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IL est, en histoire du Moyen âge, peu de problèmes aussi

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ÉTUDES SUR L'HISTOIRE DE L'ALLEMAGNE

L'AGE DES BOURGEOIS

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L est, en histoire du Moyen âge, peu de problèmes aussi importants que celui des villes. C'est trop peu dire, en effet, que les villes ont produit un tiers Etat différent du peuple des campagnes. Elles ont fait beaucoup plus. Elles ont engendré une forme de civilisation, par laquelle les idées, les mœurs, le travail, les rapports sociaux, la littérature même et l'art ont été trans- formés. Le jour où naissent les villes commence la décadence du Moyen âge féodal et mystique. Nulle part, 'sauf eft Flandre et en Italie, l'expansion urbaine n'a eu la même importance qu'en Allemagne.

Durant la grande poussée des Germains, les villes romaines n'avaient pas disparu. Certaines, il est vrai, furent détruites de fond en comble. On ne sait trop ce que Strasbourg devint sous la domination des envahisseurs, ni ce qu'il en restait lorsqu'Attila passa le Rhin. Augsbourg souffrit terriblement des Alamans et Trêves fut, à quatre reprises, enlevée et pillée par les Francs.

Mais, en dépit des ravages, la plupart des cités subsistèrent.

Les textes du sixième siècle nous apprennent même que toute vie municipale n'en a pas disparu. Il est aussi parlé de marchands juifs et syriens, fort actifs. Puis ce sont les invasions hunniques, normandes, sarrazines, hongroises. Terrible épreuve. Cologne et Metz sont dévastées par les Huns en 454, Cologne et Mayence pillées par les Normands en 881. Ce qui est plus grave encore, c'est qu'au neuvième siècle les cités perdent leurs fonctions et

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(1) Copyright by Pierre Gaxotte 195».

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leur utilité économiques. La Méditerranée occidentale est un lac musulman, les mers du Nord appartiennent aux pirates wikings.

C'en est fait de la grande économie d'échanges. Seul, le sel alimente encore un commerce à longue distance. A l'intérieur des murailles rebâties une fois de plus en entassant pierre sur pierre les débris des monuments antiques, le vide se fait peu à peu. Les champs, les jardins, les broussailles gagnent sur les quartiers anciennement bâtis. La vie de saint Emmeran, au milieu du neuvième siècle, mentionne l'enceinte de pierre et les tours puissantes qui protègent Ratisbonne, mais, au dedans, on dirait que la ville s'est retirée et concentrée en un coin de son territoire. Sans doute, en cas de péril, y voit-on accourir des populations apeurées, poussant devant elles leurs troupeaux, mais cette animation exceptionnelle n'est qu'un signe de malheur. Les vieux édifices que le temps n'a pas mis bas servent de carrières ou sont adaptés tant bien que mal aux nécessités nouvelles. A Trêves, la basilique romaine est incor- porée à la demeure épiscopale. A Passau, l'évêque construit son palais sur les ruines de la caserne qui avait été celle de la cohorte batave. A Augsbourg, une abbaye occupe l'emplacement du Forum.

Des anciennes institutions municipales, rien ne subsiste plus. Il semble même qu'on eh ait perdu le souvenir.

Anémiée, diminuée, la ville cependant n'est pas morte. Parce que l'Eglise a calqué ses circonscriptions diocésaines sur les cir- conscriptions romaines, parce qu'elle a adopté pour son adminis- tration les cadres créés par le gouvernement impérial, l'évêque y réside et il en assure la continuité. Au fur et à mesure que l'Etat décline, son prestige ne fait que grandir. Comblé de donations par les fidèles, associé au gouvernement, investi des attributions du comte, il est, plus que jamais, craint et révéré.

Dans la société laïque, la ville n'a plus de rôle. Autour d'elle, les grands domaines vivent de leur vie propre. Les palais carolin- giens se trouvent à la campagne. L'éclat d'Aix, sous Chaflemagne, n'est dû qu'à sa qualité de résidence favorite. A la fin du règne de Louis-le-Pieux, elle retombe dans l'insignifiance. Les comtés sont aussi dépourvus de chefs-lieux que l'empire de capitale. Les comtes parcourent sans relâche leurs circonscriptions pour pré- sider les assemblées judiciaires, percevoir l'impôt, lever les troupes.

Le centre de PadmuTistration n'est pas leur résidence, mais leur personne et ils habitent le plus souvent sur leurs terres. L'évêque, au contraire, est attaché à sa cathédrale et au siège de son diocèse.

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É T U D E S S U R L ' H I S T O I R E D E L ' A L L E M A G N E 579 Déchue de son utilité économique, la cité reste le centre de la vie religieuse.

L'attrait de la cathédrale a été puissant. Durant les premiers siècles qui ont suivi Pévangélisation, l'église-mère a été le seul édifice religieux du diocèse. Pendant longtemps encore, elle a été la seule à posséder un baptistère. C'est à elle qu'appartiennent les reliques les plus saintes, vers lesquelles on se rend en pèlerinage pour demander des grâces ou expier ses péchés. Autour de l'évêque, vit une petite population, dont tous les membres se rattachent plus ou moins à l'Eglise, prêtres, moines, maîtres et étudiants des écoles ecclésiastiques, avoués, hommes d'armes, serviteurs, jardiniers, portiers, fossoyeurs, sonneurs de cloches, artisans libres ou non-libres indispensables à l'existence quotidienne.

Tout ce petit monde reconnaît dans l'évêque son chef temporel et spirituel.

Souvent un atelier monétaire fonctionne dans la cité. Presque toujours il s'y tient un marché hebdomadaire, où quelques paysans apportent le surplus de leurs denrées. Dans les magasins et dans les granges viennent s'amasser les récoltes des domaines épisco- paux et monastiques, charriées à époque fixe. Que manque-t-il donc à ces bourgades pour être de vraies villes ? L'essentiel. Le mouvement, les échanges, la différenciation. Ce ne sont encore que des morceaux de diocèse, enchevêtrés parfois dans une autre seigneurie. Elles n'ont aucune organisation propre. Les cheva- liers, les serfs, les hommes fibres qu'elles renferment sont tous semblables à ceux de l'extérieur, sans autre particularité que l'agglomération au même endroit.

On peut en dire autant des forteresses-refuges bâties par les empereurs et par les princes, pour contenir les Slaves, les Nor- mands et les Hongrois. Ce sont des lieux d'assemblée, des abris, des postes de garde et de surveillance, des enclos militaires, des centres administratifs et fiscaux. Pas encore des villes, au plein sens social, économique et juridique.

***

Les villes sont l'œuvre des marchands. Elles n'existent que par eux. Aux mauvais temps dés invasions islamiques, normandes et hongroises, le grand commerce s'était réfugié à la périphérie orientale de l'Europe. Byzance maintenait sa police et ses flottes

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dans la nier Egée et dans la mer Noire. A Trébizonde arrivaient les caravanes d'Asie. Dans les ports de la Crimée, les navires venus du Bosphore rencontraient les trafiquants suédois qui,, de fleuve en fleuve, traversaient les immenses plaines de la Russie. Chaque année, à la fonte des neiges, ces prodigieux coureurs des eaux assemblaient leurs barques dans le camp retranché de Kiev.

Avant l'automne, ayant vendu esclaves, fourrures et miel (très précieux en un temps qui ignore le sucre), ils repartent vers le nord, vers Novgorod, vers la Baltique, chargés d'épices, d'étoffes et d'orfèvreries. Au fond de l'Adriatique, Byzance possède une sorte d'avant-poste : c'est Venise. Ses premiers habitants, fuyant l'approche des Huns, des Lombards et des Goths, sont venus chercher un refuge sur les îlots incultes de la lagune. Ils y ont trouvé la sécurité, mais tout manque. Le commerce leur est imposé par les conditions mêmes de leur habitation. Le poisson et le sel sont les premières denrées qu'ils échangent contre du blé et contre du bois. Très vite, ils sentent que leur avenir est sur les mers. Cassiodore, qui vivait au cinquième siècle, écrit déjà qu'ils parcourent « des espaces immenses ». Dès le huitième, ils se consa- crent au ravitaillement de la capitale constantinienne. Leur reli- gion est une religion de gens d'affaires. Il leur importe peu que les Musulmans soient les ennemis du Christ, si le commerce avec eux peut être profitable. Vers 850, ils se mettent à fréquenter Alep, Alexandrie, Damas, Kairouan, Palerme. Charlemagne, maître du royaume lombard, a essayé de les attirer dans l'orbite de la monarchie franque. Ils se sont dérobés, préférant la souve- raineté lomtaine et symbolique du basileus, à qui ils doivent d'avoir été initiés « à ces formes supérieures de civilisation, à cette techni- que perfectionnée, à cet esprit des affaires, à cette organisation politique et administrative » qui leur assignent une place à part dans l'Europe médiévale.

L'activité commerciale est contagieuse. Toujours en quête de clients et de marchés, habile à susciter des besoins nouveaux, dès que les circonstances sont favorables, elle gagne de-proche en proche le long des fleuves et des routes naturelles. Or la moitié du dixième siècle est, pour l'Allemagne, une époque de restaura- tion et de paix. Otton-le-Grand relève l'Empire. Les Hongrois sont repoussés et battus, les Slaves bloqués sur l'Elbe. Les incur- sions des Normands cessent avec leur établissement en Normandie.

Vers 970-980, les Sarrazins de Provence capturent encore au

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Grand Saint-Bernard l'abbé de Cluny et sa caravane, mais quel- ques années plus tard, leur repaire de la Garde-Freinet, près de Saint-Tropez, est anéanti. Rongé par la dissidence des Fatimides, lentement refoulé en Espagne par la croisade chrétienne, chassé de Crète, bientôt chassé de Sardaigne et de Corse, bientôt subju- gué en Sicile et attaqué en Terre Sainte, le monde musulman a cessé d'être un torrent qui dévaste tout. Il entre dans le circuit des échanges. Etabli à l'articulation des trois parties du monde, il se fait intermédiaire et courtier. Il joue, à retardement, un rôle d'excitateur, tout comme les Wikings par leurs expéditions ont finalement soudé toute la façade nordique de l'Europe, de la Neva à Gibraltar, en un bloc unique de navigation.

Les marchands des temps ottoniens sont des voyageurs, des coureurs d'aventures. Ils forment une classe à part, née du déchet des autres. Dès que la population se reprend à augmenter, il se trouve partout un surplus d'individus mal occupés, mal adaptés, que la terre ne retient plus, vagabonds mi-trafiquants et mi- bandits, colporteurs, mendiants de profession, soldats mercenaires en quête d'emploi, conducteurs de chariots, hâleurs de barques, débardeurs, ramasseurs d'épaves, portefaix, manœuvres, louant leurs bras pour la moisson et pour la vendange, tous confondus dans une même vie errante, hasardeuse et précaire. D'où leur est venu leur premier argent ? Une chronique édifiante le laisse deviner. Une fois, à l'abbaye Saint-Bavon, près de Gand, après la messe, les religieux se sont retirés en oubliant un calice d'or sur l'autel. Un chemineau entre, que le destin a laissé misérable.

Comme il se met en prière, il aperçoit le calice. Une idée surgit.

Il passe convention avec le saint : « Permettez que j'emporte à votre connaissance ce bien dont je vous restituerai plusieurs fois la valeur >x. Le saint ne dit pas non. Notre homme prend le pré- cieux objet. Un beau jour, fortune faite, il retourne au monastère, se confesse et exécute son serment. On peut imaginer beaucoup d'aventures analogues. Il n'est pas interdit de penser aussi qu'à la masse des gueux se joignirent les anciens commissionnaires des couvents et des princes, voire des paysans établis, tentés par le négoce. Dans ce monde déséquilibré, où les disettes sont fréquentes et où la difficulté des communications maintient souvent des écarts de prix énormes, d'une province à l'autre, les occasions de gain sont immenses, gigantesques les bénéfices des opéra- tions réussies. Vers 1074, un chroniqueur assure qu'il se trouvait

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à Cologne six cents marchands opulentissimi. Beaucoup, sans doute, ont succombé, car le métier est périlleux, plein de fatigues et de hasards. Peu importe. A une époque où presque tous les hommes sont attachés au sol, où le capital dort aux mains d'une aristocratie sacerdotale et militaire; un groupe de déracinés a fourni les premiers artisans de la fortune nouvelle. Ayant gagné, ils veulent gagner davantage. L'esprit de profit n'existe pas dans la société établie : eux, qui se sont mis en dehors d'elle, il les anime.

Amoureux de la route, ayant vu beaucoup d'hommes et beaucoup de pays, bravé beaucoup de risques, enduré beaucoup d'épreuves, ils achètent ce qu'ils rencontrent et vendent n'importe quoi. Leur commerce est un grand commerce, ou plus exactement un com- merce à longue distance, car plus lointain est le voyage, plus aussi il est profitable. Pour reprendre les expressions de l'historien alle- mand Rôrig, on peut même dire que les trois derniers siècles du Moyen âge connaîtront un régime d'économie « mondiale », à condition d'entendre par monde, non la planète entière, mais celles de ses parties avec lesquelles l'Occident, soit directement, soit par intermédiaire, se trouve alors en contact.

Le marchand ne reste pas isolé. Trop de périls le guettent, au cours de ses voyages, pour qu'il puisse les affronter seul. Ima- ginons donc de longues caravanes de chariots, de chevaux et de mulets portant sacs et ballots, entourés d'homme armés et montés, que précède un porte-fanion. Un chef, le Hansgraf, ou doyen, exerce son autorité sur la compagnie. Celle-ci se compose de frères, liés les uns aux autres par serment. Aux foires, aux marchés, s'il surgit quelque contestation, tous se portent témoins ou garants pour celui qui est en procès. Les marchandises sont achetées et vendues en commun, les bénéfices distribués au prorata des apports.

Les chemins ne sont que des pistes de terre, avec toutes sortes d'embranchements, dont le choix s'offre presque indifféremment

1 au voyageur, si bien que beaucoup de lieux écartés les uns des autres peuvent se trouver simultanément sur la même « route ».

Mauvaises, peu sûres, coupées de fondrières, envahies par les broussailles, ces pistes cependant ne sont pas désertes. Là où les transports sont difficiles, l'homme va vers la chose plus aisément qu'il ne la fait venir à lui. Surtout aucune institution, aucune technique ne supplée au contact personnel entre les êtres humains.

Le clerc bat l'Europe en quête de science. Pèlerinages, visites

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pastorales, affiliation entre les monastères, inspection des supé- rieurs» évangélisation, tournées parmi les patrimoines disséminés : le nomadisme sort de la vie cléricale. Les marchands ne rencon- trent pas que des seigneurs-brigands. Le propre des bonnes routes est de tout attirer à elles. Quand elles sont également mauvaises, il n'en est pas qui soient en état d'accaparer le trafic. Assurément les contraintes du relief, les habitudes, la présence d'un marché, d'un sanctuaire, d'un couvent qui offre l'hospitaHté aux passants assurent Pavaritage à certains tracés. En quelques points la voie possible se resserre et se fixe : c'est un gué, un pont, un col, une digue sur un marais, un péage obligatoire institué par un prince redoutable, mais en général le voyageur a presque toujours le choix entre plusieurs itinéraires. Ce devait être le cas de la voie

— le Hellweg — qui joignait Cologne et Dortmund, à Corvey, Goslar et Magdebourg d'une part, à Brème, Hambourg et Lubeck de l'autre. Grandes routes, puissant réseau de circulation, dit l'historien Planitz... certes, mais à la manière du temps. Lorsqu'on franchit quelques centaines d'années, les mêmes mots recouvrent des réalités bien différentes. A la fin du dixième siècle, les mar- chands de Cologne fréquentent régulièrement le port de Londres.

Au onzième, l'activité commerciale déborde les Alpes, venant des contrées maritimes. Par le Brenner, elle passe de Venise vers le Danube ; par le Septimer et par le Saint-Bernard, elle gagne la vallée de la Saône et celle du Rhin, en attendant que le Saint- Gothard, longtemps infranchissable, donne passage à un tracé plus direct, lorsqu'un pont accroché aux rochers des gorges en permettra le passage. .

D'Orient viennent toujours, mais en plus grande quantité, les produits de luxe, les denrées chères : les épices, poivre, cannelle, noix muscade, clou de girofle, indispensables à la triste cuisine et à la sommaire pharmacopée de ce temps, les aromates, L'encens, l'ivoire, la soie, le coton, les tapis de Perse, les mousselines, les plantes tinctoriales, gomme laque, indigo, safran, les cristaux d'alun qui fixent les colorations. Du royaume latin de Jérusalem, les navires qui transportent les renforts de croisés rapportent des citrons, des oranges, des figues, des dattes. On cultive la vigne sur les pentes du Liban : la réputation du vin de Nefin se main- tiendra en Allemagne jusqu'au quinzième siècle. Elle découvre l'huile d'olive et le sucre de canne. En échange, l'Occident n'a d'abord, pas grand-chose à vendre, des armes' (en dépit des conciles

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qui interdisent d'en fournir aux infidèles), des bois, des peaux, des salaisons, des métaux bruts. Au onzième siècle tout change.

L'Occident se fait puissant fournisseur de produits ouvrés et, parmi eux, l'un d'eux domine de loin tous les autres. C'est le drap.

Draps de Flandre, de Brabant, d'Artois, draps unis, marbrés, mêlés, rayés, draps aussi remarquables pour leur moelleux que pour leurs belles couleurs. Très vite, on les signale en Orient, mais aussi à Londres, en Scandinavie, dans les ports de la Bal- tique, à Novgorod. La navigation du nord devient l'exact pendant de la navigation méditerranéenne. Les Pays-Bas, avec leurs estuai- res, leurs cours d'eau ramifiés encadrant des îles, sont pour les peuples septentrionaux ce que la Vénétie a été pour ceux du midi.

La laine qu'on travaille dans les Flandres vient d'Angleterre. Le cuivre qu'on travaille à Dinant vient du Harz. L'Allemagne se met à exporter aussi du vin, de la cire, du poisson salé, du blé, du houblon, du sel, de la potasse, du fer, du plomb... L'expansion gagnant de proche en proche, il se crée un système complexe de relations commerciales que n'entrave aucun nationalisme écono- mique.

Dans l'intervalle de leurs courses, il fallait aux commerçants un habitat, un point d'attache, uii entrepôt, où ils pussent passer la mauvaise saison et mettre à l'abri leurs marchandises. Dans divers diplômes, par lesquels Otton-le-Grand institue un marché, revient un terme qu'il convient de souligner : il accorde licence de le construire, de Y édifier. Il ne s'agit donc pas d'un simple empla- cement réservé à l'exposition et à la vente, mais d'un bâtiment, d'une installation permanente. Ces sortes de privilèges ont joué un rôle d'attraction et la plupart des historiens pensent qu'en Allemagne, beaucoup plus qu'en France occidentale, l'institution d'un marché a été une étape obligée dans le phénomène d ' « urba- nisation ». Toutefois, il est certain que tous les marchés n'ont pas eu la même fortune. L'abbé de Reichenau en créa un à Radolfzell, qui est resté une localité insignifiante. Une situation géogra- phique favorable, la présence protectrice d'un bourg fortifié ou d'une vieille cité ceinte de murs : voilà les deux conditions qui ont été déterminantes.

Le peuplement nous échappe dans ses détails. Tantôt les nou- veaux venus se logèrent à l'intérieur des murs, où les espaces vides ne manquaient pas : c'est <le cas à Mayence et à Worms. Tantôt, au dehors, mais tout contre : c'est le cas à Cologne, à Bonn, à

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É T U D E S S U R L ' H I S T O I R E D E L ' A L L E M A G N E 585 Strasbourg, à Bâle, à Ratisbonne, à Hambourg, ancienne forte- resse-refuge des Saxons, devenue archevêché. A Magdebourg, dont il n'est pas fait mention avant 805, Otton-le-Grand bâtit à la fois un monastère, une cathédrale, un nouveau marché et une enceinte commune.

Un mot a fait fortune dans les pays de langue germanique pour désigner ces agglomérations commerciales : c'est le mot wik, Bardowik, Schleswig, Osterwik, Brunswick. Le suffixe aisément reconnaissable équivaut pour ces localités à un certificat d'origine.

C'est sur le Rhin que les villes sont les plus nombreuses et les plus vivantes. Le fleuve crée entre elles la solidarité la plus directe et la plus visible. Elles présentent un fonds commun d'usagés, de mœurs, de traditions. Leurs attitudes spontanées s'apparentent si bien qu'à certains moments, de Constance à Leyde, les idées circuleront à la vitesse d'un torrent. Sauf Bâle qui enjambe le fleuve encore assez facile à maîtriser, elles n'occupent. toutes , qu'une seule rive et allongent, parallèle au quai, leur rue haute, \ où sont les boutiques. A Cologne, au dixième siècle, il existait entre la muraille et le fleuve un espace à peu près vide. Les mar- chands s'y établissent. Vers 950 deux levées de terre prolongent les murailles romaines jusqu'à la berge, unissant la vieille ville à la neuve. C'est du faubourg que se propage la vie. C'est du fleuve, source d'imprévu, de mouvement, de richesse et de libre activité que reflue, sur la cité des souvenirs, une prospérité qui la ranime, tant et si bien que le quadrilatère romain devient trop étroit. En 1106 de nouveaux travaux de protection sont entrepris, pour mettre à l'abri les églises de la banlieue la plus proche. Ils font découvrir un cimetière romain, dont les ossements devien- dront ceux des onze mille vierges, compagnes de Sainte Ursule, massacrées avec elle par les Huns, au retour d'un pèlerinage à Rome. En 1180, une nouvelle enceinte élargie est commencée, qui de Saint-Severin à Saint-Gereon et à Saint-Cunibert englobe tous les noyaux de l'agglomération. Renforcée à plusieurs reprises, haute de sept mètres, flanquée de tours robustes et percée de treize portes, elle rendra la ville pratiquement inexpugnable jus- qu'en 1795. On en retrouve le tracé en suivant du doigt sur un plan la ligne des boulevards, Ring, ou Wall, comme on suit sur

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un plan de Paris le tracé des fortifications successives. Quelques chiffres ne sont pas inutiles : le faubourg primitif avait une super- ficie de vingt-cinq hectares environ, l'ancienne ville, quatre vingt- seize. Le mur de 1180 enveloppe quatre cent un hectares, alors que l'enceinte de Phihppe-Auguste à Paris, qui date à peu près de la même époque, n'enveloppe que deux cent soixante-douze hectares. Assurément, tout à Cologne n'est pas bâti. De vastes portions de l'espace enclos sont en prairies ou en jardins. On a vu grand du premier coup. On a été prudent aussi, en laissant une place libre pour le bétail en cas de siège. Néanmoins ces accrois- sements si rapides décèlent la vitalité prodigieuse des nouveaux bourgeois.

Leur caractère essentiel est d'être mal à l'aise dans la société féodale. Le marchand vit d'échanges. Les théologiens nient la légitimité du profit qu'il en tire, les milieux chevaleresques l'igno- rent ou le méprisent. Son code de conduite se trouve par la force des choses en flagrant antagonisme avec les morales ambiantes.

La multiplicité des dominations qui se partagent les villes où il vend le choque comme un obstacle à la bonne police des transac- tions. Sur les routes qu'il parcourt, il abhorre d'une haine égale les exactions des péagers et le banditisme des seigneurs pillards.

Lui-même fait scandale. Comme la servitude ne se préjuge pas, il est réputé libre et on tient pour libre tout homme installé dans le zuik, qui, après un an et un jour, n'a pas été réclamé par son seigneur. Mais, au sein d'une organistion sociale où chacun dépend d'un seigneur, le déraciné est suspect. Souvent on le prend pour un juif. Il faut lire le moine Alpert de Metz qui, au seuil du onzième siècle, dénonce les mœurs des marchands de Tiel, centre éphémère du commerce anglo-rhénan, avant l'avènement d'Utrecht : hommes impossibles « qui ont des mœurs et des coutumes différentes de celles de leurs voisins », qui « ne se soumettent à aucune règle ».

qui « rendent des jugements comme ils l'entendent » et qui « com- blent d'honneurs ceux qui les excitent au rire et à la boisson ».

Tout y est : l'indépendance des manières, le plaisir de vivre, l'esprit critique, les infidéhtés à l'égard de l'ancien droit.

Oui... mais ces hommes scandaleux, sont aussi des hommes précieux. On a recours à eux pour d'indispensables achats. Ils apportent une activité nouvelle. Ils augmentent fructueusement les recettes du péage et du tonlieu qui est un impôt sur les tran- sactions. Aussi l'autorité publique les prend-t-elle sous sa protec-

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tion. Déjà Charlemagne, dans son empire campagnard, avait édicté des mesures en faveur des pèlerins et des marchands juifs ou chrétiens. La protection toutefois ne suffit pas. La nouveauté de la profession exige de nouvelles règles juridiques. La procédure traditionnelle avec son formalisme, ses lenteurs, ses moyens de preuve aussi primitifs que le duel, avec l'abus qu'elle fait du ser- ment absolutoire est pour les commerçants une gêne perpétuelle.

Les modes ordinaires du prêt, du gage, de la saisie ne correspon- dent plus aux besoins. De très bonne heure, il s'est donc créé un droit des marchands, un ensemble d'usages nés de la pratique, une sorte de coutume'internationale qu'ils appliquent dans leurs transactions et en vertu de laquelle leurs arbitres arrangent leurs différends. Les premiers documents qui parlent de ce droit datent du onzième siècle, mais ils en parlent comme d'une chose déjà ancienne. Cette coutume va se fixer, se préciser, s'enrichir. Elle ne cessera de gagner du terrain et comme elle n'a pas en face d'elle un système de lois écrites, codifiées, mais seulement d'autres coutumes propres à une société agricole, elle deviendra partie intégrante des libertés urbaines.

Le sol de la ville lui-même devra changer de nature. Il n'est pas, comme dans le plat pays, sol cultivé et cultivable. C'est un terrain à bâtir et c'est le capital par excellence. Dans une agglo- mération vivante, il ne peut pas rester immobile,-engourdi en quelque sorte sous le poids des droits féodaux si lourds et si variés.

Moyennant un cens annuel très faible, il deviendra librement transmissible, librement aliénable et il n'entraînera plus aucune sujétion personnelle du preneur à l'égard du bailleur. Enfin, si le seigneur, évêque ou laïc, détenteur du droit de marché, a établi dans la ville un juge particulier, qu'on appelle en latin scultetus et .en allemand Çchuhheiss, il va de soi que les bourgeois, forts de leur union et de leur richesse, batailleront pour réduire ses attri- butions, pour désigner eux-rnêmes les écheyins qui l'assistent, voire, pour le remplacer par un homme à eux.

Ces transformations ne se firent pas en un jour, ni paisible- ment. Des révoltes éclatèrent, surtout dans les villes episcopales.

Les princes laïcs, en effet, qui n'étaient point en contact perma- nent avec la population urbaine, ne manifestèrent pas de doctrine très arrêtée dans leurs rapports avec les villes : ils sont surtout sensibles à l'argent qu'ils peuvent en tirer. Les ecclésiastiques, au contraire, établis à demeure dans les cités, entretiennent avec

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les habitants des relations quotidiennes. Ils les voient et les surveillent. En outre, formés à 1» méditation des livres saints, ils ont, eux, un certain idéal de gouvernement et d'organisation sociale, qui fait corps avec la religion. Dans la mesure où ils s'en font une idéç plus consciente, ils se doivent de le défendre avec plus d'éner- gie.

L'histoire de l'émancipation urbaine ne connaît pas les fron- tières. Sans doute, les différences de détail sont innombrables et, à y regarder de près, on voit très bien qu'il existe des « familles » de villes, mais que ces familles s'étendent indifféremment en deçà ou au delà des limites tracées sur la carte par le traité de Verdun.

Par malheur, il n'est pas facile, faute de documents, de suivre partout la marche des événements. Très souvent, les premières chartes, les premiers privilèges ne font que confirmer un état de fait mal défini, qui a précédé de beaucoup la fixation du droit.

En tout cas, il est certain que l'arme principale de la bourgeoisie a été l'association cimentée par le serment. C'est une conspiration d'aide mutuelle. Le serment d'assistance entre égaux remplaçant le vieux serment d'obéissance prêté d'inférieur à supérieur est l'essence même de la commune.

On sait qu'un premier soulèvement eut lieu à Cambrai en 958, d'autres à Huy et à Toul, en 1066, un autre encore à Cambrai en 1076. A Cologne, la révolte éclate en 1074. Elle est provoquée par la réquisition pour le service de l'archevêque du bateau d'un marchand en partance. Elle échoue. Le succès viendra par la division des puissances établies. Un an avant la rébellion, le moine Hildebrand a été élu pape sous le nom de Grégoire VII. Un an après commence la querelle des investitures : querelle de propa- gande, plus encore que conflit de forces. Henri IV a besoin de partisans. En 1106, Cologne obtient de lui le droit de se fortifier et de pourvoir elle-même à sa défense. En 1112, nouvelle conjura- tion, nouvelle commune. Toute la ville est unie contre les officiers de l'archevêque, mais ce sont les principaux habitants et les plus riches qui sont à la pointe du combat, qui s'assemblent à la maison bourgeoise et qui usent du premier sceau de ville connu en Alle- magne, avec la devise Sancta Colonia Dei gratta Romanae Eccle- siae fidelis filia, Sainte Cologne par la grâce de Dieu fille fidèle de l'Eglise romaine. Ces « meilleurs », en vertu des conceptions sociales du temps, représentent vraiment la communauté. Ils en sont la conscience et les chefs naturels. Pour mieux dire, ils sont

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É T U D E S S U R L ' H I S T O I R E D E L ' A L L E M A G N E 589 la communauté, comme les grands sont l'empire. L a constitution qui s'élabore leur donne tout pouvoir.

Le travail d'émancipation dura tout un siècle : en 1114, la ville est avec l'archevêque contre Henri V ; en 1119, elle ouvre à l'em- pereur les portes de la ville ; en 1179, elle profite de la guerre qui met aux prises l'archevêque Philippe et Henri de Lion, pour se fermer à la fois à l'archevêque et à l'empereur. Puis elle traite avec celui-là moyennant finance et arrache à celui-ci une charte, qui reconnaît clairement son autonomie. En 1288, nouvelle offen- sive de l'archevêque. Son armée est battue. Il quitte Cologne défi- nitivement et, après avoir hésité entre diverses résidences, finira par se fixer à Bonn vers 1500.

Ce qui est vrai pour Cologne est vrai aussi pour Soest, pour Mayence, pour Worms, pour Spire, pour Trêves, pour Stras- bourg, pour Constance. A quelques nuances près, les choses s'y passent de la même façon, à la faveur des mêmes circonstances.

A Strasbourg, un retour en force de l'évêque finit, comme à Colo- gne, par la défaite de ses troupes. Beaucoup de ses chevaliers sonï tués, soixante-seize faits prisonniers et conduits en ville, liés par les cordes qui avaient été préparées pour les bourgeois. Strasbourg n'a qu'un mort, un boucher. Quoique en général plus tardive, l'évolution n'est "pas différente pour les villes du Danube et de la Saxe. A Ratisbonne, la rivalité de l'évêque et du duc favorise l'émancipation. A Augsbourg, le mouvement communal remonte au début du douzième siècle, mais il est brisé, la ville doit démolir ses remparts. Un privilège de Barberousse, qui a trop combattu les communes italiennes pour être très favorable aux communes allemandes, confirme l'autorité de l'évêque, mais reconnaît l'exis- tence d'une association de bourgeois. A Magdebourg, durant le long épiscopat de l'archevêque colonisateur Wichman, le bon accord se maintient entre le prince et la ville. Le Schultheiss juge entouré d'assesseurs recrutés parmi les bourgeois riches. A la mort de Wichman, à la fin du douzième siècle, les échevins prêtent serment à la ville même. Même épilogue à Leipzig, << fille » de Magdebourg.

Au douzième siècle, beaucoup de villes neuves ont été fondées dans les pays de colonisation, mais aussi dans la vieille Allemagne.

A chacune il fallait bien, pour attirer les habitants, concéder un grand nombre de privilèges : Fribourg-en-Brisgau reçoit le droit des marchands colonais, mais les avantages accordés aux villes

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neuves finissent par être étendus aux plus proches des anciennes.

Enfin l'anarchie qui suit la mort de Frédéric II, l'impuissance et les compétitions des souverains pendant l'interrègne permettent aux plus robustes dés cités d'achever leur émancipation. Alors qu'en France, la force grandissante de la monarchie fait tomber les communes sous la tutelle des prévôts et des baillis royaux, par une évolution divergente, les villes allemandes deviennent, elles, de petites républiques, à demi indépendantes.

***

Plaçons-nous au quatorzième siècle, alors que cette évolution est achevée.

La ville est un corps, une association jurée dont tous les mem- bres, solidaires les uns les autres, constituent les parties insépa- .rables. Pour mieux dire, elle est un individu collectif, dont la

muraille forme la frontière. D è s qu'on a franchi ses portes, on échappe à la coutume territoriale qui régit le plat pays pour passer sous un autre droit. Elle forme au milieu de la campagne un îlot juridique, une véritable « immunité ». L'enceinte protectrice est une nécessité primordiale. Aucune ville n'est ville ouverte. Dans le budget municipal, les dépenses mihtairès dépassent de beaucoup toutes les autres et il est probable que les premiers impôts urbains n'ont eu d'autre destination que l'entretien des murs.

Dans cette enceinte de paix, règne un droit de paix : « La ville, dit le premier statut de Strasbourg, doit être un lieu de sauve- garde pour tous ses habitants et la paix publique doit y être res- pectée par tous ». Les plus anciens documents du droit municipal abondent en châtiments corporels. Une punition très grave est la démolition de la maison possédée par le coupable. Une plus grave encore, l'expulsion définitive de la ville, la mort civique, le bannissement qui fait perdre tous les droits, toutes les sûretés : retranché de la « conjuration », l'individu n'est plus rien. Le beffroi, qui est le symbole de la commune, est aussi le symbole de la paix.

Au marché, une croix à laquelle est accroché un gant rappelle les privilèges accordés à la ville. Dans une quarantaine, de Brème à Riga, du Harz à la Bohême, est érigé sur la place un « Roland », statue d'homme armé, debout, l'épée nue et dressée. Le Roland aussi est le symbole d'une liberté : droit de justice ou exemption de péage, sans qu'on puisse en donner plus exactement le sens.

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É T U D E S S U R L ' H I S T O I R E D E L ' A L L E M A G N E 591 La ville est gouvernée par le conseil, le Rat, à la tête duquel se trouve un ou plusieurs bourgmestres. Il a des attributions mul- tiples,-administratives, financières,'rnilitaires, judiciaires. Il répar- tit le cens dû au seigneur. Il vote et lève les impôts urbains, princi- palement des taxes indirectes perçues sur les produits de consom- mation. Il convoque, arme et entraîne la milice urbaine. Il veille à la sûreté et à la tranquillité de la ville. Il assure la police du marché et celle des poids et mesures. Il gère l'hôpital bâti par ses soins. Très souvent, il a mis la main sur toute, la justice civile et sur la justice correctionnelle, parfois, même, mais beaucoup plus rarement, sur la justice criminelle qui est, en principe, réservée au tribunal du comte. Son chef-d'œuvre est l'organisation minu- tieuse des; petits métiers, boulangers, bouchers, chaftjentiers, tailleurs, forgerons, menuisiers, potiers de terre ou d'étain qui travaillent non pour le grand commerce, mais pour la satisfaction des besoins locaux et qui, investis d'un monopole légal, sont, en revanche, soumis à une stricte discipline. Les sentences judiciaires sont rendues conformément à la coutume de la ville, enregistrées par les greffiers du conseil, mais le droit de certaines villes a été adopté par d'autres. Cologne a servi de modèle à Soest, sa voisine.

D'après la charte de Soest sont établies celles de Ldbeck, de Ham- bourg, et de Magdebourg. Celle de Magdebourg sert, à son tour, de modèle aux villes coloniales de l'est. Le conseil est élu par des procédés compliqués, mais, en pratique, l'accès en est réservé aux patriciens, c'est-à-dire aux descendants fortunés des riches marchands qui ont mené le combat pour la liberté. *

. Toutes les villes sont loin d'avoir la même importance : parmi les trois mille localités gratifiées de privilèges urbains, bon nombre ne se distinguent pas d'un simple village. En effet, s'il est vrai que sur les douze millions d'habitants que l'Allemagne pouvait compter au quinzième siècle, un huitième au plus vivait dans les villes, il est facile de calculer que la plupart d'entre elles n'avaient que quelques centaines d'habitants. En utilisant les rôles d'impôts, qui d'ailleurs ne sont pas exempts d'incertitude, les historiens sont même arrivés à la conviction que les plus peuplées étaient loin des cent, deux cent ou trois cent mille habitants qu'on leur prêtait autrefois. Cologne, la première, n'avait pas plus de trente ou quarante mille âmes. Nuremberg, Lubeck et Strasbourg ne devaient guère dépasser vingt mille. Une quinzaine d'autres, Augsbourg, Ulm, Dantzig, Baie, Francfort, Zurich se tenaient v

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entre dix et vingt mille, une vingtaine entre deux et dix... L'énorme cathédrale d'Ulm, avec sa nef de cent vingt-trois mètres de long (1471) pouvait contenir vingt -neuf mille fidèles : plus d'une fois et demi la population de la ville, enfants compris. Si l'on tient compte de l'intense mouvement d'immigration vers les villes, on est surpris par la modicité de ces évaluations. Elles s'expliquent cependant par la fréquence des épidémies — quatorze depuis la peste noire jusqu'à la fin du quatorzième siècle, — par la mortalité infantile,, par la mauvaise hygiène et par l'impuissance de la méde- cine. Albert Durer eut dix-sept frères et sœurs.. Deux seulement survécurent.

Ce n'est pas le nombre qui a fait la force des cités médiévales allemandes. C'est l'énergie et l'esprit d'entreprise. Alors que les bourgs provinciaux d'aujourd'hui s'engourdissent dans la mono- tonie d'une existence que l'Etat seul suffit à garantir, la ville médiévale ne peut compter que sur elle-même pour se défendre et pour vivre. Tous les services que rend aujourd'hui la puissance publique, elle les assume au moyen de ses propres ressources.

Elle n'y parvient que par une tension constante des volontés et par un dévouement continuel à la collectivité.

Si, malgré tout, elle reste faible, c'est parce qu'elle est isolée.

A l'excepté d'un très petit nombre, Nuremberg, Rothenbourg- sur-Tauber, Esslingen, Colmar, Metz, aucune d'elles, à la diffé- rence des communes italiennes, n'a réussi à mettre la main sur un district rural étendu. Réduites à une étroite banlieue, elles ont beau*se parler par-dessus le plat pays, les plus jeunes ont beau reconnaître la supériorité judiciaire de celles dont elles ont reçu le droit, elles n'en restent pas moins des îlots, au milieu d'une cam- pagne arriérée, sur laquelle elles ne déteignent pas. En outre, elles ne sont pas toutes arrivées au même degré d'autonomie et de liberté. Les plus indépendantes sont celles qui dépendaient jadis de l'empereur seul (Francfort, Nuremberg) et les anciennes villes episcopales qui ont entièrement rejeté la sujétion que l'évêque faisait peser sur elles (Bâle, Strasbourg, Spire, Worms, Cologne, Augsbourg) : on les appelle villes impériales et villes fibres d'empire.

Le nombre en a varié au quinzième siècle. Brème se fait alors reconnaître Pimmédiateté impériale, mais Mayence retombe sous l'autorité de son évêque. Quant à Ratisbonne, elle est victime de la guerre intestine qui oppose les artisans au conseil et elle finit par reconnaître la domination du duc.

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É T U D E S S U R L ' H I S T O I R E D E L ' A L L E M A G N E 593 Ces luttes sociales sont quasi-générales et très souvent violentes, voire sanglantes. Les gens de métier s'insurgent contre les patri- ciens à qui ils reprochent d'accaparer le Rat, de tenir secrètes leurs délibérations^ de trop emprunter, de" demander presque toutes les ressources delà ville à l'impôt indirect,lourdjaux petites gens. Presque toujours, l'occasion des troubles est une mauvaise récolte qui fait renchérir les vivres, parfois une rivalité entre patri- ciens, comme à Strasbourg, où les Zorn et les Müllenheim s'entre- tuent pendant un bal : deux morts d'un côté, sept de l'autre. Les maîtres-artisans, ardemment soutenus par les compagnons, arra- chent à l'aristocratie une représentation plus ou moins importante dans le conseil, dont l'effectif est accru. Parfois, comme à Cologne, ce sont les vingt-deux corporations qui en désignent tous les membres (1376) et les patriciens doivent se faire inscrire à l'une ou l'autre d'entre elles. Mais cette coopération forcée du patri- ciat et de la haute bourgeoisie artisanale laisse subsister dans les couches les plus pauvres un sourd mécontentement. C'est au tour des compagnons de protester contre les difficultés d'accès à la maîtrise, contre la volonté des maîtres de la rendre héréditaire, contre les conditions de travail, contre l'insuffisance des salaires, que la grande hausse du seizième siècle rendra plus pénible.

(A suivre.)

PIERRE G A X O T T E .

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