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Texte intégral

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JOZEF MEHOFFER

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PRO FRIBOURG N° 106/107-Été 95

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(3)

GÉRARD BOURGAREL GRZEGORZ TOMCZAK AUGUSTIN PASQUIER avec un texte de ALEXANDRE CINGRIA

JOZEF MEHOFFER DE CRACOVIE À FRIBOURG, CE FLAMBOYANT ART NOUVEAU POLONAIS

REPÈRES FRIBOURGEOIS 7

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SOMMAIRE

Gérard Bourgarel Les fils renoués

Que mémoire vive! 5 Fribourg-Cracovie: l'impossible rencontre 9 Les prodromes d'un art nouveau 11 La naissance de l'Art Nouveau polonais 15 Fribourg 1892: L'ouverture, et la modernité en plus! 21 Cracovie fin de siècle 27 L'ami William Ritter 35 Un artiste en plein épanouissement 37 1908: L'exposition de Sztuka à Vienne:

de l'apothéose à la crise 53 Le crépuscule d'une belle époque 56 Pendant la Grande Guerre 59 La Pologne libérée: du rêve à la réalité 62 La fin d'une vie 83 Le temps de la mémoire 84

Alexandre Cingria L'œil du peintre 68

Grzegorz Tomczak Le regard du cinéaste 86

Augustin Pasquier Du savoir faire du verrier

L'atelier Kirsch & Fleckner 98

Biographie de Jozef Mehoffer 119

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REMERCIEMENTS

Olivier Cingria et sa femme nous ont permis de redonner vie au texte essentiel d'Alexan¬

dre Cingria. Marius Michaud, de la Bibliothèque Nationale, nous a ouvert libéralement le fonds William Ritter. Les lettres de Jozef et Jadwiga Mehoffer ont été soigneusement trans¬

crites par Marie-Louise Vogel. André Guex-Joris et Rosa Thea Creton ont mis à disposition le fonds Opienski-Barblan à Morges. Hermann Schöpfer, de l'Inventaire des biens culturels de Fribourg, a livré le résultat de ses patientes recherches sur l'atelier Kirsch & Fleckner et les prises de vues de Jean Mülhausen lequel nous a aidés à mettre en valeur notre docu¬

mentation photographique. Eleonore Pieters, Christoph Allenspach, Ivan Andrey et l'hoirie Kirsch à Fribourg, Verena Villiger, organisatrice de l'exposition de Fribourg, Stefan Trüm¬

pier, du Musée du Vitrail de Romont, Walter Tschopp et Maryse Schmidt-Surdez à Neuchâ- tel, Hortensia von Roda et Thomas Boit à Bâle et Berne nous ont soutenus dans cette réali¬

sation. La composition et la mise en page ont été effectués avec diligence par Dominique Layaz et Philippe Tinguely à l'Imprimerie Mauron+Tinguely& Lâchât à Fribourg.

4 PODZIEKOWANIA

dla Jözefy Strzesniewskiej za pomoc w koordynowaniu projektu, dla Anny Zenczak z Mu- zeum Narodowego w Krakowie i Ojcumify Sieradzkiej z Muzeum na Wawelu, dla Nadine zdjçciowa-Tomczak za wspôfwykonanie fotografii, oraz dla osôb dziçki ktôrym zostafa zgro- madzona dokumentacja: dla Ksiçdza Proboszcza Jana Kosciöfka z Kosciofa Najswiçtszej Marii Panny w Krakowie, dla Ksiçdza Proboszcza Katedry na Wawelu, Ksiçdza Proboszcza Kazimierza Tartanowa z Parafii Najswiçtszego Serca Jezusowego w Turku, Ksiçdza Pro¬

boszcza Parafii Katedralnej we Wfocfawku, Ksiçdza Proboszcza Leona Sufryda i Ksiçdza Dariusza Kmieciaka z Parafii Rzymsko-Katolickiej w Jutrosinie, oraz dla Pani Kazimiery Palu- ch z Banku Depozytowo-Kredytowego w Krakowie.

PRO HELVETIA Echanges culturels Est/Ouest, la Loterie Romande, les Telecom-PTT, di¬

rection de Fribourg, les Entreprises Electriques Fribourgeoises et les Transports en commun de Fribourg ont apporté l'aide financière indispensable pour cette modeste mais néanmoins téméraire publication.

Les pages de garde sont extraites du liber amicorum de William Ritter, à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel.

© MEANDRE EDITIONS, PRO FRIBOURG Stalden 14,1700 Fribourg ISBN 2-88359-011-7

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QUE MÉMOIRE VIVE !

Il y a juste cent ans, un artiste inconnu de 25 ans gagnait le concours des vitraux de St- Nicolas de Fribourg. C'est ainsi que notre ville abrite un chef-d'œuvre de l'Art Nouveau po¬

lonais, un ensemble de verrières qui n'a pas son pareil en Pologne. Cet événement insolite est commémoré par des expositions à Fribourg et à Romont et la publication d'une thèse.

Le présent essai a, lui, pour but de remettre l'œuvre de Jozef Mehoffer dans son ancrage polonais et son contexte européen, à cette époque 1900 où les mouvements artistiques se jouaient des frontières, alors que, de façon inédite, des expositions internationales, des re¬

vues d'art popularisaient les courants novateurs.

Pour la première fois, la correspondance entre l'artiste polonais et William Ritter est mise au jour. Le Neuchâtelois Ritter a passé son enfance à Fribourg avant de voyager dans toute l'Europe avec une prédilection pour les pays slaves. A la fois écrivain, artiste, critique d'art, musicologue, cet esthète un peu frileux est un découvreur de talents. Il encourage des créateurs à leurs débuts, que ce soit Le Corbusier ou Mehoffer, sachant en un mot discer¬

ner chez les autres ce qui lui fait défaut. Cette correspondance entre amis fidèles éclaire d'un jour plus familier les arcanes d'un art et la trajectoire de toute une vie.

Une autre source inédite est fournie par l'héritage de Henryk Opienski, musicologue, ami et camarade de collège de Mehoffer: il s'était fixé à Morges, c'est un proche de Paderewski.

Il a laissé aux Archives culturelles romandes de cette ville des lettres et des œuvres de jeu¬

nesse de Mehoffer et de Wyspianski. Autant de fils renoués.

Alexandre Cingria, de mère polonaise, est peintre et écrivain: il peint et dépeint avec jus¬

tesse, force et acuité. Il a rencontré un demi siècle plus tôt Mehoffer à Cracovie. Aux heures sombres de 1940, il publie le meilleur témoignage d'artiste sur Mehoffer. Tout se lie et s'en¬

chaîne.

Il nous fallait un regard actuel, polonais de surcroît. Grzegorz Tomczak a fixé sur la pelli¬

cule une mémoire à la veille de s'éteindre, celle de Zbigniew, le fils de Mehoffer. Il a consa¬

cré aussi un film aux vitraux de Fribourg et fait le lien avec la Pologne.

Conçus à Cracovie, les vitraux de St-Nicolas ont été réalisés à Fribourg par un jeune ver¬

rier, Vinzenz Kirsch. Augustin Pasquier nous initie au savoir-faire de ce jeune artisan doué et inspiré.

La lumière changeante joue sur les vitraux de St-Nicolas comme au premier jour. Prince de la couleur, Jozef Mehoffer n'est pas enfoui dans la tombe ni enfermé dans un musée. Il est là, présent parmi nous. Il nous enchante, encore et toujours, par la jeunesse de son art.

Fribourg, Pâques 1995.

Gérard Bourgarel

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MEHOFFER

TEL QU'EN LUI-MÊME...

«...le cœur passionné et l'esprit inventif de ce grand artiste demeurent à la Pologne. Petit, ner¬

veux et maigrelet, il n'entreprend rien que de vastes dimensions. Pâle et roux, infiniment dis¬

tingué, il porte de préférence du vert et du noir; il est fou de tout ce qui est représentation, toilette et décor; il a, lui aussi, comme d'autres étrangers:

Stuck, Erler, Bakst, l'amour du noir en tant que couleur de luxe et de joie, et il l'introduit Jusque dans ses vitraux: lui aussi, il recherche les har¬

monies décriées pour en prouver la légitime

6 beauté, un peu comme les palais slaves appré¬

cient l'alcool, et s'il s'est instruit à Rome et à Flo¬

rence encore plus qu'à Paris, c'est pour tout mettre, tout de son acquis au service d'idées, de sentiments, de goûts polonais, et cela, si je puis ainsi dire, poussé jusqu'à la superstition de la Pologne.

Comment appeler autrement cette impudence de fourrer dans les fonds de ses vitraux de Fri- bourg en Suisse des tours et remparts non point de Fribourg, mais de Cracovie!»

William Ritter in Art et Décoration, Paris, 1911

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2. Autoportrait, Paris, 1893. Huile sur toile, p 31 x 22,5 cm. Fonds p

Opienski-Barblan, Centre culturel, Morges.

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T IT®

I

3. Etude pour la verrière des Martyrs: « Tour des Menuisiers» à Cracovie.

Crayon sur papier, 13,5 x 9 cm. Collection Mehoffer, Cracovie.

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FRIBOURG-CRACOVIE:

L'IMPOSSIBLE RENCONTRE

Rien, en cette fin du XIXe siècle, ne rap¬

prochait ces deux villes somnolentes et pro¬

vinciales: Fribourg, isolée et traumatisée sui¬

te au Sonderbund; Cracovie, encore sous le coup de la révolte de 1863. Rien, si ce n'est un parallélisme de situation entre deux an¬

ciennes cités, également conservatrices et profondément catholiques, sises toutes deux aux confins des terres germaniques.

Du Cracovie d'alors, voici une description:

«A côté du conservatisme, ce qui donnait une couleur spéciale à la vie cracovienne, c'était son absolue tranquillité. ...La vie était assez mélancolique, sans rien d'inattendu, sans risque, mais aussi sans horizon, sans possibilités. Tout était plongé dans une at¬

mosphère d'engourdissement et de torpeur.

...La vie de l'esprit dépérissait sous le poids de cette immobilité de plus en plus étouffan¬

te, de plus en plus étroite: car les effluves de l'extérieur se faisaient sans cesse plus rares, puisqu'ils devenaient de plus en plus sus¬

pects d'apporter des miasmes de corruption et de révolution. ...Dans cette platitude de la vie ambiante, les témoignages d'un passé grandiose prenaient de plus en plus d'impor¬

tance; les hommes mesquins étaient écrasés par la grandeur émouvante des pierres, la vie était évincée par la concurrence du pas¬

sé. L'absence de passions actuelles et de réjouissances faisait attacher une importan¬

ce disproportionnée aux fêtes religieuses et aux cérémonies officielles. On fêtait tout ce qui était fêtable, même les doctorats. C'était une mascarade pitoyable et tragique. ...Et Cracovie avait tendance à se spécialiser dans les enterrements grandioses'.»

Ôtez Cracovie et mettez Fribourg à la pla¬

ce, le tableau est peu ou prou le même.

C'est alors que l'une comme l'autre ville vont subir une commotion qui ouvrira leurs horizons. A Fribourg, c'est, en 1889, la nais¬

sance de l'Université, à la fois catholique et internationale, retranchée et ouverte... Inutile

de retracer l'histoire de notre grande école, due à la volonté têtue de Georges Python: il va, l'année même de sa fondation, envoyer son fidèle Decurtins à... Cracovie, avec mis¬

sion d'y dénicher un professeur de langues slaves. On lui présente un élève du comte Tarnowski, le D' Joseph Kallenbach, histo¬

rien de Mickiewicz. Ce sera le début d'une longue présence polonaise à notre universi¬

té. Mais, des Polonais, il y en avait eu déjà auparavant, réfugiés après l'écrasement de l'insurrection populaire de 1830, tel Alexan¬

dre Stryjenski, auteur de la première carte moderne du canton de Fribourg. Retenez le nom, nous le retrouverons plus tard.

A Cracovie, à la même époque, c'est la naissance d'un mouvement intellectuel, la Jeune Pologne. Ce mouvement artistique, dès 1892, «révolutionnera une ville, renversa les vieilles valeurs, fournit de nouveaux cri¬

tères de jugement et de prestige2

Situons Cracovie. La capitale historique de l'ancien royaume de Pologne apparaît sur la carte, suite aux partages, ravalée au rôle de ville de garnison frontière. Mais la Galicie, peuplée de huit millions d'habitants et for¬

mant le quart de la population de l'Empire austro-hongrois, est le seul territoire polonais à bénéficier du droit des nationalités: le polo¬

nais y est langue officielle! Au contraire du reste de la Pologne soumis à la germanisa¬

tion et à la russification et privé de libres moyens d'expression. Alors que, à l'est de la Galicie, Lwow-Lemberg, moderne et plus peuplée, est le centre administratif et écono¬

mique de la province, c'est Cracovie, la vieille cité chargée de symboles, avec sa vé¬

nérable université fondée en 1364 par le roi Casimir le Grand sur le modèle de celle de Bologne, qui devient le flambeau de la cultu¬

re polonaise.

Jozef Mehoffer, né en 1869 à Cracovie, fait ses études au Lycée Nowodworski, fré¬

quenté par la bonne société. Il a, dans la

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même volée, pour condisciples un noyau de jeunes intellectuels qui vont renouveler le cli¬

mat artistique de la ville et exercer une large influence en Pologne. Ils ont pour noms Hen¬

ryk Opienski, futur compositeur et musico¬

logue, Lucjan Rydel, dramaturge, Stanislaw Estreicher, professeur et Stanislaw Wys- pianski, futur peintre et dramaturge, person¬

nage tragique qui deviendra le chef de file de ses camarades.

Jozef Mehoffer était fortement lié avec Wyspianski: ils s'inscrivent tous deux à l'au¬

tomne de 1887 à l'Académie des Beaux-Arts de Cracovie, où ils suivront les cours d'his¬

toire de l'art de Smolka, de littérature polo¬

naise de Tarnowski et ceux du peintre Matej- ko. Par la suite, ils compléteront ensemble leur formation à Paris.

Tous deux partageaient la même passion pour le théâtre. Le Théâtre municipal a, en 1893, un nouveau directeur, Thadée Pawli- kowski, âgé de 29 ans, cultivé et audacieux.

Il met à son programme Ibsen, Strindberg, Hauptmann, Wilde, Tchékhov et Gorki. Me¬

hoffer et Wyspianski monteront eux-mêmes des spectacles dans le cadre de l'ancienne université, dont le père de leur camarade Stanislaw Estreicher est bibliothécaire et ha¬

bite le local médiéval où Copernic avait fait ses études. Wyspianski s'impose déjà dans son cercle comme metteur en scène.

Ils participeront encore comme assistants de Matejko, le grand peintre épique polonais, aux travaux de restauration et de polychromie de l'église Notre-Dame, entreprise sous la di¬

rection de l'architecte Thadée Stryjenski, le fils du cartographe de Fribourg. L'architecte y recevra en 1896 la visite de son neveu gene¬

vois, Alexandre Cingria, alors âgé de 17 ans.

Quarante ans plus tard, ce dernier évoquera cette rencontre dans son «Hommage au peintre polonais Stanislaw Wyspianski3».

La boucle était bouclée. L'«impossible rencontre» s'annonçait comme programmée.

1 Backvis, Claude - «Le dramaturge Stanislas Wys¬

pianski », Paris, P.U.F., 1952, p. 47.

2 Ibidem, p. 48.

3 Cingria, Alexandre - «Hommage au peintre polo¬

nais Stanislaw Wyspianski», in Nova et Vetera, jan¬

vier-mars 1938, Fribourg, p. 25.

4. Cracovie, extrait d'une gravure de 1603 aux armes de la ville: la porte aux «trois tours».

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LES PRODROMES D'UN ART NOUVEAU

L'appellation même d'«Art Nouveau», de

«Jugendstil» témoigne de la réaction contre l'académisme à la fin du XIXe siècle. La croyance, ou l'illusion, en un art total, un

«Gesamtkunstwerk» a alors une dimension cosmopolite: elle se manifeste de Paris à St- Petersbourg, de Darmstadt à Nancy, de Londres à Barcelone, de Vienne à Bruxelles et, par contrecoup, de Cracovie à Fribourg.

Elle est véhiculée par un moyen neuf, l'af¬

fiche; par des revues d'art, Revue Blanche, Pan, Jugend, dont l'une, The Studio, acquiert une diffusion européenne. Les expositions internationales lui servent de support et celle de Paris en 1900 d'apothéose.

La découverte de l'art japonais, par le biais des estampes, exerce toute son in¬

fluence et se traduit par la stylisation des formes naturelles. L'Art Nouveau est servi par la renaissance de l'artisanat, par un ré¬

seau de marchands avisés, tel Bing à Paris, et d'amateurs influents, tels les Goncourt.

D'une virtuosité inouïe, cet art glisse aisé¬

ment vers la facilité. Eugène Grasset, dans une lettre de juillet 1898 à William Ritter1, en convient lui-même avec ironie: «Je vous ap¬

prouve fort d'essayer de votre côté des ap¬

plications d'Art moderne. C'est si intéres¬

sant, si facile même, si l'on a un peu de goût, marchandise très rare de nos jours, mais dont je suis certain que vous ne man¬

quez pas puisque vous aimez mes œuvres...

Mais, sans aucune plaisanterie, je vois des petites sottes qui avec quelques indications font des choses supportables, à plus forte raison en ferez-vous de très intéressantes en puisant dans l'inépuisable Nature.» En dé¬

cembre de la même année, alors qu'il tra¬

vaille à sa «Méthode de composition orne¬

mentale», qui sera l'un des guides de cet art, Grasset apparaît désabusé: «L'art des Morris&Co existe depuis cinquante ans à l'insu de ceux que cela n'intéressait pas au¬

trefois. ...Presque tous les «Art Nouveau»

ont... découvert et imité cette vieillerie an¬

glaise. Voilà pourquoi vous éprouvez le sen¬

timent unanime que c'est toujours la même chose (mettons faiblesse). Rien encore de fort n'a marqué dans les choses réalisables.

Une infinité de bourdons qui heurtent les vitres2

Cette tornade ornementaliste qui envahit tout, par sa profusion même, suscite des réactions et donne naissance à des anti¬

corps: Adolf Loos bannit toute ornementation de son architecture et annonce le mouve¬

ment moderne des années vingt, au moment où se profilent déjà Gropius et Le Corbusier.

Le cataclysme de la Première Guerre mon¬

diale va mettre une fin abrupte à l'Art Nou¬

veau qui n'aura duré qu'à peine un quart de siècle. Si abrupte et si définitive que cet art traversera ensuite un long purgatoire, souf¬

frant d'un tenace préjugé et ne retrouvera que tardivement de sa jeunesse et de sa fraîcheur.

Lettre d'Edouard Grasset à William Ritter à Dürn- stein a.d. Donau, datée de Paris, le 1" juillet 1898.

(Fonds Ritter, BNS, Berne)

Lettre d'Edouard Grasset au même, à Monruz près Neuchâtel, datée de Paris, le 16 décembre 1898.

(Fonds Ritter, BNS, Berne).

11

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LES PRÉMICES:

VERS UN ART TOTAL, LE «GESAMTKUNSTWERK«

12

Berlin, 1892: «Das schwarze Ferkel». Ce

«Goret Noir» est un bistrot sur Unter den Lin¬

den, lieu de rencontre d'un groupe de jeunes artistes et écrivains, nordiques et alle¬

mands. Il avait été «découvert» et ainsi bap¬

tisé par August Strindberg. Il réunissait du côté berlinois le véhément Richard Dehmel et Max Dauthendey, tous deux écrivains, Ju¬

lius Meier-Graefe, un ingénieur découvrant là sa vocation de critique d'art; du côté nor¬

dique, des Norvégiens: les peintres Edvard Munch et Christian Krohg, le dramaturge Gunnar Heiberg, le poète Sigbjörn Obstfel¬

der et le sculpteur Gustav Vigeland; un Da¬

nois, Holger Drachmann et le dramaturge suédois déjà nommé. Un personnage mar¬

quant émerge de ce cercle: Stanislas Przy- byszewski, Polonais d'expression allemande, étudiant en médecine et musicien: surnom¬

mé «Stachu» car son nom est jugé impro¬

nonçable, il a une compagne, Dagny Juell, fille d'un médecin norvégien, dite «Ducha», qui devient l'égérie du groupe, suscitant convoitises et jalousies sous le regard amu¬

sé de «Stachu». Au sein de ce cercle, les moyens d'expression s'échangent et se croi¬

sent: Munch écrit, Strindberg et Dauthendey peignent, alors que Przybyszewski täte de tout. L'influence de Nietsche, qui est en cor¬

respondance avec Strindberg, se traduit par l'émergence de l'inconscient et une ap¬

proche psychanalytique de l'art. Les soirées du «Ferkel» se poursuivent jusqu'au petit matin dans le logement de «Stachu», au nord de Berlin, au rez d'un immeuble de la Luisenstrasse. Là, sous la lumière rouge d'une lampe à pétrole, Dehmel récite avec passion ses vers, Obstfelder déclame les siens, traduits par «Ducha», Munch lance ses paradoxes, Vigeland montre les photos de ses oeuvres, de son «Enfer», «Stachu» se met à son pianino et joue avec fougue Cho¬

pin et Schumann, Obstfelder prend son vio¬

lon et joue du Grieg et du Bach.

C'est dans cette atmosphère que Przy¬

byszewski donne sa mesure en exposant le fruit de ses lectures et de ses recherches en psychologie et en neurologie. Originaire de la Pologne prussienne, il avait reçu une bourse d'études pour son travail sur la structure de la moelle épinière, et put ainsi étudier la médecine à Berlin de juin 1890 à juillet 1893. Comme écrivain de langue alle¬

mande, il décollera de la réalité et s'enga¬

gera dans une voie extrême: l'expression neurotique et satanique de pulsions mor¬

bides. Mais il explorera avec une passion communicative les relations entre la peintu¬

re, l'écriture et la musique, dans leurs vibra¬

tions et leurs rythmes communs. Munch va acquérir par cette relation une acuité intros¬

pective lui permettant de sublimer ses pro¬

pres expériences et les drames de son exis¬

tence et doter son oeuvre de sa puissance hallucinatoire.

Dans l'ambiance survoltée du Ferkel, une étincelle va mettre le feu aux poudres: la première exposition de Munch, sous les aus¬

pices de l'Association des artistes de Berlin, est fermée au bout de quatre jours, sur inter¬

vention officielle. Par la suite, en pleine polé¬

mique, l'association refusera en avril 1893 l'admission en son sein de Munch. Ce scan¬

dale va provoquer une scission et donnera naissance à une «association libre» qui de¬

viendra en 1898 la Berliner Secession. Sur cette lancée, le cercle du Ferkel participera, en 1894, à la création de la revue PAN, sous l'impulsion de Meier-Graefe. Le titre en fut trouvé par Dagny Juell, lors d'une fin de soi¬

rée à la Luisenstrasse. La revue, d'une gran¬

de qualité typographique, utilisant des pa¬

piers soigneusement sélectionnés, va assu¬

rer la promotion de l'art et de la littérature modernes. Elle sera, de plus, un support in¬

comparable pour l'essor de la gravure. C'est alors que Munch va s'initier à la technique de la lithographie et de la gravure et c'est à

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Berlin qu'il transposera, par ce moyen, son œuvre majeure, «Le Cri».

De cette intense et fugace période va se détacher cet astre noir, dont la trajectoire s'étend jusqu'à nos jours: une oeuvre forte qui, en 1893, concentre toute l'énergie du Ferkel. Au «Cri» de Munch répondra le ro¬

man «Der Schrei» de Przybyszewski.

Nous sommes là très loin de l'habileté lé¬

gère et décorative d'un Grasset ou d'un Mu- cha. La prescience d'un Goya se retrouve dans une expression artistique non moins forte, celle d'un courant souterrain émer¬

geant du tréfonds de l'âme, de l'âme sombre et tourmentée de Munch. Cette œuvre em¬

blématique garde un siècle après son étran¬

ge pouvoir et ne laisse personne indifférent.

En 1896, le cercle du Ferkel se disperse.

Autant de brandons dispersés au vent.

Munch retrouvera la plupart de ses amis à Paris. Przybyszewski et sa femme gagnent Cracovie où leur influence imprégnera l'art naissant de la Jeune Pologne.

Références:

Stang, Nie.: Edvard Munch, Johan Grundt Tanum Forlag, Oslo, 1972.

Voir également l'excellente étude et exposition consacrée au cercle du «Ferkel» par l'Université de Newcastle upon Tyne en 1979: Lathe, Carla, Ed¬

ward Munch and his literary associates.

M'arrêtant, je m'appuyai à la ba¬

lustrade, presque mort de fatigue.

Au-dessus du fjord bleu-noir pen¬

daient des nuages, rouges comme du sang et comme des langues de feu. Mes amis s'éloignaient, et, seul, tremblant d'angoisse, je pris cons¬

cience du grand cri infini de la na¬

ture. — E. M.

La Revue Blanche, Décembre 1895 13

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5. Intérieur. Paris 1892.

Huile sur toile, 33 x 24 cm (annotation:

«probablement chez M" Wisliewska»). Fonds Opienski-Barblan, Centre culturel, Morges.

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LA NAISSANCE DE L'ART NOUVEAU POLONAIS

Cracovie, 1892: la Jeune Pologne. Dans l'atmosphère provinciale, étouffante, de Cra¬

covie naîtra cette année-là le mouvement

«Mloda Polska», la «Jeune Pologne». Ce sera la manifestation d'une génération nou¬

velle, d'une jeunesse intellectuelle qui se dé¬

gage de l'atmosphère morose qui suivit l'échec de la dernière tentative de soulève¬

ment national en 1863. Ce mouvement est porteur d'une aspiration vers une société plus juste et plus humaine, l'exaltation des racines populaires de la culture polonaise, le retour enfin du sentiment et de l'imagination et se traduira par le passage du romantisme au symbolisme. Ce mouvement est repré¬

senté par de réels talents littéraires, tels que Stefan Zeromski (1864-1925) et Wladyslaw Reymont (1867-1925), lequel sera reconnu mondialement1.

A cette époque, les jeunes Mehoffer et Wyspianski, sur le conseil de Thadée Stry- jenski et contre l'avis de leur maître Matejko, complètent leur formation à Paris. Mehoffer, le premier, loue au printemps 1891 un atelier à la rue de l'Echaudé et commence à étudier à l'Académie Julian et à l'Ecole des arts dé¬

coratifs. Il fait la connaissance du peintre Alexandre Dejean, qui a vécu en Pologne et est un ami de Jozef Opienski, le père de leur camarade Henryk. Il est rejoint en mai par Wyspianski, lequel travaillera à l'atelier du peintre Courtois, où a passé le peintre Sle- winski, ami de Gauguin et membre du Grou¬

pe de Pont-Aven. On le voit, nos deux ar¬

tistes restent dans une mouvance slave, fré¬

quentant même le Restaurant Koch, où ils re¬

trouvent la cuisine de leur pays. D'ailleurs quand Wyspianski travaillera à Paris avec un collègue, ce sera avec l'artiste pragois Mu- cha. En fin d'année, Wyspianski retourne quelques mois à Cracovie, puis rejoint en fé¬

vrier 1893 Mehoffer à Paris, où ils vont parta¬

ger le même atelier au 14, avenue du Maine.

Ils travailleront alors tous deux pour le

concours des vitraux de Lwow, qui sera rem¬

porté par Mehoffer.

Par la suite, Mehoffer, dans une lettre à William Ritter2, en donnera la description:

«Le vitrail de la cathédrale de Lemberg (Lwow) représente le roi Casimir le Grand, le dernier de la famille royale des Piast, 1333- 1370, qui a fondé la cathédrale de Lemberg, en ce temps une ville ruthène et orthodoxe...

Casimir, par ce fait, a introduit le rite latin et soumis le pays à l'autorité de la Pologne.

Le vitrail est divisé en deux parties - celle du haut représente le grand roi, l'acte de l'érection de l'église à la main - de l'autre, tient haut le sceptre (celui qui a été retrouvé dans son tombeau à Cracovie). Un architec¬

te à genoux se tient prêt avec une truelle et un marteau. Derrière on voit les arcades go¬

thiques dont les motifs ont été fournis par les arcades du tombeau de Casimir le Grand.

Comme fond, les échafaudages de la cathé¬

drale ornés de drapeaux et de fleurs.

Dans la partie du bas, l'escalier tournant en bois, orné également de fleurs, par lequel montent les invités à la fête: les notables de la ville, les riches marchands, leurs femmes, les professeurs et les étudiants. En bas, sous la voûte d'une porte, la foule se presse et on ne la laisse pas entrer. Les vertus de la Sagesse et de la Justice représentent les vertus qui étaient les principaux traits de caractère du roi. Tout en bas, deux peintres travaillent à un tableau, une vierge byzantine comme celle de Czestochowa qui est devenue l'objet de culte de toute la Pologne.» Cette méticuleuse description témoigne de l'orientation historici- sante de Mehoffer dans la recherche de l'exactitude quasi archéologique des motifs.

De son côté, Wyspianski prendra pour son projet un thème tout aussi historique et y travaillera «à grand effort» pendant deux ans. Déjà apparaît la multiplicité de son ta¬

lent: tout en composant son vitrail, il écrira un essai dramatique qui est la «légende» de

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6. Photo de Wyspianski prise à la même époque à la Foire de Neuilly, Paris, 1892.

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7. Wyspianski. Portrait de Mehoffer, Paris,

1891-1892. Craie noire, 48 x 36 cm. Cracovie, Musée national.

son œuvre picturale, son commentaire litté¬

raire, la «Reine de la Couronne polonaise». Il décrit un événement dramatique dont la ca¬

thédrale de Lwow avait été le théâtre, lors de la guerre contre les Suédois. Sous la pres¬

sion du danger, le roi Jean-Casimir avait consacré son pays à la Vierge. Le projet de vitrail se partageait en deux plans nettement déterminés: l'humain et le divin. En bas, l'acte inspiré du roi. En haut, la Pologne aux pieds de la Vierge.

De retour à Cracovie, n'ayant encore qu'une expérience restreinte de l'art du vi¬

trail, mais à son actif cette imposante réali¬

sation de Lwow - une fenêtre de 14 m de haut - Mehoffer va devoir relever un nou¬

veau défi. Grâce au fidèle et attentionné Stryjenski, il aura communication du concours pour les vitraux de St-Nicolas de Fribourg: une chance exceptionnelle pour un jeune artiste d'à peine 25 ans!

En 1930, Thadée Stryjenski livrera ses souvenirs de cet événement3:

«Il y a de cela trente et quelques années, au printemps de 1895, j'eus le grand plaisir d'apporter à un jeune artiste polonais de Cracovie l'heureuse nouvelle que son projet avait obtenu le premier prix au concours pour les vitraux de St-Nicolas.

Dans mon jeune temps, en l'année 1871, pendant la guerre franco-allemande, je fai¬

sais un stage à Fribourg, je travaillais com¬

me dessinateur dans les bureaux du chemin de fer. J'y avais conservé certaines relations et lorsque j'appris qu'un concours internatio¬

nal pour les vitraux de St-Nicolas avait été ouvert, je fis venir le programme et j'enga¬

geai Joseph Mehoffer à y prendre part. Je lui dis d'un ton impératif: «Mets-toi sur les rangs, je connais ton talent; pour sûr, ton projet sera primé.» Ma prophétie se réalisa et chacun comprendra ma joie lorsque, quelques mois après, j'appris le succès de ce jeune Cracovien.

Voici comment les circonstances m'ont mêlé à la réalisation de ce grand monument d'art polonais à Fribourg.

Je fis la connaissance de Mehoffer quelques années auparavant, en 1888, lors de la restauration de l'église de Ste-Marie à Cracovie. Je dirigeais les travaux de concert avec le grand peintre Jean Matejko qui s'était chargé de la polychromie. Mehoffer pouvait avoir alors une vingtaine d'années. Il était élè¬

ve de l'Ecole des Beaux-Arts dont Matejko était le directeur. Matejko me le donna comme aide pour la copie de ses cartons et leur exé¬

cution sur place, ainsi que son camarade, le peintre et poète Stanislas Wyspianski qui de¬

vint par la suite une des gloires de la Pologne.

J'eus l'occasion de suivre ces tout jeunes gens, de voir se développer leur talent. Pour les engager à travailler, je leur commandais un grand vitrail pour la fenêtre au-dessus du chœur. Je leur donnais comme modèle à suivre les beaux vitraux du Moyen Age qui se trouvent dans l'abside de Ste-Marie et qui re¬

présentent des scènes de l'Ancien Testament.

Ils firent ce travail en commun et s'en tirèrent si bien que je fis exécuter cette verrière qui orne aujourd'hui cette grande baie» (III. p.18).

La réalisation des vitraux de St-Nicolas de Fribourg occupera, avec de longues et né¬

fastes interruptions, Mehoffer de 1895 à 1936. Elle sera, en quelque sorte par la force des choses, une chronique de l'essor et de la décadence de l'Art Nouveau en Pologne.

' Wladislaw Reymont vit ses œuvres largement tra¬

duites en français, avec le retard habituel, telles le

«Pèlerinage polonais» en 1933 («Pielgrzymka do Jasnej Gory», 1895) et surtout sa grande fresque littéraire «Les Paysans» en 1925-1927, 4 volumes («Chlopi», 1904-1909). Son œuvre fut couronnée par un prix Nobel de littérature.

2 Lettre de Mehoffer à William Ritter à Dürnstein a/d Donau, datée de Cracovie, le 11 mai 1898. (Fonds Ritter, BNS, Berne)

3 Stryjenski Thadée - «Fribourg et la Pologne», Fri¬

bourg, Fragnière, 1930.

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8. Vitrail de l'église Ste-Marie de Cracovie réalisé conjointement par Wyspianski et Mehoffer sur l'instigation de T. Stryjenski (atelier Zelenski à Cracovie),

1889-91.

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9. Wyspianski.

Cheminée dans l'ateiier, Paris, 1893. Pastel, 24 x 49 cm. Fonds Opienski- Barblan, Centre culturel, Morges.

10. Mehoffer. Cage d'escalier, Strasbourg (inscription au dos: «fait en voyage»), 1892. Huile sur toile, 24 x 33 cm.

Fonds Opienski-ESarblan, Centre culturel, Morges.

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20

11. A Fribourg, lArt Nouveau s'impose également en architecture. Villa au quartier du Gambach, 1905. Arch. Broillet et Wulffleff, Fribourg.

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FRIBOURG, 1892:

L'OUVERTURE, ET LA MODERNITÉ EN PLUS!

Depuis trois ans, la cohorte des professeurs et étudiants de la toute nouvelle université anime, bouscule et vivifie la paisible cité de quinze mille habitants, jusqu'alors renco- gnée dans son conservatisme. Alors que la Suisse, au lendemain de la guerre civile du Sonderbund de 1847, connaît une phase d'ouverture et de renouveau, le canton de Fribourg reste à la traîne, même si ses insti¬

tutions se modernisent sous le bref régime radical, et manque le coche de la révolution industrielle. L'intrépide Guillaume Ritter qui, dans les années soixante, rêve de doter la ville de toute une infrastructure - barrage, flottage du bois, scierie, adduction d'eau et de gaz, usine de wagons - verra ses projets s'enliser dans l'inertie ambiante.

Vingt ans plus tard, c'est pourtant un conservateur bon teint, paternaliste et autori¬

taire à souhait, qui va réussir à briser les bar¬

rières mentales, ouvrir Fribourg au monde en la sortant de sa quiétude provinciale.

Georges Python conçoit cette ouverture dans des limites strictes et bien contrôlées:

Fribourg va s'ouvrir au monde, certes, mais au monde catholique exclusivement. Mais, par cette porte ouverte, va se glisser de fa¬

çon imprévue la modernité de courants cul¬

turels, artistiques et architecturaux. Sans doute parce que le milieu local n'avait rien à leur opposer.

Fribourg va, en quelques années, s'éten¬

dre pour la première fois hors de ses murs, non pas au hasard, mais dans une vision déjà urbanistique, de façon planifiée, lançant à l'ouest, par-dessus les ravins, un grand boulevard vers le plateau de Pérolles, censé accueillir un campus universitaire, créant un quartier résidentiel, le Gambach, dont les vil¬

las étagées forment un ensemble digne du Darmstadt de l'époque. Ces créations archi¬

tecturales dans un esprit nouveau corres¬

pondent aux besoins d'une clientèle non plus traditionnelle mais informée des ten¬

dances modernes et aspirant à un mode de vie moins étriqué. De jeunes architectes ré¬

pondent à la demande, suivent le mouve¬

ment international et entraînent à leur suite des artisans qui vont renouveler leur métier et faire renaître l'art de la ferronnerie et du vi¬

trail. La rude cité médiévale s'aère et reçoit une touche cosmopolite.

L'organisation d'un concours pour les vi¬

traux de la collégiale de St-Nicolas s'inscrit, en 1892, dans cette atmosphère de change¬

ment, de remue-ménage et d'ouverture.

Pourtant l'initiative part des gardiens mêmes de la tradition, de la vénérable Confrérie du Saint-Sacrement. Bien évidemment, le pro¬

gramme initial du concours ne sort pas des sentiers battus, mais il s'adresse sans res¬

triction aux «Artistes verriers de tous pays»

et le jury est formé en faisant appel à des personnalités de l'extérieur faisant autorité, l'historien de l'art Johann-Rudolf Rahn le pré¬

sidera. Professeur à l'Ecole Polytechnique de Zurich, il est véritablement le père, l'initia¬

teur de l'histoire de l'art en Suisse. On fait, de même, appel au tout nouveau directeur du Musée national suisse en voie de créa¬

tion, Joh. Heinrich Angst. Un dominicain français, de savante érudition, le Père Ber- thier, représente la jeune Université, de même que le titulaire de la chaire d'histoire de l'art, le Rhénan Wilhelm Effmann. Ce jury est complété par Jakobus Stammler, curé de la paroisse catholique de Berne. De Fribour- geois, point!

Le concours va se limiter à une seule double fenêtre d'un des bas-côtés, celui de l'évangile, avec pour thème la représentation des saints Pierre, Jean l'Evangéliste, Jacques le Majeur et André, sous la forme d'un carton à échelle 1:5. La participation sera honorable, les concurrents au nombre de vingt-six, dont bon nombre d'ateliers spé¬

cialisés de Zurich, Munich, Innsbruck, Bruxelles et Paris. C'est au milieu de cette

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12. La verrière des Apôtres, primée par le jury de 1895 et réalisée l'année suivante, chaque fenêtre de 670 x 151 cm.

Fribourg, 1896.

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13. Détail de la même verrière: d'entrée de jeu, Mehoffer introduit à l'arrière-plan un rappel de Cracovie, son belluard: la Barbacane.

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24

production décorative, semi-industrielle, que le projet d'un véritable artiste, Jozef Mehof- fer, va émerger et finalement triompher. Le 15 juillet 1895, le jury accorde son premier prix à ce jeune artiste polonais de 25 ans, encore totalement inconnu.

Le président de la Confrérie du Saint-Sa- crement et de son comité des vitraux, Max de Diesbach, remarqueront bien quelques années plus tard que l'ensemble des projets,

«étudiés avec soin», laissaient «un senti¬

ment de froid; c'était terne et banal, point de vie, point d'idée profonde ou symbolique.

Seul M. Mehoffer a jeté dans cette exposition une note délicate en dehors de ces gammes routinières où se complaît l'industrie artis- tique-religieuse de notre époque.»

Tout cela était bel et bon. La décision avait été emportée par le Dr Rahn apostro¬

phant le jury: «Voulons-nous récompenser le génie?» Mais ce résultat du concours allait provoquer un retour de balancier. Le jury re¬

vient sur son audace première et recomman¬

de une solution de compromis, donnant à réaliser une fenêtre à Mehoffer, représentant la tendance «moderne», et une à Aloys Bal- mer de Lucerne, de façon «ancienne». Ce compromis boiteux ne tiendra pas à l'usage.

La confrontation du «moderne» lumineux et créatif et de l'«ancien» fade et compassé tournera à la confusion et à l'élimination du second. Non sans que Balmer se soit défen¬

du comme un beau diable. Dans une lettre à Max de Diesbach du 5 août 1895, il dénigre le projet de Mehoffer, dont il souligne tout de même le talent, comme «inspiré d'un groupe parisien, duquel Grasset est un des repré¬

sentants caractéristiques». ...«Le genre re¬

présenté par M. Mehoffer n'a jamais été vu jusqu'à présent chez nous.» ...«Le projet de M. Mehoffer n'est pas gothique flamboyant, ni par le style dans lequel il est exécuté, ni par les idées qu'il exprime, ou plutôt par la manière dont celles-ci sont interprétées. Les

figures elles-mêmes sont des plus modernes qu'on puisse trouver et par l'exécution et par la conception.» Et d'ajouter: «Son œuvre pri¬

se dans son ensemble est tellement agitée et provoquante... que je suis persuadé qu'une suite de huit chapelles ornées de vi¬

traux dans son genre devrait abattre et anéantir l'effet harmonieux et calme que maintenant produit l'intérieur de l'église de St-Nicolas.»

Ferdinand Hodler, traité par Balmer d'«apologiste de la brutalité», soutiendra Mehoffer, affirmant que «s'il avait fait une verrière, il voudrait avoir fait celle-là» («La Li¬

berté» du 13 décembre 1896). Ferdinand Hodler qui, précisément, venait d'être appe¬

lé par Léon Genoud, directeur du Musée in¬

dustriel, à enseigner à l'Ecole des arts et mé¬

tiers, le futur Technicum. Une initiative tout à fait à contre-courant dans le monde artis¬

tique officiel de ce temps.

Ainsi, l'œuvre de Mehoffer qui, avec les vitraux suivants, va prendre toute sa force et son ampleur n'apparaît pas comme un phé¬

nomène isolé, mais contribue à un mouve¬

ment artistique qui se libère des poncifs aca¬

démiques de cette fin de siècle en s'affir- mant comme un vrai Art Nouveau.

14. Joh. Rudolf Röhn (1841-1912)

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16. Wyspianski. Portrait de Przybyszewski.

Pastel, s.d.

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FIN DE SIÈCLE

La «Jeune Pologne» triomphe en retrou¬

vant ses racines. Nous avions laissé Przy- byszewski, parti de Berlin, à son arrivée à Cracovie. Il y parvient auréolé de gloire et va recréer autour de lui l'ambiance du «Ferkel»

berlinois, tout en se trouvant pris à son propre jeu. Il ne pourra que continuer à éton¬

ner et à scandaliser et s'épuisera à vouloir se renouveler, s'enlisant finalement dans une suite d'excès de boissons et de dérives sen¬

timentales. «Ducha», sa femme, le quittera et aura en 1900 une fin tragique à Tiflis, tuée par un amant qui se suicidera aussitôt. Przy- byszewski sera pourtant, en quelques an¬

nées, un initiateur pour le milieu artistique cracovien: il apportait dans ses bagages le symbolisme berlinois et les accents nova¬

teurs de la littérature et des arts Scandi¬

naves. Dans la courte période (d'octobre 1898 à janvier 1900) où il prendra la direc¬

tion de la revue Zycie (La Vie), il va secouer la torpeur et le traditionalisme cracovien. Il rêvait dans une lettre-programme d'ouvrir la porte aux révolutions esthétiques de l'Occi¬

dent en développant en Pologne une vie ar¬

tistique comparable à celle des nations Scandinaves. Il n'en aura pas le talent, mais saura immédiatement distinguer autour de lui les promesses de jeunes artistes. C'est ainsi qu'il donnera la direction artistique de la revue au jeune inconnu qu'était Wyspian- ski, qui en fit la publication la plus soignée et la plus étonnante de Pologne. Elle fit connaître Wilde et Baudelaire et le Zara¬

thoustra de Nietsche. Elle fut surtout le flam¬

beau de la «Jeune Pologne». La peinture polonaise explose, elle vit une intense libéra¬

tion avec une pléiade de peintres de talent:

aux Mehoffer et Wyspianski s'ajoutent les Fa- lat, Axentowicz, Ruszczyc, Filipkiewicz, Weiss, Malczewski et Pankiewicz. Elle est cependant confinée dans la peinture de che¬

valet, l'art sacré et l'art monumental lui res¬

tant fermés du fait des blocages officiels.

La revue Zycie sera elle-même étouffée, en butte à la censure autrichienne, ne survi¬

vant que grâce à quelques mécènes. Sous la direction de Przybyszewski, elle finira par sombrer, mais en ayant atteint son but: celui d'imposer un art nouveau indépendant.

Paradoxalement, c'est sur le plan littéraire que la percée sera la plus éclatante et elle sera l'œuvre majeure du peintre Stanislaw Wyspianski. Sa pièce de théâtre, «Wesele»

(Les «Noces»), sera jouée pour la première fois au Théâtre municipal de Cracovie le 16 mai 1901.

Nous touchons là à la caractéristique pro¬

fonde du mouvement «Jeune Pologne»: la redécouverte des racines populaires. Face au milieu aristocratique et bourgeois alors fortement germanisé, le renouveau culturel polonais va imposer le caractère purement national et c'est auprès des paysans des monts Tatras qu'il va se ressourcer. Wys¬

pianski, dans un élan désespéré autant que libérateur (atteint dans sa santé, il se sait condamné et n'a plus que sept ans à vivre), va mener cette démarche dans l'esprit même du «Gesamtkunstwerk».

Sa genèse est éclairante. Wlodzimierz Tetmajer, peintre ami de Wyspianski, avait épousé dix ans plus tôt une paysanne de Bronowice, où il se fit construire une chau¬

mière. Ce mariage avait d'abord fait scanda¬

le dans la bonne société cracovienne mais fit bientôt place à la sympathie et à l'attendris¬

sement et Bronowice devint bientôt le ren¬

dez-vous de la jeunesse intellectuelle de Cracovie.

Lucjan Rydel, le dramaturge camarade de collège de Wyspianski, membre de la «Jeu¬

ne Pologne» et le seul à être alors écrivain reconnu, tomba amoureux d'une sœur de la femme de Tetmajer. Il s'attendait à faire scandale, alors que les esprits avaient bien évolué et il finit par passer pour un original dans le milieu paysan à force de vouloir s'y

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17. Projet de rideau de scène pour le Théâtre de Cracovie. 1892. Huile sur toile, 50 x 68 cm.

Poznan, Musée national.

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intégrer. Ainsi que C. Bacvis le décrit dans son ouvrage sur Wyspianski: «Ce fameux mariage eut lieu en novembre 1900 dans la chaumière des Tetmajer. Ce fut un grand jour de la Bohême cracovienne. Le village entier était aussi accouru et pendant deux nuits et trois jours on dansa au son d'un petit orchestre de village. Quand quelqu'un était recru de fatigue, il se jetait sur les capotes que les paysans avaient abandonnées dans un coin et se reposait un peu.»

«Wyspianski en était naturellement, mais il ne dansait ni ne buvait: il observait silencieu¬

sement cette sarabande étrange et pitto¬

resque, ces deux mondes fraternisant dans une mutuelle incompréhension et dans une mutuelle bonne volonté, et, comme l'a dit si joliment Boy-Zelenski, «il regardait et écou¬

tait sa pièce.» A travers chaque personnage, il voyait le symbole qu'il représentait; à tra¬

vers la cordialité présente il voyait les tragé¬

dies passées et les drames futurs; à travers la joie de vivre, les trépignements de la dan¬

se et l'effusion d'une formidable énergie, il voyait la tragique impuissance de la servitu¬

de. Et le tableau qui commençait à s'élever dans son imagination s'encadrait à tout ja¬

mais dans le rythme à la fois sautillant et lourd de la danse soulignée par les batte¬

ments de pied des paysans.»

Wyspianski fit preuve d'une grande auda¬

ce en transposant immédiatement à la scène un événement réel, bien connu de tous. Le thème en est évidemment amplifié et mérite¬

rait un chapitre à lui tout seul, les fantômes se mêlent au bal, le passé au présent et le fantastique à la réalité. Les «Noces» tradui¬

sent le destin d'une nation et présente le mi¬

roir tragique et véridique d'une génération.

Son impact fut énorme. Les personnages étaient pris dans la réalité et pouvaient s'y reconnaître, des mariés à Przybyszewski.

Les protagonistes des noces de Rydel, fâ¬

chés d'être mis en scène contre leur gré,

vinrent à la première, bien décidés à mani¬

fester leur mécontentement, lequel se dissi¬

pa bientôt et fit place à l'enthousiasme et à l'exaltation: ce fut un triomphe.

L'oeuvre maîtresse de Wyspianski a gardé toute sa force et n'a pas pris une ride, de¬

puis sa reprise non moins triomphale de 1932 au Théâtre national de Varsovie jusqu'à son adaptation cinématographique contem¬

poraine par Wajda.

19. Wyspianski.

Autoportrait. 1907. Mine de plomb, 20 x 16 cm.

Cracovie, Musée national. Ultime autoportrait à l'approche de la mort et poème en forme d'épitaphe.

WESELE

NAPISAtSTANISLAWWYSPIANSKI WVDANIE TRZECIE NIEZMIEN IONE

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QUE SUR MA TOMBE NUL NE PLEURE...

Que sur ma tombe nul ne pleure, Que vienne ma femme seulement.

Que sont pour moi vos chiens de pleurs Et votre regret qui ment.

Que sur ma bière ne croasse Nul glas, nul cri de deuil,

Que pleurent la pluie et la bourrasque Quand passera mon cercueil.

Que jette qui veut une motte de terre Et que le tertre me pèse.

Que le soleil éclaire ma tombe Et brûle rudement la glaise.

Un jour peut-être, un jour austère, Lassé de mon sommeil,

Je détruirai cette calme demeure Et je courrai vers le soleil.

Quand vous verrez mon vol jaillir, Ma forme claire, sans liens, Criez-moi de revenir

Avec ces mots qui furent miens.

Pour que je les entende, là-haut, En dépassant l'étoile.

Je reviendrais peut-être encore A la peine qui me fut fatale.

Stanislaw Wyspianski

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Page précédente:

20. Intérieur (Chambre de Jadwiga Janakowska - future épouse Mehoffer - à Paris). 1895. Huile sur toile, 66 x 60 cm.

Poznan, Musée national.

Ci-contre:

21. La gorge de i'Areuse (souvent faussement nommée «de la Reuss»), 1897. Huile sur toile, 59 x 44 cm. Poznan, Musée national.

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De 1895, l'année du concours des vitraux de Fribourg, à 1908, date de l'exposition du Hagenbund à Vienne, qui marque le triomphe du mouvement Sztuka et de l'Art Nouveau polonais, c'est une décennie de succès pour Mehoffer, marquée par l'abon¬

dante production de l'artiste en pleine possession de son métier, excellant dans tous les domaines, de l'art monumental - de la fresque au vitrail - à l'illustration de livres et à la peinture de chevalet qui sera l'expression même d'un art du bonheur: le reflet de son bonheur personnel, au sein de sa famille et du jardin enchanté de sa campagne de Janköwka. Un bonheur souligné par quelques ombres: sa réalisation la plus marquan¬

te sera à l'étranger, à Fribourg, ce qui désole l'ardent patriote polonais qui se heurte en vain, dans sa patrie morcelée et cloisonnée, au conformisme et à l'indifférence des milieux culturels et religieux. A l'époque, il n'est certes pas le seul: voyez l'éblouissant Klimt dont la seule réalisation monumentale sera le Palais Stoclet à Bruxelles.

22. Ange exterminateur.

Lithographie, s.d. 60 x 43 cm. Avec une dédicace de 1904 à William Ritter. Collection privée.

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L'AMI WILLIAM

RITTER

23. Ritter, William.

Autoportrait. 1902.

Pointe sèche, 31 x 22 cm.

Neuchâtel, Musée d'art et d'histoire.

Tout au long de cette période bénie, Mehof- fer va pouvoir compter sur un appui exté¬

rieur précieux, celui de William Ritter.

William est le fils de Guillaume, un Neuchâ- telois originaire d'Alsace, un ingénieur en¬

treprenant et visionnaire, qui a réalisé l'ad¬

duction d'eau de La Chaux-de-Fonds et re¬

mué ciel et terre pour un projet aventureux d'alimenter Paris en eau à partir du lac de Neuchâtel. Il s'est finalement lancé, dans les années soixante, dans l'ambitieux et témé¬

raire projet d'industrialisation globale de la ville de Fribourg, avec construction d'un barrage, d'une grande scierie (la défunte halle Ritter au plateau de Pérolles), d'une usine de wagons, de fourniture d'éclairage et j'en passe. Au faîte de sa carrière, Guillaume Ritter habite à la Grand-Rue de

Fribourg, dans le bel immeuble dix-huitième à arcades, orné d'une statue de St-Chris- tophe, un spacieux appartement rempli de beaux meubles et de tableaux de maîtres.

C'est dans ce milieu confortable et cultivé que vont grandir William et ses nombreux frères et sœurs. Par sa mère, une Esseiva, il a de solides attaches locales et un oncle chanoine et bientôt prévôt de la cathédrale.

Cet heureux temps se termine de façon abrupte: le père, suite à la guerre de 70, est acculé à la faillite et doit abandonner loge¬

ment et œuvres d'art et se retirer à Neuchâ¬

tel où, dignement, il aura une vieillesse be¬

sogneuse. En fin de vie, il construira encore, à l'ancienne, l'église rouge de Neuchâtel, en dernier pied de nez à ses compatriotes par¬

paillots.

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William sera le vilain canard de la famille:

il est exceptionnellement doué, un peu trop même, car il va se disperser dans toutes les directions. C'est un fin musicologue, il täte joliment de l'aquarelle, il se croit surtout une vocation d'écrivain, mais il ne publiera qu'à compte d'auteur et n'aura un brin de réputa¬

tion littéraire qu'en... Slovaquie. C'est que le bonhomme ne tient pas en place. C'est, au début de ce siècle (il est né en 1867), un homme de son temps, cosmopolite et poly¬

glotte dans une Europe alors quasiment sans frontières. Il parcourt l'Italie et les Bal¬

kans, fréquente Vienne, habite un temps à Dürnstein près de Munich, séjournera lon¬

guement à Prague et enseignera à Brno; il y aura surtout de «petits amis», il parle tchèque avec aisance et la Bohème sera sa terre d'élection. Partout où il va, il se lie avec des artistes et des musiciens. Il reconnaît et encourage de jeunes talents. A leur contact, il va développer le sien, celui de critique d'art. Et il se démène: quand il prend sous son aile Jozef Mehoffer, il publie des articles enthousiastes en français, en italien et en tchèque dans les meilleures revues du temps. Son œil n'est certes ni détaché ni im¬

partial: c'est celui d'un esthète qui effleure la surface des choses. Face à un Edvard Mun¬

ch, il est sincèrement horrifié car il fouille et remue les entrailles. Dans ses «Etudes d'art contemporain» parues en 1906 aux Editions du Mercure de France à Paris, il commettra un chapitre ravageur sur l'artiste norvégien: il s'y montre à la fois fasciné et révulsé par l'implacable lucidité de l'artiste. Il discerne certes un «coin de génie dans tout cela», la marque du théâtre d'Ibsen et des «romans hallucinés» de Strindberg, mais, picturale- ment, il ne voit que «rictus de navrement, crispation d'atrocité qui veut impérieusement affirmer l'aspect démentiel de la laideur mo¬

derne.» William Ritter n'aime que ce qui est aimable, il appréciera d'autant mieux le rou¬

main Nicolae Grigoresco et notre Jozef Me¬

hoffer. Qui, mieux que lui, saura dégager le côté décoratif de son oeuvre, la sûreté de trait de son dessin et l'éclat novateur de sa couleur? De plus, en amitié, il est étonnam¬

ment fidèle: la correspondance avec Mehof¬

fer et sa femme durera de 1898 à sa mort en 1955, sur plus d'un demi-siècle. Elle forme une chronique suivie, sincère, amicale et fa¬

milière, très éloignée du ton compassé de l'échange de lettres avec les officiels fribour- geois. Ce fonds de plus de 200 lettres a fourni le fil conducteur du présent essai.

Le sort posthume de William Ritter mérite un court épilogue. Si les penchants homo¬

sexuels de ce personnage ne l'auront guère handicapé dans le milieu artistique cosmo¬

polite qui était le sien et s'il bénéficiera d'une certaine indulgence de son père et de ses frères, dont l'un était professeur de dessin au Collège St-Michel de Fribourg, il se heur¬

tera par contre à l'hostilité de ses sœurs et à l'animosité du milieu neuchâtelois. La Biblio¬

thèque universitaire de Neuchâtel laissera échapper sa succession littéraire, à part un ensemble de gravures et un émouvant liber amicorum, se privant du coup de plus de 200 lettres de Le Corbusier! Une part du fonds, surtout des livres, atterrira à la biblio¬

thèque de La Chaux-de-Fonds; des gravures et dessins au Musée de Neuchâtel, mais l'essentiel de la correspondance - au bas mot quelque 50 000 missives, dont les 250 de Gustav et Alma Mahler, les trésors en langue tchèque - trouvera refuge à la Biblio¬

thèque Nationale de Berne. Quant à la riche collection d'affiches Art Nouveau, dont per¬

sonne ne voulait, elle sera dispersée aux vents.

A ce jour, quelques chercheurs ont fait leur miel en butinant dans les richesses de ce fonds, mais aucun encore ne s'est inté¬

ressé au personnage hors du commun, ou¬

vert sur le monde qu'a été William Ritter.

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UN ARTISTE EN PLEIN ÉPANOUISSEMENT

Mehoffer aborde la période la plus produc¬

tive de son existence. Il a fait ses preuves, gagné un concours international, il participe dès lors aux expositions qui s'organisent aux quatre coins de l'Europe. Les revues d'art lui consacrent des articles élogieux, il est membre fondateur de Sztuka et, bientôt, éga¬

lement membre de la Sécession viennoise, son œuvre s'inscrit dans un courant jeune et novateur. Il cultive jalousement son caractère polonais qui lui confère son originalité.

Dans une lettre du 20 février 1906 à William Ritter, il s'en explique: «Comme artis¬

te, il (le Slave) ne ressemble pas à l'artiste français et diffère totalement de l'Allemand.

Chez les Allemands, l'esthétique, une fois acceptée par le corps combattant des ar¬

tistes, règne d'une manière absolue, s'empa¬

re de l'industrie et devient industrielle réci¬

proquement et un mot d'ordre, un étendard hissé et soutenu par des milliers de mains.»

«Les Slaves, s'ils doivent remplir un rôle, c'est de servir de contrepoids par leur don d'individualisation, mais ils ne parviennent que difficilement à remplir ce devoir car leur production paraît si étrange, si tapageuse qu'on les blâme comme des gens mal éle¬

vés qui parlent haut dans une église ou qui ne savent pas s'accorder avec une «Stim¬

mung». Et juste(ment), ce «savoir-vivre», cette aisance d'être «comme-il-faut», même dans le radicalisme de l'art, est le trait carac¬

téristique de l'art allemand et peut être considéré comme cause de cette esthétique tirée par les cheveux par le piétisme et la conviction du rôle sacré qu'il feu? remplir. On regarde en arrière en voulant marcher en avant et de cette façon naît cet art par trop artificiel qui se nourrit de toutes les époques de l'art et bâtit (par) un travail cérébral des organismes prétentieux; c'est le cas par exemple de l'art religieux (exposé à Vienne), le cas de l'art de Beuron et de la société «für christliche Kunst.»

«Un théâtre allemand moderne (surtout celui de l'Empire) ressemble à une morgue.

L'art décoratif est dépourvu de gaieté, les ar¬

tistes sont mornes dans leurs oeuvres, ils n'éprouvent pas la joie de vivre, leur intellect domine leur âme artistique qui doit être fran¬

chement impressionnée et impression¬

nable.»

«Jugez donc! La production artistique sla¬

ve, de son naturel plutôt gaie, composée d'individualités artistiques fortes et même exubérantes, production dans laquelle le sentiment joue le premier rôle et, comme tel, ne se laisse pas gouverner facilement par l'intellect, doit chaque fois subir l'examen de l'étranger; si elle n'est pas bien comprise et appréciée là-bas, tant pis pour elle; elle sera mal reçue dans son propre pays qui a la fai¬

blesse de ne pas juger de lui-même et qui se décide difficilement à l'enthousiasme pour les œuvres d'art.»

Mehoffer attachait une grande importance à ces commentaires au point de s'y référer par la suite.

Engagé à fond dans son monumental pro¬

gramme de Fribourg - il vient, en l'espace de trois ans, de réaliser les trois fenêtres ma¬

jeures de Notre-Dame des Victoires, des Martyrs et celle, flamboyante, du Saint-Sa- crement - il rêve cependant de pouvoir réali¬

ser une œuvre comparable dans son propre pays. Il croit toucher au but en gagnant le concours pour la décoration de la cathédrale de Plock, en 1902, alors qu'il travaille par ailleurs à la polychromie de la salle du Tré¬

sor de la cathédrale de Cracovie.

Dans une lettre du 10 mai de cette année- là à William Ritter, l'artiste fait part de son en¬

thousiasme: «Eh bien, voilà une chose qui m'intéresse beaucoup! Je projetais une dé¬

coration basée sur des motifs populaires po¬

lonais, des motifs qui n'ont pas encore été introduits dans l'art et se sont conservés dans les peintures couvrant des meubles

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24. Verrière de Notre- Dame des Victoires, 670 x 151 cm. Fribourg,

1896-1898.

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25. Verrière des Martyrs, 670 x 151 cm. Fribourg, 1899.

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des paysans mazures (la région de Plock), dans leurs étoffes et ustensiles. Je voudrais trouver un chemin, faire de l'art et me garder de tomber dans l'ethnographie.»

A l'évidence, il souhaitait pouvoir exprimer son caractère national hors des contraintes locales imposées à Fribourg.

Nul n'est prophète en son pays... On ne saura jamais ce à quoi Mehoffer serait par¬

venu dans une voie ainsi tracée. Un notable riche et influent, le comte Lanckoronski, pu¬

blie une lettre où il s'en prend aux fresques déjà réalisées par Mehoffer à la cathédrale de Cracovie, au Wawel. Cette intervention jeta le trouble chez les chanoines de Plock et le mandat lui fut retiré. On fit appel à sa place à Wladyslaw Drapiewski, disciple de l'Allemand Frédéric Stummel, qui réalisa des compositions préraphaéliques et anodines à souhait.

Mehoffer écarté, contre ses habitudes, publia un véritable manifeste en 1903 dans la revue VER SACRUM de la Sécession vien¬

noise. Dans sa dédicace manuscrite à Wil¬

liam Ritter, il la qualifie d'«une de ses rares productions littéraires».

Dans ce texte, il défend farouchement le rôle de l'artiste: «Personne ne peut ap¬

prendre dans les livres la façon dont on doit traiter les oeuvres du passé, mais cette connaissance ne peut intervenir que si, au respect du passé, s'ajoute la capacité de saisir le sens profond de ces œuvres an¬

ciennes, en un mot: en y ajoutant le talent.»

Il s'en prend vigoureusement aux fadeurs sirupeuses de l'art de Beuron, alors en vogue dans les milieux ecclésiastiques, il s'étonne même que la sensualité qui se glis¬

se sous cette douceur extrême semble leur échapper.

A rencontre de ces fadeurs troubles, il prend pour exemple l'art byzantin dénigré, un art à ses yeux profondément religieux qui

parvient à rendre la profondeur insondable de la divinité et les visions de l'Apocalypse, ajoutant que cet art n'a aucun rapport avec la forme frivole du catholicisme, de sa reli¬

gion de salon. Il revendique: «La cathédrale est le monument vivant d'un peuple vivant et nous avons le droit d'y mettre du nôtre com¬

me témoignage de notre société et de notre vitalité.»

Un tel échec provoque ainsi une réflexion débouchant sur une clarification. Il affirme encore: «Je me rappelle avec quel regret j'ai entrepris les premiers grands cartons de vi¬

traux pour la Suisse à Fribourg. J'ai investi dans ce travail beaucoup d'énergie; une énergie qui a ses limites en chacun de nous.

Mais dans mon propre pays, je n'ai pas trou¬

vé de champ d'action. Avec douleur, je dois reconnaître que j'y suis tenu pour un être dangereux.»

Ces propos sont à rapprocher de ceux rapportés par William Ritter, lors de sa visite à Florence à fin 1899, alors que Mehoffer, jeune marié, y travaillait au carton du vitrail des martyres de sainte Catherine et de sain¬

te Barbe. Ritter s'étonna d'y reconnaître une tour de l'enceinte de Cracovie et lui deman¬

da: «Pourquoi n'avez-vous pas mis là une tour de Fribourg, Monsieur?» auquel il fut ré¬

pondu péremptoirement, mais avec le souri¬

re: «Parce que j'ai mis là une tour de Craco¬

vie, Monsieur.»

Malgré les déboires, Mehoffer va persévé¬

rer en exprimant sa plénitude dans son oeuvre. Il la transmettra à ses élèves, car de¬

puis 1900 il donne des cours ä l'Académie des Beaux-Arts de Cracovie, où il sera nom¬

mé professeur en 1902.

26. Vitrail «Vita somnium breve», 1904. 200 x 166 cm. Cracovie, collection Mehoffer.

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27. Verrière du Saint- Sacrement, 670 x 151 cm.

Fribourg, 1898-1901.

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28. Verrière de l'Epiphanie, 670 x 151 cm.

Fribourg, 1902-1905.

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29. Cartons de vitraux pour la chapelle Grauer à Opava (Bohême), 1901. A gauche, «Les saintes femmes au tombeau»;

à droite, «Croyance, Espérance, Amour».

Musée national de Plock, Pologne.

Page suivante:

30. Verrière des saints Georges, Michel, Anne et Madeleine, 670 x 151 cm. Fribourg, 1909.

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en

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39. Page de couverture de «Sztuka Polska - Malarstwo», Lwow, H. Altenberg, 1902.

Mehoffer et son jardin enchanté. Mehoffer trouve alors, face aux difficultés profession¬

nelles, un refuge dans la vie familiale. Il culti¬

ve son jardin intérieur, au propre comme au figuré. Il présente un contraste saisissant avec son ancien compagnon Wyspianski, à l'existence tourmentée et qui, littéralement, brûle la chandelle par les deux bouts. Dans son existence rangée et paisible, Mehoffer ne parviendra jamais aux accents tendus et tragiques d'un Wyspianski qui joue le tout pour le tout, sachant ses jours comptés.

Mais il nous donne, sur un ton intimiste, un véritable art du bonheur.

Les tableaux peints dans sa maison de campagne de Janköwka au merveilleux jar¬

din en terrasses à la française nous livrent le secret de son havre de paix. Cela donne une suite d'œuvres néo-impressionnistes,

sans grande originalité, mais où s'affirment une fois de plus son aisance du dessin et sa virtuosité de coloriste.

C'est de cette année chargée de 1902 que date son œuvre symboliste la plus connue: le «jardin étrange», véritable hym¬

ne au soleil (son premier titre) qui réunit sa femme, son fils, dans son jardin: tout ce qu'il aime. Cette œuvre sera exposée à Vienne à l'automne de la même année. Cet¬

te œuvre emblématique figurera ensuite ré¬

gulièrement dans presque toutes les expo¬

sitions sur l'art polonais: en dernier lieu au Kunsthaus de Zurich en 1974, à l'exposition

«Symbolismus in Europa» à Baden-Baden en 1976 et au Kunstmuseum de Lucerne en 1980. A la même époque, Mehoffer se fait également connaître par ses talents de por¬

traitiste.

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Page précédente:

35. Véranda et échappée sur le jardin à Jankôwka,

1907. Huile sur toile, 95 x 78 cm. Varsovie, Musée national.

36. Portrait de la femme de l'artiste, Jadwiga Mehoffera, 1907. Huile sur toile, 67 x 51 cm.

Varsovie, Musée national.

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" ■"*" W Wyspianski. Fonds Pro Fribourg.

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