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nmijntjx Le doyen François Geny, homme de sctence 3 MARS 1963

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Texte intégral

(1)

HEBDOMADAIRE JUDICIAIRE Edmond Picard

1882- 1899

Léon Hennebicq 1900- 1940

nmiJntJX

ÉDITEURS:

MAISON FERD. LARCIER, S. A.

39. rue des Miraima BRUXELLES 1

Le doyen François Geny, homme de .

sctence

C'est ce qu'il prend soin de souligner, avec la précision qui le caractérise, dans l'intitulé de ses ouvrages. Mais il avait bien conscience de la portée· générale de ses observations, laquelle dépassait le cercle étroit du droit privé pour s'éten- dre mutatis mutandis à toutes les bran- ches du droit, s'il est vrai que, fondamen- talement, nonobstant la diversité de ses·

matières, le droit est un, s'il est vrai aussi, comme il y a des raisons de le pen- ser, que le droit privé est et demeure le spécimen le plus achevé du droit, celui dont les autres branches devront dans la mesure du possible se rapprocher pour parvenir au type du juridique.

Je dois à l'amitié de la famille du doyen Geny et à la bienveillance de la Faculté de Nancy, à laquelle m'unissent des liens très chers, le grand honneur de participer à ce cycle de conférences commémora- tives du centenaire de la naissance de l'il- lustre doyen ( *). C'est avec joie que j'ai répondu à l'invitation qui m'a été adres- sée, parce qu'elle me donnait l'occasion de témoigner une nouvelle fois, post mortem, ma reconnaissance envers un maître que j'ai fréquenté en pensée du- rant de longues années de ma vie labo- rieuse. Car je puis dire que, pendant la composition de mes propres ouvrages, Science et Technique~ notamment, fut mon livre de chevet. Ayant pris le même chemin que Geny, je l'ai naturellement trouvé pour guide, sans renoncer pour- tant à la liberté de m'écarter parfois de ses conclusions. Mais enfin ·la voie était tracée : les problèmes étaient posés et bien posés; il ne s'agissait plus que de tenter l'épreuve - ou la contre-épreuve - des solutions préconisées.

Et me voici, après ce court préambule, en face du sujet qui m'a été imparti : j'ai à vous parler de Geny comme savant, plus précisément de l'apport de Geny à la science du droit.

Mais je suis saisi par un scrupule : con- vient-il de rappeler l'œuvre de Geny ? Quel juriste, en particulier quel civiliste, n'a lu et relu ses ouvrages ? Et d'ailleurs ce rappel n'a-t-il pas déjà été fait lors des fêtes jubilaires du 29 novembre 1934, auxquelles, avec quelques-uns de mes col- lègues ici présents, j'ai .eu le bonheur d'assister (1), et surtout dans le monu- mental Recueil d'études publié, à l'occa- sion de ce jubilé, par les soins diligents d'Edouard Lambert (2) ?

Cependant, près de trente années se sont écoulées depuis lors. Et quelles an- nées, marquées par quels événements, quels changements dans les idées et dans les mœurs ! Et combien les morts vont vite, en ces temps d;accélération de l'his- toire où dix ans valent un siècle d'au- trefois !

C'est pourquoi, à la réflexion, il n'est peut-être pas inutile, non point tant de (*) Conférence donnée à la Faculté de droit ·de l'Université de Nancy, dans le cadre des Journées commémoratives du centenaire de la naissance du

·doyen François Geny (26 et 27 octobre 1962).

(1) Voy. les discours prononcés à cette occasion par Henri Capitant et par Edouard Lambert, dans Revue trimestrielle de droit civil, 1935, pp. 1 à 17.

(2) Recueil d'études sur les sources du dro.it en l'honneur· de François Geny, 2 vol., Paris, s. d.

rappeler ou de résumer l'œuvre du doyen Geny dans le domaine de la science du droit, que de montrer ce qui, dans cette œuvre, est passé à la postérité et ce qui, en revanche, suscite toujours contestation ou doute (3).

Ainsi qu'on le sait, deux publications maîtresses dominent l'œuvre du maître : d'une part, Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif, essai cri- tique avec préface de Raymond Saleilles, paru en première édition en 189·9, en deuxième édition avec des compléments et un épilogue en 1919; d'autre part, Science et Technique en droit privé po- sitif. Nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, en quatre volu- mes, parus le premier en 1913, le der- nier en 1924.

Tous les autres travaux et études édités par Geny soit antérieurement à cette pé- riode, soit concurremment ou ultérieure- ment, et jusqu'au moment où une cécité complète mit une fin douloureuse à sa carrière d'écrivain, ne sont que la prépa- ration ou l'illustration des thèmes traités dans les deux grands ouvrages ( 4) : je songe en particulier à l'important tra- vail sur les lettres missives en deux vo- lumes, parus en 1911, présenté expressé- ment par l'auteur comme un essai d'ap- plication de la méthode critique d'inter- prétation proposée dans «Méthode d'in- terprétation et sources» ('5).

Mais, tout d'abord, admirons la rare continuité, la haute noblesse et la gratui- té désintéressée de cette œuvre, poursui- vie infatigablement durant un demi-siè- cle sur un même sujet, un sujet quasi unique, mais qui, pour tout juriste digne de ce nom, est à la fois le plus large et le plus élevé qui soit : celui de la nature et de la méthode du droit positif.

Certes, Geny, dans sa modestie, a en- tendu se cantonner dans le droit privé.

(3) Le1 doyen Geny a opéré lui-même, et de ma- nière très objective, ce relevé : en ce qui concerne le « combat pour la méthode » en France et en Belgique depuis 1899, dans l'Epilogue ajouté à la seconde édition, 1919, de Méthode d'interprétation, t. Il, chap. Ier, n°5188 et s., pp .. 235 et s.; en ce qui concerne la conception philosophique du droit, dans son étude liminaire des Archives de Philoso- phie du droit et de sociologie juridique, 1931, Cahier double, n<>s 1-2, pp. 9 et s., sur La notion de droit en France. Son état présent. Son avenir.

(4) Voy. F. Geny, Mon teStament intellectuel, dans Ultima verba, Paris, 1951, pp. 8 et s.

(5) F. Geny, Des droits sur les lettres missives étudiés en vue du système postal français, 2 vol., Paris, 19II. - Voy. le résumé de cet ouvrage dans Science et Technique, t. Il, pp.· 406 à 409, n° 174,

Admirons d'autre part la perfection du travail : abondance de la documentation et des références, puisées à toutes les sources, françaises et étrangères, alleman- des principalement; solidité et vigueur de l'argumentation; netteté de l'exposé sous la phrase un peu pesante parfois; analyse poussée jusqu'au scrupule de la pensée d'autrui; objectivité absolue dans l'unique souci de la vérité, en dehors des préju- gés d'école ou de chapelle (6); bref un modèle de déontologie de la profession d'homme de science. Qualités d'autant plus précieuses qu'on ne les rencontre pas . toujours dans le secteur difficile de la philosophie et de la théorie générale du droit : souvent les discussions repo- sent sur des malentendus, faute d'une étu- de soigneuse des positions adverses; sou- vent aussi les concepts sont mal précisés, le raisonneme'nt est fuyant, . incertain. Il semble que la clarté serait synonyme de superficiel ou d'artificiel, comme si, mê- me en présence de réalités ou d'idées malaisées à cerner, il ne restait du moins la ressource de définir en termes clairs, c'est-à-dire compréhensibles, les points d'ombre ou d'obscurité ! Jamais Geny n'a péché par ces défauts : travailleur con- sciencieux, minutieux, il a consacré à sa besogne patience et longueur de temps, remettant sans cesse l'ouvrage sur le métier, transportant dans le domaine de la philosophie du droit les dons de clarté et de rigueur du civiliste qu'il était de par sa formation. Enfin, et pour en terminer avec le portrait du savant, quel habitué de Geny n'a été sensible à ce dé- tail, en apparence insignifiant mais pour moi très parlant, de l'emploi répété, au long· des développements, du pronom personnel «je». Loin d'être ha'issable, ce

«je», en l'espèce, est infiniment sympa- thique, évoquant pour le lecteur le drame

(6) Cf. l'introduction à Science et Technique, t. 1er, p. 19, 6 : «En revanche, j'entends m'expliquer·

en toute franchise et ·prendre le bien et le vrai où ils m'apparaîtront, insoucieux des routines comme du·

parti pris». -

1

(2)

existentiel de l'homme, du savant, du lut- teur François Geny, aux prises avec les obstacles dans le « com.bat pour la mé- thode», dans cette quête ardue et ar- dente d'une vérité qu'il s'efforce par tous les moyens de saisir.

Pénétrons maintenant à l'intérieur de l'œuvre pour en recenser le contenu. Ce- lui-ci tient en deux parties, correspon- dant à peu près aux deux ouvrages cités : Méthode d'interprétation et Science et Technique. Dans le premier de ces ou- vrages Geny s'attaque à la méthode d'in- terprétation en usage à la fin du siècle dernier : soit la tendance à ramener le droit positif tout entier à la loi considérée comme l'unique source de droit et d'ail- leurs capable, grâce à une exégèse habile, de donner réponse à tous les problèmes, à tous les cas qui peuvent surgir dans la pratique (7). Ayant démontré qu'au con- traire la loi n'était pas l'unique source formelle .et que, du reste, aucune source formelle ne pouvait prétendre ramasser en elle la totalité du droit (8), Geny était amené, dans le second ouvrage - déjà amorcé au chapitre final de Méthode d'interprétation, sous la rubrique de la

« libre recherche scientifique », - à en- visager, au-delà des sources formelles,

«qui ne sont manifestement que les révé- lations d'une vérité plus profonde» (9), cette vérité elle-même : le droit pris dans sa structure et d.ans 'ses fondements, im- posant dès lors sa vérité au législateur lui-même et, à défaut de loi, à l'inter- prète et au juge.

1.

S'il est un résultat acquis dans le champ de la méthode juridique, c'est la mort de ce que l'on est convenu d'appe- ler l'Ecole de l'Exégèse (10). Sur ce point, la critique de Geny, enlevée de main de maître, fut d~cisive. Aujourd'hui moins que jamais, face à la complexité et aux mutations rapides de la vie contem- poraine, la loi ne saurait prétendre suf- fire, ou même satisfaire, à elle seule, aux exigences d'une réglementation adéquate des rapports entre les hommes. Ce n'est point seulement affaire de technique lé- gislative, de rédaction plus ou moins heureuse des textes; il s'aog:it d'une im- puissance ou, si l'on veut, d'une limita- tion congénitale, qui permèt bien à la loi et qui même l'oblige à prévoir, car « gou- verner c'est prévoir » et légiférer est une partie de l'art du gouvernement, mais qui l'empêche, quoi qu'elle fasse, de tout prévoir, car la loi est humaine et nul homme ne peut prophétiser (11). La po- sition de la pleine suffisance des textes a d'ailleurs toujours été intenable en pratique : la preuve en est dans l'attitude d'un Laurent, l'un des choriphées de

(7) Méthode d'interprétation et sources, Première.

et Deuxième Partie, 2e édition, t. :F, n08 7 à 82, pp. 17 à 204.

(8) Méthode d'interprétation et sources, Troisième Partie, 2e édition, n08 83 à 187, t. F, pp. 205 à 446, t. Il, pp. 1 à 234·

(9) Méthode d'interprétation et sources, Epilogue, chap. F, t. II, no '195, p. 285, in fine.

(1o) Cf. Bonnecase, L'Ecole de l'Exégèse, 2e édi- tion, 1924.

(n) Voy., sur les limites nécessaires et les lacu- nes de l'action législative, Méthode d'interprétation, t. 'F, n05 43 à 59, 82bis, 96.

l'Ecole de l'Exégèse (12), qui, nonobstant les déclarations de principes les plus ca- tégoriques, n'a pas hésité parfois à sup- pléer aux textes et même à leur fausser compagnie. Faut-il rappeler que Laurent, avant bien d'autres novateurs, a prétendu · découvrir, dans l'article 1384, alinéa 1er, du Code Napoléon, sinon la théorie du risque, du moins une présomption de faute à charge du gardien. de ·toute chose inanimée (13) ?

Est-ce à dire que la loi ne compterait plus ? Pour Geny, dans le régime' qui .est le nôtre - et qui devient peu à peu,. re- -marquons-le, le régime commun de tous

les pays et de tous les peuples (14) - , la loi est source de droit impérative, liant tout le monde, les citoyens, les gouver- nants, !les organes d'applircation du droit, et, dans la hiérarchie des sources formel- les, eUe occupe la première place. C'est ainsi que les juges, en particulier, sont liés par la loi à laquelle ils ont juré obéis_

sance, en sorte qu'il. ne saurait s'établir, du moins en théorie~ de jurisprudence contra legem, la Cour de sassation ayant été instituée précisément pour assurer de manière effective ·cette soumission du juge à la [oi.

"

Il est vrai qu'il y a le problème de la coutume (au sens romano-canonique, re- pris et précisé par Geny, de la pratique généralement suivie dans le peuple av.ec la conviction de sa force obligatoire en droit) : dans quelle mesure la coutume peut-elle faire échec à la loi, du moins à la loi impérative ? Non sans hésitations et réserves, Geny conclut finalement qu' << en principe, et dans notre état de civilisation, il convient de repousser tou- te coutume form.ellement opposée à la loi écrite» (1.5).

De fait, en dehors même de la supério., rité de la loi sur la coutume en tant que mode d'expression clair et certain du droit, il paraît difficile d'expliquer sans contradiction comment, en régime d'Etat, la loi, édictée par l'autorité publique, pourrait se trouver évincée par la prati-.

que contraire des sujets astreints à lui obéir. On sait bien qu'un fait est plus puissant qu'un lord-maire. Mais, sur le plan de la raison, il arrive que les faits aient tort, quoique la sagesse. puisse con- seiller de s'en accommoder. C'est tout ce que l'on peut dire (16).

(12) Voy. sur Laurent, Méthode d'interprétation, t. 1er, p. 26, texte et note 1, n° 10; p. 256, texte et note 2, n° 96.

(13) Laurent, Principes de droit civil, t. XX, 1878,

Il y aurait cependant un moy.en de gar- der - en surface - le principe de la primauté de la loi, tout en le vidant de sa substance : par le biais de l'interpré- tation. Ici se posait, après le problème de la loi comme source, celui de l'inter- prétation des lois : existe-t-il une métho- . de rationnelle d'interprétation - j'en- tends de l'interprétation de la formule légale, indépendamment du problème de son application aux · .espèces concrètes (16) ? Or, à cet égard, la position de Geny est sans équivoque : s'il a condamné le système qui prétend déduire de la loi écrite toute solution, il n'est pas moins hostile à la tendance qui laisserait ~u

juge le soin d'interpréter la loi, non point à sa fantaisie sans doute, mais suivant les changements subis par le milieu so- cial, quelle que soit du reste la termino- logie utilisée : assouplissement, adapta- tion aux besoins du jour, recherche de la pensée qu'aurait eue le législateur s'il avait .légiféré aujourd'hui, etc... Cette tendance il la désapprouve comme allant à l'encontre de la fonction de la loi, qui est de fournir une règle soustraite à l'ar- bitraire des interprétations, comme en contradiction avec sa nature même, car

«la loi n'est pas autre chose qu'une vo- lonté émanant d'un homme ou un groupe d'hommes et condensée en une formule » (18). Et en effet, que peut bien être la loi sinon l'expression de la volonté du Souverain ? Telle était sa signification à l'origine, au moment de sa promulgation;·

telle elle reste au cours des temps, nonob- stant son affrontement à la vie sociale et à ses changements. Or si la loi est une volonté, elle ne saurait être interprétée qu'en conformité avec cette volonté (19). · A supposer que la loi ne soit plus à jour, la seule solution cohérente avec le systè- me sera de la remplacer par une loi nouvelle, mieux accordée aux réalités,

m~is non· de la modifier par voie d'in- terprétation déformante (20). N'est-ce de cette f.açon d'ailleurs que tout le mon- de comprend et pratique les choses quand la loi est récente ? Personne, alors, ne songe à récuser la notion traditionnelle de la loi et de son interprétation selon la volonté du législateur. Toutes les ressour- ces sont mises en œuvre pour découvrir celle-ci telle qu'elle est, telle' qu'elle fut, dans son authenticité historique .(21).

Wielenga, du Traité de droit civil néerlandais, aux

§§ 17 et 21, pp. 105 et s. de la traduction.

(17) Voy. cependant, quant à ce dernier point, Méthode d~interprétation, t. 1er, pp. 253 et1 254, n°

95; - Rappr. les réflexions de P. Scholten, op. cit.,

§ 2.

n° 639; - L. Graulich, reproduit dans H. L., et ,.

J. Mazeaud, Leçons de droit civil, t~ Il, Lectures,

(18) Méthode d'interprétation, t. 1er, n° 97·

(19) La distinction, souvent faite, entre une «in- terprétation subjective», recherchanf la volonté du législateur, et une «interprétation objective» recher- chant le but de la loi, est, en réalité, vaine, car le but de la loi ne saurait être, logiquement, que le but voulu par le législateur.

p. 456; - Mazeaud et Tune, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile, t. Il, n° n41, p. 108.

(14) Dans les pays de common law (droit judi- ciaire) comme dans les pays de droit coutumier (Afrique noire) ou de droit religieux (Islam), le droit de source législative s~implante partout et gagne du terrain.

(15) Méthode d'interprétation, t. 1er, p. 408, n°

129. Geny écarte d'ailleurs toute distinction entre la consuetudo et la desuetudo, estimant qu' «usage contraire et desuetudo sont tout un» (p. 407, n°

129).

(16) Voy. cependant, sur le droit comme « systè- me ouvert» et, en particulier, sur les rapports entre la coutume et la loi, les réflexions de P. Scholten, dans la Partie générale, traduite en français par

(20) Voy. Méthode d'interprétation, t. 1er, pp.

257 et s., n05 97 à 99; - Rappr. Science et Techni- que, t. IV, pp. 17 et 18, n° 283.

(21) Camp. Les systèmes de droit contemporain, Xl, Le droit français, t. 1er, Les données fondamen- tales du droit français, par René David, Paris, 1960, p. 147· - Un seul exemple : l'interprétation· ad- mise de la loi du 15 juillet 1955 sur le droit alimentaire de l'enfant adultérin, nonobstant la si- tuation paradoxale qui en résulte par rapport au droit alimentaire des enfants naturels simples (voy.

A. Rouast, étude dans Juris Classeur Périodique,

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C'est le cas particulier et crucial des lois vieillies, - ainsi le Code Napoléon en certaines de ses parties, - qui a donné naissance, occasionnellement, aux thèses de l'interprétation sociologique : on essaie de justifier en raison et l'on érige en théorie des conceptions qui ne s'expliquent que par des nécessités de conjoncture. A ce titre, mais à ce titre seulement, en tant que manifestation de la «révolte des faits contre le Code», il est possible de rendre compte de ces mé- thodes d'interprétation déformantes qui, à vrai dire, n'ont plus rien de commun avec le concept d'interprétation, lequel est indissociable de celui de fidélité.

Moyen de fortune ou pis aller par consé- quent, qui permet de se tirer d'affaire tant bien que mal, en attendant que le lé- gislateur trouve le loisir- ou se sente en situation, politiquement ou intellectuelle- ment - de procéder lui-même à la re- vision de ses textes (22).

Mais il est une autre manière de trahir la loi que de lui faire dire, sous couvert d'interprétation, autre chose, parfois mê- me le contraire de ce qu'elle dit. C'est de chercher dans les textes la solution à des problèmes, peut-être actuels et pres- sants, mais qui n'étaient pas entrés dans les prévisions du législateur. Certes, le procédé remonte haut dans l'histoire : toujours on s'est servi du matériel juri- dique existant pour faire pass·er dans le droit les solutions nouvelles requises par des problèmes nouveaux; spécialement en régime de codification, il peut paraî- tre tentant- ou élégant- de rattacher à des textes, ne fût-ce que sous des numé- ros d'articles, ces accroissements succes- sifs du droit. A vouons pourtant que cette sorte de trahison par extrapolation n'est pas moins critiquable que la précédente.

De deux choses l'une en effet : ou bien la solution ainsi dégagée ne sera pas adé- quate, précisément parce que l'hypothèse était différente de celle que la loi avait prévue; ou bien il sera fait état de la différence, et alors la solution adéquate n'aura été obtenue que moyennant le sub- terfuge d'un raccord purement factice : on impute à la loi des solutions qu'elle ne donne pas, ce qui est aussi contraire au concept d'interprétation que d'altérer les solutions qu'elle donne. Comme l'a d'ailleurs noté Geny, cet errement découle de la même conception fausse de la pleine suffisance de la loi : « quand on admet ce postulat, il est naturel et nécessaire que l'on cherche à faire produire au texte légal bien plus que n'y· a· mis la volonté de ses auteurs» (23). Il est vrai que le discernement et même la notion de ce

« plus » ne va pas sans difficulté : où est la ligne de démarcation entre ce qui ren- tre sous la loi et ce qui excède le cadre de la loi ? Car s'il y a lieu- de faire ren- trer sous la loi non seulement les solu- tions particulières qu'elle peut donner mais le principe dont· elles ne seraient i955, I, 1259; note Dalloz, 1962, 509, avec les références).

(22) Voy., dans . un sens très différent, quant à l'interprétation de la loi et aux « facteurs pour la détermination de son sens», l'exposé de P. Scholten, op. cit., § § 9 et s., pp. 47 et s. - Rappr. De Page, Traité, t. 1er, 1962, n° 6bis, p. 14.

(23) Méthode d'interprétation, t. 1er, p. 267, n°

68.

que l'application (ainsi pour le principe que nul ne· peut sans juste cause s'enri- chir aux dépens d'autrui, dont le Code a fait des applications et qui est d'ailleurs traditionnel) (24), l'hésitation est permi- se en ce qui concerne l'argument d'ana- logie, lequel suppose sans doute ressem- blance entre le cas résolu par la loi et le cas non prévu, mais, par définition aussi, différence, en sorte que l'argument dit·

d'analogie paraîtra ressortir moins à l'interprétation de la loi qu'à la création du droit (25). Mais, de toute façon, quand l'analogie fait défaut ou, ce qui- revient au même, quand l'analogie invoquée se- rait superficielle (26), l'attitude à adop- ter est, semble-t-il, celle que défend Geny.

Là où la loi a parlé, selon ce que peut révéler une interprétation à la fois intel- ligente et honnête, qu'elle soit obéie, ou, sinon, à quoi sert la loi ? Mais là où, se- lon la même méthode d'interprétation in- telligente et honnête, la loi est muette, et pour autant d'ailleurs qu'il n'existe point en la matière de coutume, on est logique- ment acculé à cette conclusion que la voie est libre pour l'interprète, qui aura à trouver par ses propres moyens la so- lution de droit que lui refusent. les sour- ces. C'est le principe méthodologique fa- meux baptisé par Geny : principe de la

<< libre recherche scientifique ~.

Sur ce point, on le sait, Geny et Sa- leilles différaient d'opi:qion. Ces deux grands hommes, qu'imissait une amitié profonde nonobstant la diversité des . tempéraments (27), communiaient sans doute dans le même idéal du progrès du droit et de la science du droit (2'8). L'un et l'autre, transposant un mot célèbre de Ihering, souscrivaient à la devise : «Par le Code civil, mais au-delà du Code ci- vil» (2~). Mais ils ne l'entendaient pas de la même manière. Saleilles, dans sa préface à Geny, nous confie qu'il en eût volontiers -retourné les termes : «Au- delà du Code civil, mais par le Code ci- vil», mettant l'accent principalement sur le passage : Par le Code civil. Sans en être tout à fait convaincu, il reconnais-

(24) Autre exemple du même ordre : quand la jurisprudence du XIX8 siècle, bien avant les lois qui ont prévu la déchéance de la puissance paternelle ou le contrôle de son exercice par le juge, autori- sait les m-ibunaux à prescrire des mesures de sauve- garde qui pouvaient aller jusqu'à une quasi-dé- chéance, elle était dans la ligne des principes non écrits mais sous-jacents à l'institution de ~a puissan- ce paternelle selon le Code, à savoir que, à la diffé- rence du droit de propriété, par exemple qui est avant tout dans l'intérêt de son titulaire, la puissance paternelle est avant tout· une fonction, un service au profit de l'enfant.

(25) Dans le sens de la création du droit : Mé- thode/ d'interprétation, t. 1er, pp. 304 et s., n° 107.

- Mais voy., dans un sens différent, P. Scholten, op. cit., § 16, pp. 96 et s.

(26) Par exemple, il existe, nonobstant l'identité de fonction, des différences substantielles entre les di- vers modes de transport terrestre, maritime, aérien, qui font échec bien souvent au jeu de l'argument - par analogie, justifiant le « pau-ticularisme » des règles.

' (27) Voy. la belle étude d'Eugène Gaudemet, L'œuvre de Saleilles et l'œuvre de Geny en mé- thodologie juridique et en philosophie du droit, dans Recueil d'études sur les sou1·ces du droit en l'honneur de François Geny, t. Il, pp. 5 et s.

(28) Ou, comme dit Saleilles, Méthode d'inter- prétation, Préface, t. 1er, p. XIII, de «progrès scien- tifique et social »·

(29) Méthode d'interprétation, t. Il, p. 230, n°

185, in fin~.

sait toutefois que « ce serait manquer un peu de hardiesse et vouloir conserver une part de fiction » ( 30). Et l'on est certes étonné de voir Saleilles, esprit . dynami- que et d'avant-garde, que n'effrayaient pas les hardiesses, faire montre en l'oc- cm-rence d'une telle timidité. N'est-ce point cette hardiesse qui l'avait conduit à lire dans le Code, article 1382, et non point « au-delà du Code ,, le principe du risque, ce qui eût permis de régler, sans intervention du législateur, le problème alors aigu de la réparation des accidents du travail (31) ? Hardiesse dans l'inter- prétation qui laisse loin derrière elle la hardiesse reprochée à la « libre recher- che», puisqu'elle aboutissait au renverse- ment complet des principes du Code en matière de responsabilité. Il est vrai que, finalement, Saleilles déclare ne pas vou- loir insister, car ce à quoi il tenait le plus, dans la formule de Ihering, c'est à l' « au-delà», c'est-à-dire au progrès du droit, le moyen pour y parvenir lui pa- raissant en définitive secondaire (32).

Plus exigeant que Saleilles, Geny, lui, attachait de l'importance au moyen. Pour faire progresser le dro_it et la science du droit, il était en quête d'une méthode vraie, tenant compte de toutes les don- nées, et satisfaisante pour l'esprit. Une de ces données est la loi, à laquelle il s'agit d'assigner sa place exacte et, en même temps, ses limites dans le réseau des sources du droit positif. Or, sans pé- cher par un intellectualisme excessif, l'esprit est satisfait d'entendre proclamer qu'à défaut de loi et, d'une manière gé- nérale, de source formelle obligatoire, l'interprète est libre dans la recherche de la norme de droit applicable. En réa- lité d'ailleurs, c'est bien ce qui se passe : sous le couvert de textes ou de numé- ros de textes allégués pour la forme, l'in- terprète use de sa liberté, et il n'est pas dupe de la fiction.

Si maintenant l'on demande dans quelle mesure les éléments de reconstitution de la méthode juridique proposée dès 1899 par Geny ont rallié le· monde des juris- tes, il convient de distinguer.

La jurisprudence, représentant la pra- tique, a toujours été assez peu sens~ble

à des débats où elle ne voit que des que- relles d'école (33). En fait par consé- quent, et dans l'ensemble, on peut dire que les tribunaux tiennent pour source première du droit positif la loi, qu'ils conçoivent comme une disposition de vo- lonté et qu'ils interprètent, selon le mode traditionnel, par l'étude du texte et du contexte, celui-ci englobant non seule- ment le contexte littéral, c'est-à-dire les textes avoisinants ou ce qu'on nomme l'économie de la loi, mais le contexte gé- néral de la législation, sauf à s'incliner devant le texte, là où il est clair et sans ambiguïté. La coutume n'est guère iden-

(30) Méthode d'interprétation, Préface, t. 1er, p.

XXV. - Adde : tout le développement de la p.

XXIV, qui révèle clairement .ses préférences.

(3 1) Saleilles, Les accidents du travail et la r~s­

ponsabilité . civile, Paris, 1897.

(32) Méthode d'interprétation, Préface, t. 1er, p. xxv.

(33) Rappr., sur. les « métP,odes d'interprétation de la jurisprudence», H. L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civt1, t. 1er, 28 édition, 0° llO.

(4)

tifiée ou nommée par les tribunaux com- me source à part douée d'une compéten- ce propre : on la confond avec les usages dits èonventionnels, reconnus obligatoires au titre de l'autonomie de la volonté pourvu qu'ils ne heurtent pas les lois impératives, l'ordre public ou les bonnes mœurs. Cependant les annales de la juris- prudence civile, même des cours supr,ê- mes, - après Geny comme avant lui, du temps de l'Ecole de l'Exégèse ( 34), - re- latent des exemples célèbres· d'interpré- tations déformantes où, non point en vertu de quelque théorie a priori mais sous la pression des besoins ou par l'effet des circonstances, les textes du Code fu- rent <<interprétés» dans un sens indubi- tablement contraire à leur lettre et à leur esprit : ainsi pour la responsabilité du fait des choses inanimées, que les tri- bunaux ont fait dériver de l'article 1384, alinéa 1"'" in fine du Code ·civil, selon des versions d'ailleurs différentes en France et en Belgique (35), alors que, d'après le Code, il ne peut exister d'obligation de réparer, en. dehors des hypothèses catalo- guées de responsabilité complexe (fait d'autrui, des animaux, des bâtiments), qu'au ·cas de faute et de faute prouvée.

Pourquoi le phénomène d'altération s'est- il produit en telles matières plutôt qu'en d'autres apparemment plus favorables, où des textes désuets furent appliqués avec rigueur (36) ? On ne peut qu'en accuser, semble-t-il, le hasard des procès et des jurisprudences, qui explique tant de disparités logiquement et socialement inexplicables (37).

Quant au principe de la libre recher- che, si la jurisprudence le pratique ef- fectivement, elle ne s'en est jamais pré- valu, moins encore vantée. Au contraire elle est restée fidèle au principe du rac- cordement aux textes anciens des solu- tions nouvelles (38). C'est ainsi que l'on voit les Cours de cassation appuyer sur l'article 3 du Code civil une foule de rè- gles de conflits de lois sans rapport avec les dispositions de cet article. Réflexe instinctif en régime de codification, mais aussi devoir, pour l~es cours suprêmes, de fonder en texte leurs interv·entions, puis- que leur statut ne leur donne compéten- ce qu'.au .c:;~.s de· viola.tion de ia loi.

(34) Déjà du temps de l'Ecole de l'Exégèse :. on citera, entre autres, les interprétations déformantes des articles 1g6, 336, 340, 8g6, goo, 931, II21 du Code civil.

(35) En France, il y a présomption de faute à charge du gardien, sauf preuve de la cause étran- gère; en Belgique, le gardien répond des vices de la chose, sans possibilité de preuve contraire. (Voy.

sur ce point, Dabin et Lagasse, Examen de juris- prudence dans Revue critique de jurisprudence belge, 1959, p. 215, n° 68).

(36) Ainsi, par exemple, pour la prohibition ab- solue des pactes sur succession future (art. 1130, al. 2). Voy. Planiol et Ripert, Traité pratique de droit dt1il français, 2e édition, t. IV, par Maury et Vialleton, n-os 19 et 1gbis. - Rappr. les réflexions de R. Savatier, Jurisprudence française en matière de droit civil, Successions et libéralités, dans Revue trimestt-ielle de droit civil, 1962, p. J40, n° I.

(37) Rappr., sur les résultats généraux de la ju- risprudence moderne, l'appréciation de Planiol, dans son Traité, ge édition, 1920, n° 125.

(38) Voy., en ce sens; Ripert et Boulanger, Traité de droit civil d'après le traité de Planiol, t. 1"'", 4e édition, n° 359, p. 162, n° 235, p. 106; - R.

David, Le droit français, t. l"'", Les données fonda- tnentales, 1g6o, pp. 149 et- 175.

Du côté de la doctrine ou des théori- ciens du droit, l'on ne saurait affirmer que les conclusions de Geny, dans leur partie constructive, aient recueilli une adhésion unanime ( 39).

Sur la question des sources formelles, des désaccords subsistent concernant la détermination des sources extra-légales ainsi que de leur rang par rapport à la loi. La notion classique de la coutume, à laquelle se réfère Geny, est contestée par certains, pour qui la coutume ne peut ac- quérir force que ·par la consécration du juge : la jurisprudence, écrit Ed. Lam- bert,. est « l'agent néc-essaire de la trans- mutation du sentiment juridi_que en nor- me de droii » ( 40). La vérité est que, si la coutume existe bien comme réalité distincte de la jurisprudence, les tribu- naux doiv·ent pouvoir en contrôler la ra- tionalité et l'écarter quand sa disposi- tion serait déraisonnable. D'autres sont d'avis qu'en cas de conflit entre la loi et la coutume, celle-ci doit l'emporter, au moins sous la forme de la désuétude.

Fréquemment la jurisprudenc-e est citée parmi les sources, en raison de son au- torité de fait et de son rôle souvent créa- teur ( 41). Mais c'est perdre de vue que la source formelle est, par définition, une source qui lie et que la jurisprudence, dans notre système de droit, ne lie pas.

Mêmes divergences en ce qui concerne l'int·erprétation des lois. Faut-il inter- préter la loi d'après l'intention du légis- lateur, ou d'après son but social, ou d'après les besoins et les idées qui se font jour dans le milieu social ? Chacune de ces thèses a ses partisans, encore que, dans la pratique, tout le monde admette qu'il ne saurait être passé outre à un texte de loi clair et formel. N'est-ce pas l'aveu implicite que la loi est avant tout, comme l'entend Geny, une disposition de volonté, à accepter comme telle, chaque fois du moins que son texte n'appelle pas interprétation ? Quant au problème des lacunes, nombreux sont les auteurs qui ont opté pour Saleilles -contre Geny, pré- férant à la méthode franche de celui-ci le subterfuge du rattachement aux textes existants.

Tel est, somm~irement, le bilan de la contradiction. En revanche, les thèses de Geny ont reçu une confirmation écla- tante dans l'article 1~ du Code civil suisse de 1907 (mis en vigueur lè 1er janvier 1912), qui est ainsi libellé : << La loi ré- git toutes les matières auxquelles se rap- portent la lettre ou l'esprit de l'une de ses dispositions. A défaut d'une législa- tion applicable, le juge prononce selon le droit coutumier; à défaut d'une coutu-

(39) Voy., pour la période 1899-1919, F. Geny, Le combat" doctrz"nal pou1· la méthode juridique en France et en Belgique depuis 1899, Epilogue ajouté à la 2e édition de Méthode d'interprétation et sour- ces, t. Il, n·os 188 et s. - Pour la période ulté- rieure, voy. les grands traités de droit civil.

(40) Ed. Lambert, Etudes de droit commun lé- gislatif, . Introduction, La fonction du droit civil comparé, t. 1~, Paris, 1903, pp. 108 à 173, dont on trouvera un résumé dans Lebrun, La coutume, ses sources, son autorité en droit privé, 1932, n°5 192 à 194, pp. 198 à 202.

(41) Voy. Boulanger, Notations sur le pouvoir créateur de la jurisprudence civile, dans Revue tri- mestrielle de droit civil, 1961, pp. 417 et s.

me, sèlon les règles qu'il établirait s'il avait à faire acte de législateur. Il s'in.,.

spire des solutions consacrées par la doc- trine et la jurisprudence».

De oette formule Geny a écrit en toute v·érité, qu' « elle pourrait être proposée comme contenant le résumé le plus adé- quat de [ses] développements» (42). Le parallélisme est en effet frappant, sauf en ceci que le législateur suisse a pris sur lui de trancher, par voie d'autorité, un problème qui, selon Geny, ressortit au domaine de la science plutôt qu'à celui de la législation ( 43). Mais, sur le fond des solutions, l'harmonie est parfaite. ·

Pour le législateur suiss·e comme pour Geny la loi prime, la disposition légale devant être interprétée non en fonction de l'évolution ou des transformations du milieu social, mais selon sa lettre ou son esprit, donc en fonction d'une pensée et d'une- volonté; en ordre subsidiaire arri- ve la coutume, laquelle peut donc bien compléter la loi, mais non la contredire ou l'abroger; enfin, à défaut de oes deux sources, loi et coutume, le juge élabore lui-même la règle applicable, ce qui si- gnifie libre recherche, mais soumise à une méthode que le Code suisse .s'abstient, il est vrai, de définir, obligeant seule- ment le juge il statuer, non selon l'équité des espèces, mais, à l'instar du législa- teur, sur la base d'un principe général ( 44). Comme Geny encor·e, le Code suisse n'attribue à la jurisprudence et à la doc- trine que· la valeur d'autorités qui, sans lier le juge avec la même force que les sources formelles obligatoir.es, lui servi'- ront de sources d'inspiration. Sous ré- serve du respect de la loi, jurisprudence et doctrine doivent en effet conserver leur mobilité, de manière à pouvoir se réformer et se renouveler dans le sens du progrès du droit. Arrêtant la jurispru- dence, la vertu obligatoire des précédents mettrait obstacle à des revirements qui, moyennant la prudence requise pour ne pas troubler sans motif proportionné la sécurité juridique, se révéleraient socia- lement désirables.·

II.

Au moment où fut lancé le mot d'or- dre de la <<libre recherche scientifique :t), certains crurent y déceler une sorte d'ou- verture ou d'invite à une méthode de droit libre, plus ou moins affranchie du joug des sources formelles ( 45). Et tan-_

dis que les uns se félicitaient de ce bou- (42) Méthode d'interprétation, t. II, Epilogue, Les pouvoirs du juge d'après le Code civil suisse, n° 204, pp. 326 et 327.

(43) Méthode d'interprétation, t. 1er, pp. 105 à 108, n<> 51; pp. 222 et s., nos 88 à go; t. Il, Epi- logue, p. 310, n° 201. - Mais on ne voit pas pourquoi il n'appartiendrait pas au législateur, comme représentant de l'autorité dans l'Etat, de décider, sinon en quoi consiste le droit positif ou selon quelle méthode il doit être établi, du moins quelles sont les sources formelles obligatoires du droit positif.

(44) Dans l'article 4, il est vrai, relatif au mode d'exercice du pouvoir d'appréciation du juge là où la loi s'en remet à ce pouvoir (freies Ermesscn), le Code suisse assigne pour norme au juge « les règles du droit et de l'équité»·

(45) De nos jours encore, la méthode de libre recherche scientifique est souvent décrite comme une méthode d'interprétation évolutive ou de droit libre (voy. par exemple, H. L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, t. 1er, n°1 102 et 103).

(5)

Ieversement qui allait permettre une adaptation continue du droit aux exigen- ces toujours mouvantes de la vie, les au- tres craignaient que le droit, démuni de cette règle ferme qui engendre la stabi- lité et la confiance, ne fût dès lors livré à l'arbitraire des interprètes ( 46). Les uns et les autres négligeaient de repla- cer dans son contexte très précis la li- berté ainsi revendiquée. Aux yeux de son promoteur, non seulement la libre re- cherche n'avait à intervenir qu'à titre supplétif, . à défaut de loi ou de coutume, mais, dans son exercice, cette libre re- cherche devait être conduite scientifique- ment.

Libre vis-à-vis des sources, par hypo- thèse absentes, l'interprête dont la tâche consistait maintenant à découvrir ou à établir la règle· de droit applicable ( 4 7), n'en était pas moins assujetti à une dis- cipline qui devait le défendre contre les égarements, à savoir la discipline de la science du droit ou science de l'organi- sation des rapports entre les hommes vi- vant en société. En quoi consiste cette science du droit, indépendante des sour- . ces formelles et même supérieure à celles- ci, qui n'en constituent que les modes d'expression? Quels sont les principes et la méthode de cette science ? C'était le problème essentiel, clé de tous les au- tres. Geny l'a abordé de front dans la seconde de ses œuvres maîtressès : Science et Technique.

** *

Dans Méthode d'interprétation et sour- ces, Geny avait bien été amené, par son sujet même, à s'expliquer sur la façon dont il comprenait c·ette recherche scien- tifique du droit, appelée par lui à com- bler les lacunes des sources formelles. A cet exposé, il avait consacré un impor- tant chapitre de la partie constructive de l'ouvrage (3e Partie, Chapitre second, nos 155 à 116bis, pp. 74 à 192). Exposê déjà riche d'idées et de suggestions, mal- gré le jugement de Geny lui-même par- Iant du << trou béant de l'œuvre entière:»

( 48), néanmoins un peu rapide et insuf- fisamment ordonné. La matière était à reprendre de manière plus approfondie, ce qui nous a valu, en première esquisse, la leçon faite en 1910 au Collège libre des sciences sociales, sous le titre Les procédés d'élaboration du droit civil, puis, s'échelonnant de 1913 à 1924, les quatre cahiers de Science et Technique, bâtis d'après le schéma de la leçon. En même temps, la persp·ective initiale s'est élargie : tandis que « la libre recherche scientifique» s'offrait comme un guide pour l'interprète privé de sources, en particulier pour le juge, Science et Tech-

(46) Voy., sur ce point, le témoignage d'Eugène Gaudemet, dans l'étude citée, Recueil d'études, t.

II, p. 1 x.

(47) Contrairement à ce qui a été soutenu (voy.

. Dalloz, Répertoire de droit civil, v0 Interprétation, n05 39 et 40, par B. Goldman, Paris, 1952), tel est bien le sens en effet de la méthode de la libre re- cherche scientifique, qui, loin d'être présentée par Geny comme une méthode d'interprétation de la loi, se place au contraire en dehors du champ de la loi et par conséquent de son interprétation.

(48) Science et Technique, t. 1er, p. II, 3;

voy. aussi, t. IV, p. 145, n° 302.

nique se propose comme un guide non seulement pour l'interprète, mais pour tout juriste travaillant dans le domaine du droit, à commencer par le législateur dans sa tâche d'élaboration des règles.

Le dessein est ambitieux : il s'agit de mettre sur pied une philosophie du droit, au sens d'une philosophie criti- que de la science du droit, à l'image des critiques des diverses sciences de la na- ture et des sciences de l'homme. Très op- portunément, Geny observe, dès le dé- part, que «la marche constamment sui- vie dans le développement déjà fécond de la philosophie des sciences, nous four- nit, dès l'abord, comme direction essen- tielle, que la critique d'une discipline déterminée se doit faire pàr les principes internes et propres de cette discipline et ne peut réussir que sous les efforts de spécialistes consommés en leur manie- ment» (49). Entendons par là qu'il ap~

partient aux spécialistes des diverses sciences particulières, et non point aux spécialistes de la philosophie, d'établir la philosophie de leur branche, sauf aux philosophes de métier à intégrer dans une synthèse plus vaste les conclusions four- nies par les /diverses philosophies _des sciences. N'est-ce point l'ordre normal des choses, dont la méconnaissance assez fréquente est à l'origine de certains mal- entendus entre juristes et philosophes ? Il est vrai que le droit -:- le Droit tout court, et avec majuscule - paraît rele- ver de ces notions premières qui sont de la compétence directe du philosophe : quel est le grand philosophe, ancien ou moderne, qui 'n'a point médité sur le droit ? Cependant, il existe depuis long- temps des spécialistes, des professionnels du droit, qui sont les juristes. Or il est raisonnable d'interroger en premier .lieu ces professionnels sur la conception qu'ils se font du droit, objet de leur métier, quitte à s'aper,cevoir, peut-être, que,· sur l'un ou l'autre point, cette représentation ne coïncide pas avec celle des philoso- phes. Encore faudra-t-il, évidemment, que les juristes, de leur côté, ne se conten- tent pas d'exercer uniquement leur mé- tier, qu'ils se donnent la peine d'accom- plir cet effort de réflexion pour lequel ils sont les premiers qualifiés.

Suivons maintenant, si vous le voulez bien, l'itinéraire de Geny dans sa pro- spection sur la nature et la méthode du droit. Le chemin sera peut-être aride et d'avance je m'en excuse. Mais la matière ne se prête f)as aux grâces de la littéra- ture.

D'après les faits, « le droit se présente à nous, dit Geny, comme l'ensemble des règles auxquelles est soumise la conduite extérieure dë l'homme dans ses rapports avec ses semblables et qui, sous l'inspi- ration de l'idée naturelle de justice, en un état donné de la civilisation collecti- ve de l'humanité, apparaissent suscepti- bles d'une sanction sociale, au besoin éoercitive ... et d'ores ·et déjà se posent sous la forme d'injonctions catégoriques dominant les volontés ·particulières pour assurer l'ordre dans la société» (50).

(49) Science et Technique, t. 1er, p. 4, :z.

Adde : préface du t. IV, pp. V et VI.

(5o) Science et Technique, t. Ier, p. sr, r6.

Telle est la notion abstraite du droit, lequel « représente une fonction spé- cifique de la vie comrimne de l'huma- nité, d'ailleurs en étroit rapport avec tou- tes les autres fonctions de cette vie, aux- quelles il doit se joindre et, au besoin s'adapter, pour contribuer à permettre de réaliser la fin suprême de la société » . (51). Seulement, le droit ainsi défini re-

vêt deux aspects principaux et nettement distincts. Sous une première face, le droit s'offre à notre esprit dépouillé de toute réalité effective : c'est le droit que Geny appelle idéal; en tant qu'il est sim- plement conçu par la pensée et dès lors susceptible du contenu le plus varié se- lon les mentalités et conceptions de cha- cun (52). -Sous la seconde face, le droit exprime l'ordre juridique se réalisant ef- fectivement au sein de la vie sociale : c'est le droit positif (plus exactement les droits positifs divers selon les époques et les lieux), dont le milieu de formation norma!le est l'Etat. Pour Geny en effet

«le droit positif ne s'établit que grâce à une société fortement organisée et ren- fermant en elle-même un pouvoir capa- ble de préciser et d'imposer, par des moyens adéquats, les règles qui en for- ment le contenu nécessaire. Pareille so- ciété a son type achevé dans l'Etat mo- derne, encore qu'il soit possible d'en ren- contrer d'autres exemplaires» (53). De fait, le droit positif étatique n'est pas· le seul droit positif existant ou possible;

sans parler du droit international, «doué d'une positivité encore imparfaite» en raison notamment de l'absence de con- trainte organisée (54) - ce qui montre que la <<tendance à la contrainte» ne suffit pas pour constituer un droit po- sitif à tout le moins parfait (55), :-- il existe, même à l'intérieur de l'Etat, d'au- tres ordres juridiques : autant qu'il exis- te, à l'intérieur de l'Etat, de groupements sociaux organisés. Encore est-il que ces ordres juridiques particuliers sont dans la mouvance de l'ordre juridique général auquel· ils ne peuvent contr~dire et qui, de surcroît, leur prête l'appui de ses tri- bunaux et de sa force publique.

Réserve faite quant à .la valeur de la distinction entre un droit in abstracto, qui serait idéal, et un droit in concreto, qui serait positif, alors que, de toute fa- çon, le droit envisagé est le droit positif, simplement pensé d'un côté, effective- ment posé de l'autre (56), voilà identi- fiée l'espèce de réalité qui intéresse le juriste, à savoir la norme réglant par des injonctions catégoriques, sanctionnées par la contrainte, la conduite extérieure des individus dans l'état de vie sociale organisée.

(51) Science et Techniqtte, t. Ier, pp. sr et 52, z6.

(52) Science et Teclznique, pp. 52 à ·54, n° 17.

(53) Science et Technique, pp. 54 et s., n°9 17 et s.

(54) Science et Technique, t. 1er, p. 58, n° 19·

(55) Ultérieurement Geny est d'ailleurs revenu sur son opinion dans une contribution aux Etudes de droit civil à la mémoire de Henri Capitant, Pa- ris, s. d., sous le titre Justice et force. Pour l'inté- gmtion de la force dans le droit.

(56) La définition ci-dessus rapportée du droit en général se rapporte en réalité au droit positif.

C'est (lu droit positif que part et auquel finalement revient Geny, et le droit idéal dont il fait état est bien du droit pensé, mais pensé comme positif.

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