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L ARTICLE 10 DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L HOMME ET LA LIBERTÉ DE LA PRESSE (1) par

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DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

ET LA LIBERTÉ DE LA PRESSE (1)

par

Jean-Manuel LARRALDE Maître de conférences à l’Université

de Caen Basse-Normandie,

Directeur adjoint du Centre de recherches

sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit

Parmi les libertés essentielles à toute société démocratique, la liberté d’expression occupe une place centrale. Plus encore, la diffu- sion des informations par voie de presse (et aujourd’hui par tous les moyens de communication) constitue un facteur de propagation des idées indispensable aux démocraties. Du foisonnement des publica- tions après les quelques mois qui suivirent la Révolution française de 1789, jusqu’à la dénonciation du scandale du Watergate en 1972 par les journalistes du Washington Post qui conduisit à la démission du Président Nixon le 9 août 1974, en passant par les conséquences retentissantes du «J’accuse» d’Emile Zola publié en première page du journal L’Aurore le 13 janvier 1898, la liste des exemples illus- trant cette affirmation serait longue à dresser… Et l’affaire récente dite des caricatures de Mahomet a mis à nouveau en évidence les répercussions que peuvent entraîner la diffusion de certaines infor- mations dans le contexte des sociétés multiculturelles (2).

(1) Cet article a initialement fait l’objet d’une intervention présentée à Caen le 6 septembre 2006 dans le cadre du colloque organisé par le C.R.F.P.A. du Grand- Ouest : «L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme».

(2) Le 30 septembre 2005, le quotidien danois «Jullands-Posten» a publié une série de douze dessins, dont l’un représente le prophète vêtu d’un turban en forme de bombe. Ces caricatures étaient la réponse de douze dessinateurs à l’écrivain Kare Bluitgen, lequel déplorait, dans un article publié par le quotidien «Politiken», que personne n’osait illustrer son livre sur Mahomet depuis l’assassinat de Théo Van Gogh à Amsterdam le 2 novembre 2004. Ces dessins illustraient un article consacré à l’autocensure et à la liberté de la presse. Cette publication a donné lieu à de vives controverses et à d’importantes manifestations, tant en Europe que dans certains pays musulmans.

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Cette mission importante assignée à la liberté de la presse ne signifie pas pour autant que les textes internationaux de protection des droits de l’homme lui accordent une place prééminente. Les mentions sont en effet davantage implicites, comme le montre la formulation de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 selon laquelle tout individu «a droit à la liberté d’opinion et d’expression», ce qui implique notam- ment le droit «de rechercher, de recevoir et de répandre, sans consi- dération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit». Le deuxième paragraphe de l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 10 décembre 1966 adopte une approche comparable (3). La Conven- tion européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, dans son article 10, peut même sembler davantage en retrait, car elle se borne à indiquer dans son premier paragraphe que «toute personne a droit à la liberté d’expres- sion. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière […]». Le second paragraphe limite, en outre, la portée de cette liberté d’expression, en établissant la liste des motifs qui autorisent les Etats à s’ingérer dans l’exercice de cette liberté.

La relative discrétion de la Convention européenne des droits de l’homme ne signifie pas pour autant que le Conseil de l’Europe n’est pas préoccupé par la protection de la liberté de la presse. Le Comité des ministres (4) comme l’Assemblée parlementaire (5) ont eu l’occa- sion d’adopter plusieurs textes relatifs à ce domaine. La mise en place d’un Comité directeur sur les médias et les nouveaux moyens de communication (CDMM), composé d’experts désignés par les gouvernements des Etats membres du Conseil de l’Europe, des

(3)«Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix». Pour une présentation plus complète des règles supra- nationales relatives à la liberté d’expression, voy. notamment J. Morange, La liberté d’expression, P.U.F., coll. «Que-Sais-Je?», n° 2751, 1993, pp. 114 et s.

(4) Voy. notamment les recommandations (2000) 7 sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information, (2000) 23 concernant l’indépendance et les fonctions des autorités de régulation du secteur de la radiodiffusion ou encore la déclaration sur la liberté du discours politique dans les médias du 12 février 2004.

(5) Voy. notamment les recommandations 1147 (1991) relative à la responsabilité des Parlements en matière de réforme démocratique de la radiodiffusion, 13 (1994) sur les mesures visant à promouvoir la transparence des médias et 1506 (2001) et 1589 (2003) sur la liberté d’expression et d’information dans les médias en Europe.

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représentants d’organisations intergouvernementales et non gouver- nementales, témoigne également d’un engagement du Conseil de l’Europe en la matière (6). Mais c’est également la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui démontre une volonté de protéger et de promouvoir de la manière la plus effective qui soit la liberté de la presse et des médias. Les juges de Strasbourg ont en effet forgé en la matière un corpus jurisprudentiel abondant. Ces références sont toutefois complexes à appréhender, car les solutions sont liées à la présence de variables multiples, telles que le support de l’information, le sujet abordé, la qualité de l’information en cause, l’Etat concerné, ou encore le statut du requérant ou des per- sonnes concernées par l’affaire… Le grand nombre d’affaires portées à la connaissance de la Cour permet toutefois aujourd’hui de déga- ger des lignes jurisprudentielles relativement claires, où la Cour essaie tout à la fois de valoriser à l’extrême la liberté de la presse, en tant que principe essentiel de la société démocratique défendue par le Conseil de l’Europe (I) et de promouvoir le débat d’idées au détriment du sensationnalisme journalistique (II).

I. – La liberté de la presse, principe essentiel de la société démocratique

La liberté de la presse va se voir accorder une place de plus en plus importante dans le cadre de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention, comme le démontrent les différentes affaires portées à la connaissance de la Cour à partir des années 1970. Cette valorisation de la presse au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe passe tout à la fois par la volonté de lui garantir un champ d’application aussi large que possible (A) et par un con- trôle extrêmement exigeant des ingérences étatiques opérées dans l’exercice de cette liberté (B).

(6) Ses travaux recouvrent un large spectre concernant la liberté d’expression et d’information : concentrations des médias et pluralisme, indépendance des autorités de régulation du secteur de la radio-télévision, libertés journalistiques, couverture libre des élections par les médias, contribution des médias à la promotion de la tolé- rance et à la lutte contre le discours de haine, couverture par les médias des procé- dures pénales, médias et vie privée, liberté d’expression et lutte contre le terrorisme, nouvelles technologies de la communication et contenus illicites ou préjudiciables, etc. Son action conduit tant à l’élaboration de textes normatifs que de manuels d’informations ou de séminaires ou conférences.

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A. – Un large champ d’application

On trouve dans l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni, que l’on peut qualifier d’arrêt fondateur, la position que la Cour européenne n’aura de cesse de suivre à partir de 1976 en matière d’application de l’article 10 de la Convention. La saisie du «Petit livre rouge à l’usage des écoliers» publié par le requérant et jugé obscène par les autorités du Royaume-Uni permet à la Cour de présenter ses tech- niques jurisprudentielles. Selon elle, «la liberté d’expression consti- tue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique; sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heur- tent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population» (7).

Cette définition générique fera ensuite l’objet d’une application rapide à la presse avec les faits douloureux de l’arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni du 26 avril 1979, car, comme le précise la Cour,

«ces principes revêtent une importance spéciale pour la presse» (8).

Cet arrêt pose notamment pour la première fois la question des rela- tions entre le fonctionnement de l’appareil judiciaire et la liberté d’informer. Si le domaine de l’administration de la justice «sert les intérêts de la collectivité tout entière», elle doit aussi exiger «la coo- pération d’un public éclairé». Ceci signifie qu’il n’est nullement interdit qu’avant les procès les affaires «puissent donner lieu à dis- cussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. En outre, si les media ne doivent pas franchir les bornes fixées aux fins d’une bonne administration de la justice il leur incombe de communiquer des informations et des idées sur les questions dont connaissent les tribunaux tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public» (§63).

La presse se voit donc propulsée à un rang essentiel d’information et même d’éducation pour le public. En évoquant tous les «secteurs d’intérêt public», la Cour, comme elle aura l’occasion de le démon- trer à de très nombreuses reprises, désire donner un champ d’appli- cation extrêmement large à la liberté de la presse. On retrouve cette approche dans l’arrêt Observer et Guardian de 1991 (9), où les requé- rants reprochaient aux juridictions anglaises de leur avoir imposé

(7) Cour eur. dr. h., 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, §49.

(8) §65. L’origine de cette affaire provient de la diffusion d’informations sur les

«enfants de la thalidomide» par le Sunday Times.

(9) Cour eur. dr. h., Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991.

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des interdictions provisoires de publier des éléments du livre Spy- catcher et des informations émanant de son auteur (ancien agent important des services de sécurité britanniques, le MI 5). Pour la Cour, ces ingérences dans la liberté d’expression n’étaient nullement nécessaires dans une société démocratique car elles visaient surtout à promouvoir l’efficacité et la réputation des services de sécurité et à montrer qu’on ne laisserait pas leurs anciens membres publier des mémoires sans autorisation. La liberté de la presse se voit ici pro- mue en élément central de la liberté d’information car la Cour rap- pelle la mission de diffusion d’information et d’idées sur des ques- tions d’intérêt public dévolue à ce media : «A sa fonction qui consiste à en diffuser, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir.

S’il en était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indis- pensable de ‘chien de garde’» (10).

Au fur et à mesure des affaires soumises à son examen, la Cour n’aura de cesse d’étendre le domaine d’intervention de ce «chien de garde» démocratique, comme le montre l’arrêt Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, rendu par la Grande Chambre, qui offre un double intérêt. D’une part, cette espèce démontre que la Cour ne souhaite pas se limiter à une protection de la presse écrite, les décla- rations contestables au cœur de cette affaire ayant été faites lors d’une émission d’actualités diffusée sur Danmarks Radio. Comme la Cour le déclare explicitement, «bien que formulés d’abord pour la presse écrite, ces principes s’appliquent à n’en pas douter aux moyens audiovisuels» (11). D’autre part –, et surtout – la Cour n’hésite pas à faire relever de la liberté journalistique des propos dérangeants et contestables. Les faits de cette affaire concernaient en effet une émission sur les blousons verts danois, groupuscule d’extrême droite, dont le journaliste savait non seulement d’avance qu’ils risquaient de proférer des propos racistes au cours de l’entre- tien mais avait même encouragé pareil discours, en découpant l’émission de manière à conserver les assertions les plus agressives.

La Cour précise toutefois que l’émission n’avait pas pour but de propager des idées racistes et s’inscrivait dans le cadre d’une

«émission sérieuse». Or, «les reportages d’actualités axés sur des entretiens, mis en forme ou non, représentent l’un des moyens les plus importants sans lesquels la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de «chien de garde» public» et «sanctionner un jour-

(10) §59. Cette mission sera ensuite dévolue à d’autres acteurs, tels que les asso- ciations de défense de l’environnement; voy. Cour eur. dr. h., Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie, 27 mai 2004, §42.

(11) §31 de l’arrêt.

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naliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses» (§35).

La Convention protège donc un droit général de communication d’idées et d’informations sur toutes les idées débattues dans une société démocratique, ce qui ouvre un champ de publication quasi- ment illimité (12). C’est sur la protection de ces informations relatives à des «problèmes d’intérêt général» (ou «questions d’intérêt public») que la Cour va porter plus spécialement son attention. Ces questions susceptibles d’être qualifiées d’intérêt public ou général ne sont pas seulement celles qui portent sur le débat politique, les questions de société, les questions internationales, l’histoire (13), la religion (14), ou l’économie mais peuvent aussi renvoyer à des découvertes scientifi- ques (15) ou à la stratégie d’une entreprise privée (16). Cette vision très large implique un nécessaire pluralisme de l’information et des idées, constamment défendu par la Cour. Celle-ci vérifie notamment que les Etats acceptent les opinions dérangeantes, à partir du moment où elles apportent des éléments de débat, comme le démontre le récent arrêt Giniewski c. France rendu le 31 janvier 2006. Le 4 janvier 1994, le journal Le quotidien de Paris avait fait paraître un article du requé- rant intitulé «L’obscurité de l’erreur» à propos de l’encyclique du pape Jean-Paul II, «Splendeur de la vérité». Cet article consistait en une analyse critique de la position du Pape et tendait à élaborer une thèse sur la portée d’un dogme et ses liens possibles avec les origines de l’Holocauste. Cette thèse que la Cour présente comme «par définition discutable», n’était cependant ni «gratuitement offensante», ni desti- née à s’opposer aux croyances religieuses et n’ouvrait pas de

«polémique gratuite ou éloignée de la réalité des réflexions contemporaines». Il s’agissait bien au contraire pour la Cour d’une intéressante contribution dans un «très vaste débat d’idées déjà

(12) Opinion partagée par la Cour de Justice des Communautés européennes qui, en se référant expressément à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, juge que

«le maintien du pluralisme de la presse est susceptible de constituer une exigence impérative justifiant une restriction à la libre circulation des marchandises».

C.J.C.E., 26 juin 1997, Vereinigte Familiapress, Aff. C-368/95, pt 18, Rec., I-3689.

(13) Cour eur. dr. h., Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998.

(14) Cour eur. dr. h., 2006, Giniewski c. France, 31 janvier 2006; sur cet arrêt, P.- F. Docquis, «La Cour européenne des droits de l’homme sacrifie-t-elle la liberté d’expression pour protéger les sensibilités religieuses?», Rev. trim. dr. h., 2006, pp. 839 à 749.

(15) Arrêt Sunday Times, précité.

(16) Cour eur. dr. h., Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996.

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engagé». A cet égard, la Cour considère qu’il est «primordial dans une société démocratique que le débat engagé, relatif à l’origine de faits d’une particulière gravité constituant des crimes contre l’humanité, puisse se dérouler librement» (§51). En conséquence, le simple fait que le requérant ait pu être condamné au civil à payer 1 FRF de domma- ges et intérêts à l’association demanderesse, et à la publication d’un communiqué à ses frais dans un journal d’audience nationale constitue en l’espèce une sanction disproportionnée.

La Cour s’attache à protéger au maximum les propos tenus dans le cadre des organes de presse ou de télévision en ce qui concerne les débats de nature politique. En effet, «le libre jeu du débat poli- tique se trouve au coeur même de la notion de société démocratique qui domine la Convention tout entière». En outre, «les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance» (17). Selon elle «la liberté de la presse fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et de juger les idées et attitudes des dirigeants» (18). La Cour condamne ici l’Autriche pour avoir infligé une amende à un journaliste qui avait publié dans le magazine «Profil» un article comportant des expressions telles que «opportunisme le plus détestable», «immoral»

et «dépourvu de dignité» pour qualifier le Chancelier en exercice, Bruno Kreisky. Selon la Cour, cette sanction, qui «risque de dissua- der les journalistes de contribuer à la discussion publique de ques- tions qui intéressent la vie de la collectivité est de nature à entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle». Or, «la liberté de la presse fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et de juger les idées et atti- tudes des dirigeants» (§42). Une série d’arrêts rendus en 1992 (19) a permis à la Cour européenne de rappeler le «rôle éminent» que rem- plit la presse dans un Etat de droit en permettant à chacun de par- ticiper au libre jeu du débat politique. L’arrêt Castells c. Espagne, notamment, établit un véritable droit à la critique du gouverne- ment en place dans chaque Etat, car «dans un système démocrati- que, ses actions et ses omissions doivent se trouver placées sous le

(17) Arrêt Goodwin, précité, §42.

(18) Cour eur. dr. h., Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §42.

(19) Voy. Cour eur. dr. h., Castells c. Espagne, 23 avril 1992; Thor Thorgeirson c.

Islande, 25 juin 1992; Schwabe c. Autriche du 28 août 1992.

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contrôle attentif non seulement du pouvoir législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique» (§46). «[L]a position dominante qu’il occupe lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale» (§48). La Cour exerce un contrôle «des plus stricts» sur les atteintes à cette liberté, en accordant plus de poids à cette liberté et au débat public qu’aux autres intérêts pro- tégés par l’article 10. Appliquant ces principes très libéraux, la Cour va ainsi pouvoir juger qu’un article consacré au leader d’extrême droite Jörg Haider et intitulé «imbécile au lieu de nazi» relevait d’une «opinion, laquelle ne se prête pas à une démonstration de véracité» et non d’une injure pénalement répréhensible (20). La Cour montre donc ici clairement sa volonté de s’attacher à la liberté d’opinion du journaliste, l’homme politique devant par nature s’attendre à des critiques de forte intensité, voire provocatrices, ce que la Cour accepte volontiers (21). Appliquant cette jurisprudence favorable à la critique politique, on comprend aisément qu’une con- damnation à deux ans d’emprisonnement et l’interdiction d’occuper des postes dans la direction d’un média pour avoir publié quatre articles virulents (mais non «excessifs» selon la Cour) à l’égard d’un premier ministre par intérim et divers titulaires de fonctions offi- cielles soit jugé non conforme à la Convention européenne des droits de l’homme (22)… La Cour attache d’ailleurs une particulière importance à la mission critique d’information de la presse dans les nouvelles démocraties. Dans l’affaire Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001, la Cour relève que la mention du passé fasciste d’un ministre slovaque a été formulée de bonne foi «dans le but légitime de protéger l’évolution démocratique du nouvel Etat dont l’inté- ressé était ressortissant» (§84).

Ce rôle indispensable des médias politiques fait l’objet d’une surveillance encore plus accrue dans les Etats où certains sujets apparaissent particulièrement sensibles. Plusieurs arrêts rendus contre la Turquie se situent dans cette perspective. L’arrêt Seher Karatas c. Turquie rendu par la Cour le 9 juin 2002 illustre bien cette attention renforcée. En l’espèce, l’intéressée, directrice d’un journal, a été condamnée pour incitation du peuple à la haine en raison d’un article dénonçant la montée de l’intégrisme et la crise économique dont la classe ouvrière et la jeunesse souffrent parti-

(20) Cour eur. dr. h., 1er juillet 1997, Oberschlick c. Autriche (n° 2), §33.

(21) Car «la Cour est consciente de ce que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation».

Cour eur. dr. h., Prager et Oberschlick, 22 mars 1995, §38.

(22) Cour eur. dr. h., Lyachko c. Ukraine, 10 août 2006.

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culièrement en Turquie. Or, la Cour souligne que l’article ne com- porte aucun élément qui puisse passer pour un appel à la violence et reste clairement dans le domaine du discours politique. L’appel à la grève et à la résistance générale selon la Cour ne se distingue donc pas des appels semblables lancés par les formations politi- ques dans les autres pays d’Europe. La peine d’emprisonnement et la saisie du journal étaient totalement disproportionnées. La même solution est retenue par la Cour pour la condamnation du rédacteur en chef du journal Günlük Emek («le travail au quotidien»), qui avait critiqué le cérémonial, devenu traditionnel, des départs au service militaire. Si l’article est bien analysé comme présentant «une connotation hostile au service militaire», elle précise également que les propos «n’exhortent pas pour autant à l’usage de la violence, à la résistance armée, ou au soulèvement, et qu’il ne s’agit pas d’un discours de haine», d’où une ingérence injustifiée dans la liberté d’expression du requérant (23).

La liberté de la presse se voit donc ouvrir un champ d’interven- tion extrêmement large, et ce d’autant plus que les juges de Stras- bourg effectuent un contrôle très poussé des ingérences étatiques opérées en ce domaine.

B. – Un contrôle strict des ingérences étatiques dans la liberté de la presse

Valoriser la liberté de la presse ne signifie évidemment pas lui accorder un caractère illimité. Le second paragraphe de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme indique d’ailleurs tout à fait explicitement que les Etats peuvent s’ingérer dans la liberté d’expression, en prévoyant des «formalités, conditions, restrictions ou sanctions», à condition que celles-ci soient «prévues par la loi» et «constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la répu- tation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informa- tions confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire». Le travail jurisprudentiel de la Cour consiste donc à mettre en balance l’ingérence étatique dans la liberté

(23) Cour eur. dr. h., Ergin c. Turquie (n° 6), 4 mai 2006. Voy. également l’arrêt du 21 mars 2006, Koç et Tambaş c. Turquie, relatif à des articles critiquant la poli- tique menée au Kurdistan et l’action menée par le ministre de la Justice quant aux conditions régnant dans les prisons.

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d’expression, dénoncée par le requérant, et les intérêts que cette ingérence tend à protéger. Ce travail d’appréciation, sous l’angle de la Convention, des mesures concrètes prises par les autorités natio- nales s’effectue toujours en laissant aux autorités concernées une certaine «marge d’appréciation». Or, en matière de liberté de la presse envisagée dans le cadre de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention, on constate que la Cour effectue un contrôle extrêmement poussé, laissant une marge d’appréciation très limitée aux Etats. Ceci renforce encore davantage la place de la presse dans la société démocratique promue par le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme. Comme le dit la Cour elle-même, le besoin étatique de restreindre la liberté d’expression «doit se trouver établi de manière convaincante» (24).

Ce contrôle de la Cour porte tout à la fois sur les techniques de limi- tation de la liberté de la presse et sur la nécessité des intérêts à pro- téger face à celle-ci.

La Cour n’écarte a priori aucune modalité qui permette aux auto- rités étatiques de faire respecter les intérêts protégés par le second paragraphe de l’article 10. Dans l’affaire Observer et Guardian de 1991, elle rappelle que «l’article 10 de la Convention n’interdit pas lui- même toute restriction préalable à la publication», comme en témoi- gnent les termes «conditions», «restrictions», «empêcher» et

«prévention» qui y figurent. Mais, «de telles restrictions présentent […] de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’exa- men le plus scrupuleux. Il en va spécialement ainsi dans le cas de la presse : l’information est un bien périssable et en retarder la publica- tion, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt» (25). La Cour effectue donc un contrôle exi- geant de l’utilisation des méthodes qui limitent la liberté de la presse, en vérifiant leur «proportionnalité» avec l’objectif légitime poursuivi.

Dans l’affaire Vereiniging Weekblad Bluf.1 c. Pays-Bas du 9 février 1995 (26), la Cour ne condamne pas la saisie des exemplai- res du journal (qui avait publié des éléments émanant d’un rapport ancien du service de sécurité intérieure), car cette ingérence, prévue par la loi, poursuivait le but légitime de protection de la sécurité nationale. Toutefois, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique pour atteindre cet objectif, car au moment du retrait,

(24) Voy. notamment l’arrêt Observer et Guardian, précité, §59.

(25) §60 de l’arrêt. Voy. également l’arrêt Société Sté Plon c. France du 18 mai 2004, §42.

(26) §§43-46.

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les informations en question avaient déjà fait l’objet d’une large dif- fusion. De même, l’interdiction totale de publier la photographie d’une personne suspecte au cours d’une procédure pénale (militant d’extrême droite, qui était le principal suspect dans une affaire de lettres piégées envoyées à des hommes politiques et autres person- nalités autrichiennes) a pu être jugée comme allant «au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger B. de la diffamation et d’une atteinte à son droit d’être présumé innocent» (27). A fortiori, les mesures qui aboutissent à la fermeture totale d’un organe de presse sont examinées avec davantage de vigilance encore par la Cour, comme le montre l’affaire Ozgur Gundem c. Turquie du 16 mars 2000. La Cour y conclut que l’Etat défendeur n’a pas pris les mesu- res de protection et d’enquête adéquates pour préserver le droit du requérant à la liberté d’expression et qu’il a imposé au quotidien certaines mesures, à savoir l’opération de perquisition et d’arresta- tion ainsi que les nombreuses poursuites et condamnations concer- nant certaines éditions du journal, qui étaient disproportionnées et injustifiées pour atteindre quelque but légitime que ce fût. L’accu- mulation de ces facteurs ayant contraint le journal à cesser de paraître, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention. Cette affaire montre que la Cour ne se contente plus seulement que les Etats s’abstiennent d’ingérences injustifiées ou disproportionnées dans l’exercice de la liberté de la presse mais exige également qu’ils adoptent des mesures positives afin de protéger celle-ci.

Au-delà des différentes techniques de limitation de la liberté de la presse, la jurisprudence de la Cour a également abouti à expurger les éléments les plus contestables des législations nationales qui, sans justification suffisante, établissaient des limitations à la liberté d’expression. Dans l’arrêt Colombani c. France du 25 juin 2002, la Cour fait ainsi primer la liberté d’expression sur le délit d’offense publique à chef d’Etat étranger (article 36 de la loi du 29 juillet 1881) : cet article tend à conférer aux chefs d’Etat un statut d’excep- tion qui ne correspond plus aux pratiques et aux conceptions politi- ques d’aujourd’hui. Cette disposition a en effet pour conséquence de soustraire les chefs d’Etat de toute critique en raison de leur seule fonction ou statut, ce privilège dépassant ce qui est nécessaire pour atteindre un tel objectif. Pour la Cour, le délit d’offense tend à por- ter atteinte à la liberté d’expression sans répondre à «un besoin social impérieux» (§69). La Cour voit dans cet article (28) un

(27) Cour eur. dr. h., News Verlag GmbH & CoKG c. Autriche, 11 janvier 2000.

(28) Qui a été abrogée par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004.

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«privilège exorbitant» non conforme aux exigences de l’article 10. De même, l’article 2 de la loi du 2 juillet 1931 qui interdit de publier, avant décision judiciaire, toute information relative à des constitu- tions de partie civile est jugé par la Cour en 2000 non conforme avec la Convention (29). La législation française a également été jugée non compatible avec les exigences conventionnelles dans l’arrêt Ekin de 2001 (30), où la Cour estime que l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée instaure un régime dérogatoire au droit commun don- nant compétence au ministre de l’Intérieur pour interdire, de manière générale et absolue sur l’ensemble du territoire français, la circulation, la distribution ou la mise en vente de tout écrit rédigé en langue étrangère (ou, même s’il est rédigé en français, lorsqu’il est considéré comme de provenance étrangère). La Cour note que cette disposition n’indique pas les conditions dans lesquelles elle s’appli- que. En particulier, elle ne précise pas la notion de «provenance étrangère» ni n’indique les motifs pour lesquels une publication con- sidérée comme étrangère peut être interdite. Elle conclut donc que l’ingérence que constitue l’article 14 de la loi de 1881 modifiée ne peut être considérée comme «nécessaire dans une société démocratique». Il est donc clair que pour la Cour un régime de res- trictions préalables à la publication n’est compatible avec l’article 10 que s’il s’inscrit «dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridic- tionnel contre les éventuels abus» (§58). En l’espèce, la Cour ne pro- hibe pas tout système de contrôle préalable des publications étran- gères mais elle souligne les manques de cette disposition (rôle important du ministre de l’Intérieur, imprécision de la notion de

«publication de provenance étrangère», faiblesse des contrôles juri- dictionnels, etc.). Par contre, la Cour a eu l’occasion de juger com- patible avec l’article 10 de la Convention l’article 38, alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881, qui interdit de publier tous les actes d’accusa- tion et de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils n’aient été lus en audience publique. Les juges de Strasbourg relèvent que cette interdiction n’est ni générale ni absolue puisque n’est interdite de manière temporaire, jusqu’à l’audience publique, que la seule reproduction littérale des actes de procédure. La Cour juge en con- séquence que l’ingérence litigieuse était nécessaire pour protéger la réputation et les intérêts d’autrui et garantir l’impartialité et l’auto- rité du pouvoir judiciaire. En d’autres termes, le droit du public à

(29) Cour eur. dr. h., Du Roy et Malaurie c. France, 2 octobre 2000.

(30) Cour eur. dr. h., Ekin c. France, 17 juillet 2001. Voy. également l’arrêt Cetin et al. c. Turquie du 13 février 2003.

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recevoir des informations sur le déroulement d’une procédure pénale et la culpabilité des personnes mises en examen ne l’emporte pas sur la présomption d’innocence (31).

Si la Cour a effectué un important travail de vérification des techniques de limitation de la liberté d’expression, ceci s’est égale- ment accompagné de la surveillance de la légitimité et de la propor- tionnalité de l’ingérence. En d’autres termes, la Cour doit, au cas par cas, se prononcer sur les intérêts qui ont servi de justification à la limitation de la liberté d’expression par les autorités étatiques.

Il s’agit donc d’une «mise en balance» d’intérêts divergents, mais que la Cour opère toujours en faveur de la liberté d’expression.

Comme elle l’indique dans son arrêt Roemen et Schmit c. Luxem- bourg du 25 février 2003, «les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer le contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 font pencher la balance des intérêts en faveur de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique». Néanmoins, la Cour européenne a eu l’occa- sion, dans de nombreux arrêts, de démontrer qu’elle n’attache pas la même importance aux intérêts qui peuvent primer sur la liberté de la presse et la limiter dans son exercice, en prenant également la qualité de l’information transmise et son support.

La protection de la réputation et des droits d’autrui fonde natu- rellement des condamnations pour injure ou diffamation, qui ne sont évidemment pas protégées par l’article 10 de la Convention.

Ainsi en est-il pour l’auteur d’un article désignant des enseignantes comme coupables de l’infraction de détournement de fonds, alors qu’elles n’avaient pas été condamnées par un tribunal (32). De même pour un article évoquant en termes injurieux la relation entre une femme qui avait quitté la fonction publique et un homme qui s’était alors retiré de la politique. Pour la Cour, «les termes critiqués ne concernaient aucune question intéressant et préoccupant sérieu- sement le public» et «formuler des remarques injurieuses quant à la vie familiale d’un particulier ne servait aucun objectif social» (33).

Par contre, la limitation de la liberté d’expression afin de protéger ces mêmes intérêts apparaît plus difficilement justifiable pour la Cour européenne des droits de l’homme lorsque les propos ou écrits incriminés participaient à une information sérieuse. L’arrêt Cum- pana et Mazare c. Roumanie rendu le 17 décembre 2004 en fournit

(31) Cour eur. dr. h., Tourancheau et July c. France, 24 novembre 2005.

(32) Cour eur. dr. h., Constantinescu c. Roumanie, 27 juin 2000, §73.

(33) Cour eur. dr. h., Tammer c. Estonie, 6 février 2001, §50.

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un parfait exemple. La publication d’une caricature de mauvais goût d’une ancienne adjointe au maire qui aurait reçu des pots de vins, pouvait parfaitement conduire à une sanction à l’encontre des journalistes, afin de «permettre de rétablir l’équilibre entre les divers intérêts concurrents en jeu» (à savoir d’une part la protection des intérêts d’autrui et d’autre part la nécessité d’attirer l’intérêt du public sur des questions de nature politique et des irrégularités).

Mais la Grande Chambre de la Cour conclut à la violation de l’arti- cle 10 au motif que la sanction pénale infligée aux intéressés (à savoir 3 mois de prison du chef d’insulte et 7 mois de prison du chef de calomnie, ainsi qu’une interdiction d’exercer d’un an et des dom- mages et intérêts) était manifestement disproportionnée au regard du but légitime poursuivi par la condamnation des intéressés. Dans le même sens, la Cour juge, dans son arrêt Urbino Rodrigues c. Por- tugal du 29 novembre 2005, que la condamnation d’un journaliste (à 900 euros d’emprisonnement ou 120 jours de privation de liberté et 1000 euros de dommages et intérêts à verser au plaignant) pour avoir évoqué dans le journal A Voz do Nordeste que la nomination d’un coordonnateur éducatif n’est due qu’à sa «soudaine dévotion socialiste» viole l’article 10 de la Convention. La Cour apparaît plus facilement convaincue par les arguments étatiques lorsque la limi- tation de la liberté d’expression est justifiée par un véritable «besoin social impérieux», tel que la protection de la sécurité nationale ou de l’intégrité territoriale, comme le montre l’arrêt Hocaoðullarý c. Tur- quie du 7 mars 2006. Face à un article qui peut passer pour inciter à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, les motifs de la condamnation de la requérante (au paiement d’une amende de l’équivalent de 5 209 euros accompagnée de l’interdiction de la publication de la revue pour une durée de 30 jours) étaient à la fois pertinents et suffisants pour justifier une ingérence dans le droit de l’intéressée à la liberté d’expression. L’article en question était en effet, selon la Cour, susceptible de favoriser la violence en Turquie et donc non compatible avec l’esprit de tolérance et les valeurs fondamentales de justice et de paix qu’exprime la Conven- tion européenne des droits de l’homme. Dès lors, la Cour juge à l’unanimité qu’un tel article qui relève de l’incitation et d’apologie de la violence ne bénéficie pas de la protection de l’article 10. Pour la Cour, en cas de conflit et de tension, «il faut éviter que les médias deviennent ‘un support de diffusion de discours de haine et d’inci- tation à la violence’» (34). De même, la lutte contre les groupes ter- roristes permet légitimement d’interdire aux membres de leurs orga-

(34) Cour eur. dr. h., Sürek c. Turquie (n° 4), 8 juillet 1999, §60.

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nisations de recourir aux médias pour diffuser leur idéologie et recruter de nouveaux adhérents (35). La protection de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire apparaît aussi comme une motivation pouvant légitimement limiter la liberté d’expression des journalistes dans de nombreuses hypothèses. Certes, il incombe bien à la presse «de communiquer des informations et des idées sur tou- tes les questions d’intérêt général, y compris celles qui concernent le fonctionnement de la justice» (36) et les ingérences dans le domaine de l’article 10 prévues par le 2° de cette disposition «ne permettent pas aux Etats de limiter toutes les formes de débat public sur des questions en cours d’examen par les tribunaux» (37).

Ceci autorise par exemple des journalistes à critiquer violemment des magistrats de la Cour d’Appel d’Anvers, qui auraient favorisé l’une des parties à une procédure par amitié ou affinités politi- ques (38), ou à dénoncer le militantisme actif d’un magistrat, accusé par un journaliste d’avoir prêté un «serment d’obédience au parti communiste italien» (39). Mais l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un Etat de droit, a besoin de la confiance du public. Aussi convient-il de la protéger contre des attaques dénuées de fondement, alors sur- tout que le devoir de réserve interdit aux magistrats de réagir (40).

La critique des institutions judiciaires présente donc d’importantes limites : ainsi dans l’arrêt Worm (précité), la Cour juge que la con- damnation d’un journaliste à une amende pour un article suscepti- ble d’exercer «une influence abusive» sur l’issue d’une procédure pénale engagée contre un homme politique était nécessaire à la pro- tection de l’autorité de la justice. Les journalistes, par leurs com- mentaires, ne doivent en effet pas réduire les chances des personnes impliquées dans une procédure de bénéficier d’un tribunal impartial et donc d’un procès équitable, tel que garanti par l’article 6 de la Convention. En d’autres termes, la publication ne doit en aucun cas apparaître comme un «pré-verdict» (or dans cette affaire, le journa- liste avait clairement indiqué que selon lui la personne concernée était coupable des accusations portées contre elle).

(35) Cour eur. dr. h., Hogefeld c. Allemagne, décision sur la recevabilité du 20 jan- vier 2000.

(36) Cour eur. dr. h., De Haes et Gijgels c. Belgique, 24 février 1997, §37.

(37) Cour eur. dr. h., Worm c. Autriche, 29 août 1997, §50.

(38) Cour eur. dr. h., De Haes et Gijgels, précité.

(39) Cour eur. dr. h., Perna c. Italie, 25 juillet 2001.

(40) Voy. l’arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche, précité, §34.

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Juridiction protectrice de la liberté de la presse, la Cour européenne cherche également à peser sur la qualité de l’information dispensée par les médias, en tentant de promouvoir une presse d’opinion responsable.

II. – La promotion du débat d’idées par la liberté de la presse

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme protège une liberté de la presse que l’on pourrait qualifier d’«orientée». En effet, la valorisation de cette liberté ne tend pas vraiment à faire relever de la protection offerte par l’article 10 de la Convention la presse de bas étage ou seulement motivée par des perspectives sensationnalistes. La Cour cherche à protéger et à valo- riser la presse de qualité, d’opinion et d’investigation. Elle tend vers cet objectif en mettant l’accent sur la protection des sources jour- nalistiques (A) et en recherchant à faire progressivement reconnaî- tre un principe de «dignité journalistique» (B).

A. – La protection des sources journalistiques

C’est l’arrêt Goodwin (précité) qui en 1996 affirme que la

«protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulai- res de la liberté de la presse» (§39). La Cour ajoute d’ailleurs dans ce même paragraphe important, que «l’absence d’une telle protec- tion pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général». Condamner un journaliste pour détenir un document obtenu loyalement mais soumis au secret, c’est courir le risque de ne plus accepter que l’information officielle (41). Même si pour certains commentateurs on ne peut déduire d’un arrêt isolé une véritable protection des sources (42), on peut au contraire estimer qu’il s’agit là d’une posi- tion tout à fait ferme de la Cour européenne des droits de l’homme (43). C’est donc avant tout le journalisme d’investigation

(41) Voy. sur ce point R. Pinto, La liberté d’information en droit international, Economica, 1984, p. 96.

(42) E. Derieux, Droit européen et international des professionnels des médias, L.G.D.J., 2003, p. 154.

(43) Position d’ailleurs également adoptée par le Conseil de l’Europe, la recom- mandation n° R (2000) 7 du Comité des ministres sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information incitant les différentes Etats à assurer en droit interne la protection du droit des journalistes au secret de leurs sources, con- sidérée comme une garantie de la liberté d’expression et du droit du public à l’infor- mation, indispensables dans une société démocratique.

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qu’il convient de promouvoir et de protéger contre des atteintes inacceptables des autorités étatiques. Cette analyse se trouve corro- borée par les conclusions de l’arrêt Dammann c. Suisse du 25 avril 2006. L’affaire concerne un journaliste condamné à une amende (de 500 francs suisses, soit environ 325 euros) pour avoir demandé (et obtenu) auprès de l’assistante d’un Procureur une liste de personnes condamnées, notamment pour trafic de stupéfiants. Pour la Cour, cette «condamnation n’en a pas moins constitué une espèce de cen- sure tendant à l’inciter à ne pas se livrer à des activités de recher- che, inhérentes à son métier, en vue de préparer et étayer un article de presse sur un sujet d’actualité. Sanctionnant ainsi un comporte- ment intervenu à un stade préalable à la publication, pareille con- damnation risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collec- tivité. Par là même, elle est de nature à entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle» (§56).

La protection des sources journalistiques peut même aller jusqu’à accepter une violation du secret professionnel, comme le montre l’arrêt Roemen et Schmit c. Luxembourg de 2003 (44). La Cour a ici sanctionné des perquisitions opérées au domicile d’un journaliste à la suite d’une plainte pour recel de violation de secret professionnel déposée suite à la publication d’un article de presse relatant qu’un ministre avait été condamné pour fraude fiscale. La Cour relève que d’autres mesures que des perquisitions auraient pu aboutir aux mêmes résultats. Une perquisition opérée chez un journaliste ne peut donc être admise que lorsque pèsent sur cette personne des présomptions particulièrement graves. De même dans l’affaire Stoll c. Suisse(45), le requérant s’était procuré une copie d’un document classé confidentiel concernant l’indemnisation due aux victimes de l’Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancai- res suisses, document dont la teneur sera ensuite relatée dans un numéro du Sonntags-Zeitung. Condamné à une peine d’amende sym- bolique (800 francs suisses, soit environ 520 euros), le requérant n’a jamais été empêché de s’exprimer. Mais la Cour estime que «sa con- damnation n’en a pas moins constitué une espèce de censure ten- dant à l’inciter à ne pas se livrer désormais à des critiques formulées de la sorte». En effet, dans le contexte du débat politique (les arti- cles incriminés intervenaient dans le cadre d’un débat public sur une question largement évoquée par les médias suisses et ayant pro- fondément divisé l’opinion publique suisse, à savoir les avoirs des

(44) Arrêt précité; voy. également l’arrêt Ernst e.a. c. Belgique du 15 juillet 2003.

(45) Cour eur. dr. h., Stoll c. Suisse, 25 avril 2006.

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victimes de l’Holocauste, et le rôle de la Suisse dans la Seconde Guerre mondiale), «pareille condamnation risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité et ainsi d’entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle» (46).

L’arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999 apporte d’autres éléments intéressants concernant la liberté d’investigation des journalistes. Dans cet arrêt, la Cour estime que la diffusion des avis d’imposition de M. Jacques Calvet (alors Président directeur général de la société Peugeot) dans le Canard enchaîné (article inti- tulé «Calvet met un turbo sur son salaire»), qui ne révélait aucun secret protégé, correspondait à des attentes légitimes d’information de la part du public. En conséquence, la condamnation des deux intéressés pour délit de recel constitue une sanction disproportion- née au sens de l’article 10 de la Convention. La Cour ne conteste donc pas en elle-même l’existence d’un secret fiscal mais estime que la condamnation des journalistes ne constituait pas un «moyen rai- sonnablement proportionné à la poursuite des buts légitimes visés, compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse» (§56). En mettant à mal les sour- ces des journalistes, les autorités étatiques risqueraient de mettre à mal la liberté d’information. Les condamnations pour recel anéan- tissent l’information elle-même, car le journaliste ne peut plus la détenir ou la publier, sous peine de condamnation. En outre, pour la Cour, l’article 10 de la Convention «laisse aux journalistes le soin de décider s’il est nécessaire ou non de reproduire le support de leurs informations pour en asseoir la crédibilité […]dès lors qu’ils s’expri- ment de bonne foi, sur des faits exacts et fournissent des informa- tions ‘fiables et précises’ dans le respect de l’éthique journalistique»

(§54). La possibilité pour le journaliste de publier sa source permet- tra, en outre, de rendre plus crédible l’information. Sur ce point, l’arrêt Fressoz et Roire ouvre bien une option, car c’est aux journa- listes et à eux seuls que revient le soin de décider s’il est nécessaire ou non de reproduire le support de leur information, pour en asseoir la crédibilité.

Cette forte prise en considération des sources journalistiques ne s’analyse toutefois pas seulement en termes de protection. Faute de

(46) §58 de l’arrêt. Il convient toutefois de préciser que cet arrêt n’a été rendu qu’à la majorité des voix de quatre juges contre trois. Dans leur opinion dissidente, les juges Wildhaber, Borrego et Sikuta mettent au contraire en exergue la néces- saire protection de la confidentialté des rapports diplomatiques.

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sources suffisantes ou explicites, c’est la crédibilité de l’information qui peut être remise en question et ne plus bénéficier de la forte pro- tection offerte à la liberté de la presse, comme le montre l’affaire Prager et Oberschlick (arrêt précité). La condamnation d’un journa- liste et d’un éditeur pour diffamation d’un juge n’a pas été consi- dérée comme une violation de l’article 10. La Cour relève en effet

«que les faits rapportés contre le juge «étaient d’une extrême gravité» (§36), que «l’ampleur excessive des reproches formulés [...]

en l’absence d’une base factuelle suffisante, apparaissait inutilement préjudiciable» (§37) et que le requérant «ne saurait non plus invo- quer sa bonne foi ni le respect des règles de l’éthique journalistique.

Les recherches menées par lui ne paraissant en effet pas suffisantes pour étayer des allégations aussi graves» (§37). Eu égard à ces élé- ments et à «la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société», la Cour a constaté que la condamnation à une amende et la confiscation des numéros restants de la revue litigieuse n’entraî- naient pas la violation de l’article 10 (§38). Une semblable analyse jurisprudentielle fonde le récent arrêt Stângu et Scutelnicu(47). Les requérants ont publié dans le journal Monitorul de Ia,si un article indiquant qu’un ancien chef de la brigade de lutte contre la corrup- tion et la contrebande, avait vraisemblablement traité, en compli- cité avec son épouse magistrate, de nombreux dossiers et que, désormais, il envisageait d’investir une importante somme d’argent dans une banque privée. La Cour suprême relaxa les requérants du chef de diffamation et les condamna à payer 30 millions de lei (soit l’équivalent de 1662 EUR) de dommages et intérêts au policier et à son épouse. Or, la Cour relève que les requérants n’ont pas fourni aux juridictions roumaines de base factuelle suffisante à leurs écrits et n’ont pas cherché à étayer leurs allégations. Elle estime par ailleurs, qu’en reprenant des déclarations attribuées à des tiers, les requérants auraient dû faire preuve d’une plus grande rigueur et d’une particulière mesure. Par conséquent, «en l’absence de bonne foi et de base factuelle, et bien que l’article litigieux se soit inscrit dans le cadre d’un débat plus large et très actuel pour la société roumaine, à savoir la corruption des fonctionnaires, la Cour ne croit pas que l’on puisse voir dans les propos des requérants l’expression de la ‘dose d’exagération’ ou de ‘provocation’ dont il est permis de faire usage dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique»

(§54). L’ingérence litigieuse dans la liberté d’expression des requé- rants pouvait, dès lors, passer pour «nécessaire dans une société démocratique».

(47) Cour eur. dr. h., Stângu et Scutelnicu c. Roumanie, 31 janvier 2006.

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En exigeant des sources journalistiques fiables, réelles et proté- gées, la Cour privilégie l’information de qualité, au cœur de la liberté d’expression protégée par l’article 10. On peut même se demander aujourd’hui si la Cour ne va pas encore un peu plus loin, en posant peu à peu les contours d’un principe de «dignité journalistique» (48).

B. – Vers l’application d’un principe de dignité journalistique

La Cour n’a jamais souhaité cautionner tous les propos évoqués par voie de presse et elle semble au contraire, tout en protégeant la liberté journalistique, vouloir également imposer des standards de qualité pour les informations diffusées. L’article 10 de la Conven- tion ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même en ce qui concerne la couverture médiatique des questions présentant un intérêt public sérieux. Comme nous l’avons déjà relevé, le second paragraphe de l’article 10 précise que l’exercice de cette liberté comporte des «devoirs et responsabilités» qui s’appli- quent évidemment aussi à la presse.

Dès l’arrêt Jersild de 1994, la Cour impose au journaliste de se comporter de manière «responsable», notamment en envisageant l’impact et l’incidence des informations qu’il diffuse. Il doit notam- ment se demander si, en l’absence d’avertissement ou de commen- taires accompagnant une information, il risque de faire subir aux victimes un dommage inutile ou disproportionné. Cette exigence de respect des devoirs journalistiques dépend des circonstances d’espèce, mais les risques de dérive apparaissent particulièrement manifestes dans les médias audiovisuels, qui touchent davantage d’auditeurs ou de téléspectateurs que ne peuvent le faire un écrit.

La Commission européenne des droits de l’homme avait eu l’occa- sion de préciser que «l’impact potentiel du moyen concerné revêt de l’importance et l’on s’accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite» (49). Dans l’arrêt Jersild (précité), la Cour ajoute que

«par les images, les médias audiovisuels peuvent transmettre des messages que l’écrit n’est pas apte à faire passer» (§31). On peut

(48) Voy. P. de Fontbressin, «Les arrêts du 17 décembre 2004 de la Cour euro- péenne des droits de l’homme – vers un principe de dignité de l’information?», Rev.

trim. dr. h., 2005, n° 62, pp. 385-400, sp. p. 399.

(49) Décision de la Commission du 16 avril 1991 sur la recevabilité de la requête n° 15404/89, Purcell et autres c. Irlande, D.R. 70, p. 262.

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également trouver une préoccupation semblable dans l’opinion dis- sidente du juge Matscher sous l’arrêt Oberschlick c. Autriche de 1997, lorsqu’il indique que «le but de l’article 10 de la Convention (art. 10) est de permettre un vrai débat d’idées, pas de protéger un journalisme primitif et de bas niveau qui, faute de posséder les qua- lités requises pour présenter des arguments sérieux, recourt à la pro- vocation et aux insultes gratuites pour attirer des lecteurs poten- tiels, sans aucunement contribuer à un échange d’idées digne de ce nom». La Cour module ici l’étendue de la liberté d’expression pro- tégée par l’article 10. Ainsi, s’il est légitime que des journalistes cri- tiquent le fonctionnement de la justice, il convient également de ne pas saper, par «des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux» la confiance des citoyens en la justice, dont la Cour rappelle qu’elle est «une valeur fondamentale dans un Etat de droit» (50).

L’arrêt Colombani c. France de 2002, précité, précise également que soient fournies au public des informations «exactes et dignes de cré- dit dans le respect de la déontologie journalistique» (§65). L’exacti- tude des informations d’intérêt général qui sont publiées constitue donc tout à la fois une condition pour que puisse jouer la protection assurée par l’article 10 et un élément dont les journalistes doivent pouvoir se prévaloir pour faire échec aux poursuites dirigées à leur encontre. On doit toutefois remarquer que la qualité des informa- tions n’est contrôlée que de manière factuelle par la Cour, qui se contente de vérifier l’existence des informations (51).

Le sérieux de l’information va donc souvent être mis en balance avec les effets de l’information diffusée. Comme la Cour l’a relevé dans l’arrêt Bladet Tromso et Stensaas du 20 mai 1999, ces «devoirs et responsabilités» peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, l’on risque de porter atteinte à la réputation de parti- culiers et de mettre en péril les «droits d’autrui» (§58). Dans l’affaire Bergens Tidende e.a. c. Norvège du 2 mai 2000, la Cour est amenée à se pencher sur des articles qui consistaient pour l’essentiel en des récits rapportés et très critiques d’expériences malheureuses vécues par un certain nombre de femmes passées entre les mains du Dr R, chirurgien plasticien. Or, la Cour prend le soin d’expliquer qu’elle

«attache un poids considérable au fait qu’en l’espèce les récits faits

(50) Arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche, précité, §34.

(51) Voy. notamment les arrêts De Haas et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Nilssen et Johnsen c. Norvège du 25 novembre 1999, Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001 et Dichland c. Autriche du 26 février 2002. Toutes ces affaires concluent à la violation de l’article 10, dès lors que les informations incriminées «n’étaient pas dépourvues de «toute base factuelle».

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par les femmes de leur expérience à la clinique du Dr R. ont été jugés non seulement corrects pour l’essentiel, mais aussi rapportés de manière fidèle par le journal» (§56). Ces informations n’étaient donc ni trompeuses, ni inéquitables (52). En conséquence, la con- damnation des requérants pour la diffusion de ces informations qui ont entraîné des difficultés financières pour le Dr R. et ont abouti à la fermeture de son cabinet emportait la violation de l’article 10.

L’intérêt évident du médecin à protéger sa réputation profession- nelle n’était pas suffisant pour primer l’important intérêt public à préserver la liberté pour la presse de fournir des informations sur des questions présentant un intérêt public légitime. A contrario, la condamnation d’un journaliste qui avait soutenu que l’athlète anglais Linford Christie avait absorbé des produits dopants ne viole pas l’article 10 de la Convention. La Cour ne voit en effet pas de disproportion manifeste dans la peine (remboursement des dépens à l’athlète et interdiction de réitérer les faits litigieux) mais elle note surtout que les allégations ne reposaient pas sur des preuves direc- tes mais circonstancielles. En outre, les allégations ont eu des retombées fort négatives pour l’athlète et la Cour se doit de proté- ger particulièrement les «intérêts d’autrui» (53).

Après avoir fortement valorisé la liberté d’expression à partir de la fin des années 1970, la Cour semble aujourd’hui avoir adopté une nouvelle ligne jurisprudentielle relativement plus sévère concernant les obligations pesant sur la presse. L’éthique journalistique se voit notamment mise en avant fréquemment face au respect d’intérêts supérieurs tels que la présomption d’innocence. En l’occurrence, la condamnation de deux journalistes dans une affaire qui concernait des allégations non étayées dans le cadre du meurtre d’un commis- saire de police ne porte pas atteinte à l’article 10 (54). Dans le même sens, la condamnation de Radio France suite à la diffamation d’un directeur de publication de presse pour son rôle durant l’Occupation ne viole pas l’article 10. En l’occurrence, le journaliste a bien agi de bonne foi mais il s’est fondé sur une information inexacte (l’aveu de l’organisation d’un convoi de déportés) et le journaliste n’a donc pas fait preuve de la grande rigueur et d’une particulière mesure,

(52) Dans un numéro subséquent, le journal Bergens Tidende avait même pris la peine de publier deux nouveaux articles prenant la défense du D.R. Dans l’un d’eux, d’anciennes patientes du chirurgien se disaient satisfaites du traitement reçu par elles, y compris le service et les soins fournis dans le cadre du traitement et du suivi postopératoires.

(53) Cour eur. dr. h., Mc Vicar c. R.U., 7 mai 2002.

(54) Cour eur. dr. h., Pedersen et Baadsgaard c. Danemark, 19 juin 2003.

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d’autant plus que l’information était diffusée «en boucle» par une radio couvrant l’ensemble du territoire français. Il lui incombait donc de tenir compte «du fait que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite» (55).

Mais c’est probablement face à des informations relatives à la vie privée de personnes connues que la Cour européenne des droits de l’homme a largement infléchi sa jurisprudence très libérale. Dans sa deuxième décision sur la recevabilité dans l’affaire Prisma presse c. France du 1er juillet 2003 (qui concernait une première page du magazine Voici consacrée au chanteur Johnny Halliday et à son épouse), «la Cour estime que l’article édité par la requérante, ayant pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain public sur l’intimité de la vie privée des époux concernés, ne saurait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société, malgré la notoriété de ces personnes». Avec l’arrêt du 24 juin 2004, von Hannover c. Allemagne, la Cour ne cache plus ses réti- cences tenant aux méthodes et au contenu d’une certaine presse, que l’on a pris l’habitude de qualifier de «people». La procédure concernait des photos parues dans des magazines allemands à sen- sation (Bunte, Freizeit Revue, Neue Post) qui montraient la requé- rante, plus connue sous le nom de Caroline de Monaco, seule à che- val, en compagnie des ses enfants, ou d’un acteur connu. Pour la Cour de Strasbourg, la diffusion des photos a «eu pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie pri- vée de la requérante, ne saurait passer pour contribuer à un quel- conque débat d’intérêt général pour la société, malgré la notoriété de la requérante» (§60). Toute personne, même connue du grand public, doit pouvoir bénéficier d’une «espérance légitime» de protec- tion et de respect de sa vie privée. La protection assurée par l’arti- cle 8 de la Convention apparaît désormais comme de nature à limi- ter dans certains cas les appétits de la presse à sensation…

L’optique libérale retenue par la Cour européenne des droits de l’homme, même parfois contestée en raison de la primauté de prin- cipe reconnue à la liberté de la presse par rapport à d’autres intérêts à protéger, a permis d’offrir une protection étendue à la liberté jour- nalistique. Ce faisant, les juges de Strasbourg fixent les lignes à ne pas franchir pour les Etats qui seraient tentés de museler excessi-

(55) Cour eur. dr. h., Radio France c. France, 30 mars 2004, §39.

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vement ce «chien de garde» démocratique qu’est la presse. Si ces garde-fous représentent une nécessité pour tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, ils apparaissent encore plus indispensables pour les Etats d’Europe centrale et orientale qui ont massivement intégré cette Organisation après la chute du mur de Berlin (56). En effet, ce que certains ont pu légitimement appeler les «vertus thé- rapeutiques de l’adhésion» (57) passe indéniablement par la protec- tion d’une presse d’investigation libre, tenue à l’écart des tentations multiples de limitation par le pouvoir politique.

(56) Composé de 21 Etats membres en 1989, le Conseil de l’Europe rassemble aujourd’hui 46 Etats parties.

(57) J.F. Flauss, «Les conditions d’admission des pays d’Europe centrale et orien- tale au sein du Conseil de l’Europe», European Journal of International Law, 1993, vol. 5, n° 2, p. 423.

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