• Aucun résultat trouvé

La dénégation et la confrontation avec l'autre : un exemple de l'Islam indien

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La dénégation et la confrontation avec l'autre : un exemple de l'Islam indien"

Copied!
16
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: halshs-01937892

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01937892

Submitted on 28 Nov 2018

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

La dénégation et la confrontation avec l’autre : un exemple de l’Islam indien

Raymond Jamous

To cite this version:

Raymond Jamous. La dénégation et la confrontation avec l’autre : un exemple de l’Islam indien.

Raymond Jamous et Rahma Bourqia. Altérité et reconstruction de la société locale: cultures en miroir, Aux lieux d’être, pp.44-64, 2008, Documents, 978-2916063522. �halshs-01937892�

(2)

Raymond Jamous,

La dénégation et la confrontation avec l’autre : un exemple de l’Islam indien.

In sous la direction de Raymond Jamous et Rahma Bourqia : Altérité et reconstruction de la société locale , cultures en miroir ; 2008 ; 44-64

Introduction

Dans l’empire chinois, il existe une catégorie, les barbares pour définir les populations qui sont placés à la limite de l’Empire, que l’on peut assujettir ou repousser hors des frontières1. Les Grecs de la période classique se définissent comme les hommes de la cité, libres et démocrates, par opposition aux Egyptiens ou aux Scythes qui sont soumis au pouvoir d’un pharaon ou d’un roi2. A propos de l’Inde classique, W. Halbfass souligne que la catégorie de l’Autre en tant qu’étranger est une sorte de catégorie vide, sans contenu dans la pensée indienne du moins si l’on se réfère aux textes et cela jusqu’à la colonisation britannique3. Cela ne signifie pas que les Indiens n’ont jamais été en contact ou en relation au monde extérieur, bien au contraire. Cela veut dire que l’étranger ou le fait étranger n’existe que si on dénie son caractère autre et qu’on l’intègre dans le système, dans une position familière, dans le cadre des différenciations internes à la société indienne (les castes ou les sectes). Cela est valable aussi bien pour les musulmans, que pour les juifs, les chrétiens, les sikhs, les parsis etc. Plus encore, il semble que l’événement marquant l’arrivée et l’installation de l’Autre- Etranger doit être oublié.

W. Halbfass souligne que cette dénégation de l’Autre cesse d’être valide depuis la colonisation britannique et qu’elle s’est accentuée avec l’indépendance de l’Inde et la partition créant l’Etat du Pakistan. Il ne s’agit plus de se définir seulement par les différenciations internes mais de se confronter avec d’autres formes culturelles, sociales.

C’est dans ce contexte que l’identité hindoue se fabrique et s’oppose à d’autres formes d’identités religieuses et politiques.

Certes W. Halbfass philosophe concentre son analyse sur la pensée indienne. Notre propos est de montrer que son analyse peut s’appliquer à des cas de société concrète où la dénégation traditionnelle de l’Autre comme la confrontation avec cet Autre, impliquant la

1 Marshall Sahlins : «Les cosmologies du capitalisme » in Le Débat , n° 118 2002, pp. 166-187

2 cf. le bel ouvrage de F. Hartog : Le miroir d’Hérodote, essai sur la représentation de l’autre, Gallimard 1993

3 W Halbfass : India and Europe, An Essay in Philosophical Understanding Motilal Banarsidass 1988

(3)

reconnaissance de son altérité fondamentale et irréductible coexistent. Nous étudierons l’exemple des Meo, communauté musulmane et caste guerrière de haut statut, habitant la région du Mewat de l’Inde du nord.

1. La dénégation de l’Autre

On souligne que les musulmans de l’Inde sont divisés en deux ensembles : les Ashraf et les Ajlaf. Les Ashraf sont composés de quatre groupes d’origine étrangère, c’est-à-dire hors de l’Inde : les Sayyid ou descendants du Prophète, les Mashaikh ou descendants d’un saint prestigieux, les Pathan et les Moghol, deux groupes politiques issus de conquérants venus d’Afghanistan. Les Ajlaf constituent les différents groupes d’hindous convertis à l’Islam et ont un statut inférieur aux Ashraf4. Les Meo reconnaissent être des hindous convertis et devraient être considérés comme faisant partie des Ajlaf. Or il n’en est rien. Ils dévalorisent les musulmans venus de l’extérieur, notamment les Kazi qui sont les Sayyid locaux, et se considèrent comme un groupe de haut statut, non intégré dans l’ensemble musulman mais dans celui des castes.

Les Meo sont en effet une haute caste, celle des guerriers Rajput (il existe au Rajasthan de nombreuses castes Rajput, en majorité hindoues, d’où sont issus de nombreux groupes qui ont fondé des royaumes ) et une communauté musulmane vivant dans une région appelée Mewat en Inde du nord où ils sont 30% de la population globale, soit plus de 300000 personnes sur un total de 1 million d’habitants . Ils sont répartis dans 1200 villages qu’ils partagent avec de nombreuses autres castes, les unes hindoues, les autres musulmanes. Dans le village où j’ai travaillé, les Meo qui représentent plus de 40% de la population, occupent trois quartiers. Les autres quartiers sont habités par 24 autres castes dont les prêtres brahmanes, la caste marchande des Bania, celle des barbiers Naï, des blanchisseurs Bhangi, des potiers Kumhar, des bijoutiers Sonar, des porteurs d’eau Sakka, des bardes Mirasi, des fakirs prêtres funéraires musulmans, des balayeurs Bhangi et des tanneurs Chamar. Ces deux dernières formaient les plus basses castes. A l’inverse, les Brahmanes, les Meos, les marchands et les barbiers constituent les hautes castes(unchi jati), les autres castes, entre ces deux extrêmes, étant appelées les castes de services (kamin jati). Il faut savoir que l’on naît, vit, se marie et meurt dans sa caste, parfois même dans une section de caste. Séparées et hiérarchisées, les castes sont néanmoins interdépendantes. Au niveau villageois, les Meo sont la « caste dominante »,

4 cf. L. Dumont : Homo hierarchicus, Gallimard, 1996, pp260-263.

(4)

celle qui a des droits prééminents sur le sol et qui emploie rituellement les services des autres castes (hindoues et musulmanes) contre une rétribution. Par ailleurs, comme caste guerrière, ils ont été dans le passé en relation d’alliance, de dépendance ou de rébellion avec des groupes de même statut , fondateurs de différents royaumes hindous , ceux de Bharatpur et d’Alwar, et d’empire, notamment les Moghols musulmans. Aucun royaume n’a jamais réussi à unifier l’Inde et l’étude du système politique est celui au niveau régional, d’un ensemble des royaumes qui s’allient, s’opposent, dont les territoires et les frontières se déplacent périodiquement de même que la composition des populations.

Actuellement, ces alliances et ces oppositions se manifestent dans la rivalité entre des partis laïcs dans les élections au niveau du parlement des Etats régionaux (Rajasthan et Haryana) et à celui du parlement fédéral.

Il est significatif que cet univers social, politique, rituel ne se définisse pas comme un rapport à soi que l’on opposerait à celui de l’autre. Les Meo sont inclus dans un ensemble et sont en relations avec d’autres groupes. Comme l’a bien dit L. Dumont, on est ici dans un univers de relations5. Les Meo comme les autres voyagent beaucoup dans la région comme ailleurs et ce qu’ils rencontrent n’est pas étranger à ce qu’ils connaissent chez eux, mais similaires avec des variations

Dans ce contexte, l’islam traditionnel des Méo n’était pas une manière de les relier à l’univers de la communauté musulmane mais pouvait être analysé comme un fait local et régional. Jusqu’au début des années quarante, les Meo ne priaient, ni ne jeûnaient régulièrement, ne faisaient pas le pèlerinage à la Mecque. Ils avaient peu de mosquées. Ils pratiquaient la circoncision, enterraient les morts mais on verra dans quel contexte. Ils rendaient des cultes à des nombreux saints musulmans. Je n’insisterai que sur certains des faits saillants concernant leur manière de vivre leur rapport à l’islam.

Endogamie de caste : Les Meo se marient à l’intérieur de leur caste et refusent tout mariage extérieur même avec un autre musulman. Un récit narré de manière répétitive raconte qu’un empereur moghol, donc musulman, força les Meo à lui donner une femme qu’il installa comme concubine au harem dans sa capitale Delhi. Un Meo décida d’aller la ramener chez elle. Ce qu’il fit et de plus il l’épousa. Poursuivi par les Moghols, il fut capturé, condamné et exécuté. Son corps fut laissé à pourrir à l’extérieur d’une des portes de la capitale. Un membre

5 L. Dumont : ibid. pp.59-63 et 332-333

(5)

de la caste marchande des bania, le trouva et le ramena dans son village où il fut enterré comme un héros. Le bania fut honoré pour ce qu’il avait fait. On voit que le fait d’être musulman ne signifie pas que l’on ouvre la communauté à l’extérieur. Les Moghols étaient ceux avec qui les Meo avaient des relations conflictuelles ou des relations d’alliance ou de soumission selon les circonstances, comme ils les avaient avec les royaumes hindous voisins, mais il était inimaginable de leur donner ou de prendre une femme comme épouse.

Les morts oubliés dans le cimetière : Les Meo n’incinèrent pas les morts comme les Hindous mais les enterrent dans un cimetière qui doit être éloigné des lieux d’habitation. Les fakir, officiants funéraires musulmans de basses castes, assurent l’essentiel des rites d’enterrement et prennent tout ce qui a touché le mort. Comme les mahabrahmanes hindous, ils sont chargés de débarrasser les vivants de l’impureté du mort et de celle liée à la mort. C’est pourquoi on les éloigne de la famille du mort, on les empêche de s’approcher ou d’entrer dans les maisons meo et même on les chasse des villages pour une période donnée après les funérailles, ou bien on les installe comme gardien du cimetière. Les barbiers Nai, une haute caste comme on l’a signalé plus haut, sont chargés, comme chez les hindous, de raser la famille du mort après une période de deuil, c’est-à-dire de les purifier. C’est uniquement après tous ces rituels que le fils aîné est instauré comme successeur de son père en recevant des cadeaux des membres de son clan, des voisins et amis musulmans ou hindous. La cérémonie finale consiste à faire préparer par les barbiers, le khir, une sorte de riz au lait, que l’on offre tout d’abord au fakir pour nourrir le mort et l’éloigner, et que l’on distribue aussi aux voisins pour leur faire partager la sortie du deuil. A partir de là, commence la période d’oubli progressif du mort. Du khir est préparé la première année après la mort et offert de la même manière au fakir puis distribué aux voisins pour empêcher que le mort ne revienne auprès des vivants pour les tourmenter.

Ses proches visitent de plus en plus rarement sa tombe qui n’est plus qu’un amas de terre informe. Il existe de nombreuses tombes anonymes dans le cimetière. Dans les années qui suivent la mort d’une personne, l’effacement de son souvenir devient réel et il n’existe aucune trace dans les maisons ou dans les discours pour parler de lui sauf s’il a été une guerrier prestigieux ou un bandit redouté. On est dans une configuration voisine de celle des hindous de la région où le processus d’éloignement et de disparition progressive des morts est très prégnant. Le seul souvenir qui reste est celui de son inscription dans la généalogie au moment de sa naissance ( la mort n’est pas inscrite), cette inscription étant faite dans un registre tenu par un brahmane généalogiste, un membre hindou de la plus haute caste. Celui-ci est donc le seul à connaître comment tel ou tel Meo est lié aux membres de son lignage et clan agnatique,

(6)

comment il s’inscrit dans la chaîne des ancêtres qui remontent à l’ancêtre apical, celui qui a été le fondateur du clan, et qui a été façonné, selon la légende par une divinité hindoue, Shiva, Rama, Sita.

Les mauvais morts et les saints musulmans : Si un mort vient hanter les vivants, les torturer, ou les rendre malades, on dit qu’il s’agit d’un mauvais mort, celui qui s’est suicidé, ou qui est mort violemment sans avoir réalisé sa destinée, c’est-à-dire sans avoir fait un parcours qui le mène de la naissance au mariage et à la mort naturelle. Le nom pour ces mauvais morts est celui de bhut, et certains Meo les appellent les djinn. Ils errent dans la jangle, qui comprend l’aire agricole et la forêt par opposition à l’aire d’habitation. Ce qui distingue ces mauvais morts des morts exceptionnels, les amis de Dieu, les saints musulmans villageois, les pir, ce n’est pas comment ils se manifestent : les deux font sentir leur présence de la même manière : ils attaquent les vivants, les empêchent de mener une vie normale, mais c’est aux pir qu’on rend un culte après avoir retrouvé sur leur indication une tombe (parfois c’est un amas de pierre ou un simple tumulus en dur). De maléfique, ils deviennent bénéfiques. Il existe des phénomènes similaires chez les hindous, où un rituel transforme un démon en une divinité propitiée. Il faut signaler que le culte rendu à des pir musulmans villageois peut être le fait d’hindous. Dans un village, c’est un membre d’une caste marchande, celle des Bania, qui éleva un mausolée musulman autour de sa tombe, pour remercier le pir qui lui était apparu en rêve et l’avait guéri. Il fait régulièrement des offrandes comme il le ferait pour des dieux hindous alors que les Meo musulmans viennent prier et offrir une nouvelle couverture pour recouvrir la tombe. Il est significatif que très peu de ces pir aient une histoire, une hagiographie. Parfois on ignore leur nom. Il existe de nombreux sites abandonnés dont on dit qu’ils ont été ceux d’un saint, d’un pir qui ne se manifeste plus. Ce qui veut dire que des villageois ont laissé tomber le culte, en prenant le risque que le saint les attaque de nouveau.

Le saint des frontières: Il existe d’autres catégories de saints qui se situent au niveau régional et qui ont une histoire, une hagiographie, des vastes mausolées et des fêtes annuelles. Celui dont je veux parler, c’est un dénommé Lal Das, dont on peut dire qu’il est un saint des frontières entre deux anciens royaumes hindous (ceux de Bharatpur et d’Alwar) et le territoire des Meo. Trois mausolées lui sont consacrés contenant chacun une tombe. Ce saint est considéré par les hindous comme un renonçant. Dans l’un des mausolées qui lui est consacré, il y avait deux types d’officiants, l’un musulman dit fakir, qui reçoit les offrandes des Meo et dirige les prières de dévotions offertes au saint, l’autre hindou dit purohit qui s’occupe des pèlerins hindous. Deux peintures dressant le portrait des parents du renonçant sont mis devant

(7)

la tombe lors des rituels faits par les hindous et enlevés lors des rituels faits par les musulmans. Dans un des couloirs, des peintures murales racontent l’histoire de la conquête du pouvoir par le premier souverain de royaume de Bharatpur, donc un royaume hindou, grâce à l’aide de ce saint musulman- renonçant hindou. Les Meo considèrent que ce saint est issu de leur communauté, donc un guerrier devenu un ami de Dieu. Ils ne trouvent pas anormal qu’il ait aidé un hindou à fonder son royaume et à devenir pour les descendants de ce souverain et des membres de leur caste, l’objet d’un culte de dévotion. Il existe dans la région d’autres exemples où un membre d’une caste guerrière est devenu une sorte de dieu auquel on voue un culte 6et il est courant que le culte de dévotion d’une saint ou d’une divinité soit adossé ou associé à une royaume qui alloue des domaines pour ériger des temples ou des mausolées à ces personnages. La situation change comme je le montrerais plus loin.

Mais pour le moment, je voudrais insister en conclusion à cette première partie sur le point suivant : l’islam « traditionnel » des Meo ne signifie pas qu’ils deviennent membre d’une communauté des croyants mais qu’ils intègrent leur identité musulmane dans le cadre local et régional des relations entre castes. On peut se demander si leur adhésion à l’islam ne leur a pas permis de se particulariser par rapports aux autres castes de guerriers Rajput, par leur refus de se soumettre à un roi issu de leur rang. Cette hypothèse est difficile à vérifier mais mérite d’être signalée.

L’Islam des Meo et celui des Moluques : comparaison. Il serait faux de penser que cette manière de vivre l’islam comme un fait local, est un fait marginal dans le monde musulman en Inde et plus largement en Asie. Il est au contraire très courant et je voudrais insister sur un exemple, que j’ai connu, tout à fait intéressant de l’Indonésie orientale, dans l’archipel des Moluques, plus particulièrement dans sa partie centrale. Dans une petite île, Haruku, quatre villages sont habités par des musulmans et quatre par des chrétiens. Lors d’une visite que j’ai effectué en 1980 dans un des villages musulmans, j’ai été accueilli par le chef du village et lors d’un déjeuner en présence d’un certain nombre de villageois, il me raconta que l’Islam était venu de l’extérieur, il y a longtemps, amené par des prédicateurs javanais qui convertirent les locaux et s’installèrent dans l’île. . A leur mort, ils furent enterrés dans la colline mais aujourd’hui il ne reste comme trace de leur passage que quelques pierres dressées. Chaque année, on rejoue dans le village l’arrivée dans l’île de ces musulmans et l’on

6 cf D. Sila Khan: Conversion and Shifiting Identities. Ramdev Pir and Ismailis in Rajsthan, Manohar 2003.

Ramdev , dont il est question dans cet ouvrage, est un guerrier Rajput qui est considéré comme un dieu par des dévots issus de différentes castes. .

(8)

demande à la montagne sacrée l’aide et la prospérité pour le village, ensuite on va repeindre et refaire le rituel d’installation des mosquées construites comme des pirogues. Les villageois considèrent que le Prophète vient rendre visite aux saints enterrés dans la montagne et que c’est là qu’ils doivent faire le pèlerinage. Le chef du village raconta qu’il y a quelques années, des religieux musulmans réformistes venus de Java, lui demandèrent de remplacer le pèlerinage à la montagne par le pèlerinage à la Mecque. Cela provoqua l’émoi des villageois qui dirent que la montagne sacrée serait furieuse et ne se priverait pas de les punir. Les religieux javanais insistèrent en offrant au chef du village, le billet de voyage, les frais de séjour et une somme d’argent. Finalement malgré les mises en garde des villageois, ce chef accepta de partir et fit le pèlerinage à la Mecque. A son retour, il ne put réintégrer le village, fut mis en quarantaine et dut subir pendant quarante jours des rituels de purification. A la fin de la narration, les villageois présents insistèrent que c’était ce qu’il fallait faire car leur chef avait mis en danger leur communauté.

Si à première vue, ce récit peut sembler étrange, en fait il peut être compris si l’on prend en compte des faits culturels et sociaux essentiels dans cette région des Moluques et plus largement de l’Indonésie orientale. Dans ces îles ouvertes vers le monde extérieur, les objets qui échouent sur les rivages, les techniques, les croyances importées d’ailleurs, doivent subir une transformation rituelle pour être intégrés dans la vie sociale et culturelle locale. Mais on garde le souvenir de leur extériorité et on renouvelle régulièrement cette arrivée, cette ouverture de l’île en même temps que l’on rejoue le processus de transformation de ce qui vient d’ailleurs et celui de fermeture de la société villageoise.

Nous sommes ici dans une situation similaire avec celle des Meo. Dans les deux cas, l’Islam ne peut être vécu, ne peut prendre sens que s’il est intégré aux structures sociales et culturelles locales. Il y a néanmoins une différence majeure entre l’exemple des Moluques et celui des Meo de l’Inde. Dans le village des Moluques, on garde le souvenir de ce qui vient de l’extérieur, des mythes le racontent, et les rituels viennent renouveler, l’arrivée, l’installation et la transformation de ce qui est étranger en fait local. Chez Meo, il n’existe pas de mythes de leur conversion à l’Islam, aucune trace, aucun souvenir, aucun rituel ne vient souligner qu’il y a eu un avant l’islam et qu’un évènement est venu transformer la situation. Certes il y a eu un processus de conversion durant l’histoire mais tout est effacé dans la mémoire des Meo.

L’islam fait partie de la vie locale et régionale des Meo sans qu’il y ait aucun discours sur l’origine, plus précisément sur l’origine de l’arrivée de cette religion. Tout cela pour dire qu’il n’y a pas conscience d’une altérité qui s’est ajouté aux idées aux valeurs locales. Aux Moluques, l’arrivée de l’Islam est l’objet d’un mythe historique alors que les chez les Meo, il

(9)

y a oubli et d’une certaine manière dénégation de toute altérité de cette religion, de toute historicité, du moins dans la forme qu’elle prend chez eux. Nous voyons ainsi que la proposition de W. Halbfass sur l’absence de référence à l’Autre-Etranger comme catégorie signifiante, s’applique au cas meo que nous étudions.

L’étranger ethnologue dans la parenté : un exemple permettra d’illustrer ce point. Au début de ma recherche, je pris contact avec un Meo qui après quelques réunions me demanda s’il pouvait m’appeler « frère » en utilisant le terme hindi de bhai qui désigne aussi bien les frères, classificatoires, c’est-à-dire tous les cousins. J’ai cru sur le moment qu’il s’agissait d’une marque d’amitié envers l’étranger. Très vite, je m’aperçus qu’il fallait prendre cela littéralement. Ses frères devenaient mes frères, ses sœurs étaient mes sœurs, ses oncles paternels, mes oncles paternels, ses oncles maternels aussi, ses neveux, les miens etc. De même, pour les affins, ses beaux frères, ses belles-sœurs, ses co-beaux parents devenaient aussi les miens etc. Il n’y avait que le père et la mère de cet ami que je ne partageais pas avec lui, que d’ailleurs personne d’autres ne partageait avec lui, sauf ses frères et sœurs réels. Cela voulait dire que je n’étais pas adopté dans une famille, mais intégré dans la parenté, ainsi que ma femme et mon fils. Cette parenté pouvait s’étendre très loin, potentiellement aux 300000 Meo vivants dans la région. Lors des déplacements dans la région, il m’arrivait souvent de rencontrer des Meo et très vite, on trouvait les cheminements par lequel il fallait passer pour savoir quelle relation de parenté nous liait. Cette intégration n’était pas seulement une manière de se reconnaître mais elle avait des implications au niveau des prestations et contre prestations cérémonielles et profanes qui ponctuent des nombreux faits et gestes de cette communauté : on donne à une sœur, à son époux et aux nombreux agnats ou consanguins de ce dernier mais l’inverse n’est pas vrai, on reçoit de celui qui a donné sa sœur ou sa fille à votre frère ou votre neveu du village. Sans vouloir trop m’appesantir sur cet aspect des choses que j’ai traité longuement dans mon ouvrage : La relation frère-sœur, je voudrais signaler que cette manière de procéder est très significative : Les Meo ne pouvaient établir des relations avec moi que sur la base de ce qu’ils connaissent, il n’y avait pas de place pour un le noble étranger, ou pour l’invité. Pour que je puisse résider parmi eux, vivre à leur côté, il fallait que je devienne l’un d’eux en quelque sorte. Cela voulait dire que je devais me relier aux membres des autres castes de la même manière qu’eux le faisait. Cette manière d’agir envers l’étranger est très différente du code de l’hospitalité tel qu’on le trouve dans le monde méditerranéen par exemple. Dans son article sur ce sujet, J Pitt Rivers souligne que l’étranger

(10)

arrivant dans une cité ou un village est traité comme un ennemi avant de devenir un invité un dont le statut est de n’être ni tout à fait extérieur ni totalement intégré. Cette situation de l’entre deux indique qu’il est dans une position intermédiaire qui n’existe pas chez les Meo. Il n’y a pas de reconnaissance de l’étranger avant la transformation de son statut. S’il vient habiter dans le village, il doit être intégré dans la parenté même si on sait pertinemment qu’il ne pourra jamais se marier avec une femme meo, une meoni. Mais cette caractéristique n’est jamais mise en avant, elle est même occultée et tout se passe comme si l’étranger est un membre de la parenté. Nous retrouvons ici la dénégation de l’Autre-Etranger dont il a été question plus haut

Pour terminer cette première partie, j’indiquerais que les Meo ne manifestaient pas d’intérêt particulier pour le monde occidental d’où j’arrivais et quand je leur en parlais, en montrant par exemple, des photos de l’immeuble et du quartier où j’habitais, c’était pour les entendre me demander où vivait telle ou telle caste. J’essayais vainement de leur expliquer qu’il n’y avait pas de caste. Jusqu’à mon départ, ils m’ont gentiment reproché de ne pas leur avoir dit comment les castes fonctionnaient en Europe. Autant pour nous, le système des castes nous paraît poser problèmes autant notre idée de l’égalité de principe est peu compréhensible par eux. Ce qu’ils vivent leur paraît définir le champ du possible, de l’imaginable. Pour eux, l’univers spécifique dans lequel ils vivent, est l’universel culturel et social. Et leur islam est inclus dans cet univers sans constituer une ouverture vers un monde autre.

De la dénégation à la confrontation.

Mais ce que je viens de décrire dans la première partie, s’il reste très prégnant dans la vie des Meo, est traversé de mouvements tout à fait différents, contraire à tout ce qu’ils connaissent et cela les oblige à modifier leur point de vue, leur attitude, leur comportement. Je voudrais maintenant dans la deuxième partie montrer comment les choses ont changé. Durant les premières décennies du 20° siècle, la lutte pour l’indépendance s’est développée contre l’occupant colonial britannique ; cela est très connu et je ne compte pas y revenir. Je rappellerais un point, c’est que ce mouvement a aussi abouti à la formation de deux Etats, le Pakistan musulman et l’Inde, ce qui a donné lieu à des violences, des massacres, des déplacements massifs de population. En même temps que le développement de l’idée nationale au cours du 20° siècle, à tendance « séculariste » (c’est-à-dire non religieuse pour ne

(11)

pas dire laïque)7, on assiste à une longue gestation, de montée de mouvements réformistes fondamentalistes religieux : mouvements hindous et mouvements musulmans. Par rapport à ce qui je viens de décrire, il s’agit d’un changement radical. Etre hindou devient une identité, une manière de se différencier d’autres communautés religieuses, comme les musulmans, les sikhs etc. en même temps qu’une réaction face à l’occupant britannique et tout ce qu’il représente. Etre musulman devient une forme de revendication politique. Dans ce contexte, l’autre a un visage, une présence menaçante, il est celui qui n’est pas soi et l’identité affirmée dans ces deux mouvements est à la fois religieuse et politique. Certes ces deux types de mouvements n’occupent pas tout le champ politique en Inde. On aura à y revenir plus loin.

Mais je voulais insister sur les conséquences de ces conflits hindous /musulmans dans la région du Mewat où habitent et vivent les Meo.

Deux mouvements parallèles et opposés de réformisme religieux ont concerné les Meo à partir des années 1940 : l’un a voulu les reconvertir à l’hindouisme, l’autre les amener vers un islam purifié de toute trace d’hindouisme. Le premier a essayé sans succès de forcer les Meo à redevenir des Hindous ou à s’exiler au Pakistan. Son action cessa vers 1950 mais on le verra revenir sous des formes plus violentes, plus hostiles aux Meo dans les années 1990. Le second a agi de manière plus durable depuis les années 1940. Il s’agit du mouvement musulman Tablighi Jama’at (d’inspiration wahabite)8 , né à Delhi, qui a cherché à modifier par des visites régulières, leur rapport à la société locale et cela :

- en les poussant à devenir de meilleurs pratiquants,

- en leur demandant d’arrêter de célébrer les fêtes hindoues, - d’abandonner le culte des saints,

- d’abandonner le système de clans qui structure le territoire meo, et dont les ancêtres sont dits être issus de dieux hindous,

- de pratiquer le mariage des cousins parallèles (alors que les Meo interdisent tout mariage entre cousins).

En bref, il leur était demandé de cesser toute référence à l’univers local et régional dans lequel ils étaient inscrits. Les réactions des Meo ont été contrastées. D’un côté, ils ont refusé de modifier leur système social et de l’autre ils ont accepté de devenir de meilleurs pratiquants.

7 Voir à sujet l’excellent ouvrage de Rajni Kothari : Politics in India, Orient Longmans,1970

8 Le mouvement Tablighi Jama’at, « mouvement pour la propagation de la foi » a été fondé dans les années vingt du 20° siècle, par Maulvi Mulana Ilyas, et continué par son fils Mulana Ilyas. La première communauté que ce mouvement voulut ramener dans la « voie » de l’Islam fut celle des Meo. Dans son ouvrage : Les banlieues de l’Islam, Naissance d’une religion en France, Le Seuil, 1987, Gilles Kepel analyse comment ce mouvement a étendu son influence en Europe et notamment en France

(12)

Ils ne participent plus aux fêtes religieuses hindoues et ont abandonné dans la plupart des cas, leur cultes des saints. J’analyserais successivement ces deux types de réactions et leurs conséquences.

Mariage, clans et territoire. Les Meo sont composés d’un certain nombre de clans patrilinéaires appelé got (entre 52 et 67 selon les chiffres). Treize d’entre eux sont associés aux principales divisions territoriales (auxquelles ils donnent le nom) du pays Mewat. Les lignages des autres clans sont répartis dans ces différents territoires et occupent soit des villages, soit des quartiers de villages à côté d’autres lignages issus d’autres clans9. Comme chez les Nuer, cette structure territoriale complexe n’existe pas par elle-même mais par rapport à la structure clanique et lignagère qui lui donne sens10. Cette articulation entre parenté et territoire ne définit pas seulement le cadre spatial mais aussi le cadre temporel. Les ancêtres fondateurs des lignages installés dans telle ou telle subdivision du territoire sont dit issus des ancêtres claniques eux mêmes issus d’une ou d’autre branche des vastes clans Rajput. Selon les légendes, ces ancêtres de l’origine ont été façonnés par les dieux hindous, Rama, Sita ou Shiva. Pour les Meo, il était impensable de remettre en question cette inscription dans l’espace et cette généalogie comme le demandait le mouvement tablighi. Les dieux hindous qui ont engendrés les ancêtres existent et ne sont pas l’objet d’une croyance.

Pour expliciter leur point de vue, mes interlocuteurs meos m’ont montré un arbre en disant : vous pouvez dire autant que vous voulez que cet arbre n’existe pas, il est pourtant là. Il en est de même pour les dieux, ils sont là et vous pouvez dire ce que vous voulez, ils ont façonnés nos ancêtres, c’est une réalité. Ces dieux ne sont donc pas l’objet d’une croyance comme l’est le dieu de l’Islam ou des autres religions monothéistes, ils sont comme sont les ancêtres. Les femmes Meo avaient l’habitude après une naissance, de faire un rituel à une divinité, nommée Bheru, associée au puits. Ce dieu, considéré comme l’enfant du dieu Shiva, était représenté par une pierre dressée. Les visiteurs du mouvement tablighi s’offusquèrent de l’existence de ce culte contraire à la foi musulmane. Ils constatèrent lors d’une visite ultérieure que la pierre représentant le dieu hindou avait disparu. En fait, cette pierre avait été enterrée pour ne pas heurter les gens du tabligh et les femmes continuaient de faire le rituel.

Dans les années 80 et 90 où j’ai séjourné dans la région, on continuait à pratiquer les formes traditionnelles de l’alliance de mariage. Les prohibitions matrimoniales étaient strictement observées : on ne se mariait pas dans son clan, dans son village, on n’épousait pas de cousins

9 Pour les détails , voir le chapitre 3 de mon ouvrage : La relation frère-sœur. Parenté et rites chez les Meo de l’Inde du Nord, Editions de l’EHESS, 1991

10 Cf. E.E. Evans Pritchard : Les Nuer, Gallimard 1994, et L.Dumont : Introduction à deux théories d’anthropologie sociale, Mouton 1991.

(13)

qu’il soit parallèle ou croisé, plus encore on distinguait très nettement entre preneur et donneur de femmes qui ne pouvaient pas être les mêmes. On avait donc des mariages orientés similaires à l’échange généralisé mais sous une forme particulière, reliant d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la population meo. Par ailleurs, aucun mariage hors de la communauté n’était accepté. J’ai rencontré un avocat meo qui s’était marié à Delhi avec une musulmane non meo, il se considérait comme exclu de la communauté et n’avait pu jamais présenter son épouse à sa famille. Ses enfants n’étaient pas des Meo. Le mouvement tabligui poussa certaines familles dans un village à pratiquer le mariage entre cousins parallèles qui furent dissous quelques jours après. Les autres villageois, s’étant violemment opposé à ce type d’union, refusaient tout contact avec les familles qui avaient commis à leurs yeux un acte contre nature. Ce refus violent du mariage au plus près, avec une cousine parallèle, était un rejet de la fermeture de lignées sur elle-même. Pour les Meo, le système clanique comme le système matrimonial structurent l’ensemble de leur communauté, de leur caste. Il était et il est donc difficile d’accepter les injonctions du mouvement tablighi car cela revenait à détruire ce qui constitue le tissu social de leur univers de relations

Fin du culte des saints ? Les hommes du tabligh ont découragé le culte des saints, et ont occupé différents dargah ou mausolées consacrés à des saints musulmans empêchant les Meo de faire leur culte de dévotion à ces personnages considérés comme amis de Dieu. Ils établirent dans ces mausolées des écoles coraniques pour donner une éducation religieuse aux Meo. A première vue, ceux-ci ont dans leur vaste majorité accepté de suivre les injonctions du tabligh. Mais les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. Il y a des mausolées qui continuent de fonctionner avec les cultes et les fêtes aux saints. Dans les mausolées occupés par les gens du tabligh, j’ai vu des Meo venir individuellement faire leur dévotion au saint, sans que personne ne leur interdise l’accès à la tombe du pir. Plus généralement, il faut savoir que les Meo ne rendent de culte au saint que dans la mesure où ils pensent que celui ci le demande et qu’ils ne subiront pas sa colère s’ils le négligent. Par ailleurs, pour la fécondité des femmes, la fertilité de la terre, pour la pluie, pour la guérison des maladies, il est toujours possible de se rendre auprès de la tombe de tell ou tel saint pour lui demander son aide. Mais ce sont les manifestations collectives, les grands pélerinages, qui se raréfient.

Lal Das est considéré par les Meo comme saint guerrier issu de leur rang, et par les hindous comme un renonçant, trois mausolées lui sont consacrés. J’ai signalé à propos du plus important d’entre eux qu’il y avait deux types d’officiant, un fakir musulman et un purohit

(14)

hindou. Or depuis l’action du tabligh, les Meo ne fréquentent plus ce lieu qui leur est désormais interdit car les hindous occupent en permanence le terrain. Dans le deuxième mausolée que j’ai visité, c’est un fakir musulman qui occupe les lieux. Mais une action en justice a été introduite par des hindous selon lesquels la terre autour du mausolée appartient à des villageois hindous et non au mausolée. Ceci constitue aux yeux de mes interlocuteurs le signe que l’on veut aussi les expulser de ce lieu. Alors que l’on avait une cohabitation et un partage des lieux de cultes entre hindous et musulmans, on assiste depuis quelques années à une confrontation qui s’amplifie entre les Meo perçus comme des musulmans et des Rajput hindous de l’ancien royaume d’Alwar. L’ancienne rivalité entre les deux hautes castes de guerriers prend la forme d’un conflit d’identité religieuse, où il s’agit de nier la place des Meo musulmans dans la région et plus largement en Inde.

Les tensions entre hindous et musulmans : le développement de la question identitaire.

Tout cela m’amène à un événement qui se déclencha en novembre 1992 un enchaînement de violence et de massacre entre hindous et musulmans à travers toute l’Inde. Des nationalistes hindous détruisirent sur le site d’Ayodha, dans l’Etat de l’Uttar Pradesh, une mosquée supposée avoir été construit sur l’emplacement d’un temple hindou consacré au dieu Shiva.

Les villes et le monde rural s’embrasèrent, des temples furent détruits par des musulmans et des mosquées par les hindous. Des massacres entre les deux communautés eurent lieu un peu partout. Dans le pays Mewat, les esprits s’échauffèrent, la violence contre les lieux de cultes et contre les personnes prit une telle ampleur que le gouvernement décida d’instaurer un couvre feu permanent. Le village du Mewat où je résidais dans un quartier meo ne fut pas épargné. Les nationalistes hindous étaient menés par des membres de la caste marchande des Bania, qui depuis des années voyaient d’un mauvais œil les Meo s’installer dans les petites villes de la région et se lancer dans le commerce. Ils distribuaient des tracts dénonçant les Meo en termes très violents et demandant leur expulsion de la région. Les menaces de morts étaient permanentes d’un côté comme de l’autre. Les jeunes Meo voulaient en découdre avec les gens d’en face. Le soir au village, on entendait les jeunes lancer des slogans pour se mobiliser. Les aînés essayaient de les calmer et de s’interposer. La situation devenait de plus en plus explosive. C’est alors qu’un événement inattendu se produisit. Une invitation à un mariage Jat (caste d’agriculteurs hindous possédant un statut équivalent à celui des Rajput meo) arriva chez les Meo. Le village où ce mariage allait se dérouler se situait à une vingtaine de kilomètres. Les Meo décidèrent d’y aller malgré le couvre feu. Je les accompagnais. Nous primes des petites routes pour éviter de tomber sur des policiers. Nous fûmes accueillis

(15)

chaleureusement par les Jat qui nous invitèrent au repas de mariage. Dans un salon de la maison, les hôtes jat et les meo s’entretinrent longuement. Au retour, on m’expliqua l’objet de la discussion. Une alliance politique ancienne entre les deux communautés voisines venait d’être réaffirmé : Qui attaquait l’un attaquait l’autre. Les Jat dont les représentants gouvernaient l’Etat régional, voyaient d’un très mauvais œil l’action des nationalistes hindous et surtout le désir des castes de marchands de prendre le pouvoir au niveau régional. Le lendemain, la nouvelle de l’alliance politique entre les Meo et les Jats, se répandit partout et comme ces derniers étaient puissants, leur intention fut prit au sérieux. Très vite la tension retomba, le calme revint malgré quelques incidents, le couvre feu fut levé et la vie quotidienne reprit son cours. Les traces des conflits, c’est-à-dire les mosquées ou les temples brûlées, soulignaient la violence de l’affrontement, et les tracts incendiaires contre les Meo continuaient de circuler. On sentait qu’il s’agissait plus d’une paix armée que d’une véritable solution permanente. Ce retour au calme dura jusqu’après mon départ de la région, deux mois après. Depuis la tension persiste même si aucune violence comparable à celle de novembre 1992 ne semble s’être produite.

On voit dans cet événement comment le conflit politico-religieux entre hindous et musulmans prend l’allure d’un conflit entre deux castes, les meo guerriers et les Bania commerçants où chacun affirme son identité contre l’autre. Face à cela se dresse l’alliance politique entre deux castes guerrières, les Meo et les Jat, laquelle prend appui sur l’ancien modèle du système de relations locales et régionales comme je l’ai décrit dans la première partie.

En conclusion, il faut souligner que les Meo se trouvent face à un dilemme. Il n’est plus possible de s’en tenir uniquement à la structure des relations différenciées, celle qui les inscrit dans le local et le régional. Dans le pays Mewat comme dans le reste de l’Inde, les castes s’affirment de plus en plus en fonction de leur intérêt propre. Des identités se créent, se développent, s’opposent. L’autre, celui contre qui on s’affirme, devient une réalité politique et idéologique.

Mais il n’est pas non plus possible de s’en remettre à l’affirmation identitaire totale et exclusive. Le rapport au territoire, la parenté, les rituels imposent la complémentarité entre les groupes et entre les castes. Cette réalité sociale est encore présente chez les Meo et la nier comme les invite à le faire le mouvement tablighi pour ne retenir que la revendication d’une identité musulmane, n’est pas acceptée et pas acceptable car cela reviendrait à détruire le tissu des relations sociales, le socle sur lequel la structure de cette communauté repose. La tension entre les ces orientations contradictoires : la dénégation de l’altérité et la confrontation des

(16)

identités, continue et continuera à se manifester. Et il est difficile dans le contexte actuel de prévoir l’avenir et de savoir si l’une ou l’autre alternative prévaudra ou si une troisième solution sera inventée.

Bibliographie

DUMONT, Louis

1991 Introduction à deux théories d’anthropologie sociale, Paris, Mouton.

1996 Homo hierarchicus, Paris, Gallimard.

HALBFASS, Wilhelm

1988 India and Europe. An Essay in Philosophical Understanding, Motilal Banarsidass.

HARTOG, Fran.ois

1993 Le miroir d’Hérodote, essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard.

JAMOUS, Raymond

1991 La relation frère-soeur. Parentés et rites chez les Meo de l’Inde du Nord, Paris, Editions de l’EHESS.

KEPEL, Gilles

1987 Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris, le Seuil.

KOTHARI, Rajni

1970 Politics in India, Orient Longmans.

PRITCHARD, Evans E.E.

1994 Les Nuer, Paris, Gallimard SAHLINS, Marshall 2002 .Les cosmologies du

Références

Documents relatifs

N’oublions pas les philosophes de la trempe d’Ibn Rushd, plus récemment des mouvements de réforme (al- Nahda, les printemps arabes), ou encore des penseurs appelant à un renouveau

Détail d’une peinture irakienne de 1287, Bibliothek der Süleymaniye-Moschee

Aujourd’hui plus que jamais, dans un contexte de malaise généralisé fait de coups et contrecoups émotionnels, de choc des valeurs, de prises de partie intellectuelles et de sursauts

La voix et les écrits d’Éric Zémmour contribuent à faire triompher la vérité sur l’islam et à défendre les valeurs qui ont trouvé un terreau fertile ici-même, en France et

5 Les contributions réunies ici nous éclairent sur les profils de l’islam dans la région, ses tendances, les rapports complexes et mouvants entre l’islam

Qatâda b. 117/735), comporte des matériaux issus de traditions dogmatiques croisées, qui ne portent ni le sceau exclusif de l’ibâḍisme ni celui d’une orthodoxie identifiable

Cette coupure entre le discours des sciences sociales et celui des religions en général porte préjudice à tout ce qui touche à la construction d’un espace citoyen pacifique dans

Elle était connue pour sa piété et sa chasteté; si ce n’ avait pas été le cas, alors personne ne l’aurait crue lorsque vint le moment, pour elle, d’expliquer aux gens