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Partager le savoir, c'est partager le pouvoir
COLLET, Isabelle
COLLET, Isabelle. Partager le savoir, c'est partager le pouvoir. L'Humanité.fr, 2018, no. 20 mars
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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:114089
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1 https://www.humanite.fr/quelle-juste-place-pour-les-femmes-dans-les-sciences- et-dans-la-recherche-652249
Partager le savoir, c’est partager le pouvoir par Isabelle Collet, chercheuse à l’université de Genève
L’absence des femmes des métiers du numérique est un phénomène occidental récent. En Occident, les femmes sont bien plus touchées que les hommes par la fracture numérique, et la familiarité qu’elles ont acquise dans les usages ne se traduit pas au niveau de la maîtrise des techniques. Ces très faibles taux de femmes dans les études d’informatique n’existent que depuis une vingtaine d’années. En France, de 1972 à 1985, l’informatique était la deuxième filière comportant le plus de femmes ingénieures. Aujourd’hui, alors que la part des femmes dans ces écoles approche des 30 %, la proportion en informatique stagne au-dessous de 15 %.
Pourtant, l’absence des femmes de l’informatique est perçue comme anhistorique (on a oublié l’histoire, pourtant récente, de la discipline), universelle (alors qu’en Asie du Sud-Est ou au Moyen-Orient, il n’est pas rare d’avoir une parité de sexes dans ce secteur) et finalement liée à la nature même des femmes (on ne pourra donc rien y faire).
Outre l’aspect évident de justice sociale, il paraît aussi absurde de se passer de la moitié des talents d’un pays. En effet, puisque les filles ont plus de mentions au bac S que les garçons, il apparaît que les meilleurs élèves se désintéressent d’un secteur pourtant économiquement stratégique.
Par ailleurs, la grande homogénéité de la population des développeurs (des hommes blancs issus des grandes écoles) risque de faire disparaître les besoins, envies et caractéristiques des autres populations, ce qui est de plus en plus problématique alors que se développe de manière importante l’intelligence artificielle. Les assistant•es virtuel•es en sont un exemple : la plupart des entités virtuelles d’assistance à l’utilisateur•trice sont sexy… mais seulement dans le regard d’un homme blanc hétérosexuel.
Il y a en informatique, comme dans les sciences et techniques, une fabrication continuelle du genre : des traditions, normes et règles institutionnelles qui l’alignent sur des valeurs
supposées masculines (telles que le pouvoir sur les objets et les personnes) et, en retour, renforcent la masculinité et donc le pouvoir de ceux (et celles) qui l’exercent. À partir du moment où l’informatique est devenue synonyme de pouvoir symbolique (modéliser le monde et les usages du quotidien), autant que matériel (grâce au plein-emploi et à des salaires élevés), le rapport au savoir informatique est devenu avant tout un rapport au pouvoir.
Dans ce sens, partager le savoir scientifique et technique signifie renoncer au caractère élitiste des études de sciences et techniques pour y convier les enfants des classes défavorisées et les femmes, tous et toutes exclu•es des sciences sous prétexte d’une incompatibilité naturelle.
Il s’agit là d’un choix politique : repenser radicalement les principes qui fondent la conception que l’université ou l’école a de la méritocratie et la manière dont la « vraie » science doit être produite. Sommes-nous prêt•es, en tant qu’enseignant•es, universitaires, décideur•euses politiques ou institutionnel•les, à remettre en cause le système qui nous a produits et, en conséquence, notre légitimité et notre propre mérite ? Sommes-nous prêt•es à reconnaître que les principaux mécanismes de discrimination positive à l’œuvre dans notre société n’agissent
2 ni au profit des femmes, des enfants des classes populaires ou des personnes racisées, mais au profit des hommes blancs des milieux sociaux favorisés ?