— 68 —
A ceux qui voudraient faire une distinction entre histoire naturelle et biologie proprement dite, je rappellerai que la frontière est bien indécise entre les deux. C'est un zoologiste, Metchnikoff, qui a décou- vert le phénomène de pliagocytose. Avant de découvrir, avec Richet, le phénomène de l'anaphylaxie, Paul Portier avait consacré des années à scruter la digestion des insectes aquatiques...
Il est enfin une dernière considération que je voudrais faire valoir.
La biologie est une des rares sciences dans lesquelles de grandes décou- vertes peuvent être faites sans appareillage onéreux. Citons les recher- ches de Thomas Hunt Morgan sur les chromosomes de la mouche du vinaigre, de Müller sur les mutations artificielles, de Speman sur l'orga- nisateur des amphibiens, de Briggs et King sur la transplantation des noyaux embryonnaires, de Medawar sur la greffe, d'Etienne Wolff sur les changements de sexe et la culture des organes embryonnaires: tout cela ne demandait que patience, sens de l'observation, astuce expéri- mentale, habileté manuelle (entre parenthèses, il serait plus utile de développer l'adresse chez le futur biologiste que de le bourrer de ma- thématiques).
En bref, une politique réaliste, cohérente, de la recherche biologique s'imposerait, dont le premier geste serait d'ouvrir largement les portes de l'enseignement supérieur à tous les jeunes qui, séduits par la biologie, font preuve de cet esprit d'observation et de finesse qui est bien plus nécessaire dans l'étude de la vie que l'aptitude à jongler avec les sym- boles. Pour ces jeunes gens — et non seulement dans leur intérêt, mais dans l'intérêt de la science, de l'homme — je revendique le droit d'être de purs naturalistes.
SIGNES ET COULEURS DES ECORCES ET DES PIERRES
par le Dr Oscar Forel, à St-Prex
C'est parce qu'aucun titre ne me paraissait convenir tout à fait que j'ai adopté ce néologisme synchromies pour désigner une chose nou- velle. On dit bien sym - phonie, et sym - pathie, etc. Le lecteur en déduit tout naturellement: harmonie des couleurs.
— 69 —
P o u r q u o i j ' a i dédié l'ouvrage à la forêt de D e r b o r e n c e ? Avant tout p a r c e q u e c'est u n e des rares forêts en E u r o p e où il y ait encore des arbres n o n « e x p l o i t é s » et qui y périssent de m o r t n a t u r e l l e ; que j ' y ai trouvé des sujets e x c e p t i o n n e l l e m e n t intéressants.
P e n d a n t la p r e m i è r e guerre m o n d i a l e , j ' é t a i s dans le r é g i m e n t va- laisan, de sorte que votre pays devint m a seconde p a t r i e , et à force de p a t r o u i l l e r dans les h a u t e s vallées, sur les crêtes et les cols, j e m e pas- sionnai de plus en plus p o u r cette p a t i n e qui recouvre pierres et troncs.
E t plus j e les observai de près, plus l'envie m e p r i t de l e u r consacrer u n e é t u d e plus m é t h o d i q u e . Et c'est ainsi q u e n a q u i r e n t les « Synchro- n i e s ».
A ceux qui s'intéressent, en Valais, j e d i r a i : fouillez vos alpages et vos forêts; il y a des merveilles qui a t t e n d e n t q u ' o n en fasse la décou- verte. A j u g e r p a r les « récoltes » r a p p o r t é e s d'autres pavs — F i n l a n d e , F r a n c e , Grèce, E s p a g n e , Maroc, J a m a ï q u e — j e p r é s u m e que les Alpes sont p a r m i les plus riches régions en m a t i è r e de p a t i n e végétale (cham- pignons, mousses, moisissures et lichens) et j e s o u h a i t e voir d ' a u t r e s ouvrages c o m p l é t e r cette r e c h e r c h e dans u n d o m a i n e encore i n e x p l o r é .
E t j e n e p a r l e pas des p r o b l è m e s q u e soulèvent les « Synchromies » en m a t i è r e d ' a r t abstrait et d'art concret, car nous avons là la p r e u v e q u e les mots n e signifient plus grand-chose face à la réalité, que tout a r t figuratif à l'échelle de l'œil h u m a i n devient « a b s t r a i t » dès q u e l'on utilise l'agrandissement.
U n d e r n i e r m o t sur les c o u l e u r s : à peu de n u a n c e s près, les « Syn- c h r o m i e s » r e p r o d u i s e n t les couleurs telles q u ' o n les trouve dans la na- t u r e , dès q u ' o n p r e n d le soin d ' h u m e c t e r les écorces.
A ceux des lecteurs de la M u r i t h i e n n e q u e cette é t u d e inciterait à la p o u r s u i v r e , j'offre de venir voir les o r i g i n a u x et d'autres « Synchro- mies » n o n encore publiées, dans m a maison, à St-Prex.
De Jaques Rouiller dans la Revue suisse de Photographie
I l a u r a i t fallu, en guise de p r é s e n t a t i o n des « Synchromies » du D r O.-L. F o r e l , risquer u n e « i n t r o d u c t i o n à l'écorce ». Cette œ u v r e p h o t o - g r a p h i q u e d o n n e au Dr F o r e l le droit d'être u n voyant de la n a t u r e , p o u r q u i , c o m m e le dit Gaston B a c h e l a r d , « les choses les plus m e n u e s deviennent des germes de m o n d e ».
— 70 —
Devant cette nature que nous parcourons, dans laquelle même nous vivons, nous ne savons rien. Rien ou presque ne nous étonne: nous dis- créditons finalement les puissances d'un univers où l'homme est un étranger... Combien de tentatives d'approche avons-nous faites par le truchement de la photographie ou par simple observation; nous nous sommes en général bornés au spectaculaire, à l'immédiat ou au conven- tionnel, négligeant tout ce qui se voit en dehors des hauteurs humaines.
Le tragique « pittoresque » qui fait l'extase du promeneur nous a bien vite ralliés.
Ces photographies d'écorces en couleurs, également groupées dans un album remarquable sous le titre « Svnchromies », furent présentées, voici quelques semaines au Pavillon de Marsan à Paris. La critique fut unanimement enthousiaste, ce qui revient à dire qu'elle a applaudi devant des morceaux choisis de la nature ! Par une préface magistrale à cet ouvrage des « Svnchromies », Jean Rostand, biologiste et acadé- micien, qui est aussi un homme du regard, nous convie au dialogue que suscitent immédiatement ces planches d'objets vivants: écorces, mousses et lichens, moisissures ou cheminements de vermine.
Les macrophotographies ou microphotographies du Dr O.-L. Forel saisissent dans l'instant, le travesti, le camouflage, la structure, les écla- tements d'une nature qui se recommence. Devant pareille galerie d'ima- ges, j'entends déjà que l'on évoque des styles, que l'on abonde en réfé- rences picturales parce que la réalité nue semble insoutenable sans légendes. L'être a perdu de sa simplicité au cours des âges, le guide- âne va de pair avec l'incessante et débile comparaison. L'idée de l'image à l'état brut, pour elle-même, devient évanescente.
Que dire par exemple de cette vision pathétique d'arbre foudroyé de la Forêt de Derborence, au cœur duquel tourne une flamme qui ne meurt pas et anime son squelette ? Sinon souligner presque toutes ces synchromies de cette phrase de Roger Caillois disant « qu'elles appor- tent une preuve de plus que le regardant et le regardé sont de la même espèce, appartiennent au même univers et que l'idée de la beauté est comme une sève qui circule entre eux dans l'unité de leur substance et qui les noue l'un à l'autre par de nouveaux liens ».
Ces images vivantes de l'inaperçu définissent une correspondance étroite, une relation surprenante avec la peinture d'aujourd'hui. Si elles inquiètent l'artiste, c'est par perfection.
* « Sinchrqmjes », Edition du Temps, Paris.
71
Fragment d'arbre foudroyé (Derborence) - D'après une photo couleur du Dr O.L. Forel