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Baudelaire et le théâtre d'ombres

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Baudelaire et le théâtre d'ombres

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Baudelaire et le théâtre d'ombres. In: Le lieu et la formule. Neuchâtel : A la Baconnière, 1978. p. 122-136

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23160

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« Mon cœur est un théâtre vide ... » (L'Irréparable)

Pour porter condamnation contre le hachisch, Baudelaire adopte le . critère de la différence. La première partie des Paradis artificiels, dont il sera question ici, s'articule sur une question fondamentale: la drogue ouvre-t-elle sur un monde nouveau? L'enquête se fixe dès le départ une norme- un état de grâce où l'homme échappe à l'ennui et accède à la révélation de l'Autre - pour évaluer, par rapport à cette promesse d'un dépassement, les visions du hachisch. On connaît la réponse:

« Le hachisch ne révèle à l'individu rien que l'individu lui-même» ( 440) 1

Interpellé par le prestige de l'inconnu, le drogué se trompe de voie;

sans le savoir, il se livre à un soliloque et demeure prisonnier de sa propre insuffisance: «Il n'est [ ... ] que le même homme augmenté, le~

même nombre élevé à une très haute puissànce. Il est subjugué; mais, pour son malheur, il ne l'est que par lui-même, c'est-à-dire par la partie déjà dominante de lui-même» (409).

Modulée à travers tout Le P()ème du Hachisch, la question du même et de l'autre trouve sa formulation la plus nette au début du chapitre 3, où Baudelaire recourt successivement à trois métaphores -- le théâtre, le voyage, le rêve - qui, selon le code de la symbolique romantique, connotent à la fois la quête et son accomplissement. Si le hachisch est

1 La pagination renvoie à l'édition de Claude Pichois, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1975-1976, 2 vol. et, sans autre indication, au premier des deux volumes.

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un motif encore insolite, les trois autres sont chargés de valeurs sans équivoque: ils suggèrent l'exploration d'un autre monde, par-delà la pellicule décevante de l'évidence quotidienne. C'est ainsi que l'espace magique du théâtre révèle traditionnellement des personnages qui, selon l'enfant des Vocations, sont «bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout» (332). Déçue par la réalité immédiate, l'imagination prolonge ses rêveries sur la scène et s'y laisse captiver par les mystérieux témoins d'un univers plus profond, plus spirituel: les chimères s'incarnent, le jeu obéit à la dictée du désir et en mime l'accomplissement, tandis que les arcanes du surnaturel, d'ordinaire occultés, semblent, aux lueurs de la rampe, se déployer devant les yeux de l'esprit. Ce «vaste théâtre de prestidigitation et d'escamotage, où tout est miraculeux et imprévu» (408), c'est bien l'un des lieux privilégiés de la mythologie romantique, où la conscience de l'illusion ne résiste pas à l'attraction du mystère, où l'artifice, authen- tifié par l'imagination du spectateur, ne tarde pas à paraître plus réel que la réalité. Les ombres acquièrent l'épaisseur de la vie, les masques s'entrouvrent et laissent percer un message de l'au-delà 1

On rangera sans peine les deux autres métaphores - le voyage, le rêve- dans la même catégorie thématique 2Rompre avec l'ici pour explorer, ailleurs, des «pays lointains et inconnus »·(408), c'est encore chercher à atteindre, dans un monde intermédiaire, la beauté des idées;

c'est défier toute distance pour s'emparer du Nouveau et ranimer ici-bas l'unité perdue. Quant au rêve, associé au même réseau sémantique, il passe, lui aussi, pour un répertoire de signes secrets et profonds. ~

fameuse distinction entre le «rêve naturel», simple reflet du déjà

1 Baudelaire lui-même se rallie souvent à cette conception du théâtre.

Ainsi dans le Salon de 1859: «Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m'imposer une utile illusion. Je préfère contem- pler quelques décors de théâtre, où je trouve artistement èxprimés et tragique- ment concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu'elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai; tandis que la plupart de nos paysa- gistes sont des menteurs, justement parce qu'ils ont négligé de mentir» (t. II, p. 668). Le thème du théâtre dans son ensemble chez Baudelaire a été récem- ment étudié par Ross Chambers, «L'art sublime du comédien ou le regardant et le regardé: Autour d'un mythe baudelairien », dans Saggi e Ricerche di Letteratura Franeese, XI, p. 191-260.

2 Sur la combinatoire de ces trois symboles et leur fécondation réciproque, il suffira de consulter les différents travaux de Ross Chambers; nul mieux que lui n'a montré leur signification et leur interaction au XJXe siècle.

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connu, et le rêve «hiéroglyphique», par où l'esprit accède à une révé- lation surnaturelle, c'est dans ce même contexte que Baudelaire l'énonce.

En ranimant, peu après Nerval!, l'antique topos des deux faces du songe, il formule, par une comparaison familière, la question du même et de l'autre, de l'ici et de l'ailleurs et, par métaphore interposée, définit l'enjeu même de la drogue: accès à la différence ou repli réflexif?

Le rêve est une porte ouverte sur l'inconnu, à moins qu'il ne soit une forme vide et illusoire: Baudelaire insiste sur son ambivalence et cela mérite l'attention. Quoique affectés, dans l'idéologie romantique, d'une valeur en général univoque et positive, les trois symboles complé- mentaires du théâtre, du voyage et du songe, invoqués ici comme figures du hachisch, subissent une fissure. Ils ouvrent peut-être sur un monde plus authentique, mais pourraient bien s'assimiler à autant de paradis artificiels. Ils favorisent peut-être les conquêtes de l'imaginaire et actualisent les puissances spirituelles latentes en l'homme, mais il se pourrait aussi qu'ils participent du leurre de la drogue. Baudelaire ne les cite sans doute qu'à titre de comparants, mais il dévoile en eux une face trompeuse et entame leur crédibilité. A travers cette incertitude, on pressent l'effondrement de tout un système: les garants traditionnels de l'Ailleurs et l'aptitude de l'homme à y atteindre sont en. question.

Qu'il sonde les profondeurs du moi, qu'il scrute les arcanes de la nature ou de la religion, l'individu s'expose, où qu'il cherche, à la déception et à l'ennui. Si le théâtre, le voyage et le rêve -peuvent équivaloir à la drogue, l'hypothèse d'un monde nouveau et le pari pour la différence apparaissent désormais hasardeux.

A en croire le titre du,chapitre 3, Le Théâtre de Séraphin, Baudelaire situe plus particulièrement son interrogation sous le signe du théâtre.

Je voudrais tenter maintenant· un commentaire de ce chapitre, pour montrer que cette métaphore participe de la crise esquissée tout à l'heure et que, si fugitive soit-elle au niveau du discours explicite, elle

1 Dans Aurélia, en 1855, la distinction liminaire des rêves de la porte d'ivoire (fantasmagoriques) et de la porte de corne (authentiques) sert égale- ment à formuler, par équivalence, le problème de la folie: aberration ou initiation? Ramenées à leur enjeu essentiel, l'interrogation de Nerval sur le statut du rêve et de la folie, de Baudelaire sur celui du hachisch reviennent à une même réflexion sur l'expérience des limites et sur la possibilité même d'accéder à la Vérité. Voir mon livre, La Lettre perdue. Ecriture et folie dans l'œuvre de Nerval, Flammarion, 1978 et, sur le réseau folie-rêve-hachisch, «La folie est un rêve», à paraître dans Critique.

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sous-tend bel et bien tout le texte, lui conférant ainsi, par-delà le pro- blème particulier de la drogue, une vaste portée métaphysique.

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La mention du théâtre de Séraphin, une fois le titre dépassé, ne sera ni reprise ni expliquée. Elle offre cependant, pour l'interprétation du chapitre, une clé de grande importance et mérite d'être élucidée.

'Baptisé du nom de son créateur, en 1776, le théâtre de Séraphin devait acquérir très vite, puis conserver à travers le XIXe siècle, une grande vogue dans le public populaire et enfantin de la capitale. Il était fameux surtout pour ses saynètes d'ombres chinoises\ auxquelles s'ajoutèrent bientôt des marionnettes. A mesure que le spectacle se perfectionnait intervinrent d'autres techniques, «des tableaux de fan- tasmagorie et un diaphanorama » 2, qui, par leurs jeux d'ombres et de lumière, apportaient autant de variantes à la représentation de figures évanescentes et dérisoires, confirmant ainsi la vocation illusionniste du petit théâtre. Après un moment de déclin, celui-ci allait retrouver un lustre nouveau dans les années 40, puis de nouveau en 1858. (l'année même où paraît Le Poème du Hachisch), à l'occasion d'un transfert du Palais-Royal au boulevard Montmartre. La référence de Baudelaire était donc parfaitement actuelle et aisément déchiffrable à ses premiers lecteurs.

Mais quelle relation entre le hachisch et les ombres chinoises ? L'un des récits rapportés dans le chapitre 3 - au centre même du chapitre - renoue avec le thème du théâtre et aide à préciser la signi- fication, demeurée allusive, du titre. L'un des témoins allégués par Baudelaire, un littérateur, raconte urie soirée au spectacle sous l'empire de la drogue. La situation paraît sans rapport avec le théâtre d'ombres:

des acteurs représentent une comédie. Mais le hachisch, justement, la frappe d'irréalité et la transforme en une fantasmagorie qui n'est pas

1 Par métonymie, on appela « Séraphin des enfants » toute une série de recueils donnant des intrigues ou des dialogues de pièces d'ombres chinoises.

2 Anonyme, Feu Séraphin. Histoire de ce spectacle depuis son origine jusqu'à sa disparition, 1776-1870, Lyon, 1875, p. 18. Voir aussi Denis Bordat et Francis Boucrot, Les Théâtres d'ombres. Histoire et techniques, Paris, L'Arche, 1956. - Fantasmagorie: spectacle de lanterne magique; diaphano- rama: toile peinte et animée par des effets de lumière.

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moins évanescente que les vaines silhouettes de Séraphin. Sous le charme des images mentales que libère la drogue, le spectateur demeure imperméable à l'intrigue: «Je ne vous dirai pas que j'écoutais les comédiens, vous savez que cela est impossible» (418). C'est en lui, sur

«l'autre scène», que se déploie l'action. Investi d'intuitions purement subjectives, absorbé dans la sphère des fantasmes, le message externe n'oppose plus de résistance et devient un «drame créé par ma distrac- tion »: « de temps en temps ma pensée accrochait au passage un lambeau de phrase, et, semblable à une danseuse habile, elle s'en servait comme d'un tremplin pour bondir dans des rêveries très lointaines» (418). Il y a deux choses que ce théâtre n'est pas: ni miroir du monde réel, ni témoin d'un autre monde. Un autre théâtre prend ici la relève, une

«fantasmagorie intérieure» (419), dit le texte, où s'animent les ombres et les chimères qu'y projette le sujet.

Le chapitre suivant commence par ces mots: « Il est temps de laisser de côté toute cette jonglerie et ces grandes marionnettes, nées de la fumée des cerveaux enfantins » ( 426). Les termes mêmes de cette transition sont importants, puisqu'ils confirment la pertinence du modèle théâtral pour J'ensemble du chapitre 3 et corroborent l'interprétation

« mentaliste »du théâtre de Séraphin. Les vaines silhouettes qui hantent l'esprit du hachischin trouvent leur plus proche équivalent dans les fantômes et les simulacres d'un jeu d'ombres. Affranchi de toute inten-

tion réaliste, polysémique par excellence, le spectacle se conforme !' alors sans résistance à la dictée du sujet. II ne dévoile pas de pays nou-

veaux, mais invite le moi à la contemplation de ses propres fantaisies.

Circularité réflexive, dilatation du même: voilà le sens que Baudelaire attribue ici à la métaphore du théâtre. Transposé au niveau conceptuel, le symbole connote un thème bien précis - le narcissisme - qui assure la cohérence de l'épisode de la comédie, mais sous-tend aussi l'ensemble du chapitre. C'est ce que je voudrais montrer maintenant.

Arrêtons-nous encore à la soirée au spectacle. Les indices du retrait narcissique y abondent. Au sujet qui se reconnaît comme centre unique et frappe d'évanescence la sphère des objets, la salle de théâtre offre toutes les occasions de repli. Sa position n'est pas laissée au hasard.

Il se cloître dans une loge, qu'il nomme aussi, dans son récit, une

« boîte», un «caveau »: espace de retranchement, de protection, où le solitaire réalise son désir d'autonomie. Cette première barrière est d'ailleurs renforcée d'une seconde clôture, concentrique, puisque le

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théâtre même est par excellence un lieu coupé du monde, régi par ses valeurs propres, un microcosme que l'être narcissique façonne librement, selon l'impulsion de son désir. Si la scène apparaît «infiniment petite», si les comédiens « me semblaient excessivement petits et cernés d'un contour précis et soigné» (418), c'est qu'ils n'accèdent eux aussi à l'existence que dans le milieu contracté, raréfié, où l'esprit se donne à lui-même en spectacle.

L'espace subjectif du théâtre baigne aussi dans l'obscurité: «mes ' yeux avaient été frappés d'une impression de ténèbres », «je crus entrer [ ... ]dans un monde de ténèbres» (418). Car le regard narcissique oblitère le monde ambiant, le rejette dans le non-être, afin d'éclairer, seule manifeste, sa propre création: «la scène [ ... ] elle seule était lumi- neuse» (418). Unique foyer de vie, le sujet concentre ses rayons sur les fantômes qu'il anime lui-même. Narcisse s'entoure de feintes et pervertit l'ordre naturel: il contemple des ombres et demeure aveugle aux choses.

Mais le symbole le plus fréquent, dans l'épisode, est le leitmotiv du froid, expressément associé à l'obscurité: « [ ... ] une impression de ténèbres qui me paraît avoir quelque parenté avec l'idée de froid» (418).

Le hachischin se laisse gagner par la hantise du froid: « il fut si complet, si général, que toutes mes idées se congelèrent, pour ainsi dire; j'étais un morceau de glace pensant; je me considérais comme une statue taillée dans un seul bloc de glace» (417). L'instinct de retrait et de fixation centripète trouve ici une illustration supplémentaire. Gelé, pétrifié, paralysé, le sujet n'existe plus pour le monde extérieur; il a réalisé une entière autonomie qui, à l'instar de la solitude de Narcisse, paraît une image de la mort.

Tandis que s'atrophie le monde des phénomènes, la sphère morale se laisse contaminer, à son tour, par la manie solipsiste. Dans la même page encore, le thème narcissique se charge d'une dimension supplé- mentaire:

Ce qui ajoutait à mon abominable jouissance était la certitude que tous les assistants ignoraient ma nature et quelle supériorité j'avais sur eux; et puis le bonheur de penser que mon camarade ne s'était pas douté un seul instant de quelles bizarres sensations j'étais possédé!

(417-418).

Le sujet se confine dans une retraite où la communication ne fonctionne plus et entretient la conscience présomptueuse de sa différence. A

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l'isolement de tout à l'heure s'ajoute ainsi le motif de l'orgueil et de l'autosuffisance. Or ces deux symptômes sont nettement complémentaires et, en tant que tels, fréquemment répertoriés dans la sémiologie du narcissisme 1Ils fonctionnent, en outre, comme deux motifs directeurs à travers le chapitre qui nous intéresse. Tâchons de l'établir.

L'ivresse du hachisch commence par une crise de gaieté, entre- coupée d'accès d'hilarité. Du coup, et le texte y insiste, s'altère le contact avec le monde extérieur: le mouvement de retrait, déjà, s'amorce.

Si intense est la volupté du sujet, si jalouse sa volonté de n'en rien laisser perdre, qu'il se détourne des autres et s'isole dans la dégustation de son plaisir. La première anecdote du chapitre, celle du musicien, raconte un vaste dialogue de sourds, et la suivante - excès de bienveillance à l'égard d'un pharmacien- aboutit à une situation analogue: l'attention prêtée à autrui se heurte à une fin de non-recevoir et l'échange avorte en malentendu. Par son rire et sa condescendance, le hachischin ren- force le sentiment de sa dissemblance et alimente son orgueil. La définition du comique «satanique» selon De l'essence du rire ... est applicable ici: le rieur s'érige en juge et, animé par la suffisance de l'amour-propre, témoigne à autrui son mépris; il se retranche dans l'euphorie «et dès lors l'idée de sa supériorité commence à poindre à l'horizon de son intellect. Bientôt elle grandira, grossira et éclatera comme un météore» (4i2).

Le thème de l'orgueil va prendre en effet, dans Le Poème du Hachisch, une importance croissante et dominer le chapitre 4, L'homme-Dieu, où ~

la monomanie égotiste de Narcisse contamine l'ensemble du système moral. Conversion du remords en bonne conscience et en objet de plaisir, rêveries délirantes de toute-puissance et fantasme d'apothéose:

autant de formes aberrantes de l'hypertrophie du Moi. Le sujet s'éprouve comme centre de l'univers et succombe au vertige de la Théomanie.

Tout à l'heure orienté vers l'expérience sensorielle et attentif aux modi- fications concrètes du hachisch, le discours, désormais chargé de propos normatifs, semble avoir changé de cap. Il n'en est rien: les égarements de l'orgueil ne font que compléter le catalogue des symptômes narcis- siques. Les modulations sur la solitude, les mirages et les reflets du

1 Sur le narcissisme comme donnée clinique, voir Béla Grunberger, Le narcissisme. Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1975 et le numéro 13 (prin- temps 1976) de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, Narcisses.

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théâtre d'ombres débouchent logiquement sur le thème de l'auto- suffisance. Du début à la fin de sa fantasia, le hachischin n'a fait qu'expé- rimenter les différents états, physiques et moraux, de l'amour -patholo- gique de soi.

'Mais le cycle n'est pas encore complet. Comme catégorie psychana- lytique, le narcissisme passe d'ordinaire pour se mouvoir entre deux pôles, qui s'équilibrent. On vient de le voir: le sujet se pose d'abord comme valeur unique et, dans un mouvement d'appropriation, accapare les phénomènes, y épanche son image, afin de se retrancher dans la conscience égotiste de sa suffisance: première tendance, d'allure cen- tripète, qui se complète pourtant de son contraire. ·Car le moi hyper- trophié, dans un mouvement inverse d'expansion, tend aussi à se répandre parmi les choses; il reconnaît partout son reflet, étend à l'infini le terri- toire de sa puissance, n'admet aucune limite à l'épanouissement de soi.

A force de modeler le monde à l'image de son désir, il se confond avec lui et menace de s'y perdre. Unicité et multiplication du moi, concen- tration et dilatation: la plupart des auteurs sont d'accord: « Le-narcis- sisme est toujours à orientation double », c'est-à-dire « centrifuge et centripète», puisque «plus l'homme est capable d'investir son propre Moi sur un certain mode et plus il dispose de libido pour le monde objectal» 1 • Guy Rosolato parle de «deux faces contradictoires:

narcissisme rétracté et narcissisme expansif » et André Green, du

«double mouvement d'expansion et de retrait narcissique» 2

Avec une étonnante intuition, Baudelaire retrouve cette bipolarité.

A l'épisode du théâtre et au motif de l'orgueil qui le complète, l'un et l'autre sous le signe du repliement, succède une page, apparemment hétérogène, sur la fusion du hachischin avec le monde ambiant. Tout à l'heure figé comme une statue de glace, le sujet, sans renier sa volonté d'autosuffisance, se dissémine maintenant à même les choses, dilatant la conscience de soi jusqu'à compromettre son identité. Après les délices de la maîtrise et de la contraction,. il s'abandonne à la jubilation _de s'éprouver multiple et de revêtir toutes les incarnations possibles:

Il arrive quelquefois que la personnalité disparaît et que l'objectivité, qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anor-

1 BéJa Grunberger, op. cit., p. 17 et 19.

2 G. Rosolato, « Le narcissisme » et A. Green, « Un, Autre, Neutre:

valeurs narcissiques du même», dans N.arcisses, op. cit., p. 33 et p. 491

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malement, que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence, et que vous vous confondez bientôt avec eux» (419).

Et c'est ici que Baudelaire propose l'exemple du fumeur s'identifiant avec la fumée de sa pipe: « vous vous sentirez vous évaporant » ( 420).

Le phénomène de vaporisation est pris au pied de la lettre: le sujet s'éprouve comme vapeur, insaisissable et évanescent, universel et multi- forme, indifféremment tout ou rien. Quelle plus grande jouissance, pour l'être narcissique, que de vivre« plusieurs vies d'homme en l'espace d'une heure» (420)? Cette volupté, d'ailleurs, se prolongera: l'Ultime extase du hachisch, le kief, abolit toutes les frontières et confère sa plus grande intensité au sentiment océanique de participation et de fusion.

«De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là»

(676): à condition de réaliser simultanément la concentration et la dilatatibn, et de sauvegarder son intégrité par le contrôle de l'expérience.

Or Narcisse subit alternativement les deux mouvements, et risque de s'y perdre. D'abord fasciné par la prolifération du même, . le voilà menacé de dissolution ou d'éclatement. Le chapitre 3, fidèle à sa propre cohérence, s'achève sur ces mots: «Vous avez disséminé votre per- sonnalité aux quatre vents du ciel, et, maintenant, quelle peine n'éprou- vez-vous pas à la rassembler et à la concentrer ! » ( 426).

La dernière anecdote de ce même chapitre - les visions nocturnes d'une dame gagnée par le hachisch dans un vieux château- reprend, pour en faire la synthèse, les différents motifs du thème narcissique.

Dans sa relation à l'espace, l'héroïne obéit aux deux impulsions, de

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resserrement et de dilatation, relevées tout à l'heure. Elle s'est isolée dans un boudoir « très petit, très étroit » ( 422) qui, insiste-t-elle à plusieurs reprises, ressemble à une «cage», une «prison» (422-423):

variante sur le lieu clos et solitaire que symbolisait tout à l'heure la loge du théâtre. Mais, tandis qu'il se replie ainsi délicieusement sur soi-même, le sujet se propage aussi dans le monde extérieur et aime à s'en sentir le centre. Blotti dans sa retraite, le voilà qui se met à grandir, jusqu'à participer de l'immensité de l'univers:

Je fus d'abord très étonnée de voir de grands espaces s'étendre devant moi [ ... ]j'étais dans une espèce de cage ou de maison ouverte de tous côtés sur l'espace et je n'étais séparée de toutes ces merveilles que par les barreaux de ma magnifique prison ( 423).

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Les deùx coordonnées sont réunies: atrophié et pourtant gigantesque, à la fois replié sur soi et excentrique, Narcisse jouit de lui-même et du monde où il s'épanche.

Or le spectacle qu'il contemple n'a pas plus de consistance que les ombres du théâtre; il complète le réseau des projections fantasmatiques.

La profondeur des frondaisons, le vol des oiseaux, les nuances du soleil couchant sont autant d'illusions, et même au second degré: il n'y a pas vraiment de paysage, mais des fresques en trompe-l'œil, et ces fresques elles-mêmes ne sont pas vues directement, mais médiatisées, à leur tour, par des miroirs: « Les murs sont recouverts de glaces étroites et allon- gées, séparées par des panneaux où sont peints des paysages » ( 422).

Deux surfaces, l'une couverte d'apparences trompeuses, l'autre vide, se répercutent et, de la confrontation du faux avec le creux, se dégage un décor auquel l'héroïne, par une erreur d'optique, prête artificielle- ment la vie. Or tout cela n'est qu'un «spectacle», un «drame fantas- tique » ( 423-424): Narcisse continue à animer de vaines chimères, sur une scène où ses créatures demeurent des simulacres, les reflets d'une fiction. Dans sa cohésion symbolique, le texte ne subit aucune faille:

à la fascination des ombres succède le miroitement des reflets. Or c'est une donnée largement admise que « les superstitions et les coutumes se rapportant au reflet ressemblent dans leurs principaux points à celles qui se rattachent à l'ombre» 1 : ombre, reflet, deux manifestations du double, deux symboles fréquemment associés au narcissisme. Que Je miroir appartienne réellement à l'expérience ou qu'il soit figuré par la scène, par la peinture, c'est toujours «un miroir grossissant, mais un[!, pur miroir » ( 409). Le récit a sans doute glissé du théâtre à d'autres motifs, mais les fantômes de Séraphin demeurent, légitimement, l'em- blème de tout le chapitre.

* * *

Le spectacle d'ombres et la signification qui lui est prêtée ici ne prétendent pas rendre compte de l'ensemble du thème du théâtre dans l'œuvre de Baudelaire. Le Poème du Hachisch exploite l'une des virtua- lités du symbole, il l'associe à la problématique, extrême, du solipsisme

1 Otto Rank, «Le double», dans Don Juan et le double, Paris, Payot, s.d., p. 75.

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et du vide, afin de renforcer son accusation contre la drogue: repliement stérile sur soi-même, cercle vicieux des projections fantasmatiques.

D'emblée, la relation de ce théâtre avec le réel est donnée pour nulle.

Dans une atmosphère d'artifice et de mystification se profilent des

· formes évanescentes, des êtres postiches, qui ne vivent, au mieux, que dans la subjectivité, provisoirement abusée, du spectateur. Espace mental, procès réflexif, pareil théâtre ne fonctionne pas comme support de l'imagination, pour accéder à la révélation de l'inconnu, mais favorise au contraire une opération redondante, la vaine spéculation de l'homme

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réduit à forger ses propres simulacres.

Si insolite soit-elle, cette interprétation du symbole du théâtre n'en est pas moins significative. Elle revêt une valeur idéologique, qu'on tâchera de dégager en la situant dans l'évolution générale du thème, telle que l'a tracée Ross Chambers 1Le topos classique du théâtre du monde postule une relation authentique, fondée en nécessité, entre la réalité, que Dieu sanctifie, et les signes qui la reflètent - par exemple ceux de la scène. Au regard du Grand Spectateur, un jeu se déploie, qui reproduit la 'création et répond ainsi à un sens stable et univoque.

Le théâtre participe alors légitimement du discours religieux ou moral sur le monde, sur les hommes, sur Dieu. Avec l'ébranlement du système théocentrique, il va perdre, peu à peu, sa qualité de témoin ou de norme.

Coupé du modèle divin, il se charge de toute sorte d'acceptions profanes:

théâtre comme métaphore de l'esprit 2, théâtre comme comble de l'arti- fice, théâtre comme déploiement de masques ou comme comédie humaine, le voilà plongé dans l'immanence. Du coup, les signes du théâtre, coupés du modèle métaphysique, se trouvent versés au rang d'apparences futiles: images au second degré d'une réalité elle-même suspecte, ils symbolisent les limites et les erreurs de l'esprit humain.

Instables, opaques, ils sont traversés de sens multiples, voués à l'arbitraire et livrés à l'interprétation subjective. Deux solutions semblent désormais possibles - celles-là mêmes que Ross Chambers distingue par les emblèmes de l'ange et de l'automate. Au mieux, le théâtre paraît cacher un mystère, une réalité indéfinie, lointaine et peut-être féconde, que

1 Voir surtout L'ange et l'automate. Variations sur le mythe de l'actrice de Nerval à Proust, Paris, Minard, Arch. des Lettres modernes 128, 1971.

2 Sur cette évolution, voir Marian Hobson, «Du Theatrum mundi au Theatrum mentis», dans Revue des Sciences humaines, 167 (1977), p. 579-594.

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le spectateur est invité à décrypter; au pire, il n'est qu'une vaine cons- truction sur le vide, une vaste fiction sur fond d'absence, un système de signes sans Référent externe.

C'est bien là, à la pointe la plus avancée de la version sceptique, que se situerait le théâtre d'ombres de Baudelaire 1Il renonce, comme on l'a déjà dit, à faire miroiter la promesse d'un Ailleurs- quel qu'en soit l'ancrage, humain ou divin - il se donne d'emblée, en étalant tous les indices de l'artifice, pour un paradis suspect et caduc. Le parallèle avec Nerval, pour qui le théâtre joue un rôle considérable, est significatif. Chez lui aussi, la scène, lieu vacant et disponible à tous les sens possibles, fonctionne comme cet espace privilégié, affranchi des limites de la raison, où les fantasmes s'incarnent et où s'accomplit, fictivement, le désir. Le théâtre flatte la rêverie du sujet curieux de profondeur et de surnaturel; il s'entoure de mystère et paraît chargé, avec l'assentiment crédule du spectateur, d'une valeur initiatique.

Comme Le Poème du Hachisch, et avec une sensibilité qui n'est pas moins aiguë aux pièges du narcissisme, Nerval dénonce les satisfactions illusoires d'un théâtre investi par la subjectivité. Sa critique, pourtant, maintient une marge d'ambiguïté. Les ombres de la scène, la fascination de l'actrice sont sans doute captieuses, mais la possibilité d'une révélation demeure pourtant réservée. Fantômes, projections d'un esprit malade, ou messages authentiques de l'au-delà? Nerval ne tranche pas et, jamais aussi nettement que Baudelaire, ne pose l'hypothèse radicale d'un vide absolu, d'une circularité sans espoir 2

Cette hypothèse, il est vrai que Le Poème du Hachisch ne s'y attarde que pour la révoquer parmi les aberrations de la drogue. Il n'en reste pas moins qu'elle captive longuement l'imagination du narrateur, et que la métaphore du théâtre d'ombres, la thématique proliférante de l'autosuffisance contribuent à en renforcer la probabilité. Deux voix,

1 Fancioulle et la magie éphémère de son jeu, le Vieux Saltimbanque et l'inutilité de son art, Samuel Cramer et son goût suspect de l'artificiel font également l'expérience d'un théâtre creux et fa1lacieux: tous à leur manière sont des drogués qui découvrent que leur paradis était illusoire.

2 Souvenons-nous du début d'Aurélia: «C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes [ ... ]. Le monde des Esprits s'ouvre pour nous». - On complètera ce parallèle grâce à l'article d'Henri Bonnet, «Nerval et le théâtre d'ombres», dans Romantisme, 4 (1972), p. 54-64.

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en fait, se superposent, l'une manifeste, l'autre en sourdine, dont la tension confère au texte son ambiguïté: un discours normatif,. et patent, qui, pour instruire le procès de la drogue, se réclame d'un modèle éthique et religieux; un discours subversif, et latent, qui insinue Jes charmes de la vision fantasmatique et en suggère la relation avec la création poétique. Cette seconde voix est équivoque: satanique et pourtant séduisante, compromise avec les feintes du vide, de la vapori-

satio~,

et cependant féconde pour l'activité de

l'i~agination.

Et c'est

sans doute justement parce que l'attraction des ombres est si puissante, parce que le miroir renvoie des reflets si captivants que le discours normatif occupe tant de place dans Le Poème du Hachisch. Comme pour exorciser le charme maléfique des fantômes, Baudelaire multiplie les références à l'autorité de la religion, à la fonction régulatrice de l'Eglise et de ses préceptes, dont le chapitre 5, Morale, offre la synthèse.

Tout se passe comme si l'imminence de la transgression et l'attrait de l'interdit exigeaient que fût manifestée de page en page, au moyen de sentences parfois élémentaires et de formules un peu mécaniques, la persistance d'un ordre éthique et métaphysique propre à invalider les déliquescences de la drogue et les déviations du narcissisme. L'appel du vide est équilibré par le postulat d'une plénitude; la dérive de la polysémie et de l'indifférencié est neutralisée par l'invocation d'une Vérité unique, où puissent s'enraciner un langage et des valeurs stables.

Pareille tension entre une métaphysique de la Présence et l'intuition d'une fissure dans le sacré relève sans doute d'une crise bien plus géné- rale, dont participe, de près ou de loin, toute l'époque. On se contentera d'en observer ici une trace de plus, dans la dernière page du Poème du Hachisch qui, étonnamment ambiguë, témoigne elle aussi de ce conflit.

Le discours normatif déploie alors toute sa vigueur et semble désigner, comme modèle unique, les valeurs de la foi, «l'existence surnaturelle»

(441), le sacrifice de soi pour s'élever à la Révélation de l'Autre. Mais la consigne est équivoque. Au sein même de cette argumentation édi- fiante s'insinue la référence à un autre paradis, qui n'est pas celui de la religion, mais celui de la poésie. Comme antithèse du hachischin, le narrateur imagine un personnage allégorique - « un homme (dirai-je un brahmane, un poète, ou un philosophe chrétien?)» (441) -figure étrangement composite, où la vocation spirituelle et la pratique de l'art paraissent interchangeables. Maîtriser la déviance de la drogue, c'est peut-être s'en remettre à la vérité et à la morale que dicte l'Eglise,

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mais c'est aussi, «par l'exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l'intention», créer pour soi « un jardin de vraie beauté » (441). Glissement significatif: la religion n'est plus assez vigoureuse pour opposer aux errances du sujet une norme absolue, et c'est un autre idéal qui, en sourdine, prend la relève: l'écriture. Or le poète ne rejette pas les visions fantasques de la drogue; il les intègre et les dépasse. Il ne se range pas non plus du côté des systèmes univoques;

on ~este, avec lui, dans l'immanence et dans la sphère des valeurs sub- jectives. En quoi l'on se gardera de conclure que la tentation narcissique soit un mal ni qu'elle ait été vraiment maîtrisée 1

* * *

Il reste que, dans son contenu manifeste, Le Poème du Hachisch stigmatise toute complaisance aux fantasmes; il plaide pour une morale et un discours dominés par la raison et conformes à un ordre universel.

Les virtualités du théâtre d'ombres- exploration aux tréfonds du moi, profondeur des chimères - sont effleurées, puis négligées ou proscrites.

Leur fascination est sans doute suggérée, entre les lignes, mais le discours normatif ne tarde pas à la censurer. Or cette méfiance est significative;

un bref parallèle avec Antonin Artaud permettra, pour finir, d'en préciser la portée. Le rapprochement est pertinent: à un manifeste qui devait compléter Le Théâtre et son double, Artaud donne pour titre Le Théâtre de Séraphin 2; il n'explicite pas l'allusion davantage que Baudelaire, mais la coïncidence est sans doute voulue et, d'un texte à l'autre, l'affinité des thèmes est étroite.

On connaît l'argument du Théâtre et son double. Emasculé par les conventions et les inhibitions, le théâtre se doit de renouer avec les forces primitives et la source des instincts. Le spectacle authentique libère aux yeux de l'esprit les sombres puissances qui animent la nature, la surnature, et, psychodrame existentiel, actualise du même coup les·

1 J'ai montré dans mon livre sur Nerval qu'une même tension entre la Référence divine et l'idéal substitutif de l'écriture traverse toute la seconde partie d'Aurélia.

2 Malgré les recommandations d'Artaud, le texte ne fut publié, séparément, qu'en 1948. II figure, depuis, dans les éditions du Théâtre et son double. Cita- tions d'après «Idées», Gallimard, 1964.

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impulsions refoulées. Il déploie sur scène le tableau de l'inconscient, retrouve les fondements de la vie affective et, dans le vertige de sa descente aux origines, fait surgir de grandes vérités universelles. « Théâtre de quintessence >> (99), il ranime les principes de la magie, de la crainte religieuse et coïncide, dans sa spontanéité primordiale, avec la pensée métaphysique. A la fois concrets et abstraits, saturés d'impulsions viscérales ~et pourtant hautement symboliques (des «hiéroglyphes», dit Artaud), les signes de ce théâtre captivent le corps autant que l'âme, et en réalisent l'unité. Ils ne miment pas la vie, ils rivalisent plutôt avec elle, la poussent au-delà d'elle-même, lui prêtent un surcroît d'authen- ticité et d'énergie. Tel est, semble-t-il, l'idéal complexe auquel le Théâtre de Séraphin devait servir d'emblème: «Le Théâtre de Séraphin: Cela veut dire qu'il y a de nouveau magie de vivre» (224).

Pareil théâtre est conçu sur le modèle du rêve, dont il serait, à la limite, l'équivalent. Il ignore, lui aussi, la censure de la conscience pour restituer à l'individu son intégrité et libérer les instincts refoulés. La scène se définit alors comme cet espace mental sans prohibition où·

s'incarnent les fantasmes et où se réalise le désir. De même que le rêve, le théâtre rend à l'homme sa profondeur et ses puissances irrationnelles:

c'est cela encore que le manifeste du Théâtre de Séraphin veut exprimer:

Entre le personnage qui s'agite en moi quand, acteur, j'avance sur une scène et celui que je suis quand j'avance dans la réalité, il y a une différence de degré certes mais au profit de la réalité théâtrale.

Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c'est là que je me sens exister.

Qu'est-ce qui m'empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je crois au rêve de la réalité?

Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre je fais quelque chose (225).

En adoptant le rêve comme paradigme du théâtre, Artaud prend la défense de l'ombre et privilégie, comme symbole du théâtre idéal, le théâtre d'ombres. Il choisit son titre en connaissance de cause et Je conçoit sans doute. comme une riposte directe à Baudelaire. Les ombres que désavoue la culture, le théâtre doit les restituer dans leur authenticité et leur opacité. La clarté abâtardit le mystère et cache ce qu'elle prétend révéler. Au contraire, l'ombre conserve leur irréductible obscurité aux forces qui nous animent et à l'essence ténébreuse des choses. La Préface du Théâtre et son double expose la nécessité d'un théâtre d'ombres:

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Comme toute culture magique que des hiéroglyphes appropriés déversent, le vrai théâtre a aussi ses ombres [~ .. ]. Le vrai théâtre parce qu'il bouge et parce qu'il se sert d'instruments vivants, continue à agiter des ombres où n'a cessé de trébucher la vie [ ... ]. Le théâtre, qui ne se fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d'ombres autour desquelles s'agrège le vrai spectacle de la vie (16-17).

Si Baudelaire a pressenti, fugacement, la fécondité et la nécessité

1

organique des ombres, il les a censurées, et c'est sur ce point fondamental qu'Artaud semble lui demander des comptes. Entre eux se dressent Freud et la légitimation de l'inconscient. Là où l'un dénonce une imposture, l'autre désigne la seule vraie vie. Baudelaire n'adhère plus au théâtre métaphysique des romantiques, et pas encore au théâtre fantasmatique des modernes. S'ouvre alors le problème de sa relation au rêve et à l'inconscient: Marc Eigeldinger, mieux que personne, en a déjà parlé 1.

Michel JEANNERET

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1 «Baudelaire et le rêve maîtrisé», dans Romantisme, 15 (1977), p. 34-44.

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