• Aucun résultat trouvé

S. I. WITKIEWICZ ET E. ZAMIATINE : REPRÉSENTATIONS ROMANESQUES DU CATASTROPHISME EUROPÉEN

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "S. I. WITKIEWICZ ET E. ZAMIATINE : REPRÉSENTATIONS ROMANESQUES DU CATASTROPHISME EUROPÉEN"

Copied!
8
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-02510521

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02510521

Submitted on 17 Mar 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

S. I. WITKIEWICZ ET E. ZAMIATINE : REPRÉSENTATIONS ROMANESQUES DU

CATASTROPHISME EUROPÉEN

Stanislaw Fiszer

To cite this version:

Stanislaw Fiszer. S. I. WITKIEWICZ ET E. ZAMIATINE : REPRÉSENTATIONS ROMANESQUES

DU CATASTROPHISME EUROPÉEN. La Philosophie de l’histoire des XIXe et XXe siècles. Pologne-

Russie-Europe., Editions Le Manuscrit, 2011. �hal-02510521�

(2)

S. I. WITKIEWICZ ET E. ZAMIATINE : REPRÉSENTATIONS ROMANESQUES DU CATASTROPHISME EUROPÉEN

Stanislaw FISZER Université de Lorraine

Quelques différents qu’ils soient par leur forme artistique, Nous autres (My, 1920) d’Ievgueni Zamiatine (1884-1937), L’Adieu à l’automne (Pożegnanie jesieni,1927) et

L’Inassouvissement (Nienasycenie, 1930) de Stanisław Ignacy Witkiewicz (1885-1939) sont des récits d’anticipation, même si le premier de ses auteurs représente le futur lointain, le second relativement proche. Dès la première page, Zamiatine situe l’action de son roman mille ans après la soumission de

« toute la sphère terrestre au pouvoir de l’État unique »

1

. Le futur est séparé du passé par une césure radicale : « la grande Guerre de Deux Cents ans […] la guerre entre la ville et la campagne », qui avait

« réduit la population du globe aux deux dixièmes de ce qu’elle était »

2

. L’’action des deux romans de S. I. Witkiewicz se déroule respectivement dans la seconde moitié du XX

e

siècle et à la charnière du XX

e

et XXI

e

siècle, période marquée par l’expansion chinoise. On peut dire que les romans de Witkiewicz préfigurent en quelque sorte un long processus historique dont le roman de Zamiatine constitue l’aboutissement. Malgré cette différence sur le plan temporel, tous les ouvrages en question expriment l’anxiété devant l’avenir de notre civilisation et s’inscrivent dans le courant philosophique de la première moitié du XX

e

siècle, qu’on peut qualifier de catastrophiste. Nous chercherons donc, tout en comparant la vision romanesque de Witkiewicz et de Zamiatine, à rapprocher leur philosophie de l’histoire du catastrophisme européen, en particulier polonais et russe.

Les biographes de Witkiewicz et de Zamiatine soulignent habituellement un rôle primordial qu’ont joué les révolutions russes

3

dans la formation de leur conception catastrophiste de l’histoire.

Cependant d’autres événements non moins importants et antérieurs à la révolution d’Octobre, ont contribué à la maturation de leurs idées. Rappelons qu’en 1915 Witkiewicz, en tant que sujet du tsar,

« a été reçu à l’école militaire des officiers »

4

à Saint-Pétersbourg pour servir après comme officier d’infanterie dans le régiment d’élite, dit Pavlov, et être décoré pour sa bravoure de l’ordre de Sainte- Anne. Lors de son séjour à Saint-Pétersbourg, qui marque un tournant dans la vie intellectuelle du futur écrivain, Witkiewicz lit des philosophes et des poètes russes. Jarosław Iwaszkiewicz formule l’hypothèse selon laquelle Witkiewicz puise l’idée de l’invasion chinoise, qui est au cœur même de l’Inassouvissement, dans La Légende de l’Antéchrist, écrite en 1900

5

. Son auteur, Vladimir Soloviev (1853-1900), pense que les hommes désirent tous la royauté universelle de l’ennemi du Christ, et que

1

E. Zamiatine, Nous autres, trad. franc. B. Cauvet-Duhamel, Gallimard, 1971, p. 15.

2

Ibidem., p. 32.

3

Zamiatine, avant de participer à la révolution d’Octobre, a pris par à la tentative de révolution de 1905.

4

Aniela Jałowiecka à Maria Pietrzkiewicz, mère de S. I. Witkiewicz, janvier 1915, in Jarosław Iwaszkiewicz, Petersburg, Warszawa, PIW, 1977.

5

Jarosław Iwaszkiewicz, Petersburg, op.cit., pp. 60-61.

(3)

cette royauté sera introduite à la faveur d’un second joug « mongol ». Libérés de celui-ci au bout d’un demi-siècle, les Européens amèneront au pouvoir un suprême imposteur annoncé par l’Apocalypse de saint Jean : l’apogée de l’État et l’avènement du totalitarisme seraient ainsi l’apogée de l’Antéchrist, vaincu finalement par le Messie qui instaurerait son règne millénaire sur la Terre avant le Jugement dernier.

Selon Iwaszkiewicz il est aussi fort probable que Witkiewicz a lu des symbolistes russes, en particulier Dimitri Merejkovski (1865-1941), Andreï Biély (1880-1934) et Alexandre Blok (1880- 1921)

6

, chez qui le thème obsessionnel du « péril jaune » ou, selon le terme de Soloviev, du

« panmongolisme » s’intériorise et devient l’une des tentations de l’âme russe et en général européenne. Car dans cette version du mythe, les Chinois n’ont même pas besoin d’envahir l’Europe : l’’Europe elle-même, entièrement nivelée, entièrement matérialiste et pragmatiste, allait rejoindre les pays fourmilières d’Asie. Georges Nivat fait remarquer que déjà pour Alexandre Herzen (1812-1880), désenchanté de l’Occident, l’Angleterre bourgeoise et hypocrite était en train de devenir une sorte de Chine engourdie et incapable des réactions humaines

7

.

Fédor Dostoïevski (1821-1881), l’auteur des Notes d’hiver sur impressions d’été (Zimnie Zametki o Letnikh Vpetchatleniach, 1863) et l’inspirateur de Zamiatine, partage l’opinion de Herzen sur la société anglaise où règne « l’ordre bourgeois porté à son degré suprême ». Le palais de Cristal qu’il visite lors de l’exposition universelle à Londres, en 1862, lui fait penser à « une sorte de tableau biblique, quelque chose sur Babylone, comme une prophétie de l’Apocalypse qui s’accomplit sous vos yeux »

8

. Il ressent « cette force terrifiante qui a réuni […] en un troupeau unique toute cette infinité de gens venus du monde entier »

9

et il compare celle-ci à « la masse qui « se pétrifie » et « se fond à la chinoise »

10

.

En supervisant en sa qualité d’ingénieur naval la construction de navires brise-glace en Angleterre, en 1916, Zamiatine découvre un nouvel aspect apocalyptique de la société occidentale : le taylorisme ou le travail à la chaîne. Dans le récit satirique Les Insulaires, écrit juste avant son retour en Russie révolutionnaire, Zamiatine s’en prend à un autre versant d’une même société capitaliste : le philistinisme. Son incarnation, le Révérend Dewley, l’un des protagonistes du roman, cherche à rationaliser et à mécaniser la vie de ses ouailles en leur prescrivant un temps précis pour la moindre occupation quotidienne selon les Préceptes du salut obligé, dont il est l’auteur. Le monde uniformisé des bourgeois anglais, une morale rigide, le rejet de toute idée de liberté, l’hypocrisie ambiante qui se traduit par un langage double annoncent déjà le sujet de Nous autres. Chez les insulaires séparés du reste du monde par une Grande Muraille de règlements, de lois et de conventions on trouve même l’Union du Saint Coercitif.

Le sentiment d’aversion qu’inspirait le bourgeois, son existence banale et dénuée de sens, ainsi que son produit : le monde sans âme d’une masse organisée, traverse toute la pensée russe et polonaise du XIX

e

siècle. Ce sentiment se manifeste aussi bien dans la pensée conservatrice, comme chez Constantin Leontiev (1831-1891), que dans la pensée progressiste, comme chez Herzen, elle est bien présente chez les slavophiles et s’exacerbe à l’époque romantique et néoromantique. Zamiatine et Witkiewicz se forment sous l’influence des symbolistes qui qualifient le bourgeois d’ « homme d’organisation » ou de « bureaucrate » et manifestent une méfiance sinon une hostilité à l’égard de la ville représentée fréquemment, comme dans Petrograd de Biély, comme une concentration des forces sataniques. « Il ne supporte pas la ville et se réjouit de chaque nuage, de chaque pli de terrain »

11

dit Stanisław Witkiewicz à propos de son fils Stanisław Ignacy. Quelque paradoxal que cela puisse

6

D. Merejkovski exprime l’idée du « panmongolisme » dans L’Avénement du Roi Mufle et Positivistes aux faces jaunes, deux opuscules écrits en 1905 et publiés en 1906, A. Biély la reprend, en particulier, dans son roman Pétersbourg (1912), alors que A. Blok représente une vision d’une seconde invasion tartare dans son célèbre poème Sur le champ de Kulikov, écrit à la fin de 1908.

7

G. Nivat, « Du "panmongolisme" au "mouvement eurasien" », in Cahiers du monde russe et soviétique, volume 7, n° 7-3, 1966, p. 463. Herzen exprime cette opinion sur la société anglaise dans la cinquième lettre des Fins et commencements.

8

Fédor. Dostoïevski, Notes d’hiver sur impressions d’été, Actes Sud, 1995, p. 67.

9

Ibid., p. 66.

10

Ibid., p. 68.

11

Stanisław Witkiewicz à sa sœur, 1900, cité d’après Alain van Crugten, S. I. Witkiewicz aux sources d’un

théâtre nouveau, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971, p. 18.

(4)

paraître, l’aversion pour le monde décadent de la bourgeoisie européenne peut être provoquée d’un côté par la compassion pour ses parias : les prolétaires, de l’autre par l’imprégnation d’idées

« aristocratiques » de Friedrich Nietzsche (1844-1900), comme ça se fait chez Witkiewicz et Zamiatine. L’un et l’autre souscriraient sans doute, à la veille de la révolution d’Octobre, à ces paroles de leur contemporain, Nicolas Berdiaev (1874-1948) : « L’époque capitaliste industrielle s’est avérée fragile, elle se nie elle-même, elle engendre des catastrophes »

12

.

Membre du parti bolchevique, Zamiatine rentre d’Angleterre en Russie révolutionnaire en septembre 1917. Witkiewicz, quant à lui, est élu commissaire de l’Armée rouge dans les circonstances qui restent obscures. Alors que celui-ci, traumatisé par les événements révolutionnaires, retourne dans la Pologne ressuscitée à la fin de 1918, celui-là participe avec enthousiasme au foisonnement littéraire, se réclamant du néo-réalisme

13

. Il travaille dans la plupart des organismes et organisations littéraires de l’époque : l’Union panrusse des écrivains, l’Union des gens de lettres, la Maison des Arts, la Maison des littératures, les éditions Wsemirnaja litteratura. C’est ici qu’il traduit et publie plusieurs romans de Herbert George Wells (1866-1946) dont il continue dans Nous autres la tradition littéraire de la science-fiction et de l’utopie, en lui faisant toutefois subir une volte-face idéologique

14

. En même temps, Zamiatine écrit une série d’articles, dont le célèbre « Les Scythes, vraiment ? » (« Skify, li ?3), dans lesquels cet hétérodoxe révolutionnaire qui se qualifie lui-même d’ « hérétique », se montre de plus en plus critique à l’égard de la révolution. Celle-ci, à ses yeux, risque d’entrer dans sa phase

« ecclésiastique », c’est-à-dire se figer dans une attitude dogmatique. Car la réglementation de la réalité tout entière par l’appareil d’État bureaucratique allait de pair avec le projet de taylorisation de la production, lancé par Lénine dès 1918. Ainsi, pour Zamiatine, le communisme naissant russe rejoint le fordisme et le capitalisme américain.

Ce point de vue est partagé non seulement par Witkiewicz qui dans ses Formes nouvelles en peintures, publiées en 1919, parle de la « subordination des intérêts de l’individu à ceux de l’ensemble » dans le monde moderne, mais encore par de nombreux catastrophistes dont Florian Znaniecki, (1882-1958) l’auteur du Déclin de la civilisation occidentale (Upadek cywilizacji zachodniej, 1921), et Marian Zdziechowski (1861-1938), l’auteur de Devant la fin (W obliczu końca, 1937). Tous les deux rapprochent la Russie bolchevique de l’Amérique. Pour eux, cette dernière est synonyme de civilisation matérialiste et de société de consommation où les valeurs spirituelles sont remplacées par les valeurs utilitaires et hédonistes. Dans le système de travail en série et à la chaîne, l’homme est transformé en machine et le mode de fonctionnement de la machine se communique à la société tout entière : « dans cette parfaite organisation – affirme Zdziechowski – dont toutes les forces se concentrent sur le même but [gagner de l’argent], l’être humain devient un moyen, un instrument de travail, et rien de plus »

15

. Cette conjecture du taylorisme et du philistinisme petit-bourgeois qui guette les masses et dont parlent les philosophes polonais, est au cœur même des romans de Witkiewicz et de Zamiatine.

L’organisation rationnelle du travail et l’innovation technique, deux aspects de la rationalisation de la vie économique, le premier dans la sphère de l’organisation, le second dans la sphère de la production mécanisée, entraîne l’homogénéisation de la société. Rappelons que dans Nous autres les hommes qui vivent dans un univers mathématiquement organisé où tout, jusqu’à la vie sexuelle, est réglé par les « Tables des heures », sont réduits à de simples « numéros ».

L’uniformisation de la société implique la dépersonnalisation de l’individu qui, au nom du confort matériel, appelé par Witkiewicz le « bien-être fordien » ou le « bonheur pour tous », renonce à sa liberté. Zamiatine parle explicitement de cette incompatibilité fondamentale de la liberté et du bonheur

12

Nicolas Berdiaev, Le Nouveau Moyen Âge, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985, p. 66.

13

Zamiatine définit le néo-réalisme comme une synthèse de la prose réaliste du XIX

e

siècle et du symbolisme du XX

e

siècle.

14

Zamiatine, en connaisseur de la littérature fantastique et utopique, indique lui-même la place de Nous autres dans l’évolution littéraire de l’époque dans son article « L’arbre généalogique de Wells » (1921-1922).

15

Nous citons d’après Leszek Gawor, Katastrofizm w polskiej myśli społecznej i filozofii, 1918-1939 (Le

catastrophisme dans la pensée sociale et la philosophie polonaise, 1918-1939), Lublin, Wydawnictwo

Uniwersytetu Martii Curie-Skłodowskiej, 1999, pp. 54-55.

(5)

matériel dans « la vieille légende du paradis », racontée par le poète R-13, tout en faisant une allusion transparente à la « Légende du Grand Inquisiteur » des Frères Karamazov de Dostoïevski

16

.

Dans les romans de Witkiewicz, où nous sommes au début d’un long processus de la transformation de la société en « ruche ou en fourmilière », les hommes commencent à se débarrasser de leur responsabilité envers l’histoire en se laissant enchaîner par des dictateurs : Stupitz dans L’Adieu à l’automne, Kocmoluchowicz dans L’Inassouvissement. Au bout de l’évolution historique, jalonnée de guerres, de révolutions et de catastrophes, il n’y aurait qu’un État mondial. Witkiewicz explique cela par « l’hypercomplication » du monde, tributaire du progrès, que seul un totalitarisme supranational, contrôlant tous les domaines de la vie publique et privée serait à même de contenir.

Dans Nous autres ce sont les technologies avancées qui permettent de surveiller et, au besoin, de punir les membres récalcitrants de la société du futur.

Il est à observer que la pensée de Witkiewicz et Zamiatine relative à la dialectique du bonheur et de la liberté a été reprise au début des années trente par José Ortega y Gasset (1883-1955). Dans La révolte des masses (1930), il dénonce le nivellement par le bas qui s’opère sous la pression de celles- ci. Le philosophe analyse, en particulier, la manière dont les individus se sentent gratifiés dans la masse pour autant qu’elle semble permettre une satisfaction importante des besoins culturels et sociaux. Dès lors, les individus n’aspirent plus à une réalisation qui dépasse les standards dominants et ont un comportement social entièrement passif. L’homme-masse est en réalité un primitif, « un type d’homme que les principes de civilisation n’intéressent pas » et qui, de ce fait, peut être facilement manipulé par toutes sortes de totalitarismes.

Aussi bien Zamiatine que Witkiewicz pose la question de la réversibilité de la socialisation de l’ « humanité dans l’ensemble plus heureuse – d’après ce dernier – mais mécanisée, dépourvue de créativité et mortellement ennuyeuse »

17

. Les deux écrivains semblent affirmer que la subordination des intérêts de l’individu à ceux de l’ensemble est irréversible, voire du point de vue de la justice sociale et du bien général souhaitable. « L’humanité ne peut reculer en toute conscience – dit Witkiewicz, une fois atteint un certain degré de civilisation, elle ne peut même pas s’arrêter, car s’arrêter équivaut ici à reculer »

18

. Il récuse toutes les utopies envisageant le retour de l’homme soit à la nature soit à certaines formes d’organisation sociale primitive tout en préservant les acquis de la civilisation moderne. Il conteste les théories cycliques, en particulier celle d’Oswald Spengler (1880- 1936) substituant à un schéma rassurant d’un progrès qui va de l’Antiquité à notre époque, une forme de l’histoire qui reproduit la cyclicité d’un organisme biologique. « Pourquoi ne voit-il pas – demande l’auteur de L’Adieu à l’automne – que malgré les cycles tout avance continuellement dans une seule direction et que le processus de socialisation est irréversible ? »

19

Dans Nous autres on retrouve la même critique, à peine voilée, de la cyclicité définie comme le retour à un même point de départ :

L’histoire de l’humanité – dit le narrateur - monte suivant une spirale, comme un avion […]. À partir du zéro on compte 10°, 20°, 200°, 360°, puis de nouveau zéro. Certes, nous sommes revenus au zéro, mais pour un esprit raisonnant mathématiquement, ce zéro est tout différent du précédent.

20

L’irréversibilité de l’histoire semble confirmée par l’échec apparent de toute tentative de changement de son cours : Athanase, le héros de L’Adieu à l’automne qui voulait renverser le processus de dépersonnalisation en humanisant la révolution est arrêté et exécuté. Dans L’Inassouvissement la Pologne est envahie par les Chinois qui décapitent le « dernier individualiste », le Général-Quartier- Maître, Kocmoluchowicz. Tout porte à croire que la révolte des habitants de l’espace libre, qui s’étend

16

Voici les propos qu’Ivan Karamazov met dans la bouche du Grand Inquisiteur : « Nulle science ne leur donnera du pain tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par déposer leur liberté à nos pieds et ils nous diront : “Asservissez-nous plutôt, mais donnez-nous à manger !” Ils comprendront que la liberté et le pain de la terre à volonté pour chacun sont incompatibles, car jamais ils ne sauront partager entre eux ! Ils se convaincront aussi que jamais ils ne pourront être libres, car ils sont chétifs, dépravés, médiocres et rebelles », Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Le livre de poche, 2010, p. 290.

17

S. I. Witkiewicz, Les Formes nouvelles en peinture, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979, p. 143.

18

Ibid., p. 130.

19

S. I. Witkiewicz, L’Adieu à l’automne, trad. franc. Alain van Crugten, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972, p. 104.

20

Nous autres, p. 116.

(6)

de l’autre côté du Mur Vert séparant l’État Unique de la nature, est écrasée par les éléments fidèles au Bienfaiteur. Quant au narrateur de Nous autres, D 503, ayant subi la « Grande Opération », c’est-à- dire l’ablation du siège de l’imagination, il assiste, impassible, à la torture et à la mort de son amante, l’insurgée I-330.

Comme aucune restauration des anciennes époques n’est envisageable, le retour aux valeurs d’antan semble également exclu. Le refus plus au moins explicite de les ressusciter distingue Witkiewicz et Zamiatine d’autres catastrophistes, leurs contemporains. Alors que dans La Fin de la Renaissance Berdiaev constate la décadence du monde européen qui, d’après lui, « passe à l’état de liquéfaction », dans Le Nouveau Moyen Âge il prêche le renouveau de l’humanité qui devrait renouer avec les valeurs spirituelles de l’ancien Moyen Âge : « …cette transition – affirme-t-il doit être reconnue comme une révolution de l’esprit et un mouvement créateur en avant, et non pas comme une

“réaction” »

21

. Toujours–est-il que la vision d’un monde futur, fort hiérarchisé et fondé sur des bases religieuses rappelle la conception théocratique, remise en cause aussi bien par Witkiewicz que par Zamiatine

22

. Ce dernier serait à la rigueur plus proche du catastrophisme de Vasili Rozanov (1856- 1919) qui dans L’Apocalypse de notre temps s’attaque violemment au christianisme et le Christ lui- même, qualifié d’ « impuissant », pour proposer une relecture de l’Ancien Testament dans lequel on trouverait une vision positive du sexe, de la procréation et des religions païennes

23

. Néanmoins, comme nous allons voir, le « vitalisme » de Zamiatine, s’il y en un, est d’autre nature que celui de Rozanov. Ni Witkiewicz, ni Zamiatine ne pourraient pas non plus accepter les tentatives de renaissance de l’humanité par une réappropriation de l’esprit de la philosophie grecque antique, comme chez Edmund Husserl (1859-1938)

24

, ou par la conciliation de la sagesse d’Orient et de la civilisation occidentale, comme chez Hermann von Keyserling (1880-1946)

25

.

Pourtant le déterminisme catastrophiste, qui implique la soumission progressive et irréversible de l’individu à la masse-société, n’est pas absolu dans les romans en question. S’inspirant à la fois des Carnets du sous-sol de Dostoïevski

26

et des travaux scientifiques du pionnier de la thermodynamique, Julius Robert von Mayer (1814-1878)

27

, Zamiatine avance dans Nous autres l’idée faustienne d’une transformation perpétuelle de l’humanité, qui devrait se réaliser par une suite infinie de révolutions.

Celles-ci constituent l’expression de l’énergie. Incarnée dans les Méphis habitant de l’autre côté du Mur Vert, ainsi que dans tous les hérétiques, elle est opposée au principe de l’entropie symbolisée par l’État Unique et ses dogmes. Il est à observer que les Méphis représentent l’élément méphistophélique

21

Le Nouveau Moyen Âge, op. cit., p. 71.

22

Dans Les Formes nouvelles en peinture, Witkiewicz constate qu’ « aujourd’hui la mission éducative de la religion [qu’il qualifie de “sclérosée”] est définitivement terminée et se voit peu à peu reléguée au second plan », op. cit., p. 149. Dans ses romans la mort de Dieu se traduit par des images grotesques qui réduisent le tout- puissant à quelqu’un d’impuissant et de ridicule. L’œuvre tout entière de Zamiatine est un plaidoyer en faveur de la libération de tout dogmatisme, y compris le dogmatisme religieux, alors que l’antichristianisme, dont parle Gleb Struve dans (1898-1985) « Novyïe varianty chigalevchtchiny » (Les nouvelles variantes de chigalevchtchina), in Novy journal, n° 30 (1952), est bien présent dans Nous autres.

23

« Qui ne voit – dit à ce propos Rozanov – à travers mes paroles ternes, que l’œuvre de “l’incarnation du Christ” s’écroule. Elle s’écroule dans les tempêtes et dans les éclairs… Elle s’écroule dans les “famines de l’humanité”, qui se préparent, qui fondent déjà sur nous. Dans les lamentations des peuples “Nous avons crié vers le Christ, et il ne nous a pas aidés”, “Il est impuissant”, “Prions le soleil, il peut davantage”, V. Rozanov, L’Apocalypse de notre temps, Paris, Librairie Plon, 1930, pp. 199-200.

24

Edmund Husserl prône cette réappropriation dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, (1930).

25

Hermann von Keyserling prêche cette conciliation dans l’Analyse spectrale de l’Europe, (1928).

26

Dostoïevski exprime ainsi l’idée d’une transformation perpétuelle de l’humanité : « … l’homme est un être versatile, et il se peut que, semblable au joueur d’échecs, il n’aime que l’action même et non le but à atteindre […] car il se rend compte que dès qu’il aura trouvé, il n’aura plus rien à faire. […] Il tient à se rapprocher du but, mais lorsqu’il l’atteint, il n’est plus satisfait, et ceci est vraiment bien comique », Fiodor Dostoïevski, Carnets du sous-sol, trad. franc. Boris de Schloezer, Gallimard, 1995, p. 99. L’influence de Dostoïevski sur Zamiatine a été étudiée par Ja Braun, « Vzyskouiuchtchi tcheloveka ; tvorchestvo Evgenia Zamiatina » (Punissant l’homme, l’œuvre d’Ievgueni Zamiatine), Sibirskie Ogni, n° 5/6, 1923, pp. 225-240, et par R. Jackson, « Zamiatin’s We », in Robert I. Jackson, Dostoevskij’s Underground Man in Russian Literature, ‘S-Gravenhage, 1958, pp. 150-157.

27

Zamiatine lui-même a écrit une biographie de von Mayer dans laquelle il considère celui-ci comme un

scientifique prophétique et hérétique, dont l’hérésie avait fait ébranler les dogmes de la science du XIX

e

siècle.

(7)

qu’on peut également identifier avec l’irrationalité de l’homme, ses instincts et pulsions, alors que les sujets de l’État unique se trouvent assimilés aux descendants des Chrétiens et leur esprit dogmatique.

D’après Zamiatine, ceux-ci se prononcent « pour l’heureuse tranquillité, pour l’équilibre », ceux-là tendent au « douloureux mouvement perpétuel »

28

. Ainsi l’histoire de l’humanité serait celle d’une lutte interminable entre deux forces contradictoires et complémentaires : l’entropie et l’énergie, et même si la révolution provoquée par les habitants de l’espace libre échoue, elle n’est pas, au dire d’I-330, la dernière

29

.

La mise en question d’un déterminisme pur, représenté par l’organisation rigide de l’État Unique, correspond à l’idée de l’imprévisibilité de l’histoire chez Witkiewicz. L’Adieu à l’automne, tout comme L’Inassouvissement, se termine par un point d’interrogation quant à l’avenir de l’humanité. Dans le dernier roman, même les Chinois victorieux ne peuvent pas prédire les conséquences de l’organisation scientifique de la société. À la question : « Quelles seront les possibilités d’une humanité économiquement bien organisée ? – le « mandarin de la première classe » Wang Tang-Tsang répond, désabusé – « Même nous, nous ne sommes pas en mesure de le prévoir »

30

. D’autre part, les prémices catastrophistes des romans de Witkiewicz sont constamment mises en doute par leur esthétique grotesque. Celle-ci, par sa nature contradictoire, qui amalgame le tragique et le comique, tout en évoquant la deshumanisation irréversible de l’homme, neutralise son caractère menaçant jusqu’à la faire révoquer. Elle traduit ainsi la dynamique de l’histoire dont le propre serait un antagonisme universel entre la négation et l’affirmation, la destruction et la création de la vie. Et cette vision de l’univers en perpétuel devenir, terrifiante et jubilatoire à la fois, semble commune à deux écrivains en question malgré les différences qui les séparent sur le plan esthétique.

Pour conclure, à l’encontre des tendances apocalyptiques et millénaristes de la pensée polonaise et russe à la charnière du XIX

e

et XX

e

siècle, en commençant par Soloviev, en terminant par Zdziechowski, le catastrophisme de Witkiewicz et de Zamiatine n’a pas de caractère eschatologique.

Comme « le nombre des révolutions est infini »

31

, l’histoire n’a pas de fin et la parousie ou le règne millénaire du Messie sur la Terre avant le jour du Jugement dernier n’aura pas lieu. Quant à l’homme, il a beau faire, il ne peut embrigader et immobiliser à tout jamais le monde où couve toujours un événement imprévisible et incalculable qui risque de troubler l’ordre établi. La métamorphose continuelle, soumise à la contingence, serait donc la loi suprême de l’univers. Et cet état de changement et d’indétermination, qui a l’apparence d’un jeu des possibles et qui est en fait un mode exceptionnel de décomposition et de recomposition de l’univers, traduit l’ambivalence du catastrophisme de Witkiewicz et de Zamiatine dont les romans nous avons passé en revue.

28

Nous autres, op. cit., p.158.

29

« Il n’y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière, c’est pour les enfants : l’infini les effraie et il faut qu’ils dorment tranquillement la nuit… », ibid., p. 166.

30

L’Inassouvissement, op. cit., p. 516.

31

Nous autres, op. cit., p. 166.

(8)

Références

Documents relatifs

Nous remboursons vos paiements non remboursables et inutilisés du coût du voyage, et le retour à votre domicile si vous n’êtes pas capable de continuer votre voyage pour l’une

Si dans les conditions de lecture qui lui sont habituelles, le lecteur accompli n'a presque jamais recours aux indices graphe -phonétiques, on peut penser qu'il

SEM2021, Médecine expérimentale, Médecine basée sur les preuves, Recommandations, Haute Autorité de Santé, Claude Bernard, Sirendipité, Maladie de Creutzfeldt-Jacob,

En 2011, Casali reprend son combat et publie un « Alter manuel d’histoire de France » sous-titré « Ce que nos enfants n’apprennent plus » : il dénonce la disparition dans

Pour entrer dans la compréhension de ce débat et de ses enjeux, il faut d’abord retrouver le sens originel du mot « dogmatisme » ; avant qu’il ne soit chargé d’un sens

On peut utiliser sans justification les faits que le groupe S n est engendré par les transpositions et que les transpositions sont toutes conjuguées (en d’autres termes, pour

En outre, comme les points d’interpolation sont symétriquement distribués par rapport à 0, on obtient que P n est un polynôme pair tandis que w est un polynôme impair... Comparer

Qu'on pense seulement à tout ce que la psycha- nalyse a mis en évidence sur les crises «normales» de séparation de l'enfant et de l'adolescent pour se rendre compte que dans