état actuel de la
discipline
dérive de deuxgrandes
traditions : la sociométrie(Moreno, 1943)
etplus généralement
lapsychologie
sociale(Flament, 1963,1965),
d’une part etl’ethnologie
de laparenté
d’autrepart (Guilbaud, 1970,
LeviStrauss, 1943, White, 1963).
Cette double
origine
a laissé des tracesprofondes
dans la manière dont les concepts se sontdéveloppés.
La notion declique
ainsi que cellesqui
s’enrapprochent
etqui
visent à définirdes sous-groupes sur une base de
cohésion,
viennent du courantsociométrique.
La notiond’équivalence
structurale(deux
individus sontéquivalents
s’ils sont en relation avec lesmêmes
autres)
estplutôt
dans laligne
des travaux sur laparenté.
Paradoxalement,
les notionsdéveloppées
dans le cadre de la théorie desgraphes
par lesmathématiciens,
n’ont pas séduit lessociologues.
Si l’onprend
comme référencel’ouvrage
deFaust et Wasserman
(1994), qui
constitue une sorted’encyclopédie
des outils formels utilisésen
analyse
des réseauxsociaux,
onn’y
trouve aucune référence à des notions dotées depropriétés algébriques
fortes. Pourreprésenter
les relationssociales,
on utilise des notions trèsproches
de l’intuition et souvent des indicateursstatistiques. Malgré cela,
on observedepuis
peu certains intléchissements dans les
préoccupations
des chercheurs. Lesproblèmes posés
par les
sociologues
secomplexifient
et ouvrent desquestions
nouvelles.Les six articles que nous
publions
ici traduisent bien cette évolution et montrent des tentatives pour construire desréponses appropriées.
Considérons un
graphe quelconque,
parexemple
legraphe
des citations entre auteursdans des articles
scientifiques.
Il permet de mettre en évidence des rôles et despositions.
Lesnotables se citent entre eux et sont cités par les autres mais ils
ignorent
ces derniers. Les débutants ne se citent pas entre eux mais ils citent ceuxqui
sontplus
connus(White, Boorman, Breiger, 1976).
On nedispose
pas actuellement d’outilsappropriés
pour introduire dansl’analyse
de la structure des citations lescaractéristiques
des auteurs(l’âge,
le nombre depublications,
lesdiplômes,
les universités où ilsenseignent etc.)
ou lescaractéristiques
de larelation
(les
citations sont ellesnombreuses,
dequand
date lapremière etc.).
Ils’agit-là
d’unproblème général. Lorsqu’il s’agit
d’étudier la stratification sociale àpartir
parexemple
derelations de
dépendance
en termesd’autorité,
il est clair que lespositions
dans la hiérarchie1 LASMAS -
Institut du longitudinal - CNRS.En
général
on travaille en deuxtemps :
onanalyse
les interrelations et l’on utilise les informations dont ondispose
sur les individus ou sur les relations pourinterpréter
la structure.Pour
représenter
cetype
deproblème,
Ove Frank propose d’utiliser lesmultigraphes
colorésc’est à dire des
multigraphes
dont les sommets et les arêtespeuvent prendre
un nombre fini de valeurs. Il examine iciplusieurs
modèlessimples
degénération
aléatoire de telsobjets.
C’estun
premier
pas, mais c’est le type de travailthéorique
directementinspiré
par desquestions concrètes,
surlequel
onpeut
fonder de sérieuxespoirs.
Trouver des
lignes
de fracture dans ungraphe
est unepréoccupation
constante desanalystes
et la méthodeproposée
par T.A.B.Snijders
et MarinusSpreen complète
les outilsdisponibles
dans cedomaine,
mais cet article est intéressant à un autre titre. Ondistingue
engénéral
cequ’on appelle
les réseauxcomplets
et les réseauxpersonnels.
Un réseaucomplet
seconstruit sur une
population limitée,
pour une relation donnée. Entre deux individus de cettepopulation,
on saitquelle
est la nature ou la valeur de la relation étudiée. Un réseaucomplet
est
représentable
par ungraphe
ou unmultigraphe, simple
ou coloré ou valué. Laplupart
desnotions et des
techniques qui
constituent le corps del’analyse
des réseaux concernent les réseauxcomplets.
Les réseauxpersonnels
relèvent d’une tout autrelogique.
Dansl’enquête
"
contacts entre les
personnes "
de l’INSEE(Héran, 1987, 1988)
parexemple,
onenregistre
toutes les personnes avec
lesquelles
la personneinterrogée
entre en contactpendant sept jours,
on note différentescaractéristiques
de ces interlocuteurs et la nature de l’interactionavec
l’enquêté.
Dans ce cas l’échantillon est constitué parsondage
aléatoire sur lapopulation française
et laprobabilité
pour que deux personnes de l’échantillon soient en contactpeut
être considérée comme nulle. On nedispose
donc pourchaque
individu que de la liste de ses contacts. Mais on peutenvisager
desenquêtes plus
riches.L’expérience
montre que l’on peut obtenir del’enquêté qu’il dise,
pour ses relationsproches, quelles
sont cellesqui
seconnaissent et se rencontrent en dehors de lui. Ceci
permet
d’avoir une information sur la densité de son réseau de relations. Il estpossible
aussi decompléter
l’information sur les liens binaires par unquestionnement
sur les cerclesauxquels appartient l’enquêté
et lacomposition
de ces cercles.
Ici Tom
Snijders
et MarinusSpreen
proposent une méthoded’enquête qui
consiste àinterroger
un sous-ensemble des contacts de la personneinterrogée.
C’est unegénéralisation
de la
stratégie
du cheminement au hasard(random
walkstrategie) proposée
par Alden Klovdahl(1986,1989).
Dans cetteméthode,
oninterroge
une personne sur ses relations et l’onenregistre
parexemple
les numéros detéléphone
de celles-ci. Onenregistre également
toutesles informations utiles sur les
partenaires
del’enquêté
et sur la nature des relationsqui
leslient. On tire alors au hasard dans cette liste une personne que l’on va
interroger
suivant lemême
protocole.
On obtient ainsi une chaine de relations avec, pourchaque
individuconstituant un sommet de cette
chaine,
l’ensemble de ses relations.Une
expérience
tentée en France(Klovdahl, Ferrand, Mounier, 1994)
montre que cetteprocédure
se heurte dans notre pays àbeaucoup
deréticence,
mais il semblequ’elle
donne demeilleurs résultats en Californie.
Quoi qu’il
en soit des difficultés de mise en oeuvre, il estactuellement difficile de savoir ce que
représente
réellement l’information ainsi obtenue. lestravaux de Tom
Snijders qui
portent d’une manièregénérale
sur lesprocédures
desondage
par boule de
neige
et enparticulier
leprésent article,
vont dans le sens d’une meilleurecompéhension
et d’une meilleure maîtrise de ces outils.Il faut aussi remarquer que
lorsqu’on
s’intéresse àcomprendre
les déterminants des actions individuelles et que l’on fait entrer dans cesdéterminants,
non pas seulement laprofession
ou la classe socialed’origine
mais aussi l’environnement que s’est construit la personne et la structure de son réseaupersonnel,
tous ces travaux deviennent trèsimportants.
La réflexion autour de la notion de
capital social,
très en vogue actuellement(Burt,1995), dépend
desprogrès
desprocédures d’enquête,
d’unepart,
et de la maîtrise de lareprésentativité
dessondages
dutype
boule deneige
d’autrepart.
Les trois articles de Hummel et
Sodeur,
EvelienZeggelink,
et deSnijders,
Stokman etZeggelink
concernent lesaspects dynamiques
des réseaux sociaux.Hans Hummel et
Wolfgang
Sodeur travaillentdepuis
de nombreuses années sur lareprésentation
des données relationnelles de manière à les traiter par des méthodesstatistiques
standard. Ici ils construisent une
procédure
pour tester deshypothèses
sur lagénération
desréseaux affinitaires. La
question
adepuis longtemps préoccupé
lespsychosociologues
et lessociologues.
Les travaux surl’équilibre
dans les réseauxsociométriques
sont bien connusmais ils concernent en
général
la structure tout entière. Flament(1979),
s’étaitcependant
intéressé aux minimum de
changements
nécessaires pour rendre ungraphe équilibré.
Ici lesauteurs
prennent
lepoint
de vue del’acteur,
c’est-à-direqu’ils
cherchent à mettre àl’épreuve
des
hypothèses
sur le comportement d’un acteursqui prend
encompte
son environnement immédiat. Ils cherchent ainsi à savoir parexemple,
dansquelle
mesure les individusréagissent
à des marques d’intérêt de la part des autres ou dansquelle
mesure ils favorisent l’évolution de leurs relations avec les autres dans le sens de la transitivité. Cette attitude estnouvelle et
rapproche
deux domaines traditionnellement assezéloignés
l’un del’autre, l’analyse
des réseaux sociaux et les modèles d’acteur rationnels. Elle contribue ainsi à combler le fosséqui
existe entre les deuxgrandes
traditions en matièred’analyse
des réseaux derelations,
celle des réseauxcomplets
où sur unepopulation donnée,
ondispose
de toutel’information concernant des relations bien définies et celle des réseaux
personnels
où l’onenquête
un échantillon de personnes non liées entreelles,
chacune décrivant son propre univers relationnel.Les
enquêtes
sur les relations entre individus sontdéjà beaucoup plus
difficiles à réaliser que cellesqui
ne s’intéressentqu’aux caractéristiques
individuelles. Il y a d’abord unproblème
de taille. Si l’on a unepopulation
de 100 personnes et que l’oninterroge
chacun surses relations avec les 99 autres, cela
prend
dutemps.
Deplus
les personnes n’aimentguère qu’on
lesquestionne
sur d’autres personnes.Envisager d’enquêter
de manièrediachronique (on
dit aussilongitudinale)
sur des réseaux relève de la gageure. Il existequelques
raresexemples d’enquêtes répétées
sur les mêmesindividus, permettant
de suivre l’évolution d’un réseau de relations. Hans Hummel etWolfgang
Sodeur utilisent uneenquête classique
réalisée en 1953 par Newcomb. Il est intéressant de noter que certains
jeunes
chercheurs del’équipe
de T.A.B.Snijders
ontrepris
des observations de ce type car sur ces processus, les données font cruellement défaut.Evelien
Zeggelink
contourne la difficulté en travaillant par simulation. Elle a simulé l’évolution des réseaux d’amitié àpartir d’hypothèses simples
sur lecomportements
des individus : chercher à atteindre un nombre de relations donné àl’avance,
ne pas chercher à se lier avec une personnequi
renvoit un messagenégatif,
etc.. La simulation neremplace
pas l’observation et la connaissance fine des comportements individuels mais onpeut
ensuite confronter certainescaractéristiques
de la structure résultant de la simulation avec celles que l’on observe sur le terrain. Un bonajustement
n’est pas une preuve que le modèlereprésente
bien les comportements mais les essais malheureux donnent
quand
même des informations.Evelien
Zeggelink
propose iciplusieurs algorithmes
dont elle a testé les résultats.des coalitions. Ensuite il
y a le
vote. Là encore leshypothèses
sur lecomportement
desacteurs sont relativement
simples
et tiennentcompte
del’importance
del’enjeu
pourchaque
votant et d’une
règle
de réaction auxsignaux envoyés
par les différents membres de l’assemblée à leurspartenaires.
Il est
permis
de se demanderpourquoi
la simulation n’est pasplus fréquemment employée
enanalyse
des réseaux sociaux. Parmi lesproblèmes
quej’ai évoqués plus haut,
recueillir des informations sur la distribution des chaînes de cheminement au hasard à
partir
d’une
population
danslaquelle
on ferait fonctionner le mécanisme serait sans doute assezfacile.
En sciences sociales comme dans bien d’autres
domaines,
la modélisation descomportements
est un art difficile et le fait d’aborder les interactions entre les individus nefait
qu’accroître
lacomplexité.
Il faut donc êtreparticulièrement
attentif aux efforts desauteurs pour traduire en
hypothèses
formelles des intuitions issues de l’observation de terrain.Ces deux articles ouvrent en fait des
pistes
de recherche définies àpartir
dequestions
concrètes.
L’article de
Douglas White,
sur les renchaînements d’alliances seplace
dans laligne
directe des
questions posées
par Levi Strauss sur les structures dessystèmes
deparenté
dansles sociétés ouvertes telles que nos sociétés occidentales
(Richard, 1993).
En utilisant la notion decycle
dans lesgraphes généalogiques représentés
comme l’asuggéré
Guilbaud(1970),
White construit des classes dans dessystèmes
deparenté
relativementcomplexes.
L’outil
informatique qu’il
adéveloppé
dans ce but se révèle trèsperformant.
Ce numéro de
Mathématiques, Informatique
et Sciences humaines consacré à des travaux decollègues européens
pour laplupart,
sedistingue
donc debeaucoup
depublications anglo-saxonnes
par la volonté des auteurs de modéliser desquestions
concrètes. Iltémoigne
des travaux récents consacrés à la modélisation de l’évolution des structures et montre des
pistes
parlesquelles
le fossé entre les réseauxcomplets
et les réseauxpersonnels pourrait
secombler. Tels sont me semble-t-il les
points qui
font sonoriginalité
et son intérêt.BIBLIOGRAPHIE
BURT
R., "Capital
social et trousstructuraux",
RevueFrançaise
deSociologie, XXXVI, 1995, (599-628).
DALUD-VINCENT
M., FORSÉ M.,
AURAYJ.-P.,
"Analgorithm
forfinding
the structureof social
groups", Social Networks, 16 (1),1994, (137-162).
FLAMENT
Cl., Application of graph theory
to group structures,Englewood Cliffs,
PrenticeHall, 1963.
FLAMENT
Cl.,
Théorie desgraphes
et structuresociale, Paris,
LaHaye,
Mouton-GauthierVillars, 1965.
FAUST
K.,
WASSERMANS.,
Social NetworkAnalysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
FLAMENT
Cl., 1979, "Independent generalization
ofbalance", in
P. V.Hollandt.,
S. Leinhardt(éds.), Perspectives
in social networkresearch,
NewYork,
Academic Press.GUILBAUD G.
Th., "Système parental
et matrimonial au NordAmbrym",
Journal de laSociété des
Océanistes, 26, 1970, (9-32).
HERAN
F., 1987,
"Comment lesFrançais voisinent",
Economie etStatistique, 195, 43-60.
HERAN
F., 1988,
"Lasociabilité,
unepratique culturelle",
Economie etstatistique, 216,
3-21.KLOVDAHL A.
S.,
"View-Net: a new tool for networkanalysis",
SocialNetworks, 8, 1986, (313-342).
KLOVDAHL A.
S.,
"Urban social networks. Somemethodological problems
andpossibilities",
in M. Kochen(éd.),
The smallworld, Norwood,
AblexPublishing, 1989,(176- 210).
KLOVDAHL A.
S.,
FERRAND A. MOUNIERL.,
"Unepetite pré-enquête :
Thechallenge
of social network research in
France",
Bulletin deméthodologie sociologique, 43, 1994, (74- 90).
LEVI STRAUSS
CI.,
Les structures élémentaires de laparenté, Paris,
Presses Universitaires deFrance,1949.
MORENO J.
L.,
Who shallsurvive, 1943,
tr. fr. Fondements de lasociométrie, Paris,
Presses Universitaires deFrance, 1954.
RICHARD Ph.,
"Étude
des renchaînementsd’alliance", Mathématiques, iIformatique
etSciences humaines, 123,1993, (5-35).
WHITE H.
C.,
Ananatomy of kinship, Englewood Cliffs, N.J,.
Prenticehall,1963.
WHITE H.
C., BOORMAN
S. A., BREIGER R.R.,
"Social structure frommultiple
networks I Blockmodels of roles and