• Aucun résultat trouvé

La déclaration d'amour dans le code symbolique floral

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La déclaration d'amour dans le code symbolique floral"

Copied!
38
0
0

Texte intégral

(1)

La dichiarazione d'amore

nel codice simbolico floreale

La déclaration d'amour

dans le code symbolique floral

Nicole Biagioli

Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature

Université de Nice-Sophia Antipolis

Publié dans

La dichiarazione d’amore

La déclaration d’amour

A cura di / sous la direction de

Nadine Gelas et Catherine Kerbrat-Orecchioni

Atti del Colloquio d’Urbino

15-17 luglio 1996

Actes du Colloque d’Urbino

15-17 juillet 1996

(2)

La dichiarazione d'amore

nel codice simbolico floreale

La déclaration d'amour

dans le code symbolique floral

Nicole Biagioli Université de Nice

Riassunto

Di origine orientale, il selam, mazzo di fiori codificato, è proposto alla comunicazione amorosa. Il mito fondatore della sultana che vuole eludere la gelosia del suo signore può lasciar credere che il “linguaggio dei fiori” sia sostitutivo della lingua naturale, mentre in realtà ne è il complemento, al contempo metaforico e dà indizi, grazie a quattro proprietà della sostanza della sua espressione, il fiore: deperibile, organo della riproduzione vegetale, decorativo e naturale.

Nel lessico simbolico floreale, la dichiarazione amorosa conosce due tipi di “entrée”: dichiarativa (“dichiarazione d'amore” e equivalente) e espressiva (“io vi amo” e equivalenti). L'esistenza di questi due modi di designazione incita a riflettere sui rapporti paradossali della metacomunicazione, della metacognizione e della performatività nel discorso amoroso. Essa chiarisce la sistematicità funzionale del codice simbolico floreale, la cui articolazione significante permette al / ai soggetto /i di dirsi nascondendosi e di svelarsi senza tradirsi.

Résumé

D'origine orientale, le selam, bouquet codé, est proposé à la communication amoureuse. Le mythe fondateur de la sultane qui veut déjouer la jalousie de son maître peut laisser croire que le “langage des fleurs” est substitutif de la langue naturelle, alors qu'en réalité il en est le complément, à la fois métaphorique et indiciel, cela grâce à quatre propriétés de la substance de son expression, la fleur : périssable, organe de la reproduction végétale, décorative et naturelle. Dans le lexique symbolique floral, la déclaration amoureuse connaît deux types

(3)

symbolique floral, dont l'articulation signifiante permet au(x) sujet(s) de se dire en se cachant et de se dévoiler sans se trahir.

Abstract

Native to the East, the selam or codified bunch of flowers is proposed for love communication. The foundation myth of the sultana who wants to elude her master's jealousy may lead one to think of the “language of flowers” as a substitute for natural language, whereas it actually is complementary to it, both at the metaphorical level and for the clues it provides. This is due to the four characteristics of the substance conveying it: the flower, in fact, is perishable, decorative, natural, and is the organ of plant reproduction.

In the symbolical lexicon of flowers, the declaration of love may be expressed by means of two types of entrées: the declarative (the “declaration of love” and equivalents) and the expressive (“I love you” and equivalents). The existence of these two modes of designation calls for reflection on the paradoxical relationships among metacommunication, metacognition and performativity in the love discourse. At the same time, it sheds light on the functional consistency of the symbolical flower code, whose meaningful articulation shows the person(s) to say things while remaining hidden and to reveal themselves without betraying themselves.

On trouve dans une préface écrite en 1833 par Théophile Gautier pour un recueil de pièces poétiques intitulé Sélam la définition suivante du mot employé métaphoriquement dans ce contexte, ce qui en atteste d'autant le sens propre :

«Le sélam est un bouquet de fleurs allégoriques que les odalisques font parvenir à leurs amants par l'entremise de quelque vieille, ou en les leur jetant à travers les treillis de leurs kiosques. Chaque fleur est une phrase, le fraisil [fraxinelle] veut dire “je brûle pour toi”, ce qui prouve que la précaution que prennent les maris de ne pas faire apprendre à écrire à leurs femmes est une précaution très efficace et très utile, comme toutes celles de ce genre.»

La citation surprend par le contraste entre la précision du propos et la désinvolture du ton. Une telle accumulation de termes métalinguistiques dans un contexte aussi frivole pose d'emblée la

(4)

question de la nature du code symbolique qui sert à composer les sélams. Ce code est-il sérieux, auquel cas il mériterait son appellation de

langage des fleurs, titre de la plupart des “dictionnaires” qui en livrent

la signification, ou bien n'est-il qu'un divertissement de salon, cryptage non de signes mais de référents, c'est-à-dire simple devinette ?

Pour André Martinet, si la chose existe, l'appellation est impropre. Il rappelle en effet (Éléments de linguistique générale, A.Colin, 1960, p.10) :

« Le langage qu'étudie le linguiste, c'est celui de l'homme. On pourrait s'abstenir de le préciser, car les autres emplois que l'on fait du mot langage sont presque toujours métaphoriques ; le langage des animaux est une invention des fabulistes ; le langage des fourmis représente une hypothèse plutôt qu'une donnée de l'observation ; le langage des fleurs est un code comme bien d'autres » (nous soulignons).

Dans l'acception courante, la construction nom + complément de nom est interprétée objectivement, les fleurs étant le moyen d'expression et non le locuteur de ce langage. Nous verrons qu'il en va un peu autrement dans la réalité du fonctionnement de ce code. Néanmoins, il est clair que l'expression ne recouvre pas un phénomène d'éthologie végétale ou d'écosystémie (de l'ordre par exemple des interactions mimétiques qui assurent la pollinisation de certaines fleurs par des insectes dont elles imitent la femelle), mais un codage substitutif de la communication humaine interindividuelle.

Dès lors, si ce n'est qu'un code — la restriction insistant sur le manque d'autonomie de ce langage par rapport au langage humain — c'est quand même du langage, puisque c'est le nôtre... traduit.

Code secret, le langage des fleurs relève donc à la fois des règles du langage humain et de celles de sa traduction. En ce qui concerne ces dernières, on ne peut qu'être surpris de son imprécision, contradictoire avec l’acception corrélationnelle des codes substitutifs qui est celle, notamment, d’Umberto Eco (Sémiotique et philosophie du

langage). Ainsi, certains lexiques donnent pour fraxinelle “je

me consume d'amour”, ou simplement “feu”, dont le degré de synonymie avec “je brûle pour toi” est évident, mais pas extrême. “Je brûle”

(5)

peut se dire plus exotiquement avec la raquette (« [...] cette plante singulière, originaire de l'Amérique équatoriale, qui semble reverdir sous les rayons du plus ardent soleil. Ses feuilles, larges et épaisses, sont couvertes de faisceaux d'épines très piquantes qui semblent brûler la main qui les touche », Charlotte de la Tour, Le langage des fleurs, Garnier frères, s. d., probablement circa 1880, p. 179). On voit se profiler une synonymie tout à fait analogue à celle de la langue-cible. Laquelle se double, comme on pouvait s'y attendre, d'une homonymie non moins révélatrice : la tulipe par exemple, dont nous allons être amenée à reparler souvent, est aussi bien “magnificence”, “admiration” que “déclaration d'amour”.

Tout ceci fait du “langage des fleurs” un code substitutif bien trop semblable à la langue courante pour être un instrument de traduction entièrement fiable, du moins à première vue.

Quant à ses capacités communicationnelles globales, il faudrait vérifier s'il partage toutes les propriétés du langage humain qu'il prétend traduire :

* l'informativité : est-il apte à transmettre des informations ?

* l'interlocutivité : peut-il accueillir toutes les positions de discours et tous les actes de discours entre interlocuteurs ?

* la traductibilité : peut-il à son tour être traduit, par traduction-retour en langue courante, ou dans d'autres codes ?

* la créativité : dispose-t-il de règles d'assemblage permettant de produire un nombre infini d'énoncés à partir d'un nombre fini de signes ?

* l'ambiguïté : peut-il produire des messages ouverts outrepassant les lois de la linéarité informative et s'adressant à la fois au cerveau digital, siège de la logique rationnelle, et au cerveau analogique, siège de la logique affective ?

Un relevé statistique permet de répondre immédiatement à la deuxième de ces questions. Sans dire que le langage des fleurs ne couvre pas toutes les situations de discours, on remarque qu'il est fortement spécialisé dans la communication amoureuse. Sur 175 signes floraux de la liste du Larousse du XXe siècle, environ 60 comportent “amour” ou “aimer” dans leur signifié ; on compte à peu près autant de synonymes et de périphrases.

(6)

La première explication qui vienne à l'esprit est l’adéquation du signifiant à la situation. On offre des fleurs pour manifeste r un sentiment positif, quel qu'il soit, et l'amour tout particulièrement. Le

langage des fleurs du temps jadis (Sheila Pickles, Solar, 1992), est

dédié « à tous ceux pour qui les fleurs sont les gracieuses messagères de l'amour, de l'amitié et de la fidélité ». Les raisons en sont à chercher du côté des processus primaires. Les fleurs sont liées à l’affectivité par le déplacement métaphorique et/ou métonymique et par la condensation. Métaphore : les femmes sont facilement comparables à des fleurs sur les sèmes de beauté, fragilité, brièveté, comme en convainc le moindre poème (ou le plus grand : « Mignonne, allons voir si la rose... » de Ronsard). Métonymie : une fleur rencontrée ou cueillie en compagnie de la personne aimée lui restera associée (la fameuse pervenche que Rousseau avait herborisée avec sa chère “Maman”). Condensation : la fleur de cassie que Carmen jette à Don José dans l’opéra de Bizet est un sort, conçu comme tel par la destinatrice («la fleur de la sorcière. Tu peux la jeter à présent, le charme opère») et le destinateur («La fleur que tu m'avais jetée»). Le sort dote d'un pouvoir humain un objet qui par définition n'en a pas, et concentre sur lui les pulsions d'un sujet.

L'autre facteur explicatif regarde plutôt le signifié symbolique floral, c'est-à-dire les sentiments, leur étiologie, leur phénoménologie, leur socialisation. Le motif du secret amoureux est purement mythologique, comme le sont les sultans jaloux et les amoureux persécutés. Il cache des lois pragmatiques qui circonscrivent un domaine désormais connu, celui de l'illocutoire indirect. Dans certaines circonstances, les locuteurs doivent, pour effectuer un acte illocutoire, passer par un autre acte, suffisamment connecté au premier pour que le relais soit perceptible. De même, on peut changer de code pour exprimer une idée difficile à exprimer, pour une raison ou une autre, dans le code habituel. On effectue alors un acte locutoire indirect. Si l'on recourt à un code symbolique, c'est donc moins à cause d'un empêchement externe ponctuel, que de conventions bien générales qui tournent autour du rapport du sujet parlant à son discours.

(7)

vériconditionnel des énoncés, et l'intéressement du sujet au discours est réputé tellement inévitable qu'on récuse la vériconditionnalité du discours autobiographique en invoquant la loi des fleurs (cf. C. Kerbrat-Orecchioni, L'énonciation, A. Colin, 1980, p. 214-5), en vertu de laquelle il est mal vu de parler de soi positivement, de “se lancer des fleurs”. La référence florale est significative. Un autre élément incompatible avec la vérité est la contrainte. L'aveu forcé est tout le contraire de la sincérité. Il est admis qu'il ne faut pas amener l'interlocuteur à parler de lui s'il n'en a pas envie, règle de discrétion qui fait partie des règles élémentaires de la politesse.

La conséquence de la formalisation sociale que la verbalisation fait subir aux sentiments est une relative dépréciation du langage lui-même. Les mots ont la réputation d'être décalés par rapport à la pensée, en deçà ou au-delà. Une carte postale du début du XXe siècle montre une dame souriante en train d'écrire, au milieu de fleurs, avec la légende suivante, pour le moins paradoxale : « Sur ma carte, comment écrire /Ce que mes lèvres voudraient dire » : bel exemple de prétérition — réticence formelle, la prétérition garde trace d'une aversion qui peut aller jusqu’à la substitution complète des fleurs à l'écrit.

On pourrait objecter que les risques de confusion ne sont pas minces. Mais peut-être est-ce justement un avantage. Les fleurs se récusent plus aisément que les mots. Le destinateur et le destinataire peuvent à tout moment se réfugier derrière leur signification objectale culturelle, symbolique également mais beaucoup plus générale, et feindre de les prendre pour un simple bouquet. Le bouquet est un signe social universel, signe positif mais beaucoup moins engageant qu'une déclaration d'amour en bonne et due forme.

Ayant ainsi ramené le langage des fleurs à une procédure de prétérition sémiotique, qui affecte non des signes à l'intérieur d'un même code, comme la prétérition rhétorique, mais des codes à l’intérieur de la compétence intersémiotique, nous nous proposons d'étudier la réalisation de la déclaration d'amour à travers :

* ses signes : comment ce code traduit la portion du sous-lexique des langues humaines concernée ;

(8)

propositionnels caractéristiques de ce “pattern” conversationnel ;

* ses actes de discours : comment il réalise les exigences pragmatiques de la déclaration, dénominatives, assertives, performatives, et s'il le fait de façon uniquement substitutive ou avec une certaine autonomie, c'est-à-dire s’il apporte quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et qu’il est seul à pouvoir fournir.

Notre hypothèse, méthodologique autant qu’épistémologique, est que l'étude d'un code substitutif apprend autant sur le code-cible que sur le code-source, et qu'en tout état de cause, deux codes liés par la traduction entrent en combinaison inter-systémique. Nous espérons donc, en décrivant la déclaration d'amour dans le code symbolique floral (C.S.F.), avancer dans la connaissance de la déclaration d'amour dans les langues humaines.

1. L'expression de la déclaration d'amour dans le C. S. F.

Quels signes floraux sont utilisés pour faire une déclaration d'amour ? Pour rendre compte de la déclaration d’amour florale, il ne suffit pas de relever dans les lexiques spécialisés les traductions de la langue courante, il faut aussi se demander ce qu'elles signifient par elles-mêmes et à l'intérieur du code symbolique. Par ailleurs, on ne saurait évaluer la pertinence d'une traduction sans recourir à la langue-cible. Quels signes et expressions sont utilisés en français pour cet acte illocutoire (à déterminer dans une perspective synchronique, mais aussi diachronique) ? Enfin, il faut pouvoir apprécier le rapport de chaque sémiotique, code symbolique comme langue courante, à la réalité désignée, qui engage d'autres codes, culturels, sociaux, éthiques. A quel référent correspondent ces deux possibilités expressives ? Quand peut-on dire que l'on est en présence d'une déclaration d’amour ? Le codage des significations renvoie inévitablement au codage des situations. S’il est vain de se demander lequel est premier, il est en revanche indispensable de comprendre comment chacun conditionne l'autre. 1.1. Les types de signes

La distinction la plus évidente pour le pragmaticien, moins peut-être pour le sémanticien, est celle des signes servant à dénommer, et

(9)

des signes servant à faire la déclaration. La performativité est une dimension tellement décisive de la déclaration que l'on ne peut que se précipiter sur cette différence, pourtant moins voyante que les écarts sémantiques, en remarquant que le langage des fleurs n'emploie pas les mêmes signes pour désigner et pour réaliser la déclaration d’amour : d’un côté, la tulipe qui signifie “déclaration d’amour”, de l’autre, toute une série de fleurs dont la signification “je vous aime”, “je brûle pour vous”, reprend des énoncés qui, en langue courante, sont réputés être des déclarations d’amour. Cela met l’accent sur les rapports d’exclusion, intersection, inclusion, qu’on a depuis longtemps tenté d’établir entre :

- l’usage déclaratif, « qui consiste à exprimer une proposition P avec le but illocutoire d’accomplir l’action que P représente du seul fait de l’énonciation en se représentant soi-même comme accomplissant cette action » (D. Vanderveken, Les actes de discours, Mardaga,1988, p. 29),

- et la notion de verbe performatif, dont l’énonciation littérale à la première personne du présent de l’indicatif constitue l’acte nommé par le verbe, du type “je promets” qui effectue une promesse, ou “je déclare la séance ouverte”, qui ouvre la séance.

Dans la langue, “je t’aime” est une déclaration d’amour, mais “je dis que je t’aime” est une assertion, parce que le prédicat à deux places dissocie sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation (cf. la paraphrase “je dis t’aimer”, qui met presque en doute la véracité du propos, puisqu’on pourrait enchaîner sur “mais au moment où je le dis, je réalise que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas exactement le sentiment que j’éprouve pour toi”). Quant à l’énoncé “je déclare que je t’aime”, il est presque aberrant, comique en tout cas par sa publicité. La déclaration doit conserver un caractère d’intimité même lorsqu’elle est proférée au milieu d’une foule (comme dans une scène célèbre du film Crocodile

Dundee, où l’héroïne, séparée du héros par toute la longueur d’un quai

de métro bondé, fait passer son message de proche en proche). A l’évidence, le caractère public de “je déclare la séance ouverte” tient à son objectivité, tandis que la déclaration d’amour est censée se proférer dans une phase de centration, où le sujet parle sous la dictée des pulsions. Bref, pour déclarer son amour,

(10)

il ne faut surtout pas employer le verbe “déclarer”, mais le verbe “aimer” ou un équivalent.

Il se peut aussi que la difficulté définitionnelle soit occasionnée, ou renforcée, par une confusion terminologique. Mieux vaut cesser de jouer sur les termes : verbe déclaratif, énoncé déclaratif, déclaration d’amour. “Je t’aime” n’est pas un énoncé assertif comme “la porte est ouverte” qui sert à dire comment les choses sont, ni un énoncé déclaratif comme “je déclare la séance ouverte”, qui effectue une réalité qui ne peut être accomplie que par le discours. Il entre dans un schéma plus complexe qui engage fortement le locuteur et comporte une part non négligeable de souhait (d’être payé de retour), d’interrogation : “et toi ?”, d’exclamation : “je t’aime !”, c’est-à-dire un ensemble de forces illocutoires différentes tendant au même but : exposer un sentiment à celui qui en est l’objet et déclencher une réponse symétrique. La nature du fait asserté : la passion amoureuse, explique aisément la valeur – valeur mais pas nature – performative de l’énoncé, ainsi que sa couverture lexicale. Un trait syntaxique additionnel, loin d’accentuer la force illocutoire, peut la compromettre : “sincèrement je t’aime”, comme “je t’assure que je t’aime” est une protestation, pas une déclaration.

La déclaration d’amour se fait au moyen d’un énoncé performatif ne comportant pas de verbe de déclaration utilisé en régime performatif, donc ne correspondant pas à ce qu’on appelle un énoncé déclaratif, mais avec une force illocutoire déclarative, qui change l’univers par sa profération. Cet énoncé entre dans la définition large de l’énonciation performative donnée par Austin : “en le disant, on le fait”, mais pas dans la définition restreinte centrée sur la sui -référentialité du verbe performatif. La différence entre la première définition et la seconde est bien connue. Ce que le langage des fleurs apporte au débat, c’est un éclairage nouveau sur la nécessité de ne pas employer de verbe performatif pour réaliser certains énoncés performatifs, cette obligation étant constitutive de l’acte aussi fortement que l’est la nécessité d’employer un verbe performatif pour d’autres énoncés performatifs. Ajoutons que ce langage connaît parfaitement l’existence des énoncés performatifs purs, puisque la tanaisie blanche signifie “je vous déclare la guerre”, « par référence,

(11)

probablement, à l’amertume de la plante » dit Sheila Pickles (Le

langage des fleurs sauvages, Solar, 1995, p. 74), Charlotte de La Tour

mentionnant pour le même sens le belvédère et l’ansérine à balais. La similitude des demandes d’exécution de l’acte illocutoire portant sur le verbe performatif ou le verbe de sentiment est une preuve de leur équivalence fonctionnelle. “Levez la main et dites ‘je le jure’ ” trouve son exact et paradoxal pendant dans “Dis-moi que tu m’aimes, mieux que ça !”. A l’origine de cette loi illocutoire, on trouve la contradiction interne de l’énoncé autobiographique, toujours exposé à l’accusation d’insincérité, parce que la dissociation fonctionnelle du sujet de l’énoncé et du sujet de l’énonciation laisse planer un doute sur l’unicité référentielle et sémantique de l’énonciateur : “est-ce bien tout lui (ou elle) qui me dit ‘je t’aime’ quand il (elle) le dit ? pense-t-il (elle) ce qu’il (elle) dit ?”

La désignation métasémiotique n’est pas réservée à la tulipe. On y trouve également la jacinthe : “langage des fleurs”, l’iris “message”, l’églantine : “poésie”, termes qui, à des degrés divers d’exactitude, désignent la nature et/ou la fonction du message. De tous ces signes, la tulipe est le plus précis, ce qui est un indic e supplémentaire de la spécialisation du code dans la communication amoureuse.

Pourquoi la tulipe, et pourquoi ce sens ? Dans certains lexiques, on trouve le sens de “magnificence”, motivé par les sèmes de brillance et de sultanité, qui n’ont aucun rapport a priori avec l’amour. Ceux qui incluent la tulipe dans le champ sémantique de l’amour préparent le signifié métasémiotique par une approche sémantique : «Sur les rives du Bosphore, la tulipe est l’emblème de l’inconstance ; mais elle est aussi celui du plus violent amour.», dit Charlotte de la Tour au début de l’article “Tulipe : déclaration d’amour” (p.16). Le transfert de niveau sémiotique semble s’être effectué à la faveur de l’importation du code de son pays d’origine, la Turquie, vers l’Europe. L’hypothèse se précise avec la survivance d’un emploi performatif primaire déceptif, “Tulipe jaune : amour sans espoir” et d’un autre emploi qui réintègre le sème de magnificence dans le champ sémantique, sinon de l’amour, du moins d’un sentiment qui peut lui

(12)

être associé, “Tulipe panachée : admiration” (Sheila Pickles, p.100). Le signe est pourvu, comme tous les signes performatifs, de mythes fondateurs mettant en scène l’action déclarative. Sheila Pickles évoque « une princesse persane, Ferhad, amoureuse d’un jeune homme, Shirin, parti pour un long voyage. Désespérée de ne pas le voir revenir, elle partit à sa recherche à travers les déserts brûlants. Exténuée, elle s’évanouit sur des pierres aux arêtes tranchantes qui la blessèrent ; des gouttes de son sang naquirent d’éclatantes Tulipes rouges. Depuis, chaque année, les jeunes gens de ce pays offrent ces fleurs éclatantes à leurs amoureuses, en gage d’amour ».

Charlotte de la Tour préfère le scénario des amours interdites « Au centre du sérail on voit le pavillon du Grand Seigneur ; le sultan, nonchalamment étendu sur des coussins, y paraît au milieu des présents qu’étalent à ses pieds les seigneurs de sa cour ; un nuage est sur son front ; il voit tout d’un air farouche... A-t-il perdu une de ses provinces ? craint-il la révolte de ses fiers janissaires ? Non, deux pauvres esclaves ont seuls troublé son cœur. Il a cru voir un jeune icoglan présenter une tulipe à la beauté qui le captive. Le sultan ignore le secret réservé aux amants ; cependant une inquiétude vague est entrée dans son cœur ; la jalousie le tourmente et l’obsède ; mais que peut ce sentiment, que peuvent les grilles et les verrous contre l’amour ? Un regard, une fleur ont suffi à ce dieu malin, pour changer un affreux sérail en un lieu de délices, et pour venger la beauté outragée par des fers ».

La différence entre les deux récits est évidente. L’un est un conte mythologique, il utilise le schéma amoureux pour justifier la présence géographique d’une espèce botanique, l’autre un stéréotype romanesque affiché : pas de noms, des rôles en guise de personnages, un luxe de réflexions gnomiques, et un cadre officiel – la scène est censée se passer le jour de la fête des tulipes – à forte connotation culturelle. Pourtant, ils se complètent. Le second utilise comme actants les sèmes qui fondent les sens associés au premier : la jalousie surgit « de l’amour sans espoir », seule la « déclaration florale » est permise aux amants captifs de la « magnificence » du sultan. Le premier rappelle l’origine géographique du signe floral ; or c’est

(13)

elle, transformée en connotème culturel, qui fait passer le second récit de la performation déclarative à la désignation. La pratique du code n’y est plus montrée, elle est enregistrée comme un acquis culturel, et universalisée par le biais de la réflexion morale : la vengeance des opprimés.

De cette comparaison, on retiendra deux choses. D’une part, les lexiques symboliques ne se comportent pas comme des dictionnaires normaux. Le temps semble ne pas exister pour eux. A un siècle de distance, Sheila Pickles recoupe Charlotte de la Tour, mais ne l’inclut pas, et ne la périme nullement. Et leur complémentarité n’est pas informative, comme celles des dictionnaires qui se partagent les différents secteurs du lexique, ou les différents publics, mais structurelle.

D’autre part, la synthèse des éléments recueillis dans les deux ouvrages laisse entendre qu’une fleur qui a servi à déclarer l’amour à Constantinople peut encore le faire à Paris. Il suffit pour cela de réactiver les tensions dramatiques du scénario déclaratif. Si, ajoutée à un bouquet de roses rouges, ou quelque autre signe performatif, la tulipe en affirme la fonction déclarative, il n’est pas exclu qu’offerte seule elle ne puisse retrouver une valeur d’effectuation, pourvu que ses utilisateurs ne soient pas, à l’instar du sultan, « ignorants des secrets réservés aux amants ».

1.2. La structuration du signifié

Avant d’étudier la formation des signes qui assurent l’expression de la déclaration d’amour, il faut les isoler, et retenir parmi tous les signes incluant le verbe “aimer” ou le nom “amour” dans leur signifié ceux qui permettent d’effectuer une authentique déclaration. Pour cela, le détour par les composants de l’acte illocutoire est indispensable. Vandeveken divise la force illocutoire en six composantes (op. cit. ch. IV, “La forme logique des actes illocutoires”, pp.106-107) : « chaque force consiste en un but illocutoire, un mode d’accomplissement de ce but, des conditions sur le contenu propositionnel, des conditions préparatoires, des conditions de sincérité et un degré de puissance ».

(14)

- un but illocutoire à dominante déclarative, avec des buts secondaires expressif (elle exprime un état mental du locuteur), assertif (elle représente un état de choses actuel), et, dans une certaine mesure, directif (elle cherche à influencer l’allocutaire) ;

- un mode d’accomplissement nécessaire, qui implique la présence du destinataire, et des modes d’accomplissement spéciaux liés à la relation destinateur/destinataire, lesquels, nous l’avons vu, réclament un doigté particulier dans la manipulation des locutions et adverbes marqueurs, modes d’accomplissement spéciaux litotiques, donc, ou de degré zéro ;

- des conditions sur le contenu propositionnel, qui sont celles de tous les énoncés performatifs : première personne + présent de l’indicatif, auxquelles on adjoint celles du champ sémantique : l’assertion en posé du verbe “aimer” ou tout équivalent reconnu dans un contexte donné (l’aveu n’est pas le même dans une tragédie racinienne et dans Zazie

dans le métro), sans oublier le destinataire en complément d’objet ;

- des conditions préparatoires, présupposant une bonne connaissance de l’amour et de soi-même de la part du locuteur, un âge plausible pour ressentir ce sentiment, des sentiments antérieurs également plausibles (encore que la haine soit proche de l’amour, et que le coup de foudre puisse amener à se déclarer à un(e) inconnu(e)), enfin la possibilité de réponse de l’allocutaire (qui ne doit être ni mort, ni non-humain, ni non-parlant) ;

- des conditions de sincérité, qui impliquent que le locuteur a bien l’état mental qu’il exprime, et n’a pas en même temps un état mental contradictoire ;

- un degré de puissance fort, se manifestant par la solennité de la circonstance (on ne se déclare qu’une fois, après on se répète).

Nous allons passer au crible de ces composantes les signes appartenant au champ lexico-sémantique de l’amour, pour éliminer ceux qui s’écartent de la force illocutoire visée par le manque de telle ou telle composante, et ne garder que les signes qui satisfont l’ensemble des composantes.

Le bleuet : “amour timide, je n’ose pas vous avouer mon amour” s’éloigne du but illocutoire performatif et de sa double direction

(15)

d’ajustement (« faisant en sorte que le monde corresponde au contenu propositionnel en disant que le contenu propositionnel correspond au monde », Vanderveken, p. 110). On pourrait faire le même reproche à la digitale pourpre : “je ne puis plus cacher mon amour”, aveu (direction monde - C.P.) mais pas encore déclaration ; et pour la raison inverse au “serment d’amour” de la rose rose, uniquement orienté C.P. - monde.

Le mode d’accomplissement devient incertain si la présence du destinataire n’est pas mentionnée, d’où l’élimination du chrysanthème rouge : “j’aime”, de la digitale pourpre déjà exclue supra, et même du fuschia rouge et violet : “mon amour est inébranlable”, qui ont le défaut majeur de n’être pas explicitement adressés.

L’absence des éléments performatifs du contenu propositionnel incite à écarter aussi bien la jacinthe rose : “votre amour me pénètre” et le lilas blanc : “aimons-nous” pour non-respect de la première personne du singulier, que la primevère : “je n’ai jamais aimé que vous”, et le thym : “je ne vous oublierai jamais” pour non-respect du présent de l’indicatif. L’absence des éléments sémantiques exclut les sentiments positifs non amoureux, surtout le plus proche, l’amitié, (bégonia rose ou blanc : “amitié cordiale”, héliotrope blanc : “Je ne désire que votre amitié”), et les sentiments amoureux “impurs” (orchidée panachée : “amour ambitieux”, tubéreuse : “désir”), mais aussi les déclarations dans lesquelles l’amour est présupposé (pivoine rouge : “mon amour veille sur vous”, aster fond pourpre : “je vous aime plus que vous”), ou coordonné (réséda vert : “j’aime et j’espère”), et celles qui ne mentionnent pas le destinataire en complément d’objet (le réséda et la rose rouges ne signifient qu’ “amour ardent” et non “je vous aime”), ou ont un autre complément, par exemple le destinateur (narcisse).

Les conditions préparatoires font renoncer au myrte qui désigne l’amour en général, à l’immortelle symbole de l’amour porté aux défunts, ainsi qu’au crocus rouge : “j’ai peur de trop aimer”, pour impréparation psychologique.

Les conditions de sincérité excluent l’inconstance (énothère à grandes fleurs), l’indifférence (ibéride de Perse), le procès terminatif (zinnia : “je ne vous aime plus”), mais aussi, pour les puristes, les

(16)

procès inchoatif (églantier blanc : “je commence à vous aimer”), et duratif (églantier rose : “je vous aime toujours”, giroflée feu : “je vous aime de plus en plus”), parce qu’ils insistent trop sur le déroulement pour ne pas brimer le sentiment. La sincérité de la déclaration est une adhésion passionnelle dans l’instant, et non dans une temporalité, elle exclut la représentation, et doit sa tonalité expressive à son aspect présentatif.

Quant au degré de puissance, il pose un problème d’expression que le langage des fleurs ne parvient pas toujours à résoudre. Puisque les marqueurs affaiblissent la déclaration, il faudrait écarter “je vous aime de tout mon cœur” (fuschia rouge), ou l’étonnant “je vous aime plus que vous” (aster), et toute la série des modalisations “je vous aime tendrement” (ipoméa bleu), “avec confiance” (iris blanc et bleu), “avec bonheur” (iris jaune), “respectueusement” (lavande bleu), “avec ardeur” (œillet rose ou panaché). En effet, l’adverbe et le groupe adverbial, s’ils ne portent pas sur la phrase, mais seulement sur le verbe, enlèvent à celui-ci son statut de posé. Dans ce cas, plus on en dit, moins on en fait.

Le langage des fleurs est alors confronté à l’escalade des marqueurs de sincérité : orchidée “amour pur”, pivoine rouge “sincérité”, gardénia blanc “sincérité”, et des développements hyperboliques : géranium rouge “votre pensée ne me quitte pas”, fraxinelle blanche et rouge “votre amour est mon culte”. Autant d’invites à confectionner... des bouquets mélangés. Il existe toutefois une solution plus économique : les intensifs neutres, fleurs fonctionnant comme un adverbe de quantité, cf. « Le silène rose employé en garniture double la signification des autres fleurs »

(Larousse du XXe siècle, article “Fleur”, auquel sont empruntés la

plupart des signes étudiés dans ce chapitre, quand on ne précise pas les auteurs).

En dernier ressort, les signes qui satisfont toutes les conditions illocutoires de la déclaration amoureuse sont assez peu nombreux. “Je vous aime” : héliotrope, “c’est vous seul(e) que j’aime” : hélianthe, et par synonymie métaphorique avérée, “je brûle pour vous” : phlox rouge, ou par synonymie périphastique, “mon cœur est à vous” : lilas mauve, et “je suis à vous” : gentiane jaune.

(17)

On aura compris, d’après les exemples donnés, que la structure du signifié repose sur une articulation relativement simple : espèce florale + qualité. C’est la variation de la qualité qui est le facteur de polysémie principal. La qualité la plus utilisée est la couleur. Le lexique floral est un important pourvoyeur de qualificatifs de couleurs en français. Par réciprocité associative, la fleur fournit l’expression des couleurs dans la langue courante (violet, pervenche, rose, amarante, bouton d’or, etc.) et la couleur détermine les inflexions passionnelles des fleurs dans le code floral (rouge réservé à la passion, jaune à la jalousie, blanc à l’insensibilité, bleu à la confiance, vert à l’espérance), constituant ainsi un socle de motivation métasémiotique et aussi transémiotique, puisque le code symbolique des couleurs traverse également le code des gemmes et l’héraldique.

La couleur permet un maximum d’économie puisque ses variations se retrouvent dans la plupart des espèces communes, mais ce n’est pas le seul structurant. Le langage des fleurs utilise aussi les stades de la floraison, tantôt seulement sur l’espèce la plus symbolisée (bouton de rose : “jeune fille”, rose avec une feuille : “jamais je n’importune”, bouton de roses sans épines : “tout à espérer”), tantôt de façon plus générale (fleur de pommier : “préférence”). Un sort particulier est réservé à une qualité contradictoire avec un des sèmes génériques du végétal : la motilité. L’hélianthe se tourne vers le soleil, la sensitive se rétracte lorsqu’on la touche, on voit quel parti en tirer pour l’expression des sentiments. Enfin, une règle domine la motivation symbolique, c’est la prévalence de l’étymologie. Elle prouve que la langue joue un rôle aussi important que les sensations dans la constitution du langage des fleurs. Le nom de la fleur est considéré comme une de ses plus importantes qualités et, comme une même espèce porte souvent des noms différents, il y a là un autre facteur important de polysémie.

Ces qualités peuvent se combiner entre elles sur le modèle espèce + qualité + qualité, la première étant une couleur (bouton de rose blanche : “cœur qui ignore l’amour”). Elles peuvent aussi s’annuler (le bleu perd sa positivité au contact du sème étymologique dans polémoine bleue : “rupture”).

(18)

que par la motilité et une de ses sous-qualités : la combustibilité, à la force métaphorique évidente. On a donc plutôt retenu des qualités personnifiantes. Pourtant, dans la conscience symbolique du grand public, la déclaration d’amour est associée à d’autres signes floraux, notamment les roses, qui ont même eu les honneurs des Mythologies de Barthes

« Soit un bouquet de rose : je lui fais signifier ma passion. N’y a-t-il donc ici qu’un signifiant et un signifié, les roses et ma passion ? Même pas : à dire vrai, il n’y a ici que des roses “passionnalisées” » (Seuil, Points, 1970, p.197).

Il est vrai que la rose rouge signifie “amour ardent”, et l’œillet simple “amour vif”, mais pas : “je vous aime”. Peut-on imaginer qu’ils deviennent déclaratifs, comme on le supposait pour la tulipe, quand on les offre, ou faut-il maintenir une distinction drastique entre signes-phrases et signes-noms ? Ceci pose un réel problème d’interprétation, analogue à celui des langues mortes dont on possède le lexique et la grammaire, mais dont on a perdu toute trace d’énoncé.

2. L’interprétation de la déclaration d’amour florale

Les lexiques symboliques contiennent trois types d’entrée :

- nom (avec ses marques de nombre amalgamées, c’est-à-dire soit singulier, soit pluriel) : “amour” (rose), “confidences” (verveine) ;

- groupe nominal, nom + adjectif qualificatif : “amour simple” (alcée), “pensée affectueuse” (pensée), et nom + complément de nom “joie d’aimer” (azalée rose), “sentiments d’amour” (géranium), “constance du cœur” (bourrache) ;

- phrase, de types déclaratif : “mon amour est robuste” (magnolia en feuillage), interrogatif : “pourquoi me fuir ?” (clématite bleue), exclamatif : “puissé-je toucher votre cœur !” (ipoméa pourpre), et impératif : “croyez en moi” (aster bleu et blanc).

Tous les paradigmes syntaxiques étant représentés, c’est donc au niveau locutoire et non illocutoire que les traducteurs situent leur effort. Le problème est évidemment l’équivalence apparemment illogique postulée entre des unités qui semblent être de même niveau dans le code symbolique, mais sont traduites par des unités de niveau différent dans la langue.

(19)

Une réflexion plus poussée sur la syntaxe du nom montre qu’en fait ces trois types se réduisent à deux, car le groupe nominal peut s’interpréter souvent comme une phrase nominale, laquelle glisse aisément vers la syntaxe présentative, avec les types impératif et exclamatif (cf. “La syntaxe expressive”, ch. 4 de La syntaxe du

français de P. Guiraud, Que sais-je ?, 1967). Tout nom ou groupe

nominal devient exclamatif : “joie d’aimer !”, “pensée affectueuse !”, “amitiés !”, pour peu qu’il soit adressé. On les trouve ainsi rédigés sur les cartes de vœux qui sont souvent des versions papier de bouquets symboliques.

L’alternative est donc moins entre signe isolé et phrase conçue comme combinaison de signes, qu’entre signe en lexique et signe en énoncé. On peut considérer la fleur comme un mot sans chercher à prédire les variations de sens qui découlent de son utilisation, ou bien introduire dans la description du signifié les instructions sémantiques qui décrivent les situations possibles d’utilisation, le rapport aux locuteurs, au discours etc., et traduire la fleur comme un message, mais un message qui jouerait à la fois le rôle du definiens et de l’exemple des dictionnaires de langue. Ces différences techniques reposent sur des modèles lexicographiques différents, eux-mêmes sous-tendus par des représentations métalinguistiques pratiquement opposées, l’une axée sur la langue, logocentrique, l’autre sur la parole, mythocentrique, pour reprendre la distinction sophistique entre mythos et logos.

Un démontage de ces systèmes lexicographiques est indispensable. Il aide à percer le secret de la polysémie intertextuelle des lexiques, tout à fait étrangère aux dictionnaires de langue, qui donnent à peu près les mêmes sens pour le même mot à un moment donné. Il explique aussi que, contrairement à ce qui aurait dû logiquement découler de l’alternative mot-phrase, on ne se soit pas trouvé devant une synonymie généralisée – le même message aurait dû pouvoir être traduit soit par une fleur synthétique, soit par un amalgame de plusieurs fleurs analytiques –, mais devant une polysémie intertextuelle restreinte, qui ne gêne personne, ou du moins, comme on le verra, qui gêne la lecture des lexiques, mais faciliterait plutôt la réalisation

des

bouquets.

(20)

2.1. L’hypothèse grammaticale

C’est la première, historiquement, les essais de théorisation du langage des fleurs étant postérieurs à son importation d’au moins un quart de siècle, soit le milieu du XIXe siècle. Notre texte de référence est un

chapitre écrit par Alphonse Karr pour accompagner Les fleurs animées de Grandville (Gabriel de Gonet, Paris, 1852), intitulé “Comment le poète Jacobus crut avoir trouvé le sujet d’un poème épique”, et sous-titré “chapitre dans lequel se trouve résumé tout ce que les anciens et les modernes se trouvent avoir écrit sur le langage des fleurs”.

Sous prétexte de résumé encyclopédique, il rationalise a posteriori le langage des fleurs en le présentant comme une langue humaine, avec un lexique, des parties du discours, une morphologie et une syntaxe identiques à celles du français.

Les signes pleins, tous traduits par des noms ou des groupes nominaux d’état, de sentiment, d’action sont présentés à part, en colonnes, le commentaire apportant les matériaux indispensables à leur mise en discours.

Linné et son horloge de Flore, composée de fleurs qui s’ouvrent aux différentes heures de la journée, selon les saisons (en zone tempérée, et à saison constante, ce qui ne va pas sans imprécision) fournissent la base des déictiques temporels, complétés par une semaine de Flore pour les jours, et un calendrier de Flore pour les mois. A moins qu’on ne préfère la solution plus économique du Larousse du XIXe siècle,

plus tardif : «le glaïeul, au centre d’un bouquet, indique, par le nombre de fleurs, l’heure d’un rendez-vous».

Un code proxémique procure les shifters. L’exemple proposé (Fleurs animées, p. 50) est dans le droit fil de notre sujet

« J’aime. On présente la fleur de la main droite et horizontalement. Tu aimes. Même fleur, de la même main, mais penchée à gauche. Il aime. Même fleur présentée de la main gauche ».

« Le verbe n’a que trois personnes, la première, la seconde et la troisième », persifle A. Karr, avec une ironie aveugle à la vérité pragmatique qu’il énonce. La négation est assurée par le même biais, on renverse la fleur. Un bouton de rose avec épines et feuilles, tenu droit signifie “je crains, mais j’espère” ; à l’envers : “il ne faut ni

(21)

craindre ni espérer”.

Le pluriel se marque avec deux fleurs, ce qui découle de la valeur spécifique du signe sémantique. La fleur utilisée par le code symbolique est un représentant de l’espèce, non un individu, tout comme dans la botanique, dont l’essor à la fois précède et présuppose celui du code symbolique. L’individu et le groupe sont donc libres pour exprimer les valeurs numériques.

Poursuivons la description (p. 55) : « Les temps sont au nombre de trois : le présent, le passé, le futur. Le présent s’exprime en offrant la fleur à hauteur du cœur ; le passé en la présentant le bras incliné vers la terre ; le futur, en l’élevant à la hauteur des yeux ». Soulignons au passage la coïncidence du cœur et du présent, lointaine prémonition de la perfomativité de la déclaration d’amour.

La fin de la présentation du système verbal confirme le lien entre nominalisme lexical et conception grammaticale du code symbolique. Le verbe n’est qu’une actualisation de la substance ou du prédicat exprimé par le nom, toute phrase se ramenant au modèle prédicatif : N est Vant (“je chante” = “je suis chantant”) – modèle hérité en droite ligne de la grammaire de Port-Royal : « S’il s’agit d’un substantif au lieu d’un verbe », précise-t-on, « on conjugue la fleur avec un auxiliaire. Exemple : le jasmin est le symbole de l’amabilité ; offert droit et de la main droite, il signifie : je vous trouve aimable ; penché à gauche et de la main droite : vous me trouvez aimable. »

On sent combien la seconde occurrence est peu plausible. Grammaticalement correcte, elle est pragmatiquement insatisfaisante, sur plusieurs points. Elle contrevient à la “loi des fleurs”, à moins qu’elle ne soit modalisée interrogativement (“me trouvez-vous aimable ?”) ou exclamativement (“vous me trouvez aimable !”), ce qui est impossible dans cette conception, puisqu’elle supprime les signes-énoncés, sans les remplacer par des modalisateurs. Elle est surtout contradictoire avec la règle conversationnelle d’informativité. Apprendre à l’autre qu’on le trouve aimable justifie l’entrée en conversation. Mais lui renvoyer le jugement positif qu’il a de nous ne lui apprend rien. On a nettement l’impression que le système tourne à vide, en décalque aveugle de la langue.

(22)

droite, horizontalement, à hauteur du cœur est une gymnastique beaucoup moins crédible qu’une fleur ou un bouquet donnés naturellement, et qui ne manquerait pas de compromettre, si l’on s’y risquait, la sincérité du geste. Et quelle fleur ? Le mode d’emploi ne le précise pas. Il faut se reporter au lexique. Le choix est embarrassant car la nominalisation des signes neutralise la différ ence entre désignatif et performatif. La tulipe “déclaration d’amour” voisine avec l’héliotrope : “enivrement d’amour”, la fraxinelle : “feu”, l’arum commun : “ardeur”, ou encore le myrte : “amour”, et l’ œillet des fleuristes : “amour sincère”. C’est donc la traduction du signifié qui indique le verbe à suppléer : faire, être ou avoir.

S’il faut repasser par la langue pour comprendre un code censé fonctionner à sa place, il est clair que la conception pèche par circularité. Ceci est confirmé par l’échantillon de message qui clôt la présentation :

« L’absynthe ne peut rien contre le véritable acacia. Tu le sais, j’ai arum serpentaire de l’airelle myrtille. Pas d’adoxa ! Anémone hépatique, ton acacia est en agavè. Eloigne tout asphodèle jaune, et songe à l’armoise de nous revoir.

Myrte à hauteur du cœur et myrte à hauteur des yeux for ever », aussitôt traduit (grâce à la prétérition narrative : « je n’eus pas besoin de recourir au dictionnaire pour traduire immédiatement ce billet ») :

« L’absence ne peut rien contre le véritable amour. Tu le sais, j’ai horreur de la trahison. Pas de faiblesse ! Aie de la confiance, ton amour est en sûreté. Eloigne tout regret et songe au bonheur de nous revoir.

Je t’aime et t’aimerai toujours ».

Le chiffrage tourne au rébus. Le ton adopté par la démonstration, comme l’anecdote citée à l’appui (d’un amant qui a le nez gelé parce que sa belle a confondu deux heures de l’après-midi : épervière piloselle, avec deux heures du matin : salsifis jaune), montrent que l’explication grammaticale est en fait surtout une démystification, et tendent à prouver que le langage des fleurs est impraticable.

Cependant l’impraticabilité peut s’entendre de plusieurs façons. Soit le code est mal fait, soit il est mal utilisé, soit son utilisation est

(23)

mal comprise. Nous pencherons pour la troisième possibilité, car la dénonciation humoristique d’A. Karr est en dernier ressort un hommage indirect à l’ingénuité de la pratique symbolique et n’en ridiculise que la formalisation métalinguistique et littéraire. Elle critique la tendance à laisser le nom éclipser la chose. On sort du code floral lorsqu’on ne voit plus la fleur. Cette disparition a une raison concrète : la mauvaise saison restreint l’approvisionnement (« L’été, un bouquet placé sur mon sein indiquait toutes mes pensées ; l’hiver quand les fleurs vinrent à nous manquer, leur nom tracé sur le papier nous instruisait de la situation de nos affaires », dit l’héroïne d’A. Karr). Le code ne s’est développé qu’avec la culture en serres qui permet de disposer des variétés décoratives tout au long de l’année, et la vogue du dessin de fleurs. Les classes de fleurs des écoles des Beaux-Arts formaient au dessin botanique aussi bien qu’au dessin décoratif.

Pour retrouver le vrai sens du langage des fleurs, il faut revenir au fonctionnement de l’objet-fleur dans le don, et respecter la fonction substitutive du code floral, fonction du code et non nature des signes, car ce qui ressort de l’interprétation grammaticale et de son inefficacité, c’est l’absurdité de la bijection entre signe linguistique et signe floral. Le code floral ne peut pas être une traduction mot à mot de la langue. Il la remplace dans les situations où les mots sont défaillants, parce qu’ils trahissent les sentiments, et non parce qu’ils ne doivent pas être compris des indiscrets.

2.2. L’hypothèse emblématique

En réalité, c’est la plus ancienne, car c’est sur elle que s’est fondée de tout temps la pratique symbolique. Mais elle n’a jamais fait l’objet d’une formalisation explicite dans les lexiques et les présentations du langage des fleurs. En revanche, il existe, dès l’époque classique, une production lexicographique importante autour des principaux types de messages symboliques : blason, emblème, devise, dont l’auteur le plus prolifique et le plus compétent est le père Claude-François Ménestrier, organisateur des cérémonies funèbres et commémoratives à la cour de Louis XIV. Citons de lui le Traité des

(24)

l’Abrégé méthodique des principes héraldiques ou du véritable art du blason, Lyon, 1673.

Jusqu’au XIXe

siècle, la fleur a été utilisée comme un symbole parmi d’autres dans la réalisation des messages relevant des différents genres symboliques, et n’a donné lieu à aucune observation spécifique. Toutefois, ces genres étaient parfaitement connus et leur codage largement diffusé. Nous allons voir qu’ils éclairent aussi bien la formation du signe symbolique que son fonctionnement, et ce, dans la mesure où un tel signe, par opposition au signe linguistique réputé arbitraire, repose sur une motivation largement reconnue.

Le consensus sur une motivation, pour social qu’il soit, n’en diffère pas moins de la convention linguistique. Il repose sur le lien entre référent et signe, et non sur l’association signifié-signifiant. Il suppose une multiplication des motifs de rapprochement, donc un élargissement de sa base sémantique, il est centrifuge, alors que la convention linguistique est basée sur la dénotation du signe, la force centripète des sèmes nucléaires.

Dans la plupart des noms de fleurs, la dénotation est portée par le sème de végétalité, et quelques caractères spécifiques (« myrte : arbre ou arbrisseau à feuilles coriaces des régions méditerranéennes », Robert). Certains noms, tel “œillet”, ne désignent un végétal qu’en deuxième signifié, incluant donc un processus symbolique dans la formation du sens dénoté (« sens 1 petit trou servant à passer un lacet, sens 2 plante dicotylédone »). Mais la motivation linguistique a vocation à l’oubli. Une fois le signe appris, on perd son étymologie, du moins lorsqu’on l’emploie, et sauf cas spécial d’emploi, comme le trope baptisé précisément “étymologisme” (dont Ponge a usé et abusé dans L’Œillet en répétant que l’œillet « se déboutonne » (La rage de l’expression, Poésie/ Gallimard, 1976, p. 60 sqq.).

La motivation symbolique ne s’oublie jamais, car elle n’intervient pas seulement dans la création du signe, elle en détermine l’emploi. Le myrte est consacré à Vénus. C’est la base de sa signification symbolique : “amour”. Cette mention est une invite à la relance symbolique. « Une verdure perpétuelle, des branches souples, parfumées, chargées de fleurs, et qui semblent destinées à parer le front de l’amour », s’extasie Charlotte de La Tour. « L’amour est un

(25)

feu allumé au cœur même de Dieu, et qui ne doit rien avoir de la corruption terrestre », renchérit A. Bordot, présentant le même signe (Les

fleurs qui parlent, Paris, Vermot, s.d.). C’est pourquoi, alors que le

signe linguistique ne s’acquiert qu’au terme d’un apprentissage mémoriel, le signe symbolique se pratique plus qu’il ne s’apprend, il est un permanent exercice sémiotique, si bien qu’il évolue sans cesse mais ne disparaît pas.

Le mécanisme sémantique qu’il lance, la comparaison, est propositionnel et non lexical. Même si on le résume par une équivalence terme à terme, myrte : “amour”, il établit une équivalence relationnelle entre deux réseaux sémantiques : 1’ amour et ses qualités, le myrte et ses qualités, en se fondant sur l’association des référents : le myrte consacré à Vénus.

Sur cette base propositionnelle intervient le geste illocutoire qui détermine le genre symbolique. Ainsi l’hommage est un acte expressif qui utilise le symbole pour célébrer la personne, les vertus, les actes ou les dates importantes de l’allocutaire. Ce sont les fleurs qui composent les couronnes de la Vierge, lys : “pureté”, violette “humilité”, iris “espérance”, rose de Noël : “Immaculée Conception”, primevère : “Nativité de Marie” (Les fleurs de Marie, Périsse frères Lyon, Régis Buffet Paris, 1863). Certaines reprennent les pièces de son habillement (arum : “manteau”, cypripède : “sabot”, ancolie : “gant”) et les parties de son corps (clématite : “cheveux”, myosotis : “yeux”).

La devise est un acte déclaratif qui utilise le symbole pour affirmer l’identité du locuteur. Si je privilégie l’amitié dans mes centres d’intérêt et souhaite donner de moi une image de solidité morale, je peux choisir le lierre, symbole de l’attachement, et l’accompagner de la devise semper fidelis, ou, si je préfère le français : “je meurs où je m’attache”.

L’emblème est un acte assertif qui utilise le symbole pour proférer une vérité d’ordre général. La violette qui se dissimule sous ses feuilles peut recevoir comme application le proverbe : “pour vivre heureux, vivons cachés”. Et le lierre deviendra l’emblème des comportements d’enracinement, d’habitudes impossibles à modifier : “plutôt mourir que changer”.

(26)

A son tour, l’acte déclaratif prend appui sur une qualité symbolique pour révéler le sentiment éprouvé à la personne qui l’inspire. N’importe quelle fleur apporte avec l’évocation du signifié de l’hyperonyme “fleur” les sèmes de brièveté, beauté, superficialité, qui peuvent s’accorder avec les traits que l’on prête à la passion amoureuse, ou s’y opposer. La déclaration entre plutôt dans le second cas de figure. Lorsqu’on se déclare, on ne souhaite pas en principe donner de l’amour une vision cynique ou désabusée. Les sèmes des fleurs déclaratives sont choisis pour bloquer les sèmes floraux génériques qui se chargent de négativité en passant dans le champ sémantique de l’amour.

Ce sont, rappelons-le, le sème de tropisme solaire : hélianthe, tournesol, héliotrope, qui indique l’attraction exercée par la personne aimée, et sa valorisation ; le sème de combustion qui traduit le feu dévorant de la passion : fraxinelle ; le sème de pérennité : myrte, et le sème de rubéité, équivalent visuel de la flamme, que l’on retrouve associé à celui de beauté dans la tulipe, la rose ou d’autres fleurs ornementales rouges pour exprimer la passion. Les synonymes symboliques sont complémentaires. On aurait besoin en principe de toutes ces fleurs pour décrire le sentiment ressenti. Mais ce serait oublier la fonction première de la déclaration, qui n’est pas seulement assertive, mais aussi performative (double direction d’ajustement).

Cette fonction est prise en charge par une autre caractéristique du discours emblématique, l’intersémioticité. Dans tous les genres que nous venons d’évoquer, l’objet symbolique est présent en trois dimensions ou remplacée par son icône, et il parle. C’est le lierre qui dit “je meurs où je m’attache”, le myrte qui dit “j’aime”, la violette qui dit l’humilité de la Vierge Marie. Et l’expression n’est nullement métaphorique, mais bien technique, autant que les termes corps et âme appliqués à la figure et aux mots qui l’accompagnent, pour montrer leur rapport et leur indissociabilité. Techniquement donc, l’héliotrope (ou tout équivalent) est le corps, et l’énoncé “je vous aime” l’âme de la déclaration d’amour florale.

Ce dispositif résout le problème pragmatique posé par l’insincérité de l’assertion autobiographique. La fleur est le truchement du destinateur. Elle dit ce qu’il n’ose pas dire, ou ce qu’il dirait avec des

(27)

mots menteurs, parce que sui-réflexifs.

Ce statut de médiation discursive est avéré dans tous les contes et récits mythologiques cités à l’appui des définitions symboliques. Les fleurs y sont toujours associées à un acteur humain, parfois même métamorphosées en humain, ou l’inverse, pour justifier leur accès à la parole.

Ajoutons que la figure emblématique est tellement liée à l’énonciateur du message symbolique que, lorsqu’on la décrit, ses directions ne sont pas inversées pour le spectateur, mais indexées sur son propre lieu, comme si elle était portée par celui qui l’adresse (le blason était cousu sur le vêtement et l’étendard des chevaliers). La fleur tendue est le prolongement de celui qui la tend, à hauteur du cœur, siège des sentiments. C’est là tout le secret de la proxémique acrobatique déployée par l’hypothèse grammaticale. La décomposition sémique est peut-être forcée, mais l’intuition sémantique est juste.

Puisque la fleur parle, elle est à la fois signe et locuteur, ce qui résout le problème de l’hétérogénéité syntaxique devant laquelle échouait l’hypothèse grammaticale. Les libellés nominaux et discursifs ne sont pas contradictoires mais complémentaires. L’hypothèse emblématique se révèle donc englobante par rapport à l’hypothèse grammaticale, qui n’est qu’un de ses avatars, dû à l’extension brusque, suite au développement de la botanique, d’un signifiant symbolique. Cependant, elle ne résout pas, par elle-même, tous les problèmes de compréhension, dans la mesure où c’est une description lexicographique et non un mode d’emploi. De même qu’on n’apprend pas à parler une langue dans les livres de grammaire, de même on n’apprend pas le langage des fleurs en lisant les langages des fleurs mais en le pratiquant, c’est-à-dire en adressant et en recevant des bouquets symboliques.

3. La réalisation de la déclaration d’amour florale

L’actualisation du signe floral superpose aux règles formelles du code symbolique celles de l’échange social. Si l’on veut déterminer les conditions pragmatiques spécifiques du message floral, il faut admettre que la fleur est un objet déjà formaté par les codes de

(28)

politesse et d’échange, enjeu important de ce que Erving Goffman a étudié sous le nom de Rites d’interaction (Minuit, 1974), et non une icône substitutive du signe linguistique.

La formalisation de la déclaration d’amour dans la langue montre qu’il s’agit là d’un rituel d’établissement d’une relation interpersonnelle forte. La déclaration est un prélude à une fréquentation mutuelle intense, c’est ce que Goffman appelle une cérémonie d’accès

(La mise en scène de la vie quotidienne, 2. Les relations en public,

Minuit, 1973, p.87). Elle présuppose un accès mutuel préalable. Les personnes se connaissent, directement ou indirectement (on peut tomber amoureux de quelqu’un qu’on n’a jamais vu, mais dont on a entendu parler, ou dont on connaît le portrait). Comme tout acte relationnel, elle doit être examinée conjointement avec son pendant, la déclaration d’indifférence. Un poème de Charles Grandmougin, mis en musique par Gabriel Fauré (op. 21, n°3), “Adieu”, le démontre :

« Comme tout meurt vite, la rose Déclose

Et les frais manteaux diaprés Des prés

Les longs soupirs, les bien-aimées, Fumées !

On voit dans ce monde léger Changer

Plus vite que le flots des grèves Nos rêves,

Plus vite que le givre en fleurs, Nos cœurs !

A vous l’on se croyait fidèle, Cruelle,

Mais hélas ! les plus longs amours Sont courts !

Et je dis en quittant vos charmes, Sans larmes,

(29)

Presque au moment de mon aveu, Adieu ! »

La déclaration d’amour peut être considérée comme la ponctuation inaugurale de la relation amoureuse, analogue à la salutation dans la relation interindividuelle banale (« Pris ensemble, les salutations et les adieux sont des parenthèses rituelles qui enferment un débordement d’activité conjointe, des signes de ponctuation en quelque sorte » , Goffman, op. cit p. 88). La ritualisation explique la présence de la double dénotation, performative (fraxinelle, héliotrope, etc.) et désignative (tulipe), dans la mesure où l’acte est repéré comme tel dans les pratiques sociales, ce qui permet de dire : “ceci est, ou n’est pas une déclaration d’amour”.

Elle explique également la diversité polysémiotique et synonymique des réalisations. Comme le dit Goffman, « la nature sociale a horreur des cases vides. On peut y fourrer n’importe quoi et le lire comme étant la réponse prévue ». On peut déclarer son amour avec des mots, avec des fleurs, et à la limite avec n’importe quelle fleur, voire avec une absence de déclarative effective, si les conditions relationnelles indispensables sont réunies.

La nature inaugurale de la déclaration implique une suite conversationnelle, elle aussi attendue, une réplique déclarative, une série de réactivations au cours de « l’activité conjointe » des interlocuteurs, et une fin, qui, à son tour, introduit un paradoxe pragmatique, l’amour, comme chacun sait, rimant avec “toujours”, du moins à ses débuts.

L’analyse conversationnelle ne s’intéresse aux signes qu’en discours. Cela ne veut pas dire qu’elle ne puisse étudier que des énoncés passés. Elle peut tout aussi bien prédire les possibilités d’enchaînement que les possibilités d’interprétation. C’est en fait, sous sa forme empirique, l’outil métacognitif de celui qui encode un message et se demande comment s’insérer dans un échange et comment répondra son interlocuteur. Si l’on se met dans les conditions de celui qui doit réaliser une déclaration d’amour avec des fleurs, il semble indispensable de respecter le schéma de base du « plan-acte, constitué d’une composante pratique, les moyens mis

(30)

en œuvre par l’agent, et d’une composante cognitive, les buts que ces moyens permettent d’atteindre ». (cf. Bertrand Gervais, « Scène, sommaire et Cie : pour une redéfinition endo-narrative », in Protée, vol. 8, n°2, 1990, p. 88). En l’occurrence, le but est l’accomplissement de l’acte illocutoire, et les moyens, le contenu propositionnel.

3.1. L’acte illocutoire

L’approche est ici fort différente de la description métasémiotique. Il ne s’agit plus de reconnaître un signe, mais de s’exprimer, et de le faire dans une langue que nous maîtrisons mal, faute de pratique et faute d’environnement culturel adéquat, bien que les langages des fleurs redeviennent à la mode, mais, en matière d’apprentissage linguistique, la tradition écrite ne remplace pas la transmission orale. Périphrase et approximation sont le lot des débutants dans toutes les langues. Par conséquent, nous allons devoir procéder pratiquement au rebours de ce que nous avons fait dans les deux précédentes parties, et réintégrer dans la description métacommunicationnelle tous les signes et toutes les possibilités désignatives écartés précédemment. Il ne s’agit plus de savoir quels sont les signes floraux qui servent à déclarer l’amour, perspective onomasiologique qui est celle des grammairiens et des sémiologues, mais comment on peut déclarer son amour en utilisant les fleurs, perspective sémasiologique, qui est celle, réaliste, du discours quotidien. La recherche de l’encodage consiste à prospecter les équivalences sémantiques et contextuelles, sur les deux axes du paradigme et du syntagme, mais en se préoccupant de la prise de parole, c’est-à-dire en révisant constamment les objectifs à mesure de l’avancée du discours.

En ce qui concerne les équivalences sémantiques, la distinction entre signe désignatif et signe performatif prend valeur culturelle. La tulipe est le signe qui assure le métalangage de la déclaration. “Ceci est une déclaration d’amour” est un message métalinguistique qui intervient dans la conversation soit comme jugement produit par un tiers – mais on ne voit guère pourquoi l’on passerait par le code symbolique, destiné à des interactions passionnelles, donc directes –,soit par l’un des protagonistes.

Références

Documents relatifs

Dans notre expérimentation ici, nous avons mis la caméra en observation à l’intérieur du bâtiment alors que les données obtenues nous amènent à faire l’hypothèse d’un

Je présente dans ce travail la création en ligne d’une production d’un conte réalisé par des apprenants lors d’une séance de Travaux Dirigés en situation de français

Cette , étude nou:s fait prendre clairement conscience de principales attentes des sujets enquêtés lors de P usage du dictionnaire de langue dans l'apprentissage

Vu la demande enregistrée sous le n°2018-ARA-DUPP-00806, déposée le 5 avril 2018 par la commune de Clérieux, relative à la mise en compatibilité de son plan local

3- Ne cessant d’améliorer notre commande, nous avons constaté qu’un phénomène d’oscillation de l’eau autour d’un niveau provoque de nombreux démarrage et arrêt

Cette phrase montre que Solvay prend appui sur son référentiel de compétences dans son nouvel accord de GPEC pour saisir les différentes sources de compétences : lors de la

On décompose le volume du liquide en rotation en couronnes cylindriques de rayon r, d’épaisseur dr et de hauteur z(r). Exprimer le volume dV d’une telle couronne. En supposant que

Ils sont ensuite émis sans vitesse par la source S, puis accélérés par un champ électrostatique uniforme qui règne entre S et P tel que.. U sp