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Les attaques contre le travail des femmes Une chance pour les milieux féministes égalitaires ?

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Chapitre 10

Les attaques contre le travail des femmes Une chance pour les milieux féministes égalitaires ?

L’approfondissement de la crise économique, qui touche la Belgique avec un léger retard par rapport aux autres pays industrialisés, incite le gouvernement libéral-catholique à lutter contre la montée du chômage par diverses mesures favorables au travail masculin. Deux catégories de travailleurs, jugés « excédentaires », sont particulièrement visées : les femmes et les étrangers. Entre 1933 et 1935, le gouvernement Theunis-de Broqueville, doté par le Parlement depuis décembre 1932 de pleins pouvoirs permettant de prendre des arrêtés de crise, édicte une série de mesures discriminatoires à l’égard du travail féminin 1 .

Mesures relatives au travail féminin 2

31 mai 1933 AR instituant une réduction de 25% du traitement des femmes fonctionnaires, lorsqu’elles sont épouses de fonctionnaires

31 mai 1933 AR excluant du droit aux allocations de chômage les femmes mariées, même lorsqu’elles sont chefs de ménage (seront réintégrées par AR du 29 décembre 1934)

12 avril 1934 Circulaire ministérielle arrêtant le recrutement de tout agent féminin dans la fonction publique, sauf explicitement pour le service de nettoyage

8 décembre 1934 Arrêté-loi autorisant le ministre du Travail et de la Prévoyance sociale « à contingenter dans chaque branche de l’industrie, le pourcentage de femmes mariées et non mariées en vue du remplacement éventuel des excédents par des chômeurs involontaires ».

1 Des mesures analogues à celle du 8 décembre 1934 sont prises en même temps contre les travailleurs étrangers (arrêté-loi n° 39). L’objectif de ces deux arrêtés est explicitement décrit dans le rapport du roi : « Cette réglementation nouvelle n’a d’autre but que de favoriser le remplacement de ces ouvriers étrangers par des chômeurs belges. », Pasinomie, 6 e série, t. 1, 1934, Bruxelles, 1934, p. 446.

2 GUBIN, E., « « Les femmes d’une guerre à l’autre. Réalités et représentations, 1918-1940 »,

Cahiers d’histoire du temps présent, n°4, 1998, p. 274.

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23 janvier 1935 AR diminuant le traitement de base des institutrices

28 janvier 1935 AR diminuant le traitement de base des femmes agents de l’Etat

5 février 1935 AR interdisant le cumul dans la fonction publique y compris entre époux

Profitant de ce contexte favorable au retour de la travailleuse au foyer, trois sénateurs catholiques, le Dominicain Georges-Ceslas Rutten, Paul Segers et Cyrille Van Overbergh déposent, le 13 février 1934, une proposition de loi « tendant à limiter le travail salarié de la femme mariée dans les usines, les ateliers, sur les chantiers et les bureaux » 3 . Cette proposition, sous couvert de limiter le travail des femmes mariées, tend en réalité à l’interdire purement et simplement, de manière à réaliser le modèle de la famille traditionnelle chrétienne, tel qu’il n’a cessé d’être prôné par l’Eglise dans diverses encycliques depuis la fin du XIX e siècle. Successivement Arcanum (1880), Rerum novarum (1891), Casti Connubii (1930) et Quadragesimo Anno (1931) ont cadenassé le rôle et la mission de la femme au sein du foyer 4 . Si le travail des célibataires est considéré comme un mal, c’est sans doute un mal tolérable, mais celui des épouses et des mères est un mal absolu, une déviation de l’ordre providentiel qu’il convient de faire disparaître dans une société chrétienne.

Cette proposition Rutten n’a jamais été prise en considération par le Sénat, elle ne sera donc ni discutée ni soumise au vote. Pourtant, elle sert de détonateur à des mouvements de protestation et de défense du travail féminin, tandis que dans les milieux laïques, le père Rutten, fondateur « historique » de la démocratie chrétienne, fait figure de bouc émissaire.

Plus inquiétante pourtant est l’emprise de cette proposition dans les arrêtés royaux pris à la fin de l’année par le gouvernement, tout particulièrement celui du 8 décembre 1934 qui semble en être pratiquement le calque. De fait, cette offensive en règle contre le travail salarié des femmes et la vague d’antiféminisme qui l’accompagne apportent de l’eau au moulin du Groupement belge de la porte ouverte (GBPO) et lui servent paradoxalement de tremplin : à la faveur de cette crise, les féministes égalitaires parviennent à élargir leur audience et leur sphère d’influence, à rendre respectable pour un grand public un discours auquel il était jusque-là étranger, voire hostile 5 .

Une mobilisation vigoureuse et rapide du mouvement féministe

Très rapidement, le mouvement féministe se mobilise, avec une vigueur réellement surprenante, qui contraste avec sa relative discrétion dans les années vingt, lors des grèves

3 GUBIN, E., « Les femmes d’une guerre à l’autre », Ibid, p. 274-277 ; PEEMANS-POULLET, H.,

« Crise et antiféminisme. Belgique », MACCIOCHI, M.A. (dir.), Les femmes et leurs maîtres, Paris, 1978, p. 106-109.

4 Sur le poids de l’Eglise et des encycliques voir : STESSEL, M et ZELIS, G., « Le travail de la femme mariée en Belgique durant l’entre-deux-guerres : travail salarié ou travail ménager ? Le discours des organisations ouvrières chrétiennes », COURTOIS, L., J. PIROTTE, J. et ROSART, F.

(dir.), Femmes des années 80. Un siècle de condition féminine en Belgique (1889-1989), Academia, Louvain-La-Neuve, Bruxelles, p. 63-72.

5 BURNIAUX, H., « Contre l’Open Door », Tribune Libre féminine, Le Soir, 16/6/1931.

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d’ouvrières pour une revalorisation salariale 6 . Deux raisons expliquent cette mobilisation forte et rapide : le contexte international et le secteur professionnel visé.

D’une part le contexte international est extrêmement préoccupant : le travail des femmes est menacé à la fois dans les pays autoritaires mais aussi dans les pays démocratiques.

L’Italie, l’Allemagne ou l’Espagne réclament le retrait total des femmes du marché du travail et de nombreuses mesures y interdisent le travail des femmes mariées. Mais sous couvert de crise économique, nombreux sont les pays démocratiques qui s’attaquent aussi au travail féminin dans l’espoir de résorber le chômage masculin : c’est le cas de la Norvège, du Danemark, de la Suède, ou encore de l’Australie, de l’Autriche, du Canada, des Pays-Bas et du Grand-Duché du Luxembourg. Certains Etats américains prendront également des mesures contre les femmes fonctionnaires mariées 7 .

D’autre part, les mesures qui frappent le travail féminin visent majoritairement les fonctionnaires, les enseignantes, les employées de bureau, c’est-à-dire des fonctions

« propres », relativement valorisantes, exercées principalement par des femmes issues des classes moyennes où se recrutent les féministes elles-mêmes. De telles mesures, si elles triomphent, risquent de remettre en cause jusqu’au bien-fondé de l’éducation des filles qui fut le catalyseur de l’émancipation féminine. La proposition de loi déposée par le père Rutten revêt ainsi une valeur symbolique : bien au-delà du contexte de la lutte pour le droit au travail des femmes, elle vise rien moins que leur autonomie économique. Les deux associations féministes égalitaires, Egalité et le GBPO, ne s’y trompent pas quand elles affirment : « Les droits de la femme mariée ne sont pas seuls en jeu. La proposition Rutten a une portée beaucoup plus grande. Elle met en péril tous les principes que nous défendons» 8 . Le GBPO et Egalité pointent inlassablement le but caché de la proposition de loi Rutten, qui n’est nullement d’offrir la possibilité aux femmes mariées et surtout aux mères de se consacrer à leur foyer et à l’éducation de leurs enfants, mais bien d’obtenir la « servitude familiale et sociale de la femme… complète et sans remède » 9 .

En bref, il s’agit, sous une forme à peine déguisée, de l’attaque la plus élaborée contre l’émancipation féminine lancée depuis la fin de la Première Guerre. Les féministes égalitaires en amplifient d’ailleurs à souhait les dangers potentiels pour mobiliser le plus d’associations possible contre une proposition, qui n’a pas été prise en considération et se trouve enfermée dans les cartons du Sénat !

Mais l’interdiction qui frapperait le travail des femmes mariées signifierait aussi – et c’est sans doute ce qui explique en partie le succès de la mobilisation dans le grand public – une précarisation de l’ensemble des classes moyennes. Elle toucherait aussi les classes populaires pour qui les études (particulièrement les études de secrétariat et les études d’enseignantes pour les filles) constituent la voie privilégiée d’ascension sociale. A terme, c’est le niveau de vie de tous les ménages qui est visé : « Certaines femmes mariées travaillent pour améliorer

6 GUBIN, E., « Les femmes d’une guerre à l’autre », ibid, p. 253-254. Dans l’ensemble de nos dépouillements nous n’avons retrouvé aucune trace de prise de position, ni de marque d’intérêt de la part des milieux féministes belges à l’égard de ces grèves menées par des ouvrières.

7 GUBIN, E., « Pour le droit au travail : entre protection et égalité », GUBIN, E., et al.(dir.), Le Siècle des féminismes, Paris, 2004, p. 170.

8 « Critique de la proposition Rutten », Egalité, n°22-23, 1934, p. 33.

9 DE CRAENE-VAN DUUREN , L., « Le travail de la femme mariée et de la mère », s.d. tapuscript,

p. 3 : Carhif, F. L. De Craene, 91 F.

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le standard de vie des leurs, notamment pour donner aux enfants une éducation générale et une formation professionnelle plus complètes. D’autres encore exercent un métier pour payer les meubles du ménage» 10 .

Les féministes ne parviennent plus jamais, par la suite, à sensibiliser à ce point de l’opinion publique, que ce soit pour réclamer l’égalité dans le Code civil ou pour obtenir l’accès au droit de vote. Seules les manifestations en faveur de la libéralisation de l’avortement renoueront avec une mobilisation aussi dense 11 . Car la question touche ici à des problèmes d’intérêts matériels, concrets : il est plus facile de soulever les foules à leur propos qu’en faveur d’idées abstraites, comme l’égalité entre hommes et femmes. Elle touche aussi l’ensemble de la société car elle risque de remettre en cause le niveau de vie des familles. Il ne s’agit donc plus d’une préoccupation exclusivement féminine.

Des arguments féministes qui touchent peu à peu l’opinion publique

L’argumentation développée du GBPO et d’Egalité s’organise autour de deux axes forts : l’intégration du droit au travail parmi les droits humains et les conséquences économiques du renvoi des femmes au foyer. De ces deux d’arguments, les féministes déduisent la nécessité de revendiquer l’autonomie complète pour les femmes. Leur discours permet de comprendre la stratégie qu’elles mettent en place pour combattre une protection du travail différenciée selon les sexes et à quel moment leur point de vue commence à pénétrer dans certaines associations féminines.

L e s a r g u m e n t s l i é s a u x d r o i t s h u m a i n s

Le GBPO et Egalité insistent particulièrement sur le droit au travail, c’est-à-dire le droit à la subsistance, considéré comme une composante des droits humains fondamentaux. En déplaçant le débat du plan économique vers celui des droits humains, les féministes tentent de lui conférer une dimension universaliste. Dès le tout début des années trente – donc avant même la publication des premiers décrets officiels– Louise De Craene, au nom du GBPO, relaie les craintes de l’Open Door international et met en garde toutes les femmes contre

« les dangers qui les menacent dans leur droit au travail » 12 . A cette époque, elle se réfère aux mesures de protection spécifique du travail féminin, prises partout sur les conseils du BIT, et qui aboutiront bientôt, selon elle, « à un véritable esclavage économique» 13 . En effet, cette volonté forcenée de protection que les hommes manifestent à l’égard des femmes traduit surtout leur conviction qu’elles leur sont inférieures. De cette infériorité, ils en déduisent leur incapacité à « … prendre des décisions judicieuses en ce qui concerne leur propre destinée. Il en résulte l’établissement d’une foule de mesures, dites protectrices, qui, en limitant le droit au travail de l’ouvrière, diminuent ses chances de trouver un emploi, avilissent ses salaires et, par conséquent, abaissent son statut économique et portent gravement atteinte à sa liberté d’adulte ». 14 Louise De Craene dénonce explicitement les

10 « La famille en danger », La liberté. Organe officiel de la Fédération nationale des jeunes gardes libérales, oct. 1934.

11 Voir à ce propos, DENIS M. et VAN ROKEGHEM, S., Le féminisme est dans la rue. Belgique 1970-1975, Bruxelles, 1992, p. 116-117.

12 DE CRAENE- VAN DUUREN, L., « L’Avenir des travailleuses », Egalité, n°juin 1932, p. 3.

13 Ibidem.

14 Ibidem.

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articles du fascicule n°162 de l’Encyclopédie d’hygiène industrielle publié par le BIT sous le titre « Le travail des femmes », elle s’emporte contre ceux qui « préconisent la réglementation spéciale du travail féminin » et qui « ne sont pas habitués à considérer les femmes comme des êtres destinés à gagner leur vie, jouissant de tous leur droits et dont il convient de respecter la liberté ». 15 Elle leur reproche de voir la femme comme un être éternellement mineur, alors que celle-ci « doit être considérée d’abord en tant qu’être humain, en tant que membre de la collectivité ayant les mêmes droits que les membres masculins» 16 .

L’infériorité supposée des femmes justifie jusqu’ici des inégalités économiques, dont les bas salaires féminins, qui montrent toutes leurs conséquences en temps de crise. La travailleuse est présentée en effet comme une concurrente déloyale pour le travailleur masculin; le pas est vite franchi de l’accuser de « voler » le travail des chefs de famille et d’être en partie responsable du chômage masculin ! L’idée s’impose peu à peu, même chez les travailleurs, que si les femmes sont écartées du « plus grand nombre d’occupations » grâce à une réglementation spécifique du travail féminin 17 , le chômage masculin sera fortement atténué.

La force de l’argumentation du GBPO réside dans son articulation, dans la manière dont, se détournant de la protection spécifique des travailleuses, il réclame un droit identique pour tous au travail ; il en arrive à revendiquer l’autonomie et l’égalité complète des travailleuses.

Une autre manière de sensibiliser fortement l’opinion publique réside dans la mise en garde faite à toutes les femmes – plus seulement aux femmes mariées – en soulignant que, si les mesures ne concernent pour l’instant que le travail des femmes mariées (1933) 18 , elles forment une étape dans un objectif plus général: « les mesures d’exception qui frappent les femmes mariées se rattachent à un plan d’ensemble combiné en vue d’exclure toutes les femmes des métiers et professions que les hommes désirent se réserver dans l’administration, le commerce, l’industrie (…) Certains groupements proposent de ne les admettre qu’aux emplois qui leur conviennent tout particulièrement (… ) (et bientôt) tout travail rétribué exécuté hors du foyer » sera interdit aux femmes mariées 19 , avant de l’être aux autres. Si ces mesures se généralisent, la femme redeviendra la servante de l’homme, « contrainte au mariage pour ne pas mourir de faim » 20 . Ce sera la victoire des misogynes et des antiféministes. La crise économique sert en quelque sorte de paravent et de tremplin à la guerre des sexes, elle permet aux conservateurs de tous poils de regagner du terrain, d’engager une bataille cruciale pour l’avenir de la société.

Livrée à la faveur des problèmes économiques, cette lutte profite aussi du malaise éprouvé par de nombreux hommes, brusquement confrontés dans leur sphère professionnelle à une compétition avec de jeunes femmes universitaires, qui tentent de gravir peu à peu les

15 Idem, p. 7-8.

16 Note manuscrite de Louise De Craene, « Travail des femmes, principes généraux » et « Droit de la femme au travail », s.d., Carhif, F. L. De Craene, 90F et 90.

17 DE CRAENE- VAN DUUREN, L., « L’Avenir des travailleuses », Egalité, n°juin 1932, p. 8.

18 La première est l’arrêté qui stipule que dans le cas où les conjoints sont fonctionnaires, le salaire de l’épouse est diminué de 25%.

19 Note manuscrite de L. De Craene, « Sus aux femmes mariées ! Ce sera ensuite le tour des autres », (1933), Carhif, F. Louise De Craene, 104.

20 Ibidem.

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échelons de la hiérarchie, et donc du pouvoir. Ce malaise, même s’il n’est pas toujours exprimé explicitement, est un élément qu’il ne faut pas sous-estimer 21 .

Les féministes assimilent très clairement les mesures rétrogrades à une revanche prise par des hommes, une tentative en tout cas pour freiner le (léger) progrès initié par la réforme du Code civil de 1932. En effet, depuis le vote de la loi de juillet 1932 22 , les femmes, sauf mention contraire insérée dans le contrat de mariage, sont désormais propriétaires des

« produits » de leur travail ; ce qui signifie, en clair, que les maris ont perdu le contrôle sur le salaire de leur épouse ! 23

Des réactions en chaîne et des effets d’entraînement

C’est donc principalement le contexte dans lequel s’inscrit le dépôt de la proposition Rutten qui explique pourquoi elle marque si fortement les esprits. Les féministes égalitaires s’en sont emparées, comme d’un moyen inlassablement invoqué, pour sensibiliser largement l’opinion publique 24 . Mais aussi pour rechercher – et obtenir – l’appui des adversaires politiques de Rutten. Pour la mandataire politique libérale Gabrielle Rosy-Warnant, la proposition Rutten s’apparente à « une campagne sournoise… menée contre le droit de la femme au travail rémunérateur » ; sous prétexte de crise, il s’agit en réalité « d’une tentative de destruction de droits féminins chèrement acquis » 25 . Les femmes fonctionnaires, les institutrices ne sont pas dupes et clament que le père Rutten cherche surtout à « ramener la femme à un état de servitude et d’asservissement », sans réclamer parallèlement « pour les hommes des salaires convenables ». Dans son ordre du jour du 14 mai 1934, la section féminine de la division Etat de la Centrale des Services publics souligne le manque de logique de la proposition, au regard de son objectif avoué, et l’assimile aussi à une « atteinte portée … aux droits des femmes ». Elle « tend à considérer la femme comme un être inférieur » 26 .

Dans les milieux libres penseurs, la proposition Rutten signifie ni plus ni moins le retour des femmes à un « esclavage monstrueux… et la souffrance qu’il causera sera d’autant plus aiguë qu’il s’adressera à des femmes intelligentes, courageuses et travailleuses » 27 .

C’est ainsi que l’inquiétude gagne de proche en proche : les syndicats de la fonction publique se mobilisent pour défendre un droit qui appartient aussi bien aux hommes qu’aux femmes 28 et l’Amicale du Personnel des Wagons-lits résume parfaitement la logique

21 GUBIN, E., « Femmes d’une guerre à l’autre », Ibid, p. 262-264.

22 Révision du titre V, du livre 1 relatif aux « Droits et des devoirs respectifs des époux » du Code civil : BEAUTHIER, R. et PIETTE, V., «Egalité civile et société en Belgique. Evolution du Code civil dans sa dimension historique », BARRIERE, J.-P. et DEMARS-SION, V. (dir.), La femme dans la cité, Centre d’histoire judiciaire, Lille, 2003, p. 157; Pasinomie, 5 e série, t. 23, 1932, p. 255.

23 HUBAUX-FOETTINGER, J., « L’opinion d’une mère de famille », La femme wallonne, mars/avril 1935, p. 5.

24 Pour une présentation détaillée de leurs critiques sur la proposition de loi: « Critique de la proposition Rutten », Egalité., n°22-23, 1934, p. 23-33.

25 ROSY-WARNANT, G., « Tribune libre politique. Femmes libérales, Méfiez-vous», Egalité, n°22- 23, 1934, p.52.

26 « Les femmes fonctionnaires et le projet Rutten », La Tribune des services publics, mai 1934.

27 SCHAMMELHOUT, J., « Vers l’esclavage », La Libre pensée, 24/06/1934, 8/07/1934 et 15/07/1934.

28 « Les femmes fonctionnaires et le projet Rutten », La Tribune des Services publics, mai 1934.

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entraînée par la proposition de loi : « il faudrait (…) supprimer les écoles de filles d’un degré supérieur aux écoles primaires, car à quoi bon faire instruire des enfants si celles-ci ne sont pas certaines de pouvoir (…) utiliser leurs connaissances ? Plus d’écoles normales pour filles, plus de lycées, plus d’écoles de service social ni de secrétariat, plus d’université pour les humbles » 29 . Il s’agit, ni plus ni moins, d’une véritable atteinte à la liberté individuelle.

Dans son ensemble, la société civile réagit et la presse relaie ses inquiétudes. Des articles soulignent les conséquences qu’une telle proposition, si elle était votée, aurait non seulement pour les femmes, mais aussi pour les familles, hommes et enfants compris 30 .

L’argumentation des féministes a donc porté. Elle permet d’éviter le débat sur la nature féminine et ses corollaires – la protection spécifique du travail féminin et l’idéologie de la femme au foyer. Elle convainc même la socialiste Hélène Burniaux, pourtant fervente partisane d’une protection spécifique des travailleuses et adepte du retour de la femme au foyer, mais contrainte à « défendre toujours et partout … le droit simplement humain, à la vie, à la justice, au travail » 31 . Louise Coens (libérale), réitère aussi l’idée que, pour elle, la meilleure place de la femme mariée est dans son foyer 32 . Ceci dit, il lui semble odieux d’interdire à un être humain « de gagner sa vie par un travail honnête » 33 . Elle réclame cependant une plus grande rigueur dans l’application des lois protectrices belges en matière de travail féminin.

C’est bien parce la proposition Rutten porte atteinte à la liberté du travail que le CNFB sort de sa réserve alors même que sa présidente, Marguerite van de Wiele, est persuadée qu’il n’y a pas de meilleur féminisme que celui du foyer 34 ! Quant au Féminisme chrétien de Louise Van den Plas, tout autant persuadée que « la femme se doit à son foyer » 35 , il réagit devant la menace qui pèse sur « le droit sacré qu’est la liberté du travail ». Louise Van den Plas oppose plusieurs reproches à la proposition Rutten : dresser des entraves arbitraires à l’activité de la femme mariée et à la volonté commune des époux, constituer une « prime à l’union libre et à la stérilité », et être en fin de compte « une grave menace pour le travail féminin en général » 36 . Mais elle est, et restera, totalement isolée au sein du monde catholique féminin, sa position est totalement opposée à celle des associations féminines chrétiennes, des dirigeantes d’œuvres sociales et des parlementaires catholiques 37 .

Focaliser le débat sur le respect des droits humains a donc permis aux féministes de rallier des courants très divers : la stratégie a été payante même si le point de ralliement est étroit et conjoncturel.

29 « Le personnel des Wagons-lits proteste contre la proposition de la loi Rutten, Le Soir, 13/05/1934.

30 « L’économie mondiale et l’emploi des femmes », L’indépendance belge, 12/11/1934.

31 BURNIAUX , H., « Deux propositions de lois : un crime … une injustice »,(tribune libre féminine), Le soir, 12 juin 1934.

32 COENS, L., « La proposition du R.P. Rutten, La Tribune libre féminine, Le Soir, 29/05/1934.

33 COENS, L., « Encore le travail des femmes », La Tribune libre féminine, Le Soir, 21/08/1934.

34 « Au Conseil national des femmes belges », Le Soir, 18/05/1934.

35 VAN den PLAS, L., « Entraves au travail féminin », La Tribune libre féminine, Le Soir, 26/06/1934. La position du Féminisme chrétien est largement exposée par sa présidente dans Le Féminisme chrétien, nov-déc. 1934, p. 129-140.

36 VAN den PLAS, L., « Pour la défense des droits féminins », Le Féminisme chrétien, mai 1934, p.

67. 37 Idem, p. 65.

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Un autre moyen d’élargir le débat et d’associer à leur combat les groupes de gauche, est de le mettre en relation avec l’évolution inquiétante de la condition féminine dans les pays fascistes. Les féministes parviennent ainsi à rallier à leur cause les milieux antifascistes et certaines loges maçonniques, avec lesquels d’ailleurs elles entretiennent des liens étroits. Les femmes socialistes se montrent également très sensibles à cet aspect : Isabelle Blume, dans une Lettre ouverte pleine d’ironie à l’adresse du père Rutten, estime que son projet « … sent son fascisme à une lieue » et n’hésite pas à l’assimiler aux mesures prises précédemment par Hitler et Dolfuss 38 .

L e s a r g u m e n t s é c o n o m i q u e s

L’autre volet de l’argumentation féministe est d’ordre économique. Dès 1932, Louise De Craene explique pourquoi il serait inique d’interdire le travail des femmes mariées qui assurent bien souvent leur survie mais parfois aussi celle de leur famille 39 . Cette interdiction entraînerait la misère dans de nombreux foyers et une baisse de la natalité. Cette analyse est reprise par les milieux socialistes et libéraux et également acceptée par une partie de l’opinion publique 40 . De plus « enlever à la femme mariée son droit au travail serait frapper l’institution même du mariage en la rendant inaccessible à beaucoup de femmes » ; ce serait ni plus ni moins encourager l’union libre. Quant au mariage d’amour, il deviendrait impossible pour toute jeune fille sans dot qui se verrait souvent contrainte de céder au

« mariage gagne-pain » 41 .

La Fédération nationale des jeunes gardes libérales insiste aussi sur le danger d’une telle limitation des droits féminins pour la famille 42 . La Fédération des femmes universitaires se rallie à ce point de vue, comme le souligne l’avocate libérale Georgette Ciselet dans une conférence fortement appréciée, donnée à l’Union des anciens étudiants de l’ULB en juin 1934 43 . La section féminine de la Division Etat de la Centrale syndicale des services publics y voit également une atteinte portée à la moralité publique 44 .

Alors que les associations féminines et féministes modérées, comme le CNFB et le Féminisme chrétien de Belgique ont jusque-là gardé leurs distances vis-à-vis des thèses du GBPO et d’Egalité, jugées « fanatiques », la crainte déclenchée par le dépôt de la proposition Rutten pousse certaines d’entre elles à reconsidérer les dangers potentiels de la protection spécifique des travailleuses. Pour l’heure, les attaques contre le travail féminin obligent également ces groupes de femmes à réagir. Les Femmes socialistes réfléchissent, tant au sein de leur parti que des syndicats, au « sens » et à la « signification » du travail salarié pour leurs adhérentes. Comme elles sont déforcées au plan politique (elles ne peuvent revendiquer

38 « Le droit au travail de la femme attaqué », La Tribune, juin 1934.

39 BURNIAUX, H., « Deux propositions de lois : un crime … une injustice », Tribune libre féminine, Le Soir, 12 juin 1934; HELDEN, B., « Mouvement ouvrier. Le projet Rutten », Le Peuple, 11 juin 1934 ; « Sur un projet de loi. Le travail des femmes mariées », L’Indépendance Belge, 22 mai 1934.

40 Ibidem.

41 CRAENE-VAN DUUREN, L., « Le droit au travail de la femme mariée », Egalité, sept/déc, 1932, p. 13-15.

42 « La famille en danger », La liberté. Organe officiel de la fédération national des jeunes gardes libérales, oct. 1934.

43 « Une menace à la liberté individuelle et l’enseignement laïque : le projet de loi du R.P. Rutten », Bulletin de l’Union des anciens étudiants, juin 1934.

44 « Les femmes fonctionnaires et le projet Rutten », La Tribune des services publics, mai 1934.

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le suffrage auquel le POB est toujours opposé), elles se rattrapent en quelque sorte en luttant vigoureusement pour la défense des droits au travail. Pour garder du crédit, elles sont amenées à contrer pied à pied chaque argument justifiant le renvoi des femmes au foyer, ce qui les poussent vers des positions très radicales. C’est le cas notamment d’Isabelle Blume, qui défend des thèses très proches de celles des féministes égalitaires. Le doute s’installe chez d’autres sur le bien-fondé des mesures de protection.

Au Congrès des femmes socialistes, en juin 1935, la question du travail féminin est posée pour savoir si les femmes sont « encore des être libres, qui peuvent vivre de leur travail ».

Jeanne-Emile Vandervelde, femme du « patron » du POB 45 , affirme, au nom de la Fédération bruxelloise des femmes socialistes, que « la protection du travail des femmes (…), est souvent la proscription du travail féminin. Nous ne voulons pas que l’on aille plus loin dans la protection du travail féminin ». En même temps, elle en profite pour revendiquer la stricte égalité hommes/femmes. Mais cette position ne fait pas l’unanimité : pour Alice Pels, il faut tenir compte des « différences biologiques et physiologiques entre l’homme et la femme » et ne pas perdre de vue que « chaque femme est une mère ou une future mère. ». Les lois protectrices existent en vue de « fortifier la race… Il ne faut donc pas réclamer l’abrogation de ces lois ». Hélène Denis-Bohy 46 rétorque que cette intervention « n’est pas opportune car en ce moment, c’est le droit au travail tout court qui est menacé » et qu’il est clair que si les catholiques cherchent à étendre la protection du travail féminin, c’est en vue de « restreindre peu à peu le droit des femmes au travail » 47 . Hélène Burniaux, très attachée à la politique de protection du travail des femmes convient, malgré sa sympathie pour les propos d’Alice Pels, qu’en ce moment, « il s’agit de défendre le droit au travail tout court » 48 . Malgré des divergences d’opinions fortes et persistantes, le Congrès des femmes socialistes en début juin 1935 adopte à l’unanimité au début juin 1935 – moins une voix, celle de la Fédération boraine (Denise Durant) − une résolution pour « s’élever contre toute mesure tendant à les (les femmes) éliminer d’un travail quelconque. Dans notre pays, les mesures qui s’imposaient : exclusion des mines et des industries insalubres est chose faite. Inutile d’empirer par un sentimentalisme mal placé la situation des travailleuses» 49 .

En raison de l’urgence, les divergences entre féministes et socialistes sont donc reléguées provisoirement au second plan. Un front féminin commence à se dessiner, front laïque et progressiste, résolument opposé aux associations féminines catholiques. Le GBPO et Egalité en constituent toujours l’avant-garde, et ils ont réussi à dynamiser la lutte féministe pour l’égalité des droits et à en devenir le principal moteur. Cette tendance se renforce encore à la fin 1934-début 1935, lorsque de nouveaux arrêtés de crise sont directement inspirés par

« l’esprit » de la proposition Rutten.

Du côté libéral, les femmes demeurent plus réservées à l’égard des thèses « extrémistes » du GBPO. Leur porte-parole, Louise Coens, déplore que « le congrès des femmes socialistes

45 Jeanne Vandervelde est aussi membre du GBPO et vice-présidente du CNFB.

46 Notons aussi qu’Hélène Denis-Bohy signe des articles dans la revue féministe Egalité, organe de l’association sœur du GBPO qui défend les droits politiques et civiques des femmes.

47 « Le Congrès des femmes socialistes a terminé ses travaux, dimanche à la Maison du Peuple de Bruxelles », Le Peuple, 3/06/1935.; O.D.S., « Nous voulons du travail pour tous : pour les hommes comme pour les femmes », Le Peuple, 8/7/1935.

48 Ibidem.

49 Ibidem.

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ait fait bon marché de la protection ». 50 Elle se prononce toujours personnellement pour la liberté du travail féminin, mais couplée à une politique de protection spécifique 51 . Cette position reste celle du Conseil général du parti libéral en février 1936 52 .

Si la polémique sur le bien-fondé des politiques de protection du travail différenciée selon les sexes subsiste, socialistes, libéraux, Commission syndicale 53 , suivis par un certain nombre d’organismes professionnels, se prononcent désormais en faveur du droit des femmes au travail mais avec des nuances importantes selon les personnalités et les partis 54 . Là encore, une mesure (bien réelle et concrète cette fois), l’arrêté-loi du 8 décembre 1934, a agi comme un véritable détonateur.

La mobilisation est donc générale dans les rangs de gauche et ce qui est tout à fait exceptionnel, elle se maintient durant de longs mois. C’est un vrai coup de massue pour la démocratie chrétienne, pour les organisations syndicales chrétiennes et pour les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOCF), qui sont contraintes d’adopter un profil bas. Dès 1936, les LOCF et le Secrétariat général des Œuvres sociales féminines chrétiennes (OSFC) mettent au point une nouvelle stratégie : la secrétaire générale francophone des OSFC, Berthe de Lalieux de la Rocq, s’oppose « à toute exclusion arbitraire du travail féminin » mais estime indispensable de mettre tout en œuvre pour permettre aux femmes mariées de réintégrer leur foyer. Elle plaide pour une politique basée sur le salaire familial, des allocations familiales, des mesures fiscales favorisant les mères au foyer 55 . De son côté, Henri Pauwels, président de la Confédération des Syndicats chrétiens (CSC) se voit obligé de préciser que « la démocratie chrétienne n’entend pas enlever aux femmes le droit de travailler ». Mais il s’agit-là d’une parade : Maria Baers, secrétaire générale néerlandophone des OSFC, sénatrice récemment cooptée par son parti, fer de lance depuis 1921 du combat contre le travail féminin, n’en démord pas : pour elle, le droit au travail de la femme mariée

« est limité par le devoir de la mère à l’égard de ses enfants » 56 . Un troisième « atout » féministe: réveiller la guerre scolaire?

Replacées dans leur contexte national, les mesures prises en 1934 permettent aussi aux féministes de déterrer une vieille hache de guerre – celle de la question scolaire. Celle-ci a été désamorcée dans l’immédiat après-guerre par une série de mesures législatives

50 COENS, L., « Où est l’idéal ? », Tribune libre féminine, Le Soir, 2 juillet 1935.

51 COENS, L., « Travail féminin et idéal féminin », Tribune libre féminine, Le Soir, 14 août 1935.

52 « Conseil Général du parti Libéral », L’Etoile belge, 17 février 1936.

53 « La commission syndicale affirme que les femmes ne peuvent être exclues », Le Travail, 18/03/1936 ; « Le mouvement syndical et le travail féminin », Le Prolétaire, 21/03/1936 ; « La commission syndicale affirme que les femmes ne peuvent être exclues du travail salarié », Le Peuple, 18/3/1936 ; « La commission syndicale et le travail féminin », La Wallonie, 8/3/1936; « La vie ouvrière. La commission syndicale et le travail féminin », Le Peuple, 1 mars 1936 ; « Le travail féminin. Enfin, la commission syndicale définit sa position », Le Vêtement (Bruxelles), avril 1936 ;

« La commission syndicale et le travail de la femme », La revue du travail, février/mars, n°2, 1936, p.

194.

54 « Le droit des femmes en Belgique », Le Peuple (Paris), 28/12/1935.

55 Gazette du Centre, 22 septembre 1936 ; Gazette de Liège, 11 septembre 1936 ; Vers l’avenir, 11 septembre 1936 ; National, 11 septembre 1936 ; « Ligues ouvrières féminines », Le Soir, 7/7/1936 ;

« Les syndicats chrétiens et le programme gouvernemental », XX e Siècle, 8/6/1936.

56 « Le travail des femmes. Les organisations ouvrières chrétiennes précisent leur doctrine », Le Soir,

28/3/1935.

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établissant l’égalité financière entre l’enseignement officiel et l’enseignement libre, l’Etat prenant notamment en charge les traitements des enseignants des deux réseaux. Or les nouvelles mesures visant les institutrices, et surtout le cumul des fonctionnaires, ne touchent pas les congrégations religieuses enseignantes mais bien les institutrices laïques. C’est pourquoi la Fédération des Femmes universitaires s’inquiète de ce qu’elle considère non seulement comme une atteinte à la liberté individuelle et aux libertés constitutionnelles mais aussi comme une atteinte à l’enseignement officiel 57 . La mobilisation peut ainsi prendre appui sur la segmentation idéologique particulière de la société belge et récolter le soutien inattendu d’associations professionnelles d’instituteurs, de la Ligue des droits de l’homme, de la Ligue de l’Enseignement et des loges maçonniques.

L’expression d’une solidarité féminine

La proposition Rutten a balisé la voie vers une coalition, mais elle reste une menace hypothétique. L’arrêté du 8 décembre 1934 autorisant le ministre du Travail et de la Prévoyance sociale « à contingenter dans chaque branche de l’industrie, le pourcentage de femmes mariées et non mariées en vue du remplacement éventuel des excédents par des chômeurs involontaires » transforme brutalement cette menace en un péril concret et bien réel et galvanise les opinions déjà sensibilisées. Sa promulgation soulève une vague de solidarité sans précédent dans les milieux socialistes et féministes, elle unit « dans un même mouvement de protestation les jeunes filles et les femmes mariées, les ménagères et les salariées, les travailleuses manuelles et les travailleuses intellectuelles » 58 . S’appuyant sur ce courant favorable, les féministes organisent un grand rassemblement de protestation à Bruxelles le 21 décembre 1934, dans la salle de la Grande Harmonie. Plus de vingt associations féminines (22 59 ou 24, selon les sources), sont représentées et la manifestation réunit près de 2.500 personnes pour s’opposer explicitement aux mesures gouvernementales.

S’y côtoient aussi bien le GBPO, Egalité que Le Féminisme chrétien de Belgique, la Femme prévoyante et les Syndicats féminins. Seules sont absentes les associations de femmes catholiques.

Chose extrêmement rare, cette menace permet aux femmes de transcender les classes sociales et les générations. De la prise de conscience des rapports de genre naît un formidable élan de solidarité et un sentiment d’appartenance à un même groupe menacé. Les différentes mesures légales contre le travail féminin réussissent là où le mouvement féministe n’a pas obtenu de résultat concret : faire naître entre les femmes un sentiment de solidarité. La promulgation de ces différents arrêtés, faisant suite à la proposition Rutten,

57 « Une menace à la liberté individuelle et à l’enseignement laïque: Le projet de loi du R.P. Rutten», Bulletin de l’Union des anciens étudiants, juin 1934; VANDERVELDE, Dr. Jeanne, « A la fédération des femmes universitaires, M e Georgette Ciselet a critiqué le projet tendant à interdire le travail salarié de la femme mariée », Le Peuple, 5/6/1934.

58 HELDEN, B., « Mouvement ouvrier. Le projet Rutten », Le Peuple, 11/6/1934.

59 Parmi elles : La Fédération belge des Femmes universitaires, le Groupement belge de la Porte ouverte, le Conseil national des Femmes belges, les Soroptimists, la Ligue des Femmes pour la Paix et la Liberté, la Ligue contre la Guerre et le Fascisme, les Femmes libérales, la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, le Groupement professionnel féminin, La Femme prévoyante, Egalité, Les syndicats féminins, la Ligue des femmes contre la misère, Le Féminisme chrétien de Belgique, l’Association générale des étudiantes de l’ULB, les Femmes socialistes.

« Une offensive générale contre le travail des femmes », Egalité, n°32, p. 6.

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matérialise en quelque sorte le bien-fondé de la lutte féministe, et illustre clairement l’organisation patriarcale de la société et ses vieux réflexes machistes que certaines espéraient révolus. A cela s’ajoute le sentiment, pour nombre de femmes, qu’on essaie de les diviser par des mesures d’exception ne frappant que certaines catégories d’entre elles. Elles mettent dès lors un point d’honneur à montrer qu’elles ne sont pas dupes et qu’elles sont capables de faire front toutes ensemble 60 .

L’initiative du mouvement revient, une fois encore au Groupement belge de la Porte ouverte. Sa présidente, Louise De Craene, contacte les socialistes Isabelle Blume et Estelle Goldstein 61 . En revanche – le fait traduit bien la volonté de rassembler – la présidence du meeting est confiée à Germaine Hannevart, la présidente de la Fédération des Femmes universitaires. Ce choix permet de doter la manifestation d’une coloration plus neutre, aussi plus « respectable » et moins « féministe » 62 . Du moins en apparence, car Germaine Hannevart est active au Groupement belge de la Porte ouverte et elle milite à la section belge du Comité mondial des Femmes contre la guerre et le fascisme (CMF). C’est une enseignante très engagée, liée à la maçonnerie, clairement dans une mouvance d’extrême gauche : la « neutralité » n’est donc qu’apparente.

Cette première manifestation publique belge de solidarité féminine se place d’emblée sous le patronage posthume d’une grande militante qui vient de décéder, Marie Parent 63 . Mais une des observatrices est frappée par le mélange des groupes d’intérêts : « dans la foule des visages connus… : ceux d’abord qu’on retrouve chaque fois qu’il faut faire montre d’humanité, de justice, de progrès… puis ceux et celles que l’on retrouve partout où s’agitent les questions d’émancipation et d’amélioration du sort de la femme, mais cette fois noyés dans la masse formidable d’un public où toutes les classes sociales étaient représentées …».

Quelques hommes sont présents 64 , parmi lesquels les parlementaires socialistes Emile Vandervelde, Emile Vinck, Modeste Terwagne, Vincent Volkaert et Henri La Fontaine 65 . La présence de ces personnalités atteste des appuis masculins dont bénéficie le féminisme égalitaire. A Liège également, les femmes organisent les 3 et 18 janvier 1935, des meetings qui connaissent un certain succès 66 . C’est aussi le cas à Gand 67 .

Cette forte mobilisation ne semble pourtant pas inquiéter le gouvernement, qui poursuit sur sa lancée de mesures défavorables au travail féminin. Deux nouveaux arrêtés, le 23 et le 28 janvier 1935, diminuent respectivement les traitements des institutrices et des agents féminins de l’Etat. De nombreuses lettres de protestation sont envoyées au Premier ministre,

60 « Les femmes fonctionnaires et le projet Rutten », La tribune des services publics, mai 1934 ; note manuscrite de Louise De Craene, « Proposition Rutten », Carhif, F. L. De Craene, 91.

61 Note manuscrite de Louise De Craene, Carhif, F. L. De Craene, 93.

62 Lettre de convocation au meeting du 11 décembre 1934 et tracts, Carhif, F. L. De Craene, 93.

63 LAMY, P., « Une grande Première », Cassandre, 29/12/1934 ; sur Marie Parent : Dictionnaire des femmes belges…, p. 437-439.

64 LAMY, P., Op.cit.

65 « Les femmes protestent contre le contingentement de la main-d’œuvre féminine. Le meeting de la Grande Harmonie », La Dernière Heure, 22/12/1934 ; « Un meeting contre le contingentement de la main d’œuvre féminine », Le libéral, 12/1/1935 ; « Contre le contingentement de la main d’œuvre féminine. De multiple organisations féminines tiennent un important meeting à Bruxelles », Le Peuple, 22/12/1934.

66 « Le travail de la femme », La femme wallonne. Bulletin mensuel de l’Union des femmes de Wallonie , 15a, février 1935, p. 1.

67 DE WEERDT, D. (dir.), De dochters van Marianne. 75 jaar SVV, Anvers, AMSAB, 1997, p. 116.

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sans résultat : l’arrêté-loi du 5 février 1935 interdit désormais tout cumul des époux dans la fonction publique. Dans une lettre de protestation au Premier ministre, le groupe Egalité souligne l’arbitraire de cette mesure et s’étonne qu’il puisse y avoir cumul alors qu’il s’agit de deux personnes distinctes. C’est à nouveau nier le fait qu’une femme, bien que mariée, est un individu à part entière 68 .

Un Comité de vigilance des associations féminines

Lors du meeting du 21 décembre 1934, la création d’un Comité de vigilance des associations féminines est décidé. Il naît de la volonté de poursuivre la lutte chez les féministes « égalitaires » (Groupement belge de la Porte ouverte et Egalité), les Femmes socialistes, regroupées autour d’Isabelle Blume et une fraction de femmes libérales entraînées par Georgette Ciselet. Le nom qu’il adopte fait directement référence au Comité de vigilance des intellectuels contre le fascisme, et, de fait, il s’inscrit dans une mouvance de gauche et de défense de la démocratie. Son but officiel est de « défendre le droit au travail de la femme » en divulguant dans le grand public les atteintes portées par le gouvernement, par des organisations patronales et « des organismes particuliers ». Le Comité a pour objectifs essentiels le droit au travail des femmes et l’égalité salariale, de manière à « mettre fin à la concurrence des hommes et des femmes sur le marché du travail ». Parallèlement, il s’institue également comme un organisme qui reçoit les plaintes des femmes 69 .

Lorsqu’en mars 1935, un nouveau cabinet est formé et qu’un socialiste (Achille Delattre) obtient le portefeuille du Travail et de la Prévoyance sociale, le Comité sollicite une entrevue. Elle a lieu le 8 juin 1935 : le nouveau Premier ministre, le catholique Paul Van Zeeland, reçoit 16 déléguées d’associations féminines, conduites par Germaine Hannevart.

L’entrevue se solde par la création d’une Commission d’étude sur le travail féminin, officialisée par AR du 13 juillet 70 .

Cette création n’endort pas l’attention du Comité de Vigilance qui organise régulièrement des manifestations et des protestations contre les atteintes au travail féminin. Le 18 novembre 1935, en collaboration avec la Ligue de l’Enseignement, il organise un meeting de protestation contre l’interdiction du cumul des époux dans la fonction publique 71 . Quelques jours plus tard, il proteste auprès du Premier ministre contre l’enquête menée en vue d’appliquer l’arrêté-loi du 5 février 1935, relatif à l’interdiction du cumul des fonctions et emplois publics, y compris entre époux 72 . Il est également attentif aux conventions

68 « Une offensive générale contre le travail des femmes », Egalité, n°32, p. 6.

69 « Projet de programme du comité de vigilance », s.d. : Carhif, F. De Craene, n°10

70 « Une délégation féministe chez le premier ministre », Le Féminisme chrétien de Belgique, juin/juillet 1935, 81-

71 DEVOS, A., « Défendre le travail féminin », Sextant, n°5, 1996, p.111

72 Brouillon de lettre du Comité de vigilance au premier Ministre (1935), et Lettre du Comité de

vigilance au premier ministre, 20/11/1935 : Carhif, F. Louise De Craene, n°10. La lettre est signée

par : Antonina Grégoire (Associations des étudiantes de l’ULB), Isabelle Blume (Femmes socialistes),

Marcelle Leroy (CMF) Marcelle Renson (CNFB), Georgette Ciselet (Egalité), Germaine Hannevart

(FBFU), Suzanne Lippens (Femmes libérales), Louise Van den Plas (Féminisme chrétien) Louise De

Craene (GBPO), Marguerite De Munter-Latinis (Groupement professionnel féminin), Jeanne

Vandervelde (Ligue belge des droits de l’homme), Nadia Stiers (la Ligue des Femmes Travailleuses

contre la guerre) Gabrielle Rosy-Warnant (Ligue de l’Enseignement), M lle Delcourt (Ligue des

femmes pour la paix et la liberté), Jane Brigode (Ligue belge du droit des femmes), M me Symul

(section liégeoise du Comité de vigilance) et Elise Soyer (ASF). Le nombre de sociétés fait illusion,

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collectives par lesquelles les syndicats catholiques essaient, quand ils sont majoritaires, d’imposer l’exclusion des femmes mariées, comme c’est le cas chez les typographes ou, récemment, dans l’industrie du tabac.

Mais à mesure que les arrêtés discriminatoires sont prorogés, les réunions du Comité de Vigilance s’espacent et la mobilisation s’étiole. Le statut de la femme, tant politique, civil, économique que moral (prostitution), ne dépasse plus le stade d’un projet, et l’organisation d’une Journée internationale pour le droit des femmes, suggérée pourtant par des associations internationales telles que le CIF, la LIFPL, reste lettre morte. 73

A Liège un Comité de vigilance se constitue également et tient une première conférence le 11 avril 1935 à Seraing. A la différence du comité bruxellois, il est rejoint par plusieurs syndicats. 74 Ses objectifs sont similaires à ceux du Comité de Bruxelles mais il présente toutefois deux caractéristiques propres, celles de regrouper des travailleuses de la classe ouvrière et des classes moyennes 75 et de lier étroitement le droit au travail et l’accès aux droits sociaux qui en sont dérivés. L’enjeu est en effet de taille à une époque où l’Etat- providence élabore les fondements de sa politique sociale. Il est même étonnant que cet aspect soit si peu présent dans l’argumentaire féministe.

Le bureau du Comité de vigilance liégeois se compose de personnalités bien connues dans les milieux de gauche et d’extrême gauche. La présidence est confiée à Alexandrine Borguet 76 , présidente des Femmes prévoyantes socialistes ; Alice Adère-Degeer y représente officiellement la section du Parti communiste de Seraing 77 et est l’une des deux secrétaires adjointes. Plusieurs syndicalistes font partie du bureau, dont M mes Nicolay et Gillet. A la demande de Marguerite Horion-Delchef, présidente de l’Union des Femmes de Wallonie 78 , les deux vices-présidentes appartiennent à des associations politiquement neutres : M me Santé-Lesceux, membre active du GBPO 79 et Jeanne Hubeau, représentante de l’Union des Femmes de Wallonie 80 . Comme son homologue de Bruxelles, le Comité de Vigilance de

mais certaines ne font plus que vivoter depuis 1918. Cette première lettre semble s’être égarée puisque Jeanne Vandervelde renvoie une copie à Van Zeeland le 25 février 1936 : Carhif, F. L. De Craene, 10.

73 P.V. Comité de vigilance, s.d., 28 oct 1937 et du 23 novembre 1937 : Carhif, F. L. De Craene, 10.

74 Syndicat neutre des anciens normaliens, le syndicat national des CPTTMA(Postes et télégraphes), le syndicat du personnel enseignant socialiste, le syndicat socialiste du tabac, le syndicat socialiste de l’Alimentation et le syndicat des employés.

75 Compte-rendu de la conférence donnée à Seraing : Carhif, F. L. De Craene, 10 ; « Les femmes travailleuses de Liège réclament le droit au travail », Le Peuple, 17/04/1935.

76 Sur Alexandrine Borguet : Dictionnaire des femmes belges…,(p. 69-70.

77 Elle est également membre de La Ligue des Femmes travailleuses contre la guerre et la misère (anciennement Ligue des Femmes travailleuses contre la guerre impérialiste), fondée en 1932 à l’issue du mouvement Amsterdam-Pleyel, animée par Fanny Beznos, Nadia Stiers et Madeleine Jacquemotte, toutes trois dans la mouvance communiste : STORDEUR, J., Le mouvement pacifiste féminin belge dans l’entre-deux-guerres 1919-1939, Mém. lic., Hist. ULB, 2003.

78 L’Union des femmes de Wallonie, est créé le 28 octobre 1912. La présidence du mouvement est assurée par Léonie de Waha de Chestret, la vice-présidence par Mahaim-Stévart et le secrétariat par Marguerite Horion –Delchef. Cette association se définit dès sa fondation comme « féminine et féministe sans excès, sans outrance » : M. LIBON, « L’Union des femmes de Wallonie » (1912- 1936). Première approche », Femmes des années 80…, p. 187-191.

79 Elle tente de propager les idées du GBPO en Wallonie : de Santé-Lesceux à De Craene, 14/4/1935:

Carhif, F. L. De Craene, 10.

80 Composition du bureau. Comité de vigilance du travail féminin, s.d. (1935) : Carhif, F. L. De

Crane, 10. ; Lettre de M. Santé-Lesceux à Louise De Craene, s.d. Carhif, F. L. De Craene, 10.

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Liège organise des conférences où des orateurs envue prennent la parole, comme le 27 juin 1935 où Marie Delcourt-Curvers, professeure à l’ULg et le docteur Marteaux, député suppléant socialiste 81 , s’expriment à sa tribune.

Au-delà des actions menées, le Comité de Vigilance de Bruxelles remplit aussi la fonction de « carrefour » de l’information pour les féministes. Plusieurs femmes politiques lui transmettent de nombreux renseignements, souvent inédits, obtenus au sein des milieux politiques. Isabelle Blume, Georgette Ciselet ou encore Gabrielle Rosy-Warnant agissent comme de véritables ‘passeuses’ d’informations 82 , ce qui permet ensuite à Louise De Craene, véritable théoricienne du groupe, d’élaborer une stratégie féministe de défense, voire même d’attaque 83 . Ce Comité s’est donc progressivement mué en un espace où l’information circule, à la disposition des associations féministes. Il remplit ainsi (mais dans une mesure beaucoup plus modeste) le rôle des clubs masculins qui forment des réseaux d’influence et d’information privilégiés. Aujourd’hui encore, de nombreux observateurs estiment que l’exclusion des femmes de ces lieux explique partiellement leurs difficultés à s’imposer en politique et dans les affaires, à s’insérer dans les coulisses du pouvoir.

Cette synergie déclenchée par les féministes à la veille de la Seconde Guerre mondiale est donc tout à fait novatrice. Elle a initié une forme de solidarité féminine, en marge des structures officielles - notamment des partis ou des syndicats - et constitue à ce titre une étape significative de l’intégration du mouvement féministe dans le paysage politique belge. Dans le cas présent, le rapprochement s’est effectué entre les mouvements féminins de gauche et le parti socialiste, sur la question du travail des femmes. De prime abord, ce rapprochement peut sembler étonnant puisque le POB mène une politique de protection de l’enfance qui s’appuie sur l’éducation des mères et leurs devoirs à l’égard de la société et prône comme idéal la mère au foyer. C'est-à-dire l’opposé des féministes égalitaires qui exigent que la femme soit considérée comme un être humain, indépendamment de sa fonction reproductrice, et que ses droits et devoirs se structurent sur cette seule base.

S’agit-il d’une simple alliance conjoncturelle ou au contraire d’un revirement des Femmes socialistes, initié et soutenu par Isabelle Blume ? La défense du droit au travail des femmes fait aussi partie de la lutte politique qui oppose socialistes et catholiques. On peut poser pour hypothèse que les féministes ont été instrumentalisées par le POB, qui y voit un atout dans sa lutte contre la démocratie chrétienne. Mais l’inverse est aussi vraisemblable : les féministes se sont arc-boutées sur le POB, et y trouvent la base qui leur manque pour contrer les associations féminines catholiques. Quoi qu’il en soit, les attaques frontales dirigées contre le travail féminin dans les années trente ont permis de porter sur le devant de la scène des revendications jusque-là peu populaires dans l’opinion publique.

L’économique replacé dans un programme éducatif plus large

Cette mise en lumière du droit au travail des femmes permet au Comité de Vigilance d’élargir ses objectifs et de glisser de l’économique à l’éducatif, mobilisant ainsi la Ligue de l’Enseignement et les associations scolaires et post-scolaires. Ces deux aspects ont toujours été étroitement liés dans la pensée féministe. Or l’orientation des filles vers des filières de

81 Sur Albert Marteaux : Cahiers Marxistes, oct-nov., 1999, n°213.

82 P.V. du Comité de vigilance, 22 juin 1937 : Carhif, F. L. De Craene, 10.

83 Jeanne-Emile Vandervelde à Louise Van den Plas, 6 juin 1935 : Carhif, F. L. De Craene, 10.

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plus en plus nombreuses d’enseignement ménager, instituées à tous les niveaux (certains préconisent même un graduat de type supérieur), est une tendance lourde des années d’entre- deux-guerres. Catholiques comme socialistes investissent beaucoup dans des projets de ce type, qui répondent à l’idéal qu’ils se font de la ‘mission féminine’ dans la famille.

Quand un arrêté royal du 31 juillet 1935, censé réduire le chômage dans les régions industrielles, prolonge la scolarité des adolescents et adolescentes de 14 à 16 ans, « on vit s’organiser de toutes parts des offensives tantôt franches, tantôt sournoises contre le libre accès des filles aux écoles et cours techniques ne préparant pas aux métiers dits essentiellement féminins » 84 . L’obligation faite aux jeunes gens sans emploi de poursuivre leurs études pendant deux ans dans une école moyenne ou dans une école professionnelle ou technique est laissée à la compétence de comités régionaux. Les féministes (CNFB, GBPO) s’opposent à la fois à l’absence de femmes dans ces comités régionaux mais aussi aux conclusions de la commission gouvernementale féminine, créée par le ministre de l’Instruction publique, qui mettent « l’instruction des filles sur un plan inférieur à celle des garçons » 85 et dont les recommandations relatives aux orientations selon le sexe leur semblent inadaptées au contexte économique 86 . En 1936, le Comité de Vigilance s’insère dans un débat en cours sur l’accès des filles à l’enseignement professionnel et technique ; consulté par le ministre libéral de l’Instruction publique, Françoise Bovesse, le Comité de Vigilance réclame un accès égal des garçons et des filles à l’enseignement technique et professionnel (20 novembre 1936) 87 . Le 12 décembre 1936, le CNFB transmet un vœu analogue au ministre compétent 88 .

Pour bien comprendre l’enjeu que représente l’accès des jeunes filles à l’ensemble des écoles techniques et professionnelles, il faut se rappeler que depuis sa création, ce type d’enseignement se « conjugue différemment au masculin et au féminin » 89 , et représente un des vecteurs les plus puissants des stéréotypes de genre. L’inquiétude des féministes est forte de voir les filles cadenassées dans des filières traditionnelles, sans avenir, voire même en déclin, ou dans l’enseignement ménager.

Ce combat est poursuivi sans relâche après 1945 par le CNFB, le GBPO et la Fédération belge des femmes de carrières libérales et commerciales sous l’impulsion d’Emilienne Brunfaut. L’accès des filles à une formation de qualité et de pointe leur semble le meilleur garant d’une situation professionnelle satisfaisante. 90 Soulignant combien désormais les

84 Tapuscrit de Louise De Craene « A propos de l’enseignement technique féminin » : Carhif, F. L. De Craene, 783 ; GUBIN, E. et PIETTE, V., « Travail ou non-travail ? Essai sur le travail ménager dans l’entre-deux-guerres », RBPH, fasc. 2., t. 79, 2001, p. 671-672.

85 Rapport de la section de l’éducation fait à l’assemblée générale du CNFB le 1 er juin 1937:

Mundaneum, F. Féminisme, CNFB 40.

86 Réponse du CNFB au questionnaire pour le congrès de Dubrovnik 1936 : Mundaneum, F.

Féminisme, CNFB 40.

87 PV. Comité de vigilance 21 avril 1936 : Carhif F. De Craene, n°10 ; P.V. Comité de vigilance, 4 mai 1936 : Carhif, F. L. De Craene, 10.

88 Rapport de la section de l’éducation fait à l’assemblée générale du 1 er juin 1937 du CNFB.

Mundaneum, F. Féminisme, CNFB 40.

89 GROOTAERS D. (dir.), Histoire de l’enseignement en Belgique, CRISP, Bruxelles, 1998, p. 406.

90 PV. Commission du travail du CNFB, 1951 : Carhif, F. CNFB 21-1; « Projet de résolution:

enseignement technique et professionnel et apprentissage des femmes », 6 e Congrès de ODI à

Bruxelles, juillet 1948 : Carhif, F. GBPO, 168 ; Lettres diverses de la BPW-section belge, mai 1969 :

Carhif, F. GBPO 420 ; Vœux émis par l’AG du CNFB, 27 novembre 1951 : Carhif, F.CNFB 21-6.

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sections « féminines » de coupe-couture n’offrent pratiquement plus aucun débouché, ces féministes encouragent les filles à acquérir d’autres qualifications, notamment en électricité et en mécanique. 91 En 1957, le CNFB lance une brochure, L’avenir de vos filles, qui met en lumière l’importance de l’orientation scolaire pour les jeunes filles car elle détermine leur avenir professionnel. Il essaie en même temps de convaincre les parents d’accorder autant d’attention à la scolarité de leurs filles que de leurs fils et insiste à nouveau sur l’avenir de métiers neufs pour les filles, comme les aides-chimistes, les biologistes médicales, la mécanique dentaire, l’horlogerie… 92 La presse y fait écho. 93 En juin 1965, le Bulletin du CNFB ouvre une rubrique qui sert de tribune aux femmes exerçant des métiers non traditionnels 94 .Trois ans plus tard, il proteste contre une brochure publiée par l’Education nationale où la situation faite à l’instruction des filles « s’apparente à une sorte d’apartheid » 95 . Commencé dès les tout débuts du féminisme, la lutte pour la qualification et la formation des filles apparaît comme un fil rouge des revendications aux XIX e et XX e siècles. Sa récurrence même indique combien cette exigence a du mal à s’imposer, tant elle contrevient à l’idée des « destins naturels » des garçons et des filles.

La Commission du travail féminin : petits pas prudents mais significatifs

Revenons à l’entrevue des déléguées du Comité de Vigilance avec le Premier ministre Van Zeeland, qui débouche sur la création d’une commission du Travail féminin (AR 13 juillet 1935). C’est à Jeanne Vandervelde que revient le mérite de cette entrevue. Jeanne Vandervelde est alors attachée de cabinet de son mari, Emile Vandervelde, ministre sans portefeuille. Véritable intermédiaire entre le Comité de Vigilance et le Premier ministre, elle prépare cet entretien auquel sont associés, outre son mari, deux autres ministres sans portefeuille, le libéral Paul Hymans et le catholique Prosper Poullet. Pour donner plus de légitimité à la délégation, elle sollicite Louise Van den Plas comme représentante

« officieuse » de l’opinion chrétienne mais on ne sait pas si elle a accepté. Toutefois elle informe ses lecteurs et lectrices de cette réunion et s’indigne des critiques antiféministes d’un journal catholique à l’égard de la délégation. 96 .

La commission du Travail féminin ainsi constituée n’a de compétence que consultative.

Elle est chargée principalement de se prononcer sur l’arrêté du 8 décembre 1934, qui a suscité tant d’opposition et sur quelques problèmes relatifs au travail féminin. Sa composition est loin d’être ‘paritaire’ : sur les 14 membres 97 , on ne compte que quatre

91 « L’école technique qui forme des ménagères modernes », Bulletin du CNFB, n°106, sept/oct., 1964, p. 19-20.

92 L’avenir de vos filles. Un avis du conseil national de femmes belges, Bruxelles, 1957; DESCAMPS, J., « La formation professionnelle de nos filles », Bulletin du CNFB, janvier/février 1957, p. 6-7 ;

« Un tract rédigé par la Commission travail », Bulletin du CNFB, juillet/août 1957, p. 30-31.

93 BERNARD-VERANT, M-L., « L’avenir de vos filles », Métropole d’Anvers, 6 nov. 1957.

94 « Choix d’études. Quelques réflexions au sujet des carrières scientifiques et techniques », Bulletin du CNFB, n°110, mai/juin 1965, 8-11.

95 CNFB, PV. de la commission Travail, 9/1/1968 : Carhif, F. GBPO, 415.

96 Lettre de Jeanne Vandervelde à Louise Van den Plas, 6 juin 1935 : Carhif, F. L. De Craene, 10;

VAN den PLAS, L., « Une délégation féministe chez le premier ministre »,.., 81-84.

97 Cette commission se compose comme suit : Maria Baers ; Isabelle Blume ; Boulanger,

administrateur à l’Union Coopérative de Liège ; Georgette Ciselet ; Colin, industriel ; Colle, directeur

de la Centrale nationale des Syndicats libéraux de Belgique, Gottschalk, avocat honoraire, Lagasse,

directeur du Comité central industriel de Belgique ; Nys, directeur au ministère du Travail et de la

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femmes. Sont présents des représentants du monde patronal, syndical, des hauts fonctionnaires. Jeanne Vandervelde y siège comme médecin et la préside ; Georgette Ciselet siège comme juriste, Isabelle Blume et Maria Baers respectivement au nom des associations féminines socialistes et catholiques. Aucune de ces quatre femmes ne siège au Parlement à ce moment. Isabelle Blume sera néanmoins élue dès 1936 et Maria Baers cooptée au Sénat la même année. Jeanne Vandervelde et Georgette Ciselet n’entreront au parlement qu’après la Seconde Guerre. Parmi ces quatre déléguées, Maria Baers est la seule à incarner l’opposition pure et dure au travail des femmes mariées (mais elle possède un allié solide en la personne d’Henri Pauwels, président de la CSC) : depuis 1921, elle n’a de cesse de mener campagne pour le retour des femmes au foyer, but qu’elle poursuit sans relâche jusqu’à la fin de sa carrière politique, en 1954 !

Au cours de sa première année d’existence, la Commission tient onze séances et cinq journées d’études, au cours desquelles ses membres visitent divers établissements industriels.

Ils s’intéressent principalement aux questions de salubrité et de sécurité, même s’ils décident

« d’examiner, dans son ensemble, la question du travail féminin ». Trois points sont à l’ordre du jour : la situation créée par l’arrêté-loi du 8 décembre 1934 (rapporteur : Georgette Ciselet), la salubrité et de la sécurité du travail féminin (rapporteurs I. Blume et A. Lagasse), l’harmonisation de la législation belge avec la convention de Washington relative à la protection de la maternité, en vue de sa ratification par la Belgique (rapporteur Maria Baers).

Mais seuls les deux premiers points seront étudiés. La troisième question n’a pas été abordée, faute de temps. Mais on peut supposer que ce retard n’est pas totalement innocent : il a permis de débattre du droit au travail des femmes avant d’aborder la question, délicate pour les féministes égalitaires, de la protection de la maternité.

Le rapport à la première question propose d’abroger purement et simplement l’arrêté du 8 décembre 1934. Dans le rapport à la deuxième question, daté du 24 juillet 1936 et présenté au ministre du Travail Achille Delattre, la présidente de la Commission, Jeanne Vandervelde expose les différentes conclusions en matière de sécurité et de salubrité pour le travail féminin. La plupart sont très proches de celles du GBPO. Le rapport contient de nombreux sous-entendus. Il a aussi pour toile de fond – mais de manière non explicite – le débat qui oppose le travail industriel des femmes - défendu par les socialistes – au travail à domicile – cheval de bataille de Baers. Les socialistes soulignent à satiété que les conditions de travail en usine sont souvent bien moins insalubres qu’à domicile.

D’entrée de jeu, la commission élude aussi la question de la maternité : Jeanne Vandervelde estime en effet que cette question requiert un traitement spécifique et qu’il y a lieu de la renvoyer au troisième point, à examiner dans le courant de 1937. Elle esquive ainsi le piège de la protection spécifique des travailleuses, sous prétexte qu’elles sont toutes des mères potentielles. Néanmoins elle souligne que tout travail insalubre qui met en péril une future grossesse doit être banni mais s’empresse de souligner que tout travail insalubre doit être interdit à tous les travailleurs, indépendamment du sexe. Dans la droite ligne des féministes égalitaires, elle souligne l’absurdité de penser que « les poumons, le cœur, les reins, le foie, le système nerveux des femmes » sont plus « vulnérables que ces mêmes

Prévoyance sociale ; Pauwels, président de la CSC ; Segiers, secrétaire de la Centrale des ouvriers du

textile « Ons huis » à Gand ; Vandevyvere, industriel ; Van Goethem, professeur à l’université de

Louvain : « A la commission du travail féminin », Le Féminisme chrétien de Belgique, nov/décembre

1935, p. 131

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