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La rue-jardin : mobilité de sens et circulation de modèles. Les cas de la rue Montfaucon et de la rue Kléber à Bordeaux

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Academic year: 2022

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La rue-jardin : mobilité de sens et circulation de modèles. Les cas de la rue Montfaucon et de la rue Kléber à Bordeaux.

Aurélien Ramos Paysagiste dplg

Doctorant en architecture sous la direction de Martine Bouchier Ecole nationale supérieure d’architecture Paris-Val de Seine CRH-LAVUE (UMR CNRS 7218)

Soutenu par la Caisse des Dépôts et Consignation

Associer la rue et le jardin ne va pas de soi a priori. Le jardin, étymologiquement et ontologiquement est un espace clos, une entité distincte du territoire dans lequel il s’insère1. La rue, à l’inverse, est un espace ouvert, interface jouant le rôle d’« assembleur »2 entre plusieurs lieux mis en relation par des pratiques. Mais dans l’histoire de l’urbanisme, le recourt à l’association de substantifs opposés a souvent permis d’imaginer des alternatives à la manière de fabriquer la ville. Ainsi par exemple, les cités-jardins d’Ebenezer Howard, les Parkways de Frederick Law Olmsted ou encore Broadcare city de Franck Lloyd Wright explorent, chacun à leurs époques, des formes d’hybridation de la ville par la nature. En effet, la demande sociale de présence végétale dans l’espace urbain n’est pas un phénomène récent3, on peut y voir une récurrence historique, témoignant de l’évolution des représentations de l’idée de nature dans la société.4

Aujourd’hui, c’est par la réactualisation du jardin que s’incarne la demande nouvelle de « nature sensible »5, une nature non plus uniquement à contempler mais également à vivre et à pratiquer quotidiennement. Et c’est le jardin comme espace domestique,

« espace à soi »6, mais également comme lieu de sociabilité et d’éducation par l’expérience7 qui est mobilisé. Ce phénomène se traduit notamment depuis les années 1990, par l’augmentation des jardins collectifs dans les villes françaises8 mais également par l’instauration de dispositifs d’incitation au jardinage non plus uniquement à l’intérieur de jardins mais dans l’espace public, tels que le récent permis de végétaliser9 proposé par la Mairie de Paris, ou le programme de végétalisation de rues10 lancé en 2012 par la Ville de Bordeaux.

1 Hervé BRUNON, Monique MOSSER, « L’enclos comme parcelle et totalité du monde : pour une approche holistique de l’art des jardins », Ligea, n°73-76, janvier-juin 2007, pp. 56-75.

2 Jean-Loup GOURDON, « La rue : permanence et renouvellement », Les Annales de la recherche urbaine n°92, p. 119.

3 Thierry PAQUOT, « Ville et nature, un rendez-vous manqué ? », Diogène 2004/3, n°207, pp. 83-94.

4 Philippe CLERGEAU, « Préserver la nature en ville », Responsabilité et environnement, n°52, octobre 2008, pp.55-59.

5 Yves CHALAS, « La ville de demain sera une ville-nature », L'Observatoire, 2010/2, n° 37, p. 3-10.

6 Alain CORBIN, L’avènement des loisirs (1850-1960), Paris : Editions Aubier, 1995, p. 341.

7 Joëlle ZASK, La démocratie aux champs, Paris : Editions La Découverte, 2016 pp. 51-67 et pp.191- 204.

8Yves HELBERT, Sophie BERNIER, Des jardins familiaux dans nos villes. Jardins, Jardinage et Politiques urbaines, Paris : Fondation de France, 1998.

9 Site Mairie de Paris, plateforme « Végétalisons Paris », consulté le 20 avril 2018, https://vegetalisons.paris.fr/vegetalisons/

10 Site Mairie de Bordeaux, dispositif de végétalisation des rue, consulté le 20 avril 2018, http://www.bordeaux.fr/p88843/vegetalisation-des-rues

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On sait, par ailleurs, que le « retour à la rue »11 constitue un trait caractéristique de l’urbanisme contemporain12. En effet, après avoir été rejetée par les protagonistes du Mouvement Moderne comme symbole d’une tradition à dépasser, la rue est reconnue, non seulement comme « forme élémentaire de la ville »13 mais également comme lieu de vie et véritable fondement de la sociabilité et de la culture urbaine14.

Faut-il voir alors, une convergence dans ces deux mouvements contemporains ? Le jardin et la pratique du jardinage seraient-ils un levier pour un retour à la rue ?

Afin de comprendre les enjeux d’une hybridation de la rue par le jardin, en termes formels mais également en termes de représentations et d’usages, cet article propose une analyse comparative de deux projets de rue-jardin réalisés à quelques années d’intervalle et seulement à quelques rues l’un de l’autre, dans le centre ancien de Bordeaux. Cette analyse s’appuie sur le suivi et la participation au processus de réalisation de ces deux projets de 2010 à 2016, sur les données issues des différents documents de communication des acteurs (associatifs, professionnels et institutionnels) ainsi que sur les comptes-rendus de réunions et d’ateliers participatifs.

Le premier projet est celui de la rue Montfaucon. Porté dès 2010 par une association d’habitants, le projet consiste en l’installation dans la rue de bacs de plantations sur les surlargeurs de trottoirs et les limites des zones de stationnement, sans modification de la structure de la chaussée. Le chantier de construction a eu lieu à la fin de l’année 2010. Les bacs font aujourd’hui l’objet d’une gestion collective entre habitants de la rue (cf. Figure 1).

Figure 1 : Bacs collectifs rue Montfaucon © Sophie Vialettes 2017

Le deuxième projet est celui de la rue Kléber. Il est développé dans le cadre du PNRQAD15, pour lequel la ville de Bordeaux a été retenue en 2010 avec le projet Re- Centre(s). La rue Kléber, identifiée comme un axe potentiel d’expérimentation dès l’automne 2011, fait l’objet d’un cycle de concertations de presque deux ans (2012- 2013). Le chantier a débuté à l’automne 2013. Un tronçon-test a été livré au printemps 2014. Le projet consiste à transformer la rue en zone de rencontre avec priorité aux piétons, suppression des stationnements et plantations sous trois formes différentes : plantations en fosses de pleine terre ou en pieds de façade et bacs plantés.

Le projet se fonde sur la participation des habitants qui partagent la responsabilité de la gestion des plantations avec les services municipaux (cf. Figure 2).

Figure 2 : Rue Kléber © Julien Beauquel – Friche and Cheap 23 juillet 2014

I. Jardiner (dans) la rue : enjeux et contraintes Le jardinage comme gestion collective de la rue

Si la structuration de l’espace public par une armature végétale n’est pas une idée neuve16, les projets de rue-jardin étudiés ici innovent dans la mesure où il ne s’agit pas de planter dans un but uniquement ornemental. La présence du végétal dans la rue est conditionnée à une pratique : le jardinage.

11 Eric CHARMES, Le retour à la rue : entre paysage et usages. Rue des Cascades et rue de l’Ermitage, Belleville, Paris, Rapport de recherche pour le ministère de l’Écologie et du développement durable, programme « politiques publiques et paysages », Paris : ARDU, 2003.

12 Rémi KOLTIRINE, Règlements et formes urbaines. Études comparatives, Paris : Atelier parisien d’urbanisme, 2003.

13 Jean-Loup GOURDON, op.cit. p. 117.

14 Jane JACOBS, Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille : Parenthèse, 2012.

15 Programme National de Requalification des Quartiers Anciens Dégradés défini par la loi de

« Mobilisation pour le logement et de lutte contre l’exclusion » du 25 mars 2009.

16 Luisa LIMIDO, L’art des jardins sous le Second Empire, Jean-Pierre Barillet-Deschamps 1824- 1873, Paris : Editions Champ Vallon, 2002.

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Dans le projet de la rue Montfaucon, portée par l’association Yakafaucon, il y a consensus des habitants autour de la transformation de l’aspect de la rue par la plantation d’une végétation non seulement décorative mais également utile.

L’association formule son ambition avec cette question : « comment pouvons-nous agir à notre niveau, avec des moyens simples pour fleurir notre rue et participer ainsi au maintien de la biodiversité et à la création d’une ville plus belle ? »17. On voit ici la volonté des membres de l’association de combiner spontanément, un objectif esthétique avec des enjeux écologiques. Puisant plus dans les références du jardin privé (qu’il soit d’agrément ou potager) que dans celles de la rue, les habitants pensent le végétal comme le résultat de leur action sur l’espace.

Mais le jardinage dans l’espace public interroge également la dimension collective de cette pratique. Généralement confinée à l’intérieur de l’enclos du jardin, « le jardinage tel qu’il a été défini au cours du XXe siècle est l’appropriation pratique d’un terrain par une ou plusieurs personnes constituant une unité domestique »18. Ici, c’est la rue, espace autour duquel l’association Yakafaucon rassemble les habitants ayant adhérés au projet. Par cet acte, la rue est définie comme « espace commun à vivre »19, par-delà privé et public, le jardinage devenant l’expression de ce « droit à l’œuvre (à l’activité participante), le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) »20 qui participe du « droit à la ville » défini par Henri Lefebvre. La métamorphose du paysage urbain passe par la mutualisation des forces en présence : l’espace de la rue – et donc de la végétation qui y est plantée – fait l’objet d’une gestion collective.

Cependant, il faut noter que la question du droit à jardiner dans l’espace public n’est pas ce qui mobilise le plus les habitants. La construction de jardinières semble un objet fédérateur, presque autant (si ce n’est plus) que l’idée de jardinage dans la rue.

C’est par le biais d’ateliers de construction collective dans la rue que l’association est parvenue à obtenir le plus d’intérêt de la part des habitants.

Une gestion partagée entre habitants et services municipaux

Pour le projet de la rue Kléber, l’enjeu est plus ambitieux encore, puisqu’il n’existe pas de groupe d’habitants mobilisés autour de l’idée de jardin dans la rue. En effet, la rue Kléber a été identifiée fin 2011 comme « secteur d’intervention »21 par l’équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage dirigée par l’agence ANMA (Agence Nicolas Michelin Architecture), dans le cadre du premier Plan Guide du secteur Re-Centre(s).

La référence au projet de la rue Montfaucon22 est explicite. « Ce qui a fonctionné dans la rue Montfaucon pourrait se reproduire dans les autres quartiers, à commencer par la rue Kléber ».23 Il s’agit alors pour l’équipe dirigée par Nicolas Michelin et la municipalité, de reproduire le projet d’origine informelle de la rue Montfaucon et d’en faire un modèle pour les rues du centre ancien de Bordeaux. Mais, à défaut de collectif habitant constitué, le travail mené par l’association Yakafaucon de mobilisation citoyenne, de constitution d’un collectif d’acteurs, ainsi que le travail de

17 Association « Yakafaucon », Projet « à Fleur de rue » flyer de communication, consulté le 12 juillet 2017, http://yakafaucon.jimdo.com

18 Florence WEBER, L’honneur des jardiniers, Paris : Belin, 1998, p. 263.

19 Joëlle ZASK, op.cit. p. 204.

20 Henri LEFEBVRE, Le droit à la ville, Paris : Editions du Seuil, 1972, p. 149.

21 Site Bordeaux 2030, « Marne-Kléber : inventer la rue-jardin », consulté le 12 mars 2018 http://www.bordeaux2030.fr/bordeaux-demain/recentres/marne-kleber

22 L’identification de la rue Kléber comme site expérimental pour une rue-jardin intervient un an après l’installation des bacs jardinés par les habitants dans la rue Montfaucon.

23 Ville de Bordeaux, Concertation Re-Centre(s) Kléber la rue autrement Les rencontres II, Bordeaux : avril 2012, p. 72.

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pédagogie sur le jardinage dans la rue doit être mené par la maîtrise d’œuvre. Il s’agit alors à la fois de construire l’objet rue-jardin et de fabriquer les outils et moyens par lesquels la rue pourra devenir un jardin.

S’il est clair pour l’équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage que le jardinage est la condition d’émergence et de fonctionnement de la rue-jardin, sa conception méthodologique et pratique dans l’espace public reste floue. Il faut attendre le 6e principe du cahier de prescriptions24 pour que le jardinage soit évoqué sous le titre

« Principe d’entretien » (bien après les principes d’aménagement dont le jardinage est dissocié). Sans être nommé, le jardinage est alors assimilé à la « gestion » du projet. Il est délégué à des prestataires externes (le collectif « Friche and Cheap » et l’association « Les Jardins d’Aujourd’hui ») en charge du suivi de projet et de la mobilisation habitante. Il s’agit essentiellement d’encadrer « l’appropriation [de la rue] par les habitants », de penser son « caractère évolutif »25 soit la gestion dans le temps en fonction de l’évolution de l’appropriation habitante. C’est dans cet objectif que sera mis en place, sur proposition des prestataires externes, le poste de jardinier de rue. Ce personnage central du projet de jardin, interface entre les différentes parties impliquées dans le projet (les habitants, les associations de quartier, les services techniques de la ville, l’assistance à maîtrise d’ouvrage) doit jouer un rôle triple, à la fois animateur, jardinier et référent du projet de jardin dans la rue (cf. Figure 3).

Figure 3 : Schéma de gestion partagée de la rue-jardin Kléber © Friche and Cheap 2015

Cinq ateliers participatifs sont organisés par les deux associations prestataires dans le cadre de leur mission de mobilisation des habitants. L’objectif à termes est la constitution d’un collectif d’habitants en capacité de prendre en charge le jardinage collectif de la rue, à savoir : l’entretien des végétaux, la coordination des jardiniers et l’animation de la rue-jardin. Cependant, la question du jardinage à proprement parler peine à mobiliser réellement les habitants. Une analyse des comptes-rendus des ateliers permet de mettre en lumière certains points : le « jardin » pour les habitants représente uniquement un espace en pleine terre, un sol à cultiver. La

« végétalisation » concerne quant à elle, les plantations aériennes et murales, les bacs et plantes grimpantes. Ces parties de la rue ne sont pas considérées par les participants comme à jardiner. Les habitants s’enthousiasment plus pour l’ajout de nouveaux éléments programmatiques (tels qu’une ruche, un composteur), que pour l’organisation du jardinage dans la rue.

Un épisode particulier dans cette phase de mobilisation des habitants illustre les blocages en termes de représentations de ce qui fait jardin dans la rue. Au cours de l’atelier du 1er juillet 2012, les habitants découvrent une friche située à proximité de la rue. Envisagée au départ comme simple espace ressource pour le stockage d’outils de jardinage, la récupération de l’eau, la préparation des semis et la gestion des déchets et du compostage, la friche Brémontier constitue une nouvelle focale offrant à chacun la possibilité de se projeter dans le projet de jardinage collectif. Les participants semblent avoir besoin d’un jardin au sens traditionnel et étymologique26, clairement délimité pour penser la rue comme un jardin. Le déplacement des questions de la rue Kléber vers la friche est symptomatique du malaise de la population à l’égard du projet et notamment de la tentative de redéfinition du jardin au travers du réaménagement de la rue.

24 Agence d’architecture Nicolas Michelin, Pepitomicorazon collectif, Aldebert et Verdier Architecture,

« Principes d’entretien », Cahier de prescriptions, Bordeaux : mai 2012, p. 18.

25 Id. p.18.

26 Hervé BRUNON, Monique MOSSER, op.cit.

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Dans les deux projets de rue-jardin, le jardinage de la rue apparaît moins comme une finalité que comme une condition à l’embellissement de l’espace public par une présence végétale. Le trouble autour de la possibilité d’une pratique de jardinage en dehors d’un jardin pèse sur le projet. Si dans la rue Montfaucon la dimension militante à l’origine du projet permet aux habitants d’envisager le jardinage dans la rue comme un acte politique, dans le cas de la rue Kléber, la cohabitation entre les usages du jardin et les usages de la rue apparaît moins comme un enjeu que comme une contrainte.

II. Problèmes de cohabitation et conflits d’usages

Les deux projets de rue-jardin mettent à mal les catégories formelles et fonctionnelles de l’aménagement urbain et cela a un impact notable sur les pratiques et usages de ces nouveaux espaces. En effet, tous deux font l’objet de luttes de territoire entre usagers de l’espace public. On peut distinguer plusieurs catégories de conflits territoriaux et d’usages :

Voitures versus jardiniers

Dans le projet de la rue Montfaucon ce sont les problèmes de cohabitation entre voitures et jardiniers qui sont à l’origine du projet. Il s’agit de condamner un trottoir trop étroit pour être pratiqué et de protéger les entrées de garages contre le stationnement sauvage. Les bacs de plantations jouent un rôle fonctionnel dans la lutte contre la voiture en ville. Leur installation va de pair, dans la définition du projet, avec un changement de statut de la rue via son passage en zone de rencontre (limitation de la vitesse de circulation, priorité au piéton en zone partagée).

Les plantations de la rue Montfaucon ont peu à souffrir de la cohabitation avec la voiture. En effet les bacs auto-construits sont assimilés au mobilier urbain et constituent des obstacles pour les voitures.

Pour la rue Kléber, l’objectif est le même et se matérialise par le changement de matériau de sol et le dévoiement de la chaussée. À l’usage, cela est beaucoup plus complexe notamment en ce qui concerne les fosses de plantations en pleine terre. Si elles sont protégées par des chasse-roues en métal, cela n’empêche pas les détériorations, les voitures stationnant à même la fosse ou roulant sur les végétaux en pied de façade… Contrairement à la rue Montfaucon où aucune place de stationnement n’a été supprimée, le projet de la rue Kléber a provoqué leur disparition totale. Les habitudes de stationnement des riverains ont été durement touchées ce qui peut expliquer la persistance d’un stationnement sauvage au détriment des fosses plantées. La cohabitation entre des véhicules roulants, des jardiniers et des plantes ne va pas de soi. Cela se solde par la mise en place de barrières de protection contre les voitures refermant ces espaces de jardinage (cf. Figure 4).

Figure 4 : Fosses de plantations clôturées rue Kléber © Julien Beauquel – Friche and Cheap mars 2015

Jardiniers versus non jardiniers

La pratique du jardinage entraîne une certaine appropriation matérielle de l’espace qui peut entrer en conflit avec un usage public de la rue. Une nouvelle forme de domanialité s’instaure dans les projets de rue-jardin, où le piéton, non jardinier – catégorie étendue souvent au piéton extérieur à la rue, voire au quartier – constitue une menace au bon développement du jardin. Des actes de vandalismes ont été à déplorer dans les deux projets sans que cela soit néanmoins durablement préjudiciable. Réciproquement, l’existence d’un espace jardiné et la présence de

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jardiniers dans la rue constitue parfois pour les riverains non-actifs dans le projet, une appropriation de l’espace vue comme une menace intrusive. Le jardinier introduit une utilisation statique, non passante mais active de la rue qui se distingue des usages traditionnels de l’espace public. Mais moins que les jardiniers ou la présence de végétaux dans la rue, c’est surtout le mobilier auto-construit ou introduit par les jardiniers qui ont cristallisé les conflits avec les non jardiniers. (cf. Figure 5).

Figure 5 : Clôtures auto-construites autour des fosses de plantations rue Kléber

© Julien Beauquel – Friche and Cheap février 2015

Si le jardinage de leur rue pose peu problème aux riverains non jardiniers, la manifestation physique d’une appropriation et d’une privatisation de l’espace jardiné a provoqué des plaintes de la part de certains habitants de la rue et un blocage temporaire du projet.

Jardiniers versus jardiniers

Comme tout espace de jardinage collectif, le bon fonctionnement du jardin dépend de l’équilibre du groupe de jardiniers. Pour la rue Montfaucon, c’est un système qui reproduit d’une certaine manière celui des jardins familiaux : là où chacun a sa parcelle, dans la rue-jardin chacun a son bac. Le facteur de répartition des bacs entre habitants est en général la proximité au logement. Les bacs représentent alors des unités de jardinage gérées par une ou plusieurs familles voisines. Seuls les bacs aux extrémités de la rue et/ou trop éloignés de logement sont gérés entièrement collectivement. Les conflits d’usage entre jardiniers sont donc rares.

La situation est plus complexe dans la rue Kléber puisque les espaces de jardinage ne sont pas individualisés. S’agissant ici d’un espace sans délimitation parcellaire, la cohabitation entre différentes conceptions de jardinage nécessite une phase d’adaptation. Si les plantations en pied de façade sont « privatisées » par les habitants des logements concernés, la gestion des bacs et des fosses est plus problématique. Elle est assimilable aux parcelles collectives dans les jardins partagés.

Les travaux de sociologie et d’anthropologie ont montré combien le jardinage constitue non seulement un « loisir créatif valorisateur de l’individu »27 mais traduit également une prise de position dans la société, un « affirmation de soi hors contraintes »28. Cela se manifeste par des modes de jardinage variés à partir desquels de nombreux auteurs ont tenté d’élaborer une typologie29. Sans pouvoir ici approfondir plus avant cette question, on peut néanmoins retenir la distinction forte entre un jardinage de production (héritage des pratiques potagères des jardins familiaux)30 et un jardinage récréatif 31 (avec une dominante de plantes ornementales et la disparition ou l’incorporation du potager au reste du jardin), auquel peut s’ajouter une troisième catégorie que Françoise Dubost, déjà en 1984, appelait le jardinage « indiscipliné »32. Il est à rapprocher des principes du « jardin en

27 Florence WEBER, Séverine GOJARD, « Jardins, jardinage et autoconsommation alimentaire », INRA Sciences sociales, n°2, avril 1995, p. 4.

28 Florence WEBER, op. cit. p. 262.

29 Gérard CREUX, « Les pratiques de jardinage dans l’espace des loisirs : une ambiguïté ? » in Anne- Marie GREEN (dir.) Les métamorphose du travail et la nouvelle société du temps libre, Paris : L’Harmattan, 2000 ; Frederick GUYON « les jardins familiaux aujourd’hui : des espaces socialement modulés » Espaces et sociétés, 2008/3, n° 134, pp. 131-147 ; Pascale SCHEROMM « Les jardins collectifs entre nature et agriculture », Métropolitiques, 13 mai 2013, consulté le 14 avril 2018.

http://www.metropolitiques.eu/Les-jardins-collectifs-entre.html

30 Béatrice CABEDOCE, Philippe PIERSON (dir.), Cent ans d´histoire des jardins ouvriers 1896- 1996, La Ligue française du coin de terre et du foyer, Grâne : Editions Créaphis, 1996.

31 Françoise DUBOST, Les jardins ordinaires [1984], Paris : L’Harmattan, 1997.

32 Id. p. 146.

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mouvement »33 conceptualisé par Gilles Clément, pour lequel le jardinage consiste à

« faire avec » en se fondant sur l’observation des logiques du vivant. C’est cette méthode, faisant figure de consensus éthique, que le jardinier de rue met en œuvre, dans un objectif de transmission et respectant ainsi par ailleurs, la Charte du jardinage écologique de la Ville de Bordeaux34 et la Charte des jardins partagés de la Ville de Bordeaux35.

Bien que destinées aux jardins publics ou collectifs de la ville, ces chartes – à défaut de documents réglementaires spécifiquement adaptés – sont appliquées aux projets des rues Montfaucon et Kléber dont elles définissent le cadre éthique. On voit bien que la rue-jardin, encore à un stade expérimental, jouit d’un statut intermédiaire pour la municipalité : plus tout à fait une rue, pas encore un jardin. Mais cela constitue-t-il une condition suffisante pour une hybridation réciproque de l’un par l’autre et l’invention d’une nouvelle forme d’espace public ?

III. Une « rue autrement »36 mais un jardin comme les autres ?

Condamnation de la rue et reconquête démocratique de l’espace public

Le projet de rue-jardin s’appuie, dans les deux cas étudiés ici, sur une critique de la rue « traditionnelle » qui rappelle celles émises par Le Corbusier et les CIAM : mono- fonctionnalité, domination de la voiture, trop forte minéralité et manque de « verdure

»37. La convocation du jardin offre ici une source de nouvelles représentations pour repenser la rue.

Pour le projet de la rue Kléber, la municipalité, accompagnée par l’équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage dans la phase initiale de concertation, s’appuie non seulement sur l’exemple de la rue Montfaucon mais convoque également un autre modèle plus inattendu : celui des quais de Garonne.

La municipalité inscrit le futur projet de rue-jardin dans la même dynamique urbaine que le réaménagement des bords du fleuve par le paysagiste Michel Corajoud,38 à savoir la substitution des emprises industrialo-portuaires par un équipement public et social : une promenade plantée. Les quais, c’est l’exemple d’une réussite, l’image incarnant le passage à une « ville récréative »39 sous couvert de libération des espaces, de geste démocratique où l’on rend à la population l’usage de l’espace public. Le vocabulaire est explicite, il s’agit bien de retrouver la Garonne, retrouver les quais, ce qui laisse sous-entendre alors qu’ils auraient été confisqués auparavant par le port.

La même rhétorique de reconquête est appliquée à la rue Kléber : rendre aux citoyens l’usage de la rue, un espace fonctionnel, uniquement dédié à la circulation automobile et à son stationnement.

33 Gilles CLÉMENT, « Jardins en mouvement, friches urbaines et mécanismes de la vie », in Bernadette LIZET, Anne-Elizabeth WOLF, John CELECIA, Sauvages dans la ville, Paris : Publications scientifiques du Museum, 1999, pp. 157-175.

34 Site Mairie de Bordeaux, « charte du jardinier écologique de la ville bordelais », consulté le 20 avril 2018, http://www.bordeaux.fr/p74938

35 Site Mairie de Bordeaux, « charte des jardins partagés de Bordeaux », consulté le 20 avril 2018 http://www.bordeaux.fr/images/ebx/fr/groupePiecesJointes/32514/1/pieceJointeSpec/94284/file/charte_

jardins_partages.pdf

36 Ville de Bordeaux, op cit, p. 7.

37 Association « Yakafaucon », Projet « à Fleur de rue » flyer de communication, consulté le 12 juillet 2017, http://yakafaucon.jimdo.com

38 Ville de Bordeaux, op cit,

39 Charles AMBROSINO, « Ces esthétiques qui fabriquent la ville » in Jean-Jacques TERRIN (dir.), La ville des créateurs, Saint Etienne : Parenthèses, 2012.

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La reconquête de l’espace public est garantie par son aménagement paysager, mais il reste à définir selon quels modèles celui-ci sera pensé et composé.

Le jardin comme évocation : une juxtaposition de modèles conventionnels

Dans le premier cahier de prescriptions élaboré par l’équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage en mai 201240, la convocation du jardin comme modèle alternatif à la rue se manifeste par la proposition d’une présence végétale plus importante que le traditionnel alignement planté. Apparaissent des formes issues de la composition de parcs et jardins (les bosquets, les arbustes) absentes en général de l’aménagement de la chaussée. L’utilisation expérimentale des pavés à joints enherbés vise à rompre radicalement avec la dimension routière de la rue et à transformer visuellement la rue en surface végétale. Malheureusement, ce choix de matériau audacieux ne sera pas reconduit au-delà du tronçon-test, les pavés n’ayant pas montré une résistance suffisante pour supporter la circulation routière et la végétation entre les joints ne parvenant à se développer que sporadiquement sur les extrémités préservées du piétinement piéton.

Il est mobilisé également l’idée d’un usage récréatif ou oisif de la rue : comme dans un jardin, on devrait pouvoir déambuler, se promener sans but précis, non pas comme dans une rue où le piéton va d’un point A à un point B. Cet usage récréatif se matérialise par l’idée d’installer un mobilier de jardin public, bancs en latte de bois, corbeilles tulipes qui jouent ici le rôle de marqueur de l’identité de parc. Mais la proposition va plus loin puisqu’il est imaginé que cet usage récréatif pourrait être plus que déambulatoire mais également fixe : on devrait pouvoir s’allonger pour prendre le soleil, pique-niquer, lire un livre. Cela se matérialise par une proposition – non mise en œuvre à ce jour dans le tronçon-test – de construction de terrasses en bois, faisant implicitement référence à un usage privé, plus intime, convoquant le jardin de cœur d’îlot plus que le jardin public.

La recherche d’une autre forme de rue puise donc dans les lieux communs du jardin : si pour sa gestion le modèle du jardin partagé est appliqué à la rue-jardin, dans sa forme, l’utilisation du végétal et du mobilier vise une évocation à la fois du jardin public et du jardin privé. Cette simple juxtaposition de modèles conventionnels de jardin avec les fonctions de la rue peine à produire une forme hybride réellement innovante.

***

Si ces deux projets de rue-jardin – l’un porté par un collectif d’habitants, l’autre par la municipalité – témoignent bien du consensus éthique et esthétique autour d’une augmentation et d’une diversification des espaces à jardiner dans la ville, leur analyse comparative permet de mettre en lumière les enjeux concrets que cela implique.

La pratique du jardinage, sortie du jardin, demande à être redéfinie et cela nécessite un travail de pédagogie auprès des jardiniers-habitants comme des jardiniers municipaux.

La confusion entre les enjeux esthétiques, sociaux mais aussi écologiques de cette pratique dans l’espace public entretient un certain flou, propice à des interprétations variables. Pour la municipalité notamment, le jardin semble être le garant d’un changement en profondeur de la rue. Dans le volet sur l’entretien de la rue-jardin

40 Agence d’architecture Nicolas Michelin, Pepitomicorazon collectif, Aldebert et Verdier Architecture, Cahier de prescriptions, mai 2012.

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développé dans le cahier de prescriptions pour la rue Kléber on peut lire :

« L’attractivité de la rue […] devrai[t] également encourager le développement d’activités dans les locaux en rez-de-chaussée. » 41 Ainsi, le caractère « pittoresque » de l’introduction du jardinage dans la rue devrait être l’impulsion à l’origine d’une modification non seulement de ses pratiques mais aussi du bâti et par extension, de la population du quartier ? Cette suggestion – qui mériterait d’être interrogée – témoigne des attentes à l’égard de l’aménagement d’un jardin dans la rue comme levier de transformations bien au-delà du paysage urbain42.

On peut penser cependant, que sous certains aspects, ces expérimentations constituent des innovations permettant d’imaginer de nouvelles manières de concevoir la ville de demain par le jardin. L’apparition de la figure du jardinier amateur et citoyen, invite à penser le projet d’aménagement de l’espace public non plus uniquement en fonction de son résultat mais comme un processus43 et pose les conditions d’une pratique réelle de la démocratie participative. Enfin, l’introduction du jardinage individuel et collectif dans l’espace public invite à dépasser la question de la propriété et à considérer un état intermédiaire entre habiter et consommer, propre à la fabrication d’un véritable « lieu public »44.

Table des figures :

Figure 1 : Bacs collectifs rue Montfaucon © Sophie Vialettes 2017

Figure 2 : Rue Kléber © Julien Beauquel – Friche and Cheap 23 juillet 2014

Figure 3 : Schéma de gestion partagée de la rue-jardin Kléber © Friche and Cheap 2015

Figure 4 : Fosses de plantations clôturées rue Kléber © Julien Beauquel – Friche and Cheap mars 2015

Figure 5 : Clôtures auto-construites autour des fosses de plantations rue Kléber © Julien Beauquel – Friche and Cheap février 2015

41 Id. p.18.

42 Eric CHARMES, « Le retour à la rue comme support de la gentrification », Espaces et sociétés, 2005/3, n° 122, pp. 115-135.

43 Isabelle AURICOSTE, « Le paysage et la réappropriation des territoires », Patrimoine et paysages culturels, Actes du colloque international de Saint-Emilion, Bordeaux : Éditions Confluences, 2001, pp. 65-69.

44Joëlle ZASK, op.cit. p. 204.

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