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Incarnation, motricité et rapport au possible

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Academic year: 2021

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HAL Id: inserm-00916605

https://www.hal.inserm.fr/inserm-00916605

Submitted on 10 Dec 2013

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Incarnation, motricité et rapport au possible

Gunnar Declerck

To cite this version:

Gunnar Declerck. Incarnation, motricité et rapport au possible. Studia Phaenomenologica, Romanian Society for Phenomenology, 2012, XII, pp.35-60. �inserm-00916605�

(2)

I

NCARNATION

,

MOTRICITÉ ET RAPPORT AU POSSIBLE Gunnar DECLERCK

INSERMUMRS872 ÉQ.20,Centre de recherche des Cordeliers, 15, rue de l'école de médecine, 75006 Paris, France

COSTECH,EA2223,Université de Technologie de Compiègne, France

gunnar.declerck@utc.fr

ABSTRACT

For Husserl, kinaesthetic capability is a key piece of the perception process. By ensuring the junction between the actual and the potential, it allows the exhibition of an object that is always more than what appears. Kinaesthetic capability preserves the transcendence of the object by preventing the phenomenon from being confined to pure actuality. This idea, however, poses significant challenges when one questions the nature of the possibilities that are at stake here. Especially, the perceived seems to enjoy a kind of emancipation from these capabilities as they actually are. How can one justify that the structures of the perceived world are the intentional correlate of the kinaesthetic skills of the subject, if such structures continue to regulate the sense of the appearing objects when those skills are neutralized? We will see that only a genetic perspective, assuming the intrinsically historical character of the subject, provides a satisfactory answer to this question, and that this perspective leads to question the actualist position that Husserl sometimes tends to adopt.

Keywords: phenomenology, perception, kinaesthetic skills, body skills, possibility.

Pour les théories philosophiques traditionnelles de la connaissance, le corps nous enracine dans l’espace et le temps et nous informe de l’état présent du monde. Les sens nous mettent en contact avec un être actuel et ils nous procurent un présent et un lieu. De manière complémentaire et symétrique, c’est l’esprit (les fonctions de l’intellect, opposées aux fonctions du corps) qui porte toute la charge du déracinement : par son esprit, l’homme est capable de s’extraire du hic et nunc, pour se porter dans l’inactualité du passé et de l’avenir, du là-bas et de l’ailleurs, du possible et de l’idéalité. L’imagination, la remémoration, l’anticipation, le raisonnement pratique, sont des fonctions noétiques, le corps n’y a aucunement part. Nous n’avons pas besoin de notre corps pour nous porter dans l’avenir et le possible et refluer vers la situation présente afin de décider comment agir. Au mieux le corps remplit-il ici une fonction exécutive : il est l’organe permettant d’actualiser ce qui a été anticipé dans la projection ou le raisonnement. Et s’il peut remplir pareille fonction, c’est qu’il est par principe inscrit dans le présent : parce que c’est dans le présent que notre corps existe, son action est d’emblée dotée d’une efficace. On ne peut agir pour

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de faux avec le corps, on ne peut agir comme on imagine : toute mise en jeu du corps possède une effectivité objective. Pour la tradition, l’homme n’est donc ailleurs en même temps qu’il est ici que par les fonctions spirituelles. S’il n’était qu’un corps, son monde consisterait en une pure actualité, un factum dépourvu de toute virtualité, qui ne serait au sens strict pas même un présent, car incapable de servir de pont entre le déjà et le pas encore. Mais inversement, si l’esprit n’était par son corps enraciné dans un monde sensible qui constamment l’accapare, ses fonctions noétiques l’emmèneraient dans un ailleurs purement chimérique, un ailleurs qui ne serait même pas un ailleurs puisqu’il ne pourrait plus faire pendant à aucun ici. L’esprit se perdrait dans le virtuel, la phantasia, il perdait tout contact avec ce qui existe de manière actuelle, il perdrait tout enracinement dans l’être.

Cette manière de répartir les fonctions de la connaissance entre corps et esprit est déjà manifeste chez Platon. Dans la théorie platonicienne de la connaissance, l’incarnation est en particulier responsable de l’instanciation des universaux : l’âme étant liée au corps, située par lui dans le monde sensible, les concepts généraux (les Formes) se trouvent matérialisés dans une multiplicité d’objets sensibles (leurs instances) existant dans le présent et voués à disparaître. Mais c’est uniquement parce que l’âme dépasse le particulier vers le général, décèle le général dans le particulier, donc ne s’en tient pas au donné, qu’il y a une intelligibilité du monde sensible, différents objets pouvant être appréhendés comme de multiples exemplaires d’une même Forme. Notre corps nous fait voir un triangle particulier, imparfait, dessiné dans la poussière ici et maintenant, qui aura disparu demain. Mais par nos facultés noétiques, nous pouvons voir au-delà de la situation, pour appréhender cela que la figure dessinée dans la poussière incarne : le triangle abstrait, qui existe hors de l’espace et du temps, qui n’est nulle part et ne devient pas. C’est parce qu’elle se trouve unie à un corps que la puissance noétique de l’âme s’enlise dans l’intellection d’un être tout entier actuel, particulier, contingent et corruptible. Mais c’est parce que l’âme, par sa puissance noétique, peut s’extraire de la réalité actuelle que le monde sensible s’offre dans l’intelligibilité. Connaître et comprendre signifient se libérer de l’actualité, donc s’extraire du régime d’existence du corps.

Cette conception du corps se maintiendra sous une forme globalement inchangée jusque Descartes et l’empirisme de Locke et de Berkeley, et même d’une certaine façon jusque Kant. La sensation ou l’intuition sensible, contribution s’il en est du corps à la connaissance, informent de l’état actuel du monde. Seules les fonctions de l’intellect permettent d’être en prise sur l’inactuel, de sortir du présent pour voir autre chose que ce qui est actuellement donné. Le corps nous inscrit dans l’actualité, l’esprit nous en délivre. Cette phrase résume dans son principe la conception du corps qui domine la philosophie de la connaissance depuis l’Antiquité.

La phénoménologie, sous l’impulsion de Husserl, va remettre en question cette conception du corps et ce partage des fonctions. Husserl va s’attacher à montrer, par des analyses extrêmement fines de la mécanique qui préside à la mise en sens du monde phénoménal, que loin d’être responsable de l’emprisonnement de l’esprit dans un être de part en part actuel, le corps est justement l’organe par lequel le sujet se libère de cette actualité pour se tenir dans l’après, l’ailleurs, le possible. Si l’étant est toujours et constitutivement pour nous plus que ce qui est présentement visible, s’il prend sens en accédant à la généralité, à la catégorie, c’est qu’il est mis en scène sur fond des pouvoirs dont nous investit notre corps, pouvoir de dévoiler le monde, pouvoir d’être ailleurs, pouvoir de faire. C’est par le corps que notre présent perceptif acquiert son épaisseur, par le corps que le sujet maintient un contact vivant avec le possible.

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Toutefois – le présent texte tentera de le montrer –, cette conception du rôle du corps ou, plus précisément, des capacités d’action dont nous investit notre corps, ne va pas sans poser certaines difficultés, qui ont notamment trait à la nature très particulière de ces possibilités qui configurent le sens de ce dont nous avons l’expérience. De sorte qu’une véritable réévaluation du rôle du corps dans l’accès cogitif à la réalité (en premier lieu dans la perception) doit en passer par une réflexion systématique sur le statut de ces possibilités mises en jeu ou mises à disposition par le corps.

Pour Husserl, la perception d’un objet spatial nécessite que le donné actuel soit appréhendé comme partie d’une série d’apparitions possibles : les faces présentement non vues doivent être co-appréhendées comme visualisables, actualisables moyennant le Je peux. Mais Husserl suggère également dans différents passages que cette connexion de l’actuel et du possible est réalisée (i) par l’être-en-acte de notre pouvoir librement disponible de motiver des changements systématiques dans les apparitions des choses, ou (ii), si celui-ci n’est pas en acte, par sa libre disponibilité. Or, nous allons le voir, ces affirmations sont l’une comme l’autre problématiques. Les possibilités qui configurent le sens de l’apparaissant ne peuvent en aucune façon être subordonnées à l’état actuel des puissances dont le sujet percevant dispose. La mise à jour de ces difficultés passe par une prise en considération du rôle que remplissent les kinesthèses dans la synthèse perceptive, la liberté kinesthésique constituant pour Husserl l’opérateur qui assure la jonction entre l’actuel et le potentiel dans la perception, et permet à ce qui n’est « que » possible d’acquérir une quasi-effectivité.

1 KINESTHÈSES ET RAPPORT AU POSSIBLE DANS LA THÉORIE HUSSERLIENNE DE LA PERCEPTION

1.1 Sens de l’objet et horizon d’apparitions potentielles

Un des acquis majeurs de la phénoménologie husserlienne est la mise à jour d’une connexion essentielle entre le sens de ce qui apparait et la circonscription du champ d’apparitions où il peut apparaître. Le sens des phénomènes (que tel système phénoménal incarne telle chose, non telle autre) est tributaire des diverses manières dont le phénomène peut être explicité dans le cours ultérieur de l’expérience, et est en tant que tel indissociable du réseau de prescriptions que l’expérience actuelle fait peser sur l’expérience future, mais plus radicalement sur l’expérience possible1. Ce que la chose apparaissante prétend être, l’identité par laquelle elle se signale dans sa singularité propre, fait corrélat aux horizons de potentialités qu’elle dessine. Et l’attribution d’un sens à ce qui apparait, l’appréhension qualifiante d’un donné, exerce une action prescriptive, c’est-à-dire également proscriptive sur tout ce qui peut apparaitre. Appréhender telle structure phénoménale comme étant « quelque chose », ceci et non pas cela, c’est circonscrire le champ d’apparitions où ce même quelque chose peut continuer d’apparaître. Dans toute appréhension

1

« Dans le noème de perception, c’est-à-dire dans le perçu pris dans sa caractéristique phénoménologique exactement comme il est en tant qu’objet intentionnel, sont incluses des directives déterminées valables pour toutes les expériences ultérieures de l’objet en question. » (E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Tome II :

Recherches phénoménologiques pour la constitution [noté Ideen II dans la suite], Trad. E. ESCOUBAS, Paris, PUF, 1982 (éd. originale 1952), §15.a, [p. 35]) « Un objet déterminé par le genre régional a, en tant que tel, pour autant qu’il est réel, une façon prescrite a priori de pouvoir être perçu, représenté en général de façon claire ou confuse, pensé, légitimé. » (E. HUSSERL, Idées

directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Tome 1 : Introduction générale à la phénoménologie pure [noté Ideen I dans la suite], Trad. P. RICŒUR, Paris, Gallimard, 1950 (éd. originale 1913), p. 498 [p. 309])

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qualifiante d’un phénomène réside la position d’un univers de possibles. L’expérience de ce qui est est toujours un engagement à l’égard de ce qui peut être.

Cette connexion de l’actuel et du possible et cette organisation prescriptive de la dynamique de l’apparition vaut de manière exemplaire pour la perception externe : l’expérience perceptive du monde objectif, en particulier des corps, les objets spatiaux matériels. « Ce qui caractérise chaque perception externe », nous dit Husserl, « c’est qu’elle opère un renvoi des côtés véritablement perçus de l’objet de la perception aux côtés qui sont visés corrélativement sans être encore perçus et qui sont seulement anticipés sur le mode de l’attente, et d’abord dans une vacuité de l’intuition, en tant qu’ils sont alors à venir du point de vue de la perception. »2 Dans toute perception de chose, se trouve ainsi « impliqué un “horizon” entier de modes d’apparition et de synthèses de validation non-actuelles et cependant co-fonctionnantes »3. Et cet horizon (que Husserl qualifie d’interne) est foncièrement dynamique, au sens où il se reconfigure avec chaque nouvelle phase de l’expérience : à chaque nouvelle apparition de l’objet, l’horizon des apparitions où l’objet peut continuer d’apparaitre se redessine4.

Cette ouverture protentionnelle de l’expérience sur le possible est essentielle, puisque c’est elle qui sous-tend la synthèse de recouvrement (Deckungssynthesis), qui permet la donation du même objet dans un flux d’apparitions5. Une expérience du même n’est par principe possible que si une connexion se voit à chaque instant maintenue entre l’apparition présente et les apparitions passées et suivantes, connexion qui va leur offrir de se manifester comme différentes apparitions d’un

même objet (ou par exemple d’un même processus objectif). Or, une telle connexion ne peut

s’établir que si à chaque moment du flux d’expérience, le champ des possibilités d’apparitions subséquentes est pris en vue. Si, me déplaçant et changeant ma perspective sur cette table, je continue de percevoir la même table, c’est que cette apparition se précédait dans l’expérience que j’avais de la table l’instant d’avant, qu’elle s’y trouvait comme contenue en puissance. L’identité dans le temps exige que soit tracé à chaque instant les limites au sein desquelles cette identité se confirme, au sein desquelles le même reste le même et ne devient pas autre. C’est la structure horizontale du perçu qui permet la présentation de choses une et mêmes dans un divers d’apparitions6.

Par ailleurs – et c’est un point qu’il importe de garder en mémoire pour la suite – dans la conceptualité de Husserl, seul le flux d’apparitions qui expose la chose est donné en original. La chose spatiale perçue, entendue dans sa dimension de pôle identitaire (un certain X déterminable qui maintient son identité7), n’est en elle-même que l’unité idéale « d’une multiplicité

2

E. HUSSERL, Méditations cartésiennes et Les conférences de Paris [noté MC dans la suite], Trad. M. DE LAUNAY, Paris, PUF, 1994 (éd. originale 1950), §19, p. 90 [p. 82].

3

E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale [noté Krisis dans la suite], Trad. G. GRANEL, Paris, Gallimard, 1976 (éd. originale 1954), §46, p. 181. Voir également Krisis, §28, p. 179 et §47, p. 184 ; MC, §9, p. 66 [p. 62]; E. HUSSERL, Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique [noté EJ dans la suite], Trad. D. SOUCHE-DAGUES, Paris, PUF, 1970 (éd. originale 1954), §8.

4 Cf. MC, §19. Voir également Krisis, §28, p. 180.

5 B. Besnier nous semble avoir proposé une description synthétique très claire de ce mécanisme, dans la préface à l’édition

française des Conversations avec Husserl et Fink. Voir B. BESNIER, Préface à D. CAIRNS, Conversations avec Husserl et Fink, Trad. J.M. MOUILLIE, Grenoble, Ed. Jérôme Millon, 1997 (éd. originale 1976), pp. 55-56 et p. 58.

6

Sur cette question, voir D. FRANCK,Chair et corps, Paris, Les éditions de minuit, 1981, p. 48.

7

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d’apparences en connexion réglée »8, et elle n’est par principe « donnée que comme l’unité qui lie ces multiples manières d’apparaître »9. N’émergeant dans le champ phénoménal que comme

index de la multiplicité ouverte d’apparitions, elle n’est jamais que le point de fuite auquel

renvoient les apparitions, en tant qu’il s’agit précisément d’apparitions de cette chose10. Son caractère d’individu – pôle identitaire un et même – est posé intentionnellement, visé dans une noèse doxique11, mais en aucune façon donné en original. L’index, en tant que tel, ne se

montre pas, seules se montrent les apparitions qui s’inscrivent dans la série ouverte que cet index

unifie de manière téléologique.

Pour rendre compte de cette structure phénoménologique bien particulière, Husserl fait usage de la notion kantienne d’Idée12. Cet emprunt à Kant a manifestement une double fonction : (i) rendre compte de l’action régulatrice qu’assure la position de l’index objectif ; (ii) marquer le caractère déjà déterminé et pourtant infiniment déterminable de l’objet perçu.

(i) L’Idée réfère chez Kant à un principe régulateur, soit un principe qui permet de donner une cohérence et une intelligibilité à une variété phénoménale qu’il subsume13. Or, c’est précisément une action régulatrice de cet ordre que la position de l’index objectif offre de mettre en place pour Husserl : l’Idée, explique-t-il, réfère à « un système, absolument déterminé en son type eidétique, qui règle le développement indéfini d’un apparaître continu, ou bien, servant de champ à ce développement, un continuum d’apparences déterminé a priori, possédant des dimensions différentes mais déterminées, et réglé par un ordre eidétique rigoureux. »14 Nous l’avons vu, l’apparition de la chose est contemporaine de l’ouverture d’un horizon d’apparitions potentielles de cette même chose, qui remplit en retour (en tant qu’il s’agit d’un horizon en partie déterminé, notamment par la région d’appartenance de l’objet : par exemple la région des choses matérielles) une action régulatrice prescriptive sur le donné subséquent : certains prérequis doivent être respectés pour que ce donné soit investi du sens d’apparition de cette même chose. Se trouve ainsi incluse dans toute apparition (nécessairement partielle) de l’objet l’« idée » de toutes les manières dont il peut et doit apparaitre pour continuer d’être l’objet qu’il est. Les possibilités d’expérience subséquentes sont tracées d’avance, fût-ce dans la plus grande indétermination. Ainsi Husserl déclare-t-il que « nous saisissons d’abord, sans remplissement, l’idée de chose, de cette chose individuelle comme étant donnée “aussi loin que s’étend” précisément l’intuition concordante, mais comme demeurant en même temps déterminable “in infinitum”. »15

(ii) Le recours à la notion kantienne d’Idée vise ensuite à expliquer comment l’objet peut apparaitre comme quelque chose de déterminé (soit de manière générale, par sa région d’appartenance : un objet matériel, soit de manière particulière, en tant qu’individu singulier :

8 Ideen II, p. 128 [p. 86]. 9 Ideen I, §42, p. 138 [p. 78]. 10

« Le corps est une unité de l’expérience et le sens de cette unité implique qu’elle soit un index pour une multiplicité d’expériences possibles dans lesquelles le corps peut venir à être donné d’une façon toujours nouvelle. » (Ideen II, §15.b, pp. 70-71 [p. 40])

11 CE, §84, p. 335 [p. 285]. Voir également D. PRADELLE, L’archéologie du monde, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers,

2000, pp. 109-110.

12 Ideen I, §143, p. 480 [p. 297].

13 E. KANT, Critique de la raison pure, Trad. J. BARNI et P. ARCHAMBAULT, Paris, Flammarion, 1987 (éd. originale 1781), pp.

424-425 et pp. 504-505.

14

Ideen I, §143, p. 480 [p. 297].

15

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cette table), de sorte que le cours d’apparitions où il peut continuer d’apparaitre se trouve circonscrit et prescrit a priori, alors même qu’il apparait comme infiniment déterminable, dans un cours infiniment explicitable d’apparitions16. Il vise à opérer la synthèse de deux caractères à première vue antagonistes : la détermination, qui intègre une dimension de finitude, et l’infini. Comme dit Husserl, « toute perception et tout divers de perception sont susceptibles d’être élargis ; le processus est donc sans fin ; dès lors nulle saisie intuitive de l’essence de la chose ne peut être si intégrale qu’une perception ultérieure ne puisse plus lui apporter rien de nouveau au point de vue noématique. »17 Pourtant à côté de cela, c’est bel et bien un objet déterminé (fût-ce de manière générale, par son type) et singulier dont j’ai l’expérience. Cet objet est défini, de sorte que le cours ultérieur de l’expérience pourra soit confirmer sa présence effective et son être-tel (la validité de telle de ses propriétés présumées), soit l’infirmer si les apparitions ne respectent pas les directives tracées par l’horizon engagé. C’est précisément cette double dimension de l’apparaître : prescription a priori du cadre où la chose peut être donnée, et déterminabilité infiniment itérable, que la notion kantienne d’Idée doit selon Husserl permettre d’exprimer. 1.2 La fonction des kinesthèses dans la visée de l’Idée

Or – et c’est, nous allons le voir, un des principaux points qu’il importe ici de questionner –, il existe pour Husserl une connexion essentielle entre la liberté kinesthésique de l’ego et la mise en place du système de régulation du flux phénoménal par l’Idée, donc la synthèse d’unification par laquelle est présentée dans un divers d’apparitions une chose une et même perçue sous différents aspects.

On sait, en particulier depuis Chose et espace, quelle importance Husserl accorde aux kinesthèses dans le processus de synthèse perceptive. Les kinesthèses motivent de manière réglée le déroulement des apparitions et elles remplissent un rôle essentiel dans l’opération par laquelle ces apparitions se voient investies du sens d’apparitions d’une même chose. Percevant tel objet, je peux toujours me déplacer pour le voir d’autres côtés, ou en découvrir d’autres aspects. Je suis libre d’actualiser par mes déplacements les possibilités d’apparitions tracées par avance dans l’horizon interne de l’objet, et c’est en réponse à mes actes libres que l’objet présente de nouvelles apparitions, venant enrichir, confirmer ou infirmer son sens présumé. Par la médiation des kinesthèses, les possibilités d’apparitions de l’objet tombent ainsi sous l’empire de l’ego, il s’agit de potentialités que celui-ci est en pouvoir d’actualiser. L’ego a prise sur le système d’apparitions où s’expose l’étant, par ses kinesthèses il en motive et en orchestre librement le développement. Ainsi, entrent constamment « en jeu dans ces possibilités un je peux et un je fais, donc un je peux faire autrement […]. Les horizons sont des potentialités esquissées », et « les potentialités […] sont à chaque fois celles de la vie de la conscience. »18

Au sens strict, nous n’avons là qu’une simple description de la structure fonctionnelle de l’apparition de l’objet spatial, et rien n’est encore fixé ici de ce qui est essentiel et a priori (contenu dans le sens même de l’expérience et prescrit comme possibilité par ce sens) ou au

16 Sur cette question, on pourra se rapporter à L. TENGELYI, L’expérience retrouvée, Essais philosophique I, Paris, L’Harmattan,

2006, p. 112 et suivantes.

17

Ideen I, §149, pp. 501-502 [p. 312]. Ou encore : « toute donnée imparfaite (tout noème qui donne de façon inadéquate) recèle en soi une règle qui commande la possibilité de son perfectionnement » (Ideen I, §149, p. 500 [p. 311])

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contraire contingent. Pour Husserl toutefois, cette prise kinesthésique sur le système d’apparitions est loin d’être un moment contingent de l’expérience de l’objet. C’est par essence que l’objet apparait dans un cours ouvert d’apparitions, mais c’est également par essence que ce cours d’apparitions est librement explicitable par les pouvoirs kinesthésiques de l’ego19. Le sens même de l’objet spatial inclut la possibilité de son explicitation kinesthésique, donc la possibilité de déployer librement les potentialités fixées par ce sens. Autrement dit, pour pouvoir apparaître comme objet spatial, pour se trouver qualifié selon un tel sens, l’objet doit a priori s’offrir comme librement explicitable par la spontanéité motrice de l’ego. Si cette condition n’est pas remplie, si cette explicitabilité kinesthésique n’est pas posée, ce n’est pas d’un objet spatial qu’il s’agit.

Cette thèse ne se justifie en vérité que si l’on se rappelle que l’Idée, qui remplit une fonction régulatrice centrale dans la synthèse perceptive, possède un caractère intrinsèquement infini. La chose, prise comme entité achevée, consiste en effet sur un plan fonctionnel en un infini actuel20. C’est dans l’assurance de pouvoir en expliciter in infinitum les apparitions, en l’amenant à s’exposer dans des perceptions toujours nouvelles, que consiste son appréhension comme chose achevée. Or, pour Husserl, la spontanéité kinesthésique de l’ego, parce qu’elle est inconditionnée (l’ego en dispose absolument), permet justement une certaine ouverture pratique sur l’infini, de sorte que le caractère kinesthésiquement motivé du processus d’explicitation des apparitions confère immédiatement à celui-ci un caractère infiniment réitérable. Je peux toujours poursuivre ou relancer le mouvement d’explicitation, je peux toujours me mouvoir à nouveau pour actualiser d’autres potentialités perceptives. Parce que j’orchestre le développement des apparitions de la chose en mettant en œuvre un pouvoir librement disponible de la parcourir, la chose apparait comme étant toujours plus que ce que j’en perçois hic et nunc. Elle a des faces cachées, un dedans, des entrailles. Et en expérimentant la disponibilité inconditionnée de ce pouvoir immédiat de faire apparaître la chose sous d’autres orientations, j’appréhende – par une sorte de passage à la limite – la possibilité de déterminer in infinitum la chose, donc de la saisir sous toutes ses faces.

L’explicitabilité infinie de la chose apparait ainsi comme le pendant, du côté de l’objet perçu, de la liberté inconditionnée de l’ego. C’est parce qu’il est appréhendé comme librement explicitable par les pouvoirs kinesthésiques, que l’objet apparait comme infiniment déterminable dans un cours ouvert d’apparitions. Et c’est donc parce que l’ego peut motiver à loisir par ses kinesthèses des changements d’apparitions qu’il perçoit ces apparitions comme apparitions d’une

chose, c’est-à-dire d’un étant infiniment déterminable pour moi quoiqu’en soi toujours déjà

déterminé. Si c’est un trait essentiel de l’objet perçu que d’être infiniment déterminable, c’est donc également un trait essentiel du processus de perception que d’être un processus kinesthésique. Sans l’ouverture kinesthésique sur l’infini, le donné s’écraserait sur l’actualité, il y aurait une pure apparition sans apparaissant, un pur événement qualitatif sans épaisseur. Il y aurait peut-être du senti, mais en aucun cas du perçu. Comme l’explique D. Cairns, « sans

19 Dans Ideen II, Husserl explique ainsi : « Or, la possibilité de l’expérience implique la spontanéité des déroulements des actes

de sensation, actes qui se présentent accompagnés par des séries de sensations kinesthésiques et motivés par elles dans leur dépendance » (Ideen II, §18.a, p. 92 [p. 56]). « […] A toute perception appartiennent des fonctions de la spontanéité. Les processus des sensations kinesthésiques sont ici des processus libres et cette liberté dans la conscience du déroulement est une pièce essentielle de la constitution de la spatialité. » (Ideen II, §18.a, p. 95 [p. 58])

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kinesthèse […], le flux hylétique montrerait ses propres changements qualitatifs mais n’aurait aucune possibilité d’être saisi en tant qu’esquisse d’un objet identique. »21

La liberté kinesthésique est donc une pièce essentielle dans le processus de prise en vue de l’Idée qui polarise la synthèse d’unification. L’horizontalité constitutive de l’apparition des choses est le corrélat intentionnel de la conscience que nous avons des pouvoirs kinesthésiques qui sont à notre disposition. C’est la conscience de ce « Je peux », comme l’appelle Husserl, qui conduit le donné hic et nunc à figurer sur fond d’un horizon de potentialités actualisables, une série d’aspects possibles dont la face présentement perçue est un point d’entrée parmi d’autres. Le système kinesthésique (la chair, dira Husserl dans la Krisis) assure la jonction entre l’actuellement donné (la face actuellement exposée dans les champs sensoriels) et l’inactuel possible (les faces de la chose actuellement invisibles mais visualisables moyennant certains mouvements de réorientation). Il confère une quasi-présence au non-vu.

On le comprend, la phénoménologie husserlienne semble donc conduire à conférer à la corporéité du sujet un rôle déterminant dans la présentation perceptive de l’étant. C’est parce que le sujet de la perception est un sujet qui se sait ou s’éprouve, dans son acte même de percevoir, comme un sujet incarné, au sens non pas d’une pure faculté intellective rivée à un bloc de matière, mais d’un système de potentialités kinesthésiques, que c’est sous forme d’un univers spatialisé d’objets que le champ phénoménal cristallise. Le schéma descriptif que Husserl met en place est sur ce point sensiblement différent de celui qu’a privilégié la tradition : c’est le corps, comme organe kinesthésique, qui permet de mettre en perspective le donné actuel sur fond du potentiel, et qui offre aux contenus sensuels livrés à chaque instant à l’intuition d’endosser une fonction d’exposition. En vertu du pouvoir librement disponible de provoquer par nos kinesthèses des modifications réglées dans les contenus phénoménaux, l’horizontalité du perçu peut s’ouvrir, et exercer en retour une fonction régulatrice sur le donné.

Certes, seuls les pouvoirs de présentification (imagination, remémoration, intuition anticipatrice) offrent de se représenter intuitivement les possibilités a priori ouvertes du perçu. En ce sens, Husserl ne s’éloigne guère de la tradition, qui tient, nous l’avons vu, que les pouvoirs noétiques seuls offrent au sujet de s’extraire de l’actualité dans lequel l’enlise son corps. Mais pour Husserl, seule la liberté kinesthésique permet d’ouvrir ce champ de possibilités et de lui donner une quasi-effectivité, là où la présentification reste du pur domaine de la phantasia et ne fait accéder au donné que dans la généralité, l’arbitrarité et l’indétermination22. C’est donc – à condition toutefois qu’on puisse rattacher la liberté kinesthésique à l’incarnation, point que nous discuterons dans la suite – parce qu’il est incarné que le sujet est concrètement ouvert sur l’inactuel dans la perception. Les pouvoirs de présentification permettent de se représenter le possible, mais seuls les pouvoirs kinesthésiques offrent de le présenter, de l’inscrire dans la sphère d’effectivité du monde à titre de ce qui existe.

Nous allons le voir, cette interprétation, ainsi que la position de Husserl sur ces différentes questions, ne vont pourtant pas sans poser certaines difficultés.

21

CAIRNS, op.cit., p. 171 [p. 79].

22

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2 QUESTIONS LAISSÉES EN SUSPENS ET LIMITES DE LA POSITION HUSSERLIENNE

2.1 Kinesthèses et mouvement

Tout d’abord, on peut se demander si l’affirmation que la synthèse perceptive est essentiellement kinesthésique signifie qu’il s’agit d’une synthèse nécessairement motrice, c’est-à-dire faisant intervenir un déplacement du corps dans l’espace (au sens toutefois d’un déplacement vécu, et non pas posé de l’extérieur du sujet comme ayant une validité objective). Plusieurs éléments doivent être pris en considération pour répondre à cette question.

En premier lieu, il faut noter que la conception husserlienne de la nature des kinesthèses a évolué au cours des textes. Dans Chose et espace, Husserl traite sans équivoque les kinesthèses comme des vécus de mouvement, et conçoit la synthèse perceptive comme une opération fondamentalement motrice23. Mais dans d’autres textes, notamment Ideen I et Ideen II, la Krisis, ou dans les conversations avec D. Cairns et E. Fink des années 1930, il semble remettre en cause cette caractérisation, pour insister d’une part sur la connexion fonctionnelle des kinesthèses avec les data exposants24, et privilégier d’autre part l’idée que les kinesthèses sont plus à entendre comme des vécus du pouvoir de spontanéité de l’ego25, plaçant le déroulement des apparitions (ou, à un autre niveau de description, les flux hylétiques) sous l’empire de la spontanéité de l’ego26, que comme des vécus de mouvement per se. Ainsi, nous l’avons vu dans la section précédente, au stade d’élaboration d’Ideen I, ce qui compte pour Husserl dans l’affirmation que la synthèse d’identité est intrinsèquement kinesthésique, ce n’est pas qu’il s’agit d’une synthèse

motrice, mais plutôt qu’il s’agit d’une synthèse engageant à titre essentiel la spontanéité de l’ego,

cette spontanéité offrant une certaine ouverture pratique sur l’infini.

Que la liberté d’expliciter le flux d’apparitions ne soit pas pensable comme strictement motrice est également appuyé par l’affirmation de Husserl qu’elle est aussi bien à l’œuvre dans l’activité d’imagination ou de souvenir27. Doit-on considérer que des vécus kinesthésiques de même nature que ceux accompagnant nos mouvements sont impliqués dans les processus d’imagination et de souvenir que nous effectuons librement ? La réponse n’est pas évidente. Doit notamment être pris en considération le fait que l’imagination et le souvenir, en tant qu’activités de présentification (Vergegenwärtigung), sont pour Husserl des activités reproductrices, fondées sur la présentation (Gegenwärtigung) perceptive. Husserl n’a probablement jamais réellement perçu de centaure, néanmoins le centaure qu’il imagine est un centaure qu’il s’imagine percevoir, et il s’agit en ce sens de la reproduction d’un objet matériel perçu : il se tient dans un quasi-espace perçu, et le

23 Husserl explique par exemple que « toute spatialité se constitue, accède à la donation, dans le mouvement, dans le mouvement

de l’objet lui-même et dans le mouvement du Je, avec le changement d’orientation qui en résulte » (CE, §44, p. 189 [p. 154]), et que « la constitution de la corporéité présuppose partout le Je me meus » (CE, Appendices, p. 427 [p. 369]). Voir également CE, §44, p. 191 [pp. 155-156].

24

Voir en particulier Krisis, §28, pp. 121-122.

25

Voir CAIRNS, op.cit., p. 155 [p. 64] et p. 164 [p. 73]. Voir également E.A. BEHNKE, « Husserl’s Phenomenology of Embodiment », IEP, Internet Encyclopedia of Philosophy, publié le 27 août 2011, http://www.iep.utm.edu/husspemb/

26 Cairns rapporte par exemple : « Husserl se mit à développer sa notion de kinesthèse. La constitution d’un objet dans la

perception dépend non seulement d’un certain déroulement <Verlauf> des data hylétiques-sensoriels mais également d’une certaine corrélation avec un certain type de kinesthèse. Cette dernière n’est pas d’abord saisie en tant que révélatrice de mouvement. Le mouvement n’est saisissable qu’une fois l’espace constitué. La kinesthèse se différencie de la sensation <Empfindung> par son étroite corrélation avec la potentialité subjective. Le “je peux” opère directement sur ou avec la kinesthèse et n’entraine de changements sensoriels <sensational> et dès lors objectifs qu’indirectement. » (CAIRNS, op.cit., p. 84 [pp. 3-4])

27

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processus de production de variations systématiques dans ses apparitions correspond en ce sens à un quasi-mouvement : je peux imaginer me déplacer autour de lui28. On pourrait dès lors tenir que ce quasi-déplacement s’accompagne de vécus (quasi-)kinesthésiques. Dans une conversation rapportée par D. Cairns, Husserl semble souscrire à une telle extension du concept de kinesthèse, expliquant que « la libre possibilité de “se tourner vers” un objet [dans un acte] de mémoire [implique] des kinesthèses. »29 Cette idée n’a toutefois, pour ce que nous en savons, pas été systématisée plus avant par Husserl, quoique de nombreux manuscrits soient manifestement consacrés à discuter ce problème30. Et Husserl la remettra en cause dans d’autres conversations31. 2.2 Kinesthèses et liberté

Second problème d’intérêt ici : il n’est pas du tout certain que le caractère de spontanéité des changements provoqués dans les contenus d’exposition soit une condition a priori (une loi d’essence) pour qu’apparaisse un objet spatial, de sorte que la constitution perceptive de l’objet devrait par principe s’effectuer dans une série d’actes kinesthésiques libres. Une corrélation systématique entre les changements affectant les contenus exposants et nos kinesthèses est manifestement constatable de facto, mais cela n’induit en aucune façon que la synthèse perceptive soit intrinsèquement kinesthésique, comme Husserl le suggère32. S’il s’agit bien là d’une condition a priori, autrement dit si la connexion de la liberté kinesthésique aux contenus d’apparitions est une connexion nécessaire, une connexion d’essence, il faudrait encore le démontrer à travers l’exercice de variations eidétiques, et notamment examiner la situation réelle ou fictive où les apparitions de l’objet spatial ne sont pas motivées par des actes kinesthésiques libres de l’ego (déplacement passif), voire ne peuvent plus l’être (paralysie).

Autrement dit, si les kinesthèses remplissent une fonction essentielle dans la synthèse par laquelle une multiplicité d’apparitions se voient appréhendées comme apparitions d’un même objet33, la question se pose de savoir pourquoi c’est le cas, quel caractère de la synthèse d’identité exige l’intervention des kinesthèses. La réponse généralement apportée par Husserl est que l’identité de la chose perçue étant essentiellement présomptive, c’est dans l’expérience en acte d’une validation des attentes (respect des prescriptions fixées par le sens de l’objet) que cette identité supposée véritablement se légitime : les nouvelles apparitions s’inscrivent dans le cadre fixé par le sens présumé de l’objet, et c’est donc bien le même objet qui continue d’apparaître34. Sans ce processus de parcours actif de la série d’apparitions, l’identité est comme virtuelle et en suspens, elle n’est ni validée ni invalidée. Le changement apparait ainsi comme une condition a

28

« Un centaure est un objet possible. “Il” est donné à l’intuition, il est l’objet identique de telles et telles quasi-perceptions que je peux librement accomplir. » (Ideen II, §60.a, p. 355 [pp. 261-262])

29

CAIRNS, op.cit., p. 85 [p. 5].

30

Voir J.L. PETIT, Matériaux pour une théorie des kinesthèses dans les manuscrits de Husserl. Un essai de repérage

systématique, Texte non publié, disponible sur http://jlpetit.chez.com/mshusserl.htm

31 Voir en particulier CAIRNS, op.cit., p. 76 [p. 83]. 32 CAIRNS, op.cit., p. 171 [pp. 78-79].

33 « C’est seulement […] lorsque, laissant jouer mes kinesthèses, j’éprouve qu’elles sont accompagnées par des ostensions qui

leur appartiennent, que se maintient la conscience d’une seule et même chose, se montrant de diverses façons comme étant elle-même. » (Krisis, §47, p. 183) Ou encore : « L’identité d’un objet dépend d’une certaine relation au “je peux”. » (CAIRNS, op.cit., p. 84 [p. 4]) Voir également CAIRNS, op.cit., p. 171 [pp. 78-79].

34

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priori de la synthèse de mêmeté : il est « nécessaire qu’au long de l’expérience qui la légitime

l’apparence ne cesse de changer »35.

Mais à l’évidence, cette condition, prise telle quelle, ne suffit pas à justifier le caractère nécessairement kinesthésique de la synthèse. Car l’objet peut très bien s’offrir dans une multiplicité d’apparitions sans qu’aucun changement dans les contenus d’exposition ne soit motivé par des kinesthèses. La multiplication des apparitions peut avoir lieu alors que le sujet percevant est immobile (l’objet seul se déplace) ou alors qu’il est en mouvement mais n’est pas lui-même le producteur de ces mouvements (le déplacement lui est imposé de l’extérieur). Est-ce que dans ce cas la synthèse est neutralisée ? A l’évidence, non : que je sois immobile face à un objet en mouvement ou qu’on me déplace face à un objet immobile, la multiplicité des apparitions continue d’exposer un même objet. Et on peut tout à fait imaginer (et même expérimenter) une situation où le mouvement qui anime notre corps n’est pas libre, mais imposé de l’extérieur, et pourtant endosse une fonction motivationnelle analogue au processus kinesthésique libre. Nous sentons que nous nous mouvons et nous expérimentons les changements d’apparitions afférentes, dans la connexion fonctionnelle entre les deux systèmes.

Le problème n’est pas non plus résolu si l’on en appelle à la fonction que remplit la liberté kinesthésique dans la compréhension de l’infini itérabilité du processus d’explicitation de l’objet, pièce essentielle de la saisie de l’Idée. On peut en effet se demander si la liberté de développer les intuitions de l’objet (perçu ou imaginé) suffit à nous faire saisir l’Idée, comme Husserl parait l’affirmer dans Ideen I. Si l’Idée est la règle qui prescrit aux apparitions un cadre a priori devant être respecté pour que le même quelque chose soit présenté (c’est la même chose qui apparait dans différentes expériences concordantes), n’est-ce pas plutôt dans l’appréhension des

contraintes qui pèsent sur la nature des contenus d’exposition (notamment la nécessité d’une

compatibilité des data exposants36) et leurs corrélations fonctionnelles aux déterminants phénoménaux y induisant des variations systématiques (par exemple les kinesthèses, mais pas seulement) que sa saisie consiste ? Autrement dit, pour reprendre l’exemple du centaure imaginé par Husserl, est-ce dans l’expérience que « nous sommes libres [de poursuivre le] processus imaginatif » que consiste la saisie de l’Idée, c’est-à-dire de la règle de prescription régissant le sens de l’objet apparaissant ? Ou est-ce dans l’expérience que « nous ne sommes pas

complètement libres, si l’intuition doit progresser dans le sens d’un développement

concordant »37, donc dans la compréhension que l’objet ne peut continuer d’être le même que si certaines conditions se trouvent constamment remplies ? La spontanéité de l’ego possède sans doute un privilège pour nous ouvrir à l’idée d’infini (infini réitérabilité des processus que nous déclenchons). En revanche, elle ne semble pas avoir de privilège pour nous ouvrir à la compréhension que le champ d’apparitions exposant la chose est contraint par le sens de ce qui apparait en elles. 35 Ideen I, §41, p. 132 [p. 74]. 36 CE, §10. 37 Ideen I, §149, p. 500 [p. 311].

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2.3 Le problème du mode d’effectivité du pouvoir kinesthésique

Finalement, et c’est le point le plus important pour les objectifs de ce texte, certaines des formulations employées par Husserl dans Ideen I pour décrire l’appréhension de l’Idée de chose semblent suggérer que c’est dans l’être-en-acte de la liberté kinesthésique que se réalise cette saisie. Husserl nous explique que la donation de la chose dans la perception est par essence inadéquate, que les objets transcendants « ne peuvent être donnés, avec une détermination intégrale et une intuitivité également intégrale, dans aucune conscience close, finie », mais que « nous saisissons pourtant de façon évidente et adéquate “l’idée” de chose »38 : « la donnée parfaite de la chose est prescrite en tant qu’“Idée” (au sens kantien) »39. Et il ajoute – c’est le point d’intérêt ici – que cette Idée, nous la saisissons « dans le libre mouvement pour parcourir les possibilités, dans la conscience que le développement des perceptions concordantes est sans limite. »40 Or, ceci également doit être démontré, ou pour être plus exact montré. Nous avons vu précédemment comment le caractère infiniment itérable du processus d’explicitation perceptif se fondait, dans le raisonnement de Husserl, sur la liberté kinesthésique, le pouvoir librement disponible d’engager des kinesthèses. Mais à ce stade de l’argumentation, rien n’est encore dit de la manière dont nous avons rapport à ces possibilités qui sont à notre disposition. En particulier, n’est pas encore décidé ici si nous avons besoin d’être effectivement engagé dans un processus kinesthésique pour nous rapporter à ces possibilités comme librement disponibles. Avons-nous besoin d’exercer effectivement notre liberté pour nous sentir ou nous savoir libre ? Et avons-nous besoin de nous mouvoir effectivement pour voir les apparitions mises en perspective sur fond de notre liberté kinesthésique ? L’être-en-acte du pouvoir kinesthésique (passage du Je peux au Je

fais) est-il une condition a priori pour que l’action régulatrice de l’Idée s’exerce, pour qu’il y ait

déploiement des horizons internes et action prescriptive sur le donné ? Une croyance dans la libre disponibilité de ce pouvoir ne suffit-elle pas à inscrire l’apparition présente dans la série des apparitions potentielles, donc à appréhender tel contenu donné comme exposant un objet visible

sous d’autres faces ? Et en effet, si véritablement je ne pouvais saisir l’Idée de chose que « dans

le libre mouvement pour parcourir les possibilités »41, les contenus d’exposition ne cesseraient-ils pas d’exposer un monde de choses dès l’interruption de mes mouvements ? La chose ne perdrait-elle pas son épaisseur pour n’être plus qu’un contenu qualitatif d’expérience, un complexe de sensations ?

Mieux encore, comme l’a suggéré Heidegger, il se pourrait bien qu’une condition de possibilité de la présentation perceptive de l’étant soit justement que les pouvoirs de perception se retirent de leur exercice effectif, qu’ils ne s’exercent pas. En effet, la chose exposée dans les contenus sensuels, pour être appréhendée comme étant effectivement, doit manifestement être comprise comme subsistant indépendamment de la perception que j’en prends. Ce n’est pas mon acte de perception qui la fait être. Ainsi le monde ne disparait-il pas quand je ferme les yeux, je continue d’y être situé, les choses continuent d’être là pour moi quand bien même je ne les vois plus. Et cet être-déjà-là du monde conditionne le voir visuel en sa possibilité même : je ne peux percevoir visuellement des étants que parce que l’étant précède le voir, et résiste à l’interruption du voir,

38 Ideen I, §149, p. 502 [p. 312]. 39 Ideen I, §143, p. 480 [p. 297]. 40 Ideen I, §149, p. 502 [p. 312]. 41 Ideen I, §149, p. 502 [p. 312].

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n’est pas suspendu à lui. Si ce n’était pas le cas, je ferais l’expérience de sensations, non d’étants existant dans un monde substantiel, plus ancien que moi et qui continuera d’être quand je ne serai plus. Comme l’explique Heidegger, « la réalité de ce qui est là-présent, comme de quelque chose d’autonome, n’est sauvée à l’examen que si on peut montrer que la réalité du perceptible en tant

que tel ne réside pas dans l’accomplissement de la perception. »42

Mais n’allons pas trop vite en besogne. La formule précédente de Husserl mérite par elle-même qu’on s’y arrête. En effet, que veut-il signifier exactement en affirmant que c’est « dans le libre mouvement pour parcourir les possibilités » que nous saisissons l’Idée de chose43 ? Deux interprétations semblent possibles. Husserl veut-il dire (i) que l’Idée de chose n’en vient à jouer son rôle régulateur et législateur dans la vie d’expérience que parce que nous expérimentons dans son être-en-acte notre prise kinesthésique sur le système d’apparitions ? La « saisie de l’Idée » à laquelle se réfère le passage correspondrait dans ce cas à l’acte même de position de l’objet et d’ouverture corrélative de son horizon interne. Ou bien veut-il dire (ii) que nous faisons l’expérience de l’Idée à travers notre liberté kinesthésique, mais que son action législatrice et organisatrice n’est pas pour autant subordonnée à l’épreuve de facto de cette liberté ? Auquel cas, cette remarque serait par exemple destinée à apporter des éclaircissements méthodologiques sur la manière de procéder pour accéder aux Idées associées à telle ou telle région, par exemple l’Idée générale de chose matérielle44. Vu le caractère lacunaire des éléments dont nous disposons, il est difficile de trancher pour l’une ou l’autre interprétation. Le questionnement et les objections soulevés précédemment s’appuient directement sur la première interprétation (i). Telle quelle, la seconde (ii) ne permet cependant pas de les évacuer. Husserl ferait-il ces remarques à titre purement méthodologique, il n’en resterait pas moins qu’il suggère clairement dans d’autres passages (en particulier dans Ideen II45) une relation de dépendance entre la liberté kinesthésique et la constitution de la chose comme unité synthétique d’une pluralité d’apparitions. Et cette affirmation à elle seule pose déjà la question de savoir si la liberté en question a besoin d’être effectivement exercée pour remplir cette fonction synthétique.

Un autre problème, plus grave et plus complexe, doit encore être pris en considération. Dans les développements précédents, nous avons constamment semblé tenir que la question essentielle était de savoir si la liberté kinesthésique devait être actualisée dans un se-mouvoir effectif (un

J’agis) pour remplir sa fonction constitutionnelle, ou s’il suffisait qu’elle soit tenue par l’ego

pour une puissance disponible, librement actualisable (le Je peux). Mais cette seconde condition n’est-elle pas déjà de trop, pour ainsi dire ? En effet, la puissance kinesthésique a-t-elle besoin d’être disponible, ou même plus simplement d’être tenue pour telle, pour remplir sa fonction ? Les possibilités d’actualiser les faces de la chose invisibles mais co-visées comme présentables sont-elles nécessairement posées comme des possibilités disponibles et librement actualisables ? Dans les termes de Husserl, un acte thétique portant sur la libre disponibilité des kinesthèses est-il le corrélat nécessaire de l’ouverture intentionnelle de l’horizon interne du perçu ?

42 M. HEIDEGGER, Aristote. Métaphysique Θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force (GA33), Trad. B. STEVENS et P.

VANDEVELDE, Paris, Gallimard, 1991 (cours de 1931), p. 198 [p. 201].

43 Ideen I, §149, p. 502 [p. 312].

44 A la manière des passages d’Ideen II où Husserl explique comment peut et doit s’effectuer la démarche de mise à jour de

l’eidos, par l’exercice de variations systématiques librement orchestrées dans un processus d’imagination. Voir Ideen II, §15.a, pp. 64-65 [p. 35], et §30, p. 180 [pp. 122-123].

45

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C’est bien ce que Husserl semble suggérer dans certains passages, notamment dans la description de la mécanique intentionnelle du jugement qu’il propose dans les Méditations

cartésiennes. Pour Husserl, la co-visée des potentialités dans la perception relève manifestement

de la logique de l’activité judicative, prise dans sa généralité. La visée des faces présentables ressortit de la structure du jugement présomptif antéprédicatif. L’horizon est ainsi fréquemment qualifié par Husserl de « présomptif » et la visée en laquelle il consiste comparée à une « hypothèse »46. Et dans le §5 d’Ideen II, le Je peux est présenté comme faculté de réactiver des actes originairement instituant réalisés par le passé (et dont les acquis restent présents de manière passive et confuse), ce qui rejoint très exactement la manière dont Husserl définit ailleurs le jugement.

Dans les Méditations cartésiennes, le jugement est en effet caractérisé comme un type d’acte intentionnel consistant au sens général dans « une visée sur l’être de quelque chose »47, et ayant ceci de spécifique qu’il entretient un lien privilégié avec l’évidence, c’est-à-dire, « au sens le plus large du terme, […] l’expérience d’un étant et d’un étant-tel (So-Seiend) »48. La validité d’un jugement ne peut être tirée que de l’évidence, soit d’« expériences au sein desquelles, pour moi, les choses et les états de choses en question sont présents en tant que tels »49. Dans son principe même, le jugement présomptif (qu’il soit prédicatif ou antéprédicatif) renvoie donc à la

possibilité d’actes de validation, où pourra s’attester ou au contraire se voir invalidée sa rectitude.

Or, Husserl précise qu’un jugement qui a été fondé, c’est-à-dire vérifié dans un acte où s’est attestée sa rectitude50, pourra conserver par la suite ce caractère fondé, dans la mesure où la procédure qui en permet la validation est elle-même maintenue disponible : « On peut revenir à volonté sur une fondation lorsqu’elle est une fois pour toutes réalisée, par conséquent sur la vérité qui s’y atteste. Grâce à cette liberté de réaliser de nouveau la vérité, dont on a conscience qu’elle est alors une et identique, celle-ci devient un acquis et une possession durable, et, en tant que telle, une connaissance. »51 Il existe donc un rapport de connexion essentiel entre la visée présomptive de quelque chose et la libre disponibilité de la procédure qui permet d’actualiser ce qui est visé de la sorte52. Tout jugement présomptif comporte une référence à la procédure qui permet de réactualiser l’évidence corrélative, ainsi qu’une thèse sur la disponibilité et la libre réeffectuabilité de cette procédure. C’est cette thèse qui assure la rétention de ce qui a été actualisé lors des expériences passées, en l’intégrant à l’horizon interne de la chose.

Dans le §60 d’Ideen II, Husserl expliquera ainsi que le Je peux – qui supporte, ainsi que nous l’avons vu, la co-visée des faces présentables dans la perception – ne renferme pas seulement une représentation du mouvement, mais aussi une thèse qui « concerne le “faire”, et non le faire effectif, mais précisément le pouvoir-faire [Das Tunkönnen] »53. Le Je peux contient, en plus de la représentation du mouvement, ou plus généralement de l’acte concerné (cela proprement dit

46 MC, §9, p. 66 [p. 62]. 47 MC, §4, p. 53 [p. 52]. 48 MC, §5, p. 54 [p. 52]. Voir également MC, §4, p. 53 [p. 51]. 49 MC, §5, p. 56 [p. 54]. 50 MC, §4, pp. 52-53 [pp. 50-51]. 51

MC, §4, p. 52 [p. 51]. Voir également Les conférences de Paris dans MC, p.23 [p.23].

52

C’est un point sur lequel insiste notamment D. Franck. Voir FRANCK, op.cit., pp. 57-58.

53

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qui est pu dans le Je peux), la thèse de la réalisabilité, l’être-à-disposition de ce mouvement ou de cet acte.

Mais cette conception du Je peux est-elle compatible avec la thèse que celui-ci est le pendant subjectif de l’ouverture horizontale de l’objet ? Si c’est le Je peux qui fait corrélat à la structure horizontale de la perception, que dire du Je peux dans le cas où Je ne peux pas ou plus, que dire des situations où les possibilités de développer les potentialités pré-indiquées de la chose sont indisponibles, et que je me rapporte à elles comme telles, comme dans la paralysie ? Est-ce que, parce que je ne peux plus me lever, m’avancer vers la chose, en faire le tour, la percevoir d’ailleurs, les apparitions afférentes cessent d’être co-visées ? Est-ce que je cesse de voir des

choses quand je perds la disponibilité de mes pouvoirs kinesthésiques ? Suis-je alors rabattu sur

un être tout entier donné dans l’actualité ? Les potentialités cessent-elles de conférer au monde apparaissant son épaisseur ? En bref : le monde cesse-t-il d’apparaître54 ?

Il semble bien qu’une neutralisation complète du pouvoir kinesthésique, jusqu’à l’interruption des fonctions mêmes de la tonicité, entraîne le pur et simple anéantissement de l’apparition du monde55. Mais point n’est besoin d’invoquer cette situation radicale pour répondre aux questions ici posées. La prise en vue du cas d’une paralysie du corps laissant intact la liberté kinesthésique oculomotrice peut suffire. Dans cette situation, l’individu peut uniquement déplacer son regard dans le champ visuel tel qu’il se trouve orienté. Il ne peut plus se lever pour actualiser librement les apparitions des autres faces des objets. Force est pourtant de constater que ces faces non vues continuent de compter au monde, et les apparitions présentes continuent de renvoyer à elles. Les apparitions visuelles continuent d’exposer des choses visibles d’ailleurs et infiniment déterminables, le processus de co-visée des autres faces présentables n’est pas neutralisé, alors que l’individu n’est plus en pouvoir de les actualiser par l’exercice de sa propre liberté.

Bien entendu, le paralytique ne cesse pas de pouvoir être ailleurs : la possibilité qu’il se tienne, avec son corps, en un autre lieu de l’espace, et qu’il ait donc, de cet autre lieu, une autre perspective sur la chose, reste, comme telle, une possibilité disponible ; c’est quelque chose qui reste en principe réalisable. Ce qui se trouve impossibilisé en revanche, c’est la possibilité de se rendre par soi-même à ce lieu. Ce sont les fonctions de la spontanéité qui se voient ici neutralisées. La possibilité d’être ailleurs reste ouverte, mais le sujet n’est plus libre de se rendre ailleurs.

Cette situation nous renseigne sur un point décisif : les potentialités impliquées dans le processus de perception échappent à l’empire de la spontanéité égologique et à l’effectivité des pouvoirs dont l’ego dispose. Les faces actualisables sont actualisables en principe, et non pas pour moi qui peux ou ne peux pas les percevoir. Est-ce à dire que mes propres pouvoirs, les capacités d’action et d’intervention dans le monde dont m’investit mon corps, organe de tous les organes, ne contribuent en rien à déterminer la manière dont les choses apparaissent, ne contribuent en rien à en déterminer le sens ? Bien entendu, non. Le problème ici est d’ordre

54 Husserl évoque le cas de la paralysie dans certains manuscrits, mais, à notre connaissance, sans jamais en tirer les conclusions

qui s’imposent quant à la nature des possibilités qui déterminent le sens de l’apparaissant. Voir PETIT, op.cit., Manuscrit D 3, 1920 (St. Märgen).

55 Ainsi, différentes expériences dans le champ de la psychologie ont montré qu’une immobilisation parfaite de l’image sur la

rétine provoquait l’évanouissement de la perception visuelle. Voir R.W. DITCHBURN, Eye-movements and visual perception, Oxford, Clarendon Press, 1973 ; R.M. STEINMAN & J.Z. LEVINSON, « The role of eye movement in the detection of contrast and spatial detail », in E. KOWLER (ed.), Eye movement and their role in visual and cognitive processes, Amsterdam, Elsevier, 1990.

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génétique. Aujourd’hui, les faces non vues de la chose continuent de compter au monde quand bien même je ne dispose plus du pouvoir de les actualiser, mais ce n’était pas le cas hier. C’est uniquement parce que mon présent est l’aboutissement d’une histoire, qui y reste contenue et dont il est la pointe vivante, que les potentialités de la chose ont pu s’émanciper de ma prise kinesthésique.

Nous n’en avons pas parlé jusqu’ici, mais il est clair pour Husserl que les apparitions potentielles de l’objet, que prescrit son sens présumé à un moment t et qui sont chaque fois co-visées dans la perception, constituent un certain acquis issu d’expériences antérieures, soit de l’objet en question, soit de la classe d’objets dont il relève56. Interviennent donc ici des habitus et un certain processus de mémorisation, qui n’est ni souvenir, ni rétention primaire. Ces aspects actualisés par le passé sont retenus de façon plus ou moins précise, mais ils ne le sont qu’en tant qu’ils viennent grossir et déterminer l’horizon de potentialités qui sous-tend la perception de l’objet considéré57. On a ainsi un processus historique de sédimentation du sens. Et c’est en vertu de ce processus que la liberté kinesthésique joue un rôle constitutif dans l’exposition de l’étant. C’est parce que, lors d’expériences antérieures, j’ai par ma spontanéité kinesthésique pu faire apparaître d’autres faces, que la face unique que je perçois aujourd’hui co-expose des faces non vues, et, par un passage à la limite, un objet spatial visible en droit de toutes les directions.

On s’en rend compte, la compréhension de ces questions exige donc de prendre la mesure du caractère fondamentalement historique de l’agent percevant. Les dispositions pratiques du sujet contribuent à la mise en place de principes d’organisation du champ phénoménal qui finissent par se stabiliser et acquérir une forme d’autonomie à leur égard58. Et il semble qu’à force d’habitude, de disponibilité effective des aptitudes considérées, les horizons de potentialités leur correspondant subissent une forme de fossilisation, de sorte que l’indisponibilité de ces aptitudes ne suffit plus à défaire les systèmes de mise en sens qui régulent la compréhension que l’agent a de son monde ambiant. Ce qui apparait comme pouvant être fait finit par correspondre purement et simplement à ce qui a pu l’être.

3 LE MODE D’EFFECTIVITÉ DU POSSIBLE DANS LA PERCEPTION.FOSSILISATION DES HORIZONS ET

STERESIS

La thèse que les dispositions du sujet percevant contribuent à la structuration du champ perceptif, ou plus généralement à l’institution du sens avec lequel s’offre spontanément l’étant perçu, semble à première vue exposée à une objection majeure, que nous avons commencé d’apercevoir dans les développements précédents, mais que nous n’avons pas encore véritablement systématisée : à savoir que la perte, neutralisation, ou indisponibilité de ces dispositions ne semble pas entraîner la reconfiguration du monde et du sens qui devrait y répondre. Le monde ambiant qui apparait dans la perception, bien que manifestement calibré sur nos capacités d’action, semble en effet profiter d’une espèce d’émancipation par rapport à ces capacités telles qu’elles sont en fait. Comment justifier que les structures du monde perçu font

56 Sur ces questions, voir en particulier EJ, §25 et §26.

57 « Au cours du mouvement, chaque moment de distinction, pour ainsi dire, se trouve enregistré dans l’“objet”, ce qui est

distinctement appréhendé se trouve intentionnellement maintenu et sert à l’enrichissement de l’implication. » (CE, Appendices, p. 393 [p. 340]) Voir également EJ, §26.

58

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corrélat aux dispositions pratiques de l’individu, si ces structures continuent de réguler le sens de l’apparaissant quand les dispositions dont elles sont censées être le pendant intentionnel sont indisponibles ?

On peut apporter des éléments de réponse à ce problème en se focalisant non plus sur les kinesthèses et l’horizon des apparitions potentielles de la chose perçue, mais sur ce qu’on peut appeler les potentialités performatives.

Husserl ne traite ce point que de façon marginale – qui ressortit pour lui d’une couche de sens située très haut dans l’étagement des constitutions59 –, mais les potentialités impliquées dans la perception des choses peuvent tout aussi bien concerner l’« usage » que nous pouvons faire de ces choses, les possibilités pratiques que ces choses mettent à disposition. S’annoncer comme objet matériel dans l’expérience perceptive, c’est promettre la déployabilité d’un ensemble d’horizons où seront perçus des faces et détails pour le moment invisibles, qui détermineront de manière plus précise le sens de l’objet. Mais c’est également prétendre mettre à disposition un ensemble de possibilités pratiques dont nous avons l’intelligence et que nous prenons constamment en considération quand nous organisons notre comportement, planifions nos actions, raisonnons avant d’opter pour une stratégie pratique, etc. A chaque instant, nous sommes conscients des possibilités que notre situation recèle, des opportunités qui nous sont ouvertes60. Notre expérience perceptive anticipe constamment ce que la présence de l’étant implique en termes de potentialités performatives : tout ce que les choses offrent de faire et de ne pas faire – leurs affordances, pour reprendre le concept de J.J. Gibson. Et nos aptitudes à commercer avec l’environnement, les technè que nous maîtrisons à travers notre corps, remplissent ainsi une fonction régulatrice fondamentale dans la détermination du sens avec lequel se présente l’étant dans la perception. Elles font en quelque sorte office de grille de lecture.

La manière dont nos capacités d’action concourent à déterminer le sens de l’étant dans la présentation perceptive est particulièrement manifeste dans le cas du processus de spatialisation du monde ambiant, en premier lieu l’installation des objets perçus dans un gradient de distance. Disposer l’objet dans la distance, c’est essentiellement le référer à notre pouvoir d’y accéder. La distance phénoménale est calibrée sur notre capacité à nous mouvoir. De nombreuses études de psychologie ont ainsi montré qu’intervenait un processus de réorganisation de l’espace phénoménal et du gradient de distance quand les capacités d’intervention et d’accès du sujet percevant se voient modifiées. Si le sujet dispose d’un bâton pour atteindre des cibles, celles-ci tendent à être perçues comme plus proches, l’usage de l’outil induisant une forme de constriction de l’espace ambiant61. Inversement, si le sujet se trouve épuisé pour avoir fourni un effort physique important ou est lesté d’une charge rendant ses déplacements plus difficiles, il tend à percevoir les objets comme plus éloignés62. Pour les auteurs de ces études, cela signifie

59

En l’occurrence ce que Husserl appelle les prédicats pratiques et valeurs d’usage, fondés sur la couche de la chose matérielle. Voir en particulier Ideen II, §49.e et §50.

60 On le sait, c’est cette dimension de la phénoménalité que Heidegger met au premier plan dans l’analyse de l’être-au-monde

quotidien qu’il propose dans Être et temps, avec l’affirmation d’un primat phénoménologique de l’utilisable (Zuhanden).

61 J.K. WITT, D.R. PROFFITT, W. EPSTEIN, « Tool use affects perceived distance, but only when you intend to use it », in Journal

of experimental psychology: Human perception and performance, 31 (5), 2005, pp. 880-888.

62

D.R. PROFFITT, J. STEFANUCCI, T. BANTON, W. EPSTEIN, « The role of effort in perceiving distance », in Psychological Science, 14, 2003, pp. 106-113 ; J.K. WITT, D.R. PROFFITT, W. EPSTEIN, « Perceiving distance: A role of effort and intent », in Perception, 33, 2004, pp. 577-590.

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