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Un droit d’entrée sur le terrain à géométrie variable :

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Academic year: 2022

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Cambouis, la revue des sciences sociales aux mains sales

Un droit d’entrée sur le terrain à géométrie

variable : enquêter sur la Justice des mineur·es de Suisse romande

Armelle Weil

Doctorante FNS en sociologie, à la Haute école de Travail Social – HETS Genève (HES-SO) et à l’Université de Lausanne

armelle.weil@hesge.ch

Géraldine Bugnon

Docteure en sociologie de l’Université de Genève et l’Université de Lille 1 et chercheuse post-doc à la Haute école de travail social à Genève (HES-SO) geraldine.bugnon@hesge.ch

Arnaud Frauenfelder

Professeur de sociologie à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) Genève et responsable du Centre de recherches sociales (CERES) de la Haute école de travail social (HETS).

Arnaud.Frauenfelder@hesge.ch

Résumé : Cette contribution opère un retour réflexif et pratique sur l’accès au terrain d’une recherche en cours, portant sur les trajectoires et expériences des jeunes dans la justice pénale pour mineur·es en Suisse romande. En quête de vécus et de discours contrastés, nous avons privilégié une approche mul- ti-site plutôt qu’une immersion au sein d’un unique dispositif. C’est ainsi par le biais de huit institutions pénales que nous avons pu nous entretenir avec des adolescent·es confronté·es à la justice. Négocier l’accès à des enquêté·es sous emprises institutionnelles par le biais de ces dernières a comporté deux spécificités majeures. D’une part, cela a entrainé la multiplication des situations de négociations, dont les impératifs, interlocuteur·rices et modalités diffé- raient à chaque fois. D’autre part, nous avons dû gagner l’accord d’un double public : les professionnel·les de la chaîne pénale dans un premier temps et les jeunes dans un deuxième. Nos négociations ont ainsi été soumises à deux ensembles de contraintes, discours et techniques à mobiliser différents, si ce n’est opposés. Ce double impératif nous renseigne grandement sur notre objet et met en lumière plusieurs enjeux : les différentes relations d’enquête qui se donnent à voir sur le terrain (entre chercheur·es et jeunes, entre jeunes et professionnel·les…) ainsi qu’un certain mimétisme entre le type de sanction pénale et la négociation du terrain.

Date de publication : 30/06/2021

carrière délinquante, justice des mineurs, ethnographie multi-située, relation d’enquête

Dossier : Pratiques et politiques de la négociation pour accéder et se maintenir sur un terrain d’enquête

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Un droit d’entrée sur le terrain à géométrie variable / Armelle Weil, Géraldine Bugnon, Arnaud Frauenfelder

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Comment citer : 10.52983/crev.vi0.79

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Un droit d’entrée sur le terrain à géométrie variable / Armelle Weil, Géraldine Bugnon, Arnaud Frauenfelder

2 Un droit d’entrée sur

le terrain à géométrie

variable : enquêter sur la Justice des mineur·es de Suisse romande

Armelle Weil

Doctorante FNS en sociologie, à la Haute école de Travail Social – HETS Genève (HES-SO) et à l’Université de Lausanne

armelle.weil@hesge.ch

Géraldine Bugnon

Docteure en sociologie de l’Université de Genève et l’Université de Lille 1 et chercheuse post-doc à la Haute école de travail social à Genève (HES-SO) geraldine.bugnon@hesge.ch

Arnaud Frauenfelder

Professeur de sociologie à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) Genève et responsable du Centre de recherches sociales (CERES) de la Haute école de travail social (HETS).

Arnaud.Frauenfelder@hesge.ch

Il est des terrains d’enquête dont le droit d’entrée se négocie au fur et à me- sure, grâce à des « relations organiques et durables avec les personnes sur lesquelles [les ethnologues] écrivent » (Bourgois, 2013, p.  40). Il en est d’autres où un accord formel, officialisé par tel document ou autorisation, signale le début des « choses sérieuses » (Darmon, 2005) comme ce fut le cas dans la présente recherche, au sujet de laquelle nous proposons d’opérer un retour réflexif et pratique.

Nous1 menons depuis maintenant deux ans et demi une recherche sur les trajectoires et expériences des jeunes dans la justice pénale pour mineur·es en Suisse romande, se fondant sur des entretiens de type « récit de vie » avec des jeunes aux prises avec la justice. Dans le sillage d’autres analyses de l’Etat

« par le bas » (Darley, Gauthier et Hartmann, 2010 ; Solini et Basson, 2014) nous nous attachons à analyser les carrières pénales des jeunes rencontré·es ainsi que les ressorts structurels contribuant à les façonner. La situation qui nous intéresse ici – être soumis·e en tant que mineur·e au système pénal – recouvre une pluralité de profils et de trajectoires : certain·es jeunes peuvent avoir été convoqué·es une seule fois dans le cabinet du juge pour y être « réprimandé-

·es », tandis que d’autres peuvent avoir connu tout l’éventail des mesures et peines disponibles. Afin de saisir ces types contrastés de carrières pénales2, nous avons privilégié un accès aux jeunes à travers une multiplicité de terrains, plutôt qu’une immersion au sein d’un unique dispositif. Ainsi, c’est par le biais de huit institutions pénales3 et plus marginalement de relations informelles que nous avons pu rencontrer les adolescent·es aux prises avec la justice, dans quatre cantons romands. Ce type de dispositif méthodologique, se rapprochant de l’ethnographie multi-située, entend profiter d’une plus grande mobilité – caractéristique des sociétés urbaines contemporaines (Marcus, 1995) – plutôt que d’une présence durable sur le terrain. Notre approche découle tout d’abord

1 L’équipe de recherche est composée d’une doctorante, d’une post-doctorante et d’un professeur ordinaire. Nous revenons par la suite sur l’impact du statut, du genre et de l’âge sur les négociations.

2 Le concept de « carrière » renvoie à une suite de positions, agencées d’une manière particulière dans un ordre successif, ainsi qu’à la perception subjective de cet agencement (Hughes, 1937, p. 409).

Analyser les carrières pénales des jeunes signifie ainsi de s’intéresser aux étapes qu’elles et ils traversent, ainsi qu’à leur perception de leur parcours dans la délinquance, puis dans la justice pénale.

3 Un tribunal, deux centres éducatifs fermés (CEF), un foyer, trois mesures de suivi éducatif et un centre de quartier.

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d’un constat théorique : les études ethnographiques sur le système pénal se focalisent habituellement sur une institution ou une sanction (telle prison pour mineur, telle mesure d’assistance éducative…). L’étude multi-située de la chaîne pénale nous a permis de cadrer notre objet d’étude « en élargissant ce qui est ethnographiquement “dans le tableau” » (Marcus, 1995, p. 102), par exemple aller à la rencontre d’individus absent·es des enquêtes sur le sujet4. De plus, les trajectoires dans le système pénal pour mineur·es étant bien souvent constituées d’allers-retours entre le Tribunal et plusieurs institutions socio-pénales, il nous semblait particulièrement adéquat de suivre, à notre tour, ces mouvements. Notre terrain s’est ainsi construit graduellement dans les négociations ; ce cheminement nous a permis de connaître notre objet sous un angle original en découvrant progressivement différentes facettes constitutives de l’objet, une démarche dont le bienfondé a été démontré no- tamment dans le travail désormais classique de Jeanne Favret-Saada (1977)5. Outre l’adaptation aux lieux – dont les impératifs, interlocutrices, inter- locuteurs et modalités différaient à chaque fois – obtenir l’accès à des enquê- té·es sous contrainte pénale nécessite de devoir gagner l’accord d’un double public : les professionnel·les de la chaîne pénale dans un premier temps et les jeunes dans un deuxième. Ces deux étapes ont impliqué pour l’équipe de recherche le recours à des tactiques de négociations très différentes, voire parfois contradictoires. En effet, nos négociations ont été soumises à deux ensembles de contraintes opposées, entre les professionnel·les et les jeunes ; les discours et stratégies mobilisées l’ont été tout autant. Nous proposons ici de discuter des apports méthodologiques qui peuvent être tirés d’une

« multi-négociation » (de surcroît dans un terrain multi-situé) faisant expéri- menter aux chercheur·es de fortes contradictions. Loin d’être la preuve d’une mauvaise compréhension du terrain ou de son objet d’étude, l’existence de contradictions dans la production ethnographique permet l’émergence de nouvelles pistes d’analyse.

Après avoir exposé le déroulement de notre accès progressif au ter- rain, nous développerons les difficultés et subséquemment les stratégies élaborées lors de la négociation – fondées sur l’éthique et la déontologie des chercheur·es auprès des professionnel·les de la chaîne pénale, et sur nos « qua- lités morales » professionnelles mais aussi personnelles auprès des jeunes.

Nous reviendrons ainsi sur ce qui peut être appris de la « préparation » de l’enquête ethnographique, qui renseigne immanquablement les chercheur·es sur la structuration de leur terrain. Les stratégies que nous avons développées avaient pour premier but de nous faire accéder aux jeunes, mais elles ont eu comme « grâce collatérale » de nous donner une compréhension plus fine de la chaîne judiciaire et pénale.

Le déroulement de l’enquête

Le projet dont il est ici question s’inscrit dans la continuité d’une première recherche menée entre 2011 et 2013 au sein d’un Centre Éducatif Fermé (CEF) (Frauenfelder, Nada et Bugnon, 2018). Ce premier projet prenait pour focale les professionnel·les, le sens donné à leur travail ou « mission », ainsi que les enjeux qui traversent une institution fermée. En parallèle, ce projet a été l’occasion d’attiser la curiosité de l’équipe sur les expériences des jeunes qui s’y trouvaient : quelques années plus tard, la recherche dont nous parlons ici a débuté. Les négociations pour « ouvrir le terrain » furent alors, dans l’un des cantons enquêtés, la continuité de négociations entreprises auparavant.

C’est avec ce bagage de connaissances pratiques et relationnelles que nous avons débuté les négociations d’accès aux terrains, d’abord dans le canton déjà connu, puis dans les autres. Cette ouverture incrémentale a suivi le

4 De manière générale les cas

« légers » en termes d’intervention sont absents des recherches sur le système pénal pour mineur·es, comme par exemple les jeunes ayant reçu une réprimande – une

« réprobation formelle de l’acte commis » n’impliquant pas d’autre intervention de la Justice (art. 22 DPMin).

5 Elle note qu’« il est impossible de mettre sur pied une quelconque stratégie de l’observation (fût- elle « participante »), avec ce qu’elle présuppose de distance convenable », afin d’accéder ne serait-ce qu’à son sujet d’étude (Favret-Saada, 1977, p. 45).

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déroulement suivant. Dans un premier temps les juges des mineur·es des cantons concernés par la recherche ont été contactés6. Cette étape ne nous a pas posé de difficultés, même si les juges ont réservé un accueil ambivalent à notre requête. D’une part, ces derniers ont validé (en partie du moins) notre objet de recherche – notre problématique entrant en résonnance avec certains

« problèmes »7 qu’ils rencontrent dans leur pratique – et leur accord formel a ainsi été facilement obtenu. Néanmoins, d’autre part, ils ont rapidement délé- gué la mise en relation avec des jeunes aux professionnel·les des institutions : leurs autorisations de procéder ne signifiaient donc pas que les négociations étaient gagnées. Nous avons ainsi approché les institutions et professionnel·les de la justice pénale à même de nous faire rencontrer des jeunes, autrement dit celles et ceux qui exécutent les peines ou mesures. De manière générale, le temps écoulé entre la première prise de contact avec l’institution et la rencontre effective avec des adolescent·es fut important. Plusieurs rendez-vous avec la direction et parfois avec les équipes éducatives ont été nécessaires, ponctuées d’envois répétés de divers documents (résumé de la recherche, thématiques abordées lors des entretiens, textes de présentation à l’attention des jeunes et de leurs parents, formulaires de consentement…), d’appels téléphoniques et de contacts électroniques.

De façon à renseigner à la fois les expériences des adolescent·es dans la chaîne pénale et le contexte de ces dernières, plusieurs matériaux ont été produits : des entretiens de type récit de vie avec les jeunes, des observations (des institutions pénales visitées, du contexte d’entretien et du processus d’enquête) consignées dans un journal de terrain, les dossiers socio-judiciaires des jeunes et finalement des entretiens de type plus informatifs avec des professionnel·les des corps éducatif et judiciaire8.

Première strate : négocier avec les professionnel·les

Nous avons rapidement compris que chaque institution avait un fonction- nement, des attentes et des intérêts propres : certaines étaient très ouvertes ou facilitantes, voire se « tenaient à [notre] disposition » (un éducateur, Tribunal des mineurs) et manifestaient une curiosité pour les résultats de la recherche.

D’autres au contraire se montraient plus récalcitrantes en appréhendant notre enquête comme un frein à la conduite de leur travail, voire en percevant dans le statut de chercheur·e une figure concurrentielle à la leur. Se trouver face à des postures différenciées quant à l’incursion d’une équipe de recherche dans le quotidien des individus n’est pas particulièrement étonnant (Mauger, 1991).

Néanmoins les mécanismes sous-jacents à ces interactions méritent de s’y at- tarder, en ce qu’ils révèlent des enjeux spécifiques à la rencontre entre travail socio-pénal et recherche en sciences sociales qui n’est pas toujours évidente.

Il nous a semblé que le processus de négociation cristallisait des enjeux liés à la rencontre entre deux épistémologies (Sarradon-Eck, 2008), imbriquant les enjeux éthique et déontologique, méthodologique et de « visée »9, mais aussi les hiérarchies institutionnelles et in fine certaines « mises en scène » de l’État.

Si les jeunes avaient le dernier mot à dire sur la rencontre, le corps éducatif s’est parfois constitué en rempart de défense visant à garantir la protection des mineur·es « en situation de vulnérabilité » ou voulant mettre à l’épreuve notre « bienveillance » envers leur public. Ce qui était attendu de nous, afin de prouver notre « bonne foi », était d’amener des preuves de trans- parence et de se soumettre à des procédures fixes et hiérarchisées, dictées par les directions ou par le corps éducatif. Au regard d’autres groupes d’étude, le corps éducatif et social n’est pas réfractaire à la recherche académique, mais il peut témoigner envers cette dernière une certaine méfiance : le manque de réglementation formelle de la recherche en sciences sociales contraste en effet fortement avec le milieu socio-pénal, qui de son côté regorge de règlements écrits et/ou légaux. Le Travail social repose ainsi sur une déontologie fournie (en témoignent les nombreux codes, chartes…), une mission institutionnelle

6 Notons sur ce point que, si la justice des mineur·es en Suisse est unifiée en terme de droit pénal de fond (DPMin) et de procédure pénale (PPMin), l’organisation judiciaire ainsi que l’exécution des peines et mesures ne l’est pas. Les procédures auprès des Tribunaux ont dès lors été différentes dans chaque canton.

7 Certaines thématiques intéressaient particulièrement les juges, par exemple l’adhésion ou non des jeunes à l’intervention pénale, l’opinion de ces dernièr·es à propos de la justice des mineur·es ou l’inégale répartition sexuée des jeunes.

8 Une agente de détention, une greffière, deux juges, plusieurs équipes éducatives et directions d’institutions pénales.

9 À titre d’exemple, la question de nos « hypothèses de travail », de nos

« recommandations pour le terrain » et des « implications » de notre recherche est régulièrement posées par les professionnel·les.

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(qui se fonde sur des valeurs politiques) et finalement l’éthique de ses travail- leurs et travailleuses. Il consiste, comme Robert Castel le formulait, en une

« relation d’aide » ou de « service »10, centrée sur l’intervention. En parallèle, la recherche ethnographique, même lorsqu’elle est participante, ne vise pas l’intervention – bien au contraire. Ainsi et bien que les « valeurs » du Travail social – entre autres l’humanisme et la justice sociale (Bouquet, 2017, chap. 2) – soient partagées par bon nombre de chercheur·es en sciences sociales, leur traduction dans la pratique professionnelle diffère passablement, en partie car elle ne se fonde pas sur une relation d’aide ou d’intervention. La situation suivante est à ce propos éclairante :

Une institution en attente de feedback de la part des chercheur·es. Rencontre avec quatre professionnel·les d’une institution de suivi éducatif

L’équipe de recherche au complet rencontre pour la première fois une équipe d’éducateurs et éducatrices qui exécute la mesure d’assistance personnelle (une mesure pénale de suivi éducatif). Le but de cette rencontre est de leur présenter le projet et de savoir si l’équipe peut nous mettre en contact avec des jeunes suivi·es par leur institution. Après la présentation, l’équipe pose des questions sur le contenu de l’entretien (nos questions, le cadre, etc.) et un éducateur semble inquiet que l’entretien soit une évaluation déguisée de leur pratique professionnelle. Nous insistons sur le fait qu’il ne s’agit pas d’évaluer leur travail ou leur institution, mais bien de parler des expériences des jeunes.

Suite à cette inquiétude, plusieurs personnes insistent pour avoir un aperçu de notre grille d’entretien. Nous trouvons finalement un compromis en leur envoyant une liste des thèmes abordés. La directrice de l’institution nous demande aussi de leur faire « un retour » après nos entretiens. Nous grima- çons, et elle précise qu’elle ne veut pas en savoir le contenu, mais l’attitude des jeunes : « savoir comment ils sont avec vous, ça peut nous être utile ». Les deux éducateur·rices présent·es voient aussi un intérêt à ce genre de feedback.

Nous essayons d’éviter de répondre et mettons en avant la confidentialité de nos entretiens et le fait que ces derniers ne doivent avoir aucun impact sur le suivi des jeunes, « ni positif, ni négatif ». (Novembre 2016, notes du carnet de terrain)

Nous voyons ainsi, tout comme Aline Sarrandon-Eck dans le milieu biomédical, que « la rencontre avec une éthique professionnelle forte peut être source d’enjeux de pouvoir, mais aussi d’incompréhensions réciproques » (Sarrandon-Eck, 2008). Plusieurs éléments ont orienté « l’art de convaincre » déployé durant cette étape, qui consistait à nous faire accéder à une popula- tion sous « la protection et la responsabilité » de professionnel·les, selon une expression souvent entendue. Nous avons tout d’abord joué le jeu institutionnel et avons répondu à leurs demandes : transmettre de la documentation (thèmes d’entretiens, présentations de l’enquête, etc.), expliciter notre méthodologie ou encore rencontrer les actrices et acteurs selon leurs exigences furent ainsi autant de moyens mobilisés pour attester de notre « bonne foi » et pour neu- traliser les incompréhensions réciproques. Nous avons en parallèle adopté une stratégie d’affirmation de notre posture de chercheur·es, en insistant parfois sur les divergences entre travail social et sociologie, comme peut l’illustrer la discussion ci-dessous. Cette dernière éclaire un mécanisme répandu dans les institutions fermées et/ou bureaucratiques, celle de l’orientation des cher- cheur·es à des fins de légitimation de l’institution. En effet, « si les activités de gatekeeping ont souvent pour but de protéger l’institution d’éléments

10 « Mobiliser sa bonne volonté et sa compétence pour aider l’interlocuteur à « s’en sortir », c’est bien une forme de la relation de service reposant sur la dénivellation entre un professionnel et un client. » (Castel, 1998, p. 32).

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exogènes “perturbateurs”, elles peuvent également découler de logiques plus

“instrumentales”, les organisations cherchant alors à tirer parti du travail du chercheur plutôt qu’à l’entraver » (Diaz, 2017, p. 224).

L’utilité éducative de l’entretien. Discussion entre la doctorante et une équipe éducative au Tribunal des Mineurs

Je suis seule au Tribunal, pour discuter avec les éducs des futures rencontres avec des jeunes dont ils et elles sont référent·es. Un éduc me demande ce que les jeunes peuvent « retirer de leur participation à l’enquête ». Je lui demande de préciser sa question.

- J’aurais envie de mettre un peu d’éducatif là-dedans. C’est bien si c’est l’oc- casion pour eux de réfléchir à leur parcours… que ce soit aussi éducatif. (Les autres éducs opinent).

- Disons que les entretiens sont l’occasion d’opérer un retour sur sa trajectoire, ce qui est intéressant pour les personnes interviewées, jeunes ou moins jeunes…

Il y a toute une littérature sur le sujet, sur le fait que l’entretien en sociologie est un exercice particulier, qui a des effets… (plusieurs personnes hochent de la tête rapidement, pour signifier que je n’ai pas besoin de m’étaler sur la litté- rature, je m’arrête). L’idée de notre recherche n’est pour autant pas d’avoir un impact éducatif – on n’en a pas la prétention, aussi car on n’a pas d’expertise éducative (les éducs opinent à nouveau). Un entretien sociologique, ce n’est donc pas un entretien éducatif ou social. La visée, l’approche…

- (Une éducatrice m’interrompt) Oui, vous n’êtes pas là pour faire du travail social, quoi (l’entier de l’équipe éducative rit). (Mars 2018, notes du carnet de terrain)

Finalement la pluralité de nos terrains nous a amené·es à avoir des stratégies différenciées, en fonction du type de sanction (et ainsi d’insti- tution) pénale. De manière transversale nous avons remarqué un certain mimétisme entre les sanctions pénales et la relation d’enquête : au sein des institutions fermées, la rigidité ou la soumission de l’équipe de recherche à la « bonne volonté » des professionnel·les furent prédominantes. Les enjeux sécuritaires et d’horaire étant prégnants, nous étions – comme les jeunes que nous rencontrions – soumis au règlement de l’établissement visité. De plus, la relation entretenue avec les éducateur·trices du milieu fermé a été minime, si ce n’est inexistante : nous étions prévenu·es par les responsables d’insti- tution lorsqu’un·e jeune était intéressé·e, puis rencontrions les jeunes sans l’intermédiaire de leur « éduc référent·e ». Au final, la participation des jeunes enfermé·es ou placé·es n’a que peu dépendu de leurs bonnes ou mauvaises relations avec le corps éducatif, mais plutôt, comme nous le verrons plus loin, d’autres motivations. En milieu ouvert (assistance personnelle, prestations personnelles), c’est l’adaptation aux jeunes ainsi que la réactivité qui a primé, mais aussi et surtout la qualité de leur relation avec l’éducateur·trice. D’une part, l’investissement des professionnel·les dans la tâche d’identifier des jeunes et de discuter de notre recherche en vue de leur accord a été déterminante.

Autrement dit, si les professionnel·les n’étaient pas « investi·es » dans leur rôle d’intermédiaire, nos chances de mener des entretiens étaient minimes.

D’autre part, la sympathie ou la confiance que les jeunes éprouvaient à leur égard fut tout aussi importante : certain·es confient avoir accepté de nous rencontrer car ils·elles voulaient « rendre service à [leur éduc] » ou « parce que [l’éducatrice] m’a dit que vous étiez sympa et je lui fais confiance ».

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Ces situations sont révélatrices des modalités de contrôle pénal en mi- lieu fermé et ouvert : un contrôle plus rigide, impersonnel et hiérarchisé, d’un côté, et plus souple, contractuel et individualisé, de l’autre (Bugnon, 2017). Il serait présomptueux de penser que les situations décrites nous ont permis de comprendre, au sens expérientiel, ce que vivent les jeunes qui traversent la chaîne pénale. Néanmoins, les multiples négociations entreprises au cours du terrain ont donné un maigre aperçu « par le bas » des injonctions parfois contradictoires qui peuvent peser sur les individus soumis à la justice. Dans le milieu fermé nous avons dû coopérer avec les institutions et nous adapter aux règles, cela au prix parfois de la bonne conduite de notre enquête. Dans le milieu ouvert, c’est la temporalité longue et l’adaptation à des formes de

« gouvernement par la parole » (Bugnon, 2017 ; Memmi, 2003) – autrement dit la bonne entente avec les professionnel·les – qui ont rythmé le terrain.

Deuxième strate : négocier avec les jeunes

Le temps long des stratégies argumentatives auprès des institutions a laissé place au temps court des négociations avec les jeunes. Durant cette deuxième étape, il ne s’agissait pas tant de négocier l’accès – c’était tout l’intérêt de bénéficier de la médiation des professionnel·les – mais plutôt de négocier la possibilité d’un entretien dans de bonnes conditions. Nous avons donc dû créer une relation de confiance le temps d’une rencontre, un processus qui fut lié à notre capacité de témoigner de nos « qualités morales » (Coutant, 2005, p. 234) lors de l’interaction. Dans la recherche d’Isabelle Coutant sur les Délits de jeunesse (ibid.), les « qualités morales » renvoient aux pratiques des interve- nant·es de la justice qui rendent possible le travail éducatif par l’instauration d’une relation de confiance – dans son cas, l’investissement des éducatrices et éducateurs, leur ténacité et leur disponibilité. Nous avons ainsi dû « donner des gages », dans le temps relativement court de l’entretien, ce qui a d’abord nécessité d’identifier les enjeux qu’il soulevait pour les jeunes ; des enjeux qui se sont avérés être différents que ceux que nous avions pu repérer avec les professionnel·les. À ce sujet, nous ne pouvons qu’insister sur les apports d’une ethnographie multi-située. C’est par l’utilisation de cette démarche – qui permet de « faire des rapprochements entre les discours propres à chaque site, par le biais de traductions et de recoupements » (Marcus, 1995, p. 101) – que nous avons pu déterminer les mécanismes sous-jacents à nos diverses relations d’enquête.

Le principal problème que nous avons dû résoudre peut être formulé comme suit : les conditions de possibilité et la relation d’enquête étaient prin- cipalement structurées par la position des jeunes dans la carrière pénale. A priori nous nous attendions à ce que le contexte immédiat de vie des jeunes et l’étape de leur carrière soient particulièrement prégnants : Gilles Chantraine rappelle par exemple que « ce qui est dit en prison est dit parce que l’on est en prison » (Chantraine et al., 2008, p. 29), dans un contexte marqué par la contrainte, l’ennui et parfois la peur ou l’attente du jugement. De plus, des recherches antérieures ont montré qu’on ne parle pas de la même manière de son expérience de la pénalité si l’on y est soumis·e au moment de l’entretien ou si on est libéré·e de l’emprise de la justice (Remacle, Jaspart et de Fraene, 2012, p. 118). Or, plus que le cadre de la rencontre à lui seul, c’est la trajectoire pénale des jeunes qui en a fixé la teneur.

À ce titre, plusieurs critères peuvent être relevés, dont premièrement la distinction entre milieu ouvert et milieu fermé11. Dans le premier cas, les jeunes pouvaient décider des modalités de rencontre, même celle de nous

« poser des lapins » à quelques reprises. Nous les avons vu·es dans des lieux divers, à des horaires qui leur convenaient et parfois en compagnie d’ami·es.

11 On qualifie un milieu d’« ouvert » lorsque les jeunes sont maintenu·es dans leur « milieu habituel de vie » (Jurmand, 2007, p. 24) comme lors d’un suivi éducatif ou de travaux d’intérêt général. Le milieu « fermé » désigne les situations de placement ou d’enfermement, comme les peines de prison, le placement en foyer fermé ou en CEF.

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Dans le second cas, le milieu fermé, les directions d’institutions fixèrent les conditions : les entretiens se sont déroulés dans des parloirs, des petites salles peu chaleureuses dans lesquelles les jeunes rencontrent leurs proches ou des agent·es de la chaîne pénale – autrement dit des espaces « chargés » affectivement. Les horaires de la rencontre étaient limités par les activités du lieu (repas, atelier, etc.), et l’intermédiaire des agent·es de détention était obligatoire pour tout déplacement. Nous avons ici dû prouver notre endurance, notre intérêt profond à les rencontrer et nos capacités d’adaptation.

Deuxièmement, le statut de l’instruction – en cours ou terminée – a déterminé dans un premier temps du moins la relation d’entretien. Une ins- truction en cours, particulièrement pour les jeunes en détention préventive, signifie qu’une investigation de la Justice est menée en parallèle de notre rencontre. Dès lors et au vu des potentielles similarités interactionnelles entre interrogatoire (policier, psychologique ou juridique) et entretien sociologique, le « contrat de confiance » avec les chercheur·es en sciences sociales est plus délicat à mettre en place et nécessite plus de temps. Outre l’appréhension de l’évaluation, certain·es jeunes avaient peur de se retrouver face à des allié·es de la Justice et testaient notre posture durant l’entretien :

[Au début d’un entretien avec un jeune détenu qui semble méfiant, je lui demande si c’est la première fois qu’il a des problèmes avec la Justice.]

Ouais, c’est ça. Première fois.

D’accord, ok. Jamais de… petit soucis ?

Jamais. J’avais eu des petits soucis, j’avais des petits soucis auparavant, j’avais dû passer au Tribunal et faire deux trois jours de travaux d’intérêts gé- néraux, mais… mais rien de très grave.

[Après 1h35 d’entretien, il commence à raconter ses activités de vente de can- nabis ainsi que des bagarres de groupe auxquelles il a participé. Après un silence, je recommence.] Hmm, c’est marrant parce qu’au départ, t’as… t’as commencé en disant « bah rien de spécial », « petit truc », etc. En fait t’as quand même fait deux-trois petites conneries…(rire) Non non non, on est train de parler, et au début bah… je repère (il sourit)…

Savoir si je peux parler ou pas.

Le besoin de prouver notre indépendance s’illustre ici : indépendance vis-à-vis de la Justice d’une part (ne pas transmettre des informations aux profession- nel·les), et du Travail social d’autre part (ne pas évaluer leur parcours ou viser l’intervention éducative).

Troisièmement et dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, la trajectoire pénale, l’étape dans le processus judiciaire ainsi que l’emprise concrète de la justice dans la vie quotidienne des jeunes déterminaient en partie les attentes nourries face à l’entretien. Certain·es voulaient « donner leur version de l’histoire » (une jeune en cours d’instruction estimant que la

« version officielle » était erronée), « montrer qu’on peut s’en sortir » (plu- sieurs jeunes engagé·es dans un processus de désistance12), « dénoncer » des institutions ou encore « occuper sa journée [en CEF] ». Cet enjeu a nécessité que nous attestions de notre engagement dans la recherche, par le recueil de leur témoignage et de leurs perceptions.

Nous avons ainsi dû négocier avec les effets conjoints du contexte, de la position dans la carrière pénale et de la perception de la recherche par les jeunes. Une nuance supplémentaire doit être ajoutée, celle des caractéristiques ou dispositions des chercheur·es. Si « l’effet enquêteur » crée une relation d’entretien toujours « artificielle et inégalitaire » (Duchesne, 1996, p. 191-194), nous avons eu l’occasion – ou peut-être la chance – d’en expérimenter plu- sieurs modalités. Trois chercheur·es ont réalisé les entretiens, chacun·e ayant des attributs différents au regard de leur âge, de leur sexe, de leur expérience dans le monde académique, de leur personnalité et de leurs appétences.

Les matériaux de recherche étant « fortement dépendants du point de vue

12 La désistance désigne les

« sorties de délinquance », comprises

« comme des processus graduels et inconstants, ponctués de ruptures, de retours et d’opportunités, conduisant à la transformation du mode de vie des individus, de sorte que celui-ci ne soit plus, in fine, structuré autour des activités délinquantes. » (Benazeth, de Larminat et Gaïa, 2016, p. 325)

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du ou de la chercheur.e et, concernant l’ethnographie, de la relation nouée entre enquêteur.trice et enquêté.e.s » (Avanza, Fillieule et Masclet, 2015), il vaudrait mieux parler dans notre cas d’effets enquêteur·es. L’ensemble des caractéristiques des chercheur·es13 a ainsi eu un impact sur la dynamique de l’entretien, ce qui y est dit et de quelle manière, mais aussi sur la possibilité ou non d’utiliser certaines stratégies de négociations.

Une première stratégie a été développée afin de prendre en compte les effets de contexte et de créer une situation d’entretien sécurisante pour les enquêté·es, mais surtout différente de leurs expériences précédentes.  En effet, certain·es jeunes sont régulièrement enjoint·es à devoir se raconter à des pro- fessionnel·les (psychologues ou psychiatres ainsi que corps éducatif, policier et judiciaire) qui les évaluent, dans « un contexte généralisé d’assignation au récit de soi, d’injonction biographique » (Carayon, Mattiussi et Vuattoux, 2018, p. 42). La situation était dès lors particulière, car il a été nécessaire pour nous de nous démarquer, tout en leur demandant le même « exercice » (raconter son parcours, répondre à nos questions). Habituellement, « si les chercheurs n’incarnent pas un rôle existant dans le milieu, les sujets sont laissés à eux- mêmes pour déterminer “quoi faire“ du chercheur » (Katz, 2019, p. 24). Or notre première stratégie a été, précisément, d’orienter les enquêté·es en débutant l’entretien par le discours suivant :

Je suis chercheur·e en sociologie. Je ne suis ni policier·ère, ni juge, ni éduca- teur·rice, ni surveillant·e, ni avocat·e, ni psychologue. J’aimerais simplement comprendre ton expérience de la justice, à partir de ton point de vue, de ta manière de voir les choses. (…) Je ne veux pas comprendre pourquoi tu as commis tel ou tel délit, mais quelles ont été les conséquences, positives et négatives, de ton passage par la justice sur ta vie en général.

Il s’agissait par le recours à cette présentation apophatique de ne pas simplement tabler sur « la neutralité bienveillante [qui] qualifie la posture de l’interviewer en toute généralité » (Demazière, 2008, p. 6) mais de l’inscrire tout particulièrement dans la relation d’enquête. Cette posture a été travail- lée tout au long des entretiens. En effet, se définir au début de la rencontre

« ne supprime pas ipso facto les perplexités, doutes, soupçons : qui est assez naïf pour se confier au premier venu, sans réserve ni retenue ? » (Demazière, 2008, p. 9), cela d’autant plus dans les cas de forte asymétrie, renforcée par la menace judiciaire ?

Afin de prouver que nous étions dignes de confiance, et cela en fonction des attentes de chaque jeune, plusieurs registres ont été mobilisés dans les interactions. Tout d’abord celui de la proximité : certain·es jeunes avaient be- soin d’en savoir plus sur nos vies ou sur notre rapport à la déviance. C’est dans ce registre que les caractéristiques de chaque chercheur·es se sont exprimées avec le plus de force. Par exemple, pour la doctorante, relativement proche des enquêté·es en terme d’âge, une relation peu formelle s’est régulièrement instaurée. Les questions sur la consommation de cannabis ou la fréquentation de certains lieux de la vie nocturne locale étaient très fréquentes, et le partage d’« anecdotes de soirée » ont souvent permis de fluidifier la dynamique d’en- tretien. La post-doctorante a pu utiliser son travail de thèse sur la justice des mineurs au Brésil tant pour démontrer qu’elle avait été digne de confiance sur un autre terrain que pour alimenter la discussion avec ses connaissances sur ce sujet, qui suscitait la curiosité des jeunes enquêté·es suisses.

Afin de démontrer notre intérêt et notre posture non-évaluative ou non jugeante, nous nous sommes placé·es en position d’apprentissage. L’entretien était en effet perçu en partie par les enquêté·es comme un espace pour parler en détails de leurs pratiques déviantes, en-dehors du cercle de leurs pairs et sans craindre le jugement. En appuyant notre intérêt pour les détails pratiques des délits commis et en mettant en exergue notre ignorance, nous avons pu renforcer cette posture, comme dans la situation suivante :

13 Sur l’influence de la position et des caractéristiques des chercheur·es sur la production ethnographique en particulier, voir par exemple Monjaret et Pugeault (2014) et Auger, Lefrançois et Trépied (2017). Plus généralement, les travaux développés par les épistémologies féministes, en particulier celles issues de la standpoint theory, fournissent une réflexion sur le « point de vue » des chercheur·es et la production des savoirs. Pour une présentation et discussion de ces épistémologies, voir par exemple Gautier (2018).

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[Un jeune explique comment il s’y prend pour voler des scooters :] Et pour X, tu sais ce que c’est des Mio ?

Des Mio ? (je hoche négativement la tête)

Des Mio, des sortes de scooter. ‘Voyez ce que c’est un Mio14 ? Ben moi je pre- nais que les Mio, parce que, ch’ais pas pourquoi, c’était plus facile, et tout. Et euhm…

[Il fait signe qu’il ne sait pas quoi me dire d’autre, je relance :] Et donc là du coup c’est que tu braquais la serrure, ou… je sais pas ?

Nan, nan, nan, c’est pas comme dans les films, hein ! Rien à voir avec les films ! [Il rit, et m’explique en détail comment faire démarrer un scooter. À partir de cet instant une autre dynamique s’installe dans l’entretien : il répond plus longuement et détaille ses pratiques.]

Enfin, auprès des enquêté·es qui manifestaient une sensibilité au registre poli- tique, nous l’avons utilisé en incarnant des positions de témoins ou de passeurs d’une parole. Certain·es s’interrogeaient sur l’utilisation que nous ferions de leurs témoignages ; « qui va s’intéresser à ça ? », demandait un jeune quand nous lui avons soumis notre projet d’écrire un livre sur le sujet. Nous pouvions alors affirmer l’engagement que cette recherche représentait à nos yeux, soit relayer leur parole dans un contexte où les discours publics sur l’insécurité et la « violence des jeunes » sont récurrents (Frauenfelder et Mottet, 2012), alors que le point de vue des premier·ères concerné·es demeure méconnu.

L’argument de la parole. Négociation d’entretien avec quatre jeunes en milieu fermé

Nous arrivons dans l’institution afin de mener deux entretiens, la responsable mentionne rapidement que quatre autres jeunes pourraient être intéressés, mais doivent encore être convaincus. Nous proposons de les rencontrer afin de leur expliquer la démarche et de les rassurer. L’agent de détention part chercher les jeunes en question, pendant que nous nous installons dans le grand parloir, y déplaçons des chaises. Les jeunes arrivent quelques minutes plus tard, l’air fatigué (ou plutôt, en train de se réveiller) et nous nous instal- lons les six. Les premières secondes sont plutôt gênantes : le premier regarde sa montre en la bidouillant, le deuxième regarde la table d’un air dépité, le troisième regarde le plafond et le quatrième par la fenêtre. Arnaud présente alors notre travail. Un jeune prend la parole lorsqu’Arnaud mentionne l’as- pect « critique » de notre recherche, la rareté de la prise de parole des jeunes concernés. Il semble sensible à cette problématique, acquiesce et dit trouver cela important (« nous, on nous écoute pas »). Les autres se laissent « emporter

» par l’intérêt du premier jeune et commencent à être curieux. Au final, deux d’entre eux dirons à la responsable qu’ils souhaitent participer à la recherche.

[Mars 2017, notes du carnet de terrain.]

Durant les entretiens, travailler ce registre signifiait aussi refuser de prendre parti, lorsque les jeunes demandaient à ce que nous validions leurs perceptions. Il ne s’agissait en effet pas de valoriser ou dévaloriser le travail des intervenant·es, ni de statuer sur la situation pénale des jeunes, qui auraient pu produire des entretiens uniquement dénonciateurs. Un entretien avec un jeune « gitan » (c’est ainsi qu’il s’identifie) était à ce propos particulièrement délicat :

14 Les allers-retours entre le tutoiement et le vousoiement sont assez fréquents dans les entretiens, d’autant plus lorsqu’ils s’effectuent en milieu fermé. Lorsque nous proposons le tutoiement en début d’entretien, nous avons souvent pour réponse « je vais essayer, mais c’est difficile ».

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[À ce moment de la discussion, il explique qu’il est recherché dans plu- sieurs autres pays, notamment au Portugal. Il réside en Suisse depuis quelques années avec sa famille.] Si je suis recherché en Portugal, qu’est-ce qu’il va se passer avec moi, j’me fait expulser au Portugal ? Vous Madame, vous avez déjà vu un mineur se faire expulser dans un autre pays sans sa famille ?

Je sais pas du tout. Ça je peux pas te dire. Je suis pas avocate, en fait, je suis pas juriste. Je suis sociologue, donc je m’intéresse pas… je connais pas la… en fait la loi, comment elle fonctionne. Je sais pas du tout.

(Silence) Voilà, après…

Est-ce que tu peux me raconter un peu, ici quand tu es arrivé ?

En définitive, l’analyse des effets de la position socio-pénale des jeunes sur les conditions de possibilité de l’entretien, ainsi que la description des stra- tégies adoptées par les membres de l’équipe de recherche – stratégies qui dépendent en partie des propriétés sociales de ces dernier·ères – permettent d’ouvrir la « boite noire » de la confiance entre enquêteur·trices et enquêté·es.

Gagner la confiance des enquêté·es dépend en effet moins d’un gage unique de « neutralité », d’« écoute », d’« empathie » ou de « bonne distance » que d’une multitude de paramètres et de mécanismes sociaux que les chercheur·es parviennent, de manière plus ou moins consciente et efficace, à identifier et anticiper en situation d’entretien.

Conclusion

S’assurer de l’engagement des professionnel·les puis des jeunes dans notre démarche de recherche nous a demandé de moduler notre attitude, de mettre en avant des aspects différents de la recherche et finalement d’opérer des re- cadrages face aux attentes de nos interlocutrices et interlocuteurs. Au terme de l’exposition de ces deux strates de négociation, des différences importantes apparaissent entre les interactions avec les professionnel·les, d’une part, et avec les jeunes, d’autre part. Auprès des professionnel·les, la transparence et l’éthique professionnelle ont dû être formalisées à maintes reprises. A l’inverse, auprès des jeunes, ce sont les qualités morales des sociologues qui se trouvaient au cœur de la négociation, dépassant le statut professionnel et touchant à « la personne » et à son investissement.

Alors que pour accéder aux jeunes nous avons dû gagner la confiance des professionnel·les, les liens avec ces dernier·ères devaient rester « lâches » et plutôt formels ̶ afin de pouvoir privilégier une relation plus personnelle avec les jeunes et permettre une parole si ce n’est libre, du moins sans crainte de répercussions. Au travers de cette double négociation nous avons ainsi pu entrapercevoir la dynamique des interactions entre les jeunes et leur enca- drant·es, les espaces où ces deux groupes se rencontrent et là où ils divergent.

Ce double impératif nous a permis d’explorer la relation avec les enquêté·es – oscillant entre « collaboration amicale » et rapport « plus orthodoxe » (Mauger, 1991, p. 131)–mais aussi la relation entre les enquêté·es, à savoir entre jeunes et professionnel·les.

Nous avons présenté ici les strates conditionnant l’accès à une parole soumise à de multiples contraintes, auprès d’une population perçue comme sensible autant du point de vue des chercheur·es que des professionnel·les. En opérant une analyse de ce processus, nous avons souhaité éclairer les tactiques mises en place, les enjeux qu’il a soulevés ainsi que l’apport empirique qu’il peut constituer. Notre dispositif, fondé sur une double négociation, met en lumière un point de tension relativement peu abordé dans les appendices mé- thodologiques : la délicate posture des chercheur·es lorsqu’ils·elles se trouvent entre plusieurs publics. Cette position invite à interroger les relations entre- tenues avec les enquêté·es ainsi que les formes de loyauté qui s’y déploient.

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L’enquête multi-située, d’autant plus à propos de sujets dits sensibles, demande aux chercheur·es de naviguer entre des fidélités parfois antagonistes. Cette situation d’enquête n’est guère évidente, même si l’étude réflexive de celle-ci livre un matériau riche à intégrer dans la construction et l’analyse de l’objet.

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