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SE SOULEVER CONTRE CE QUI EST LÀ

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Academic year: 2022

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SE SOULEVER CONTRE CE QUI EST LÀ…

Claude Rabant

Éditions Hazan | « Lignes » 1994/1 n° 21 | pages 134 à 149 ISSN 0988-5226

ISBN 9782850253614

DOI 10.3917/lignes0.021.0134

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://preprod.cairn.info/revue-lignes0-1994-1-page-134.htm

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CLAUDE RABANT

SE SOULEVER CONTRE CE QUI EST LÀ •••

« Se soulever contre ce qui est là, pour se faire les gardiens des vivants

de l'éveil et des morts>>, Héraclite, frag. 63'.

(les camps ont fait trembler, définitivement, l'ici et le maintenant, notre corps dans son inscription, sa tenue symbolique. Ils ont détruit le sol d'une certitude, d'une coïncidence, même douloureuse, de l'homme avec soi. Car nous avions cru savoir ce qu'était le lieu- du langage, de la pensée)

C'est un fait que Robert Antelme a su, dès 1947, donner sens à l'expérience des camps.

Le sens d'un événement inimaginable, mais non pas impensable.

Non pas radicalement autre ni contraire à une « nature >> humaine qu'il trans- gresserait définitivement - car il n'est pas ici question de « nature >>. Espèce n'est pas nature. Le scandale n'est pas dans la transgression d'une nature par l'événement qui la nierait toute, mais dans la possibilité même d'un tel événe- ment à l'intérieur de l'humanité comme espèce.

L'espèce des vivants et des morts.

1. Traduction]. Bollack et H. Wismann, Héraclite ou la séparation, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 212.

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(Une étrange faiblesse). Une étrange faiblesse devant l'écriture qui constitue l'espèce.

Comment un tel événement est-il possible à l'intérieur de l'espèce humaine elle-même ? Comment est-il possible qu'un tel événement la montre, plus à nu que tout autre? Comment est-il possible que, loin de la détruire, il fasse surgir de façon absolue la solidarité et l'unité de l'espèce humaine, sa singularité?

(Comment la pensée, non seulement fut alors possible, mais affaire de survie -la raison elle-même affaire de survie.« Militer, ici, c'est lutter raisonna- blement contre la mort »2La raison, pas à pas, accompagne l'écriture de Robert Antelme. Du coup, c'est rompre, absolument, avec toute complicité sadomaso- chiste, toute ombre ambiguë de jouissance. En ce sens, L'Espèce humaine fut et demeure un livre militant.)

Ce n'est pas non plus un événement qu'on pourrait juger, au regard des '' lois » de l'histoire, comme une aberration incompréhensible. Pour unique et incommensurable qu'il soit, l'événement des camps n'en appartient pas moins à l'histoire humaine comme telle, à l'histoire métaphysique de l'espèce, une histoire sans téléologie, sans providence, sans théodicée. La question de la provi- dence, de la téléologie, de la théodicée, ne se pose même pas. Le mal est , une fois pour toutes. Cette fois-là pour toutes les fois. Le mal n'est pas même l'objet d'un étonnement, qui serait encore une hésitation, mais seulement d'un affrontement, qui est une décision instantanée, définitive. L'évidence du mal, c'est peut-être ce qui, au bout du compte, a soutenu Robert Antelme. L'évidence indéniable, intrinsèque, du mal. Non pas la maladie de la mort, mais la mort comme mal absolu, mal rendu absolu. L'espèce humaine trouve son unité dernière devant le mal absolu de la mort - qui était encore une espèce inouïe du mal et de la mort, une espèce que seule l'espèce humaine pouvait produire pour elle-même, mettre au jour de façon à la fois historique et anhistorique, transgressive de toutes les pathologies. Les camps ne relèvent pas d'une pathologie assignable, quelle qu'elle soit. Ils ne sont pas un degré dans le mal, ils sont l'émergence unique et définitive (infinie) du mal absolu. Ils ne relèvent donc, non plus, d'aucun pathos, 2. Robert Antelme, L'Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 45. Réed. Tel Gallimard, 1978.

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d'aucune stratégie de séparation, de mise à part ou d'ablation : le mal absolu de la mort, c'est, devant nous, ce qui est là.

C'est pourquoi l'expérience des camps est proprement inimaginable. Cela veut dire, dans son instant même, destructrice de l'ici et du maintenant.

L'homme vit parce qu'il peut s'imaginer, inscrit dans un ici et dans un mainte- nant qui le portent, le cernent. Il ne sait pas qu'il s'imagine, mais c'est ce qui le fait vivre, lui donne sa consistance, sa connivence avec lui-même. Tuer un homme, de cet absolu du mal, c'est lui rendre« ici>> et« maintenant>> sa propre vie inimaginable, précisément détruire cet « ici >> et ce « maintenant » où il se trouve. « Est-on bien ici ? Le calme peut s'étendre ici aussi, un effort devient nécessaire pour vérifier que j'y suis bien, exclusivement, pas ailleurs. Le même principe d'identité que le S.S. voulait établir hier en me demandant de répondre

"oui" à mon nom, je ne cesserai pas de tenter de le reconstruire pour m'assurer que c'est bien moi qui suis là. Mais cette évidence fuira toujours comme elle fuit maintenant >>3Chaque instant devient un effort (inimaginable) pour vérifier que je suis bien « ici >>, que cet « ici >> constitue le « maintenant >> qui se déroule sous la forme de mon identité. Cette identité fuit, le Cogito fuit, avec la possibi- lité d'identifier le lieu, de s'identifier au lieu et d'identifier ce lieu au maintenant. Les camps, non seulement détruisent l'image actuelle de cet ici- maintenant qui soutient l'identité, mais la coupent de toute autre image possible, passée ou future, la brisent dans son ailleurs (son là-bas). Ce n'est pas seulement depuis son après coup qu'un tel événement devient inimaginable, il l'est dans son expérience même, là : impossible à imaginer à l'instant même où il se déroule, doit se « vivre >>, s'instituer en « présent >>. En ce sens (son sens même, son sens de mal absolu), c'est un événement sans présent, auquel il est impossible d'être présent.

Le mal absolu de la mort, c'est donc cela: l'impossibilité d'être présent à la mort même, la mienne comme celle de l'autre, quelle qu'elle soit. La mort n'a plus de signe, n'oriente plus la vie vers un dehors. Et tout, dans les camps, allait vers cela : dérober absolument à chacun (pris dans le nombre, pris comme élément sans nom du nombre) l'instant et l'instance de sa mort, déserter absolu- ment l'instant de la mort. La programmation de la mort nazie fut ce vol même, le plus inimaginable qui soit (l'illusion dans laquelle on maintenait les gens jusqu'au dernier instant, l'interdiction de toute parole annonciatrice du destin 3. Ibid. Op.cit., p. 39.

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imminent, étaient la logique ultime de cet annulation identitaire. « Et si quelqu'un devait demeurer repéré, pour ne pas le perdre, les kapos dessinaient un cercle rouge et un cercle blanc dans le dos de sa veste rayée » \ Prendre la vie, toutes les cultures l'ont fait et le feront (c'est ainsi qu'elles fabriquent leur

« sens » ). Mais prendre la mort, et avec elle le signe de l'identité, le visage, nulle n'avait conçu de le faire. Comme si, pour concevoir cela, il fallait que la mort tue la mort, commence à tuer partout le sens et le signe de la mort, broie des morts innombrables pour s'annihiler elle-même comme signe et comme destin à force de s'exhiber, de se naturaliser à longueur d'elle-même. Se faisant appa- raître comme l'horizon d'une nature absolue, presque sans forme ni contenu, mais absolument pleine, une substance autophage, sans autre sens que sa propre dé-signification. Robert Antelme dit que les corps deviennent de la « matière à S.S. ». S.S. est ici le signifiant même de ce mal absolu de la mort : les corps sont devenus de la matière à mort . La mort, à l'instant où elle règne absolument, se nie absolument comme sens et comme destin pour devenir autophagie sans fin.

L'essence du fascisme n'est pas de sacrifier la vie, mais de tuer la mort, de faire régner la mort de la mort, d'en infecter la vie, qui perd ainsi tout autre sens que la force pure.

Qu'est-ce que la force nue, la force brute ? Un atome itératif de négation :

«Je ne veux pas que tu sois ». Cela n'a pas de sens. Cela nie son propre sens (une telle énonciation détruit son propre sol). Car il n'y a de sens que dans un minimum d'altérité. Telle est la contradiction : la force brute renie sans cesse la condition de possibilité de son propre sens minimal, et ce sens minimal la renie sans cesse. Elle demeure toujours elle-même sur le versant mortel, autodestructeur. Cela ne forme pas un État. La loi S.S. ne tend pas vers une puissance d'État, n'en procède pas, demeure totalement machinique, atomisée, atomisante. Crée des atomes de violence qui s'enfoncent et s'épar- pillent en se fragmentant dans la matière. Crée l'arbitraire sous la règle, le sans mesure sous l'organisationnel (« Sans tenir compte des différents types d'organisation qui existaient entre certains camps, les différentes applications d'une même règle pouvaient augmenter ou réduire sans proportion les chances de survie. >>5). Ne tend pas à capter une conscience, un aveu, une signature, un 4. Ibid. Op.cit., p. 57.

5. Ibid. Op.cit., Avant-propos, p. 9.

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sujet abaissé, anéanti mais reconnaissant (ne s'oriente vers aucune légitimité potentielle), elle vise les corps, l'anéantissement des corps (l'illégitimité absolue). La destruction de l'abri, de la matrice - non pas l'être coupable, mais le devenir-néant. Ainsi involuée, la mort ne peut plus avoir de nom, de sens, de lieu, d'instant. Le nom de la mort est liée au nom et au sens de l'être humain. Dans une mort si involuée, si inimaginable, il n'y a plus d'éveil, ni à la vie, ni à la mort. Se soulever, s'insurger contre cela, c'est bien se faire le veilleur des vivants et des morts, veilleur vigilant des vivants éveillés et des morts endormis, de leur séparation et de leur antithèse qui fait tenir notre monde.

«L'antithèse des vivants de l'éveil et des morts couvre le monde entier des êtres par l'opposition la plus forte: les vivants absolument vivants et actifs et les morts absolument morts et réduits à l'état de cadavres ( ... ) Les cadavres (nekroi) sont aux morts de la vie ce que les endormis de la veille sont aux vigi- lants »6Respiration de la pensée dans la séparation.

À l'inimaginable il faut opposer une décision, un choix, qui est l'imagina- tion elle-même. Se soulever de face. Lever la face vers ce qui n'en a pas.

S'insurger. « On s'insurge contre l'opacité du réel et contre la partialité fictive des faits >>7 L'imagination est la vigilance même : imaginer, se forcer à imaginer, pour pouvoir penser l'inimaginable, retrouver un corps qui veille.

Un choix qu'on pourrait appeler, au-delà de toute partialité fictive, un style, mais réduit à sa plus simple expression, à la construction tâtonnante d'une expression de visage : ce qui soulève et grave sa ride en produisant sa propre chair, reconstruit à tâtons le lieu d'appartenance et de soulèvement du visage, son propre soulèvement de face, prolégomènes à la parole. « Il était clair désor- mais que c'était seulement par le choix, c'est à dire encore par l'imagination, que nous pouvions essayer d'en dire quelque chose >>8Le bout de miroir. L'or du temps perdu. Un bout de temps perdu, imaginable, est, au fond du devenir- néant, le plus précieux des biens. Une pépite. La vie même(« La musique, la musique, c'était la vie >>,dit Greta Hoffmeister•). L'existence d'un là-bas. Pour

6.]. Bollack etH. Wismann, Héraclite ou la séparation, p. 213.

7. J. Bollack etH. Wismann, ibid. Op.cit., p. 213.

8. Ibid. Op.cit., Avant-propos, p. 9.

9. Joza Karas, La musique à Terezin 1941-1945 , Gallimard 1993. Cité dans Terezin chantait, Le Monde, 14-15 novembre 1993. <<La musique, la musique, c'était la vie, affirme aujourd'hui Greta Hoffmeister dans un éclat de rire >>.

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être << ici >>, il faut pouvoir s'imaginer dans un là-bas. « Ce dimanche-là, je tenais ma figure dans la glace. Sans beauté, sans laideur, elle était éblouissante.

Elle avait suivi, et elle se promenait ici. Elle était sans emploi maintenant, mais c'était bien elle, la machine à exprimer >>10Au retour des camps, le phénomène est presque inverse. Il faut extraire, de nouveau, la « machine à exprimer >> d'un là-bas qui ne fut pas un ici. Forcer un nouveau visage à naître de la négation de toute forme humaine 11Revivre, c'est réinsérer cet inimaginable dans une trame, un semblant de trame, un semblant tout court, lui forer un temps dans ce qui n'en a pas eu, n'a pas eu de présent, de face. Un choix. Le choix tout court:

non pas celui de répéter, de redire - au sens où Dante parsemait son poème de ce verbe : io non so ben ridir , je ne saurais bien redire la vision, le lieu parcouru, l'existence déjà traversée, selon l'essence (occidentale) du récit, avec son au-delà toujours présent, présent de cette présence qui guide le texte, l'oriente jusque dans sa faiblesse et ses imperfections, le produit selon le rythme du chant et de la mémoire, du voyage initiatique et du retour. Écart des temps du récit et vitesse de la retrouvaille. Il faut dire que le retour des camps n'est pas un retour, n'a pas de vitesse. Et que le texte de Robert Antelme ne redit pas, n'est pas un chant ni une évocation. Il tente de produire pour la première fois l'ici et le maintenant qui n'ont pas eu de lieu, qui ont été abolis au fur et à mesure dans leur inappropriation, immobiles dans cette inappropriation. (Mais le choix était déjà ce qui permettait de tenir, d'être la singularité qui s'oppose à la confusion du nombre:« Les S.S. qui nous confondent ne peuvent pas nous amener à nous confondre. Ils ne peuvent pas nous empêcher de choisir. 1 ci au contraire la néces- sité de choisir est démesurément accrue et constante. ( ... ) L'homme des camps n'est pas l'abolition des différences. Il est au contraire leur réalisation effec- tive >>12.) Il produit un récit pour dire sans redire la machination d'une absence

10. L'Espèce humaine, ibid. Op.cit.,p. 58.

11. Dionys Mascolo, Autour d'un effort de mémoire . Sur une lettre de Robert Antelme , Ed.

Maurice Nadeau, Paris, 1987. Dans cette lettre, R. Antelme écrivait notamment: <<Alors, va-t-il falloir que je me "reclasse", que je me rogne, que l'on ne voie de nouveau qu'une enveloppe lisse? ( ... )j'ai le sentiment, que n'ont peut-être pas tous mes camarades, d'être un nouveau vivant, pas au sens Wells du mot, pas au sens fantastique, mais au contraire au sens le plus caché.

( ... )j'ai d'ailleurs une crainte, je dirai presque une horreur de rentrer dans cette coquille( ... ) Tous mes amis m'accablent avec une satisfaction pleine de bonté, de ma ressemblance avec moi-même, et il me semble que je vis à l'envers le Portrait de Dorian Gray. Il m'est arrivé l'aventure extra- ordinaire de pouvoir me préférer autre>> (pp. 14-17).

12. Ibid, p. 93.

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de récit qui suscite sa propre négation (on sait aujourd'hui à quel point les nazis avaient machiné les camps en vue d'une absence définitive de récit, d'une silen- ciation de mort). Il fore une parole dans une incommensurable défaillance de langage où se suscite une écriture.

Cette défaillance a nom« suffocation>>. Syncope du lieu même d'où la parole peut s'élancer, resserrement affolant de son lieu de naissance, de son souffle originaire, de sa forge. «

A

peine commencions-nous à raconter que nous suffo- quions >>13La forge de la parole qui raconte est impossible, elle s'écrase sur le mur d'un défaut de langage

C'est pourquoi le récit devient un choix obligé, une décision absolue, l'affrontement voulu, mais d'une volonté comme dépouillée de sa libre gloire, au mal radical lui-même. Le choix d'une particularité extrême. « Dans la particula- rité extrême, ils [les insurgés] deviennent [le verbe s'oppose à la fixation de la chose marquée par le verbe: être là] aptes à distinguer ce qu'il faut conserver en rejetant le joug de la présence >>14L'imagination reprend sur l'inimaginable le droit et la volonté de penser, reconquiert l'ici et le maintenant d'un corps irre- posé, selon une volition qui est sa loi même, l'incision d'un présent en devenir qui déshallucine la frénésie du besoin impossible de dire. Ce n'est donc pas un langage qui représente une scène (des scènes insoutenables), mais des mots qui créent directement leur propre dehors, selon leur propre devenir, s'ouvrent directement sur leur manque-à-dire pour le penser, le penser de nouveau dans un rapport à soi de l'espèce humaine. Alors, dans le choix, la particularité extrême vient coïncider avec l'unité et la singularité extrêmes de l'espèce humaine et s'ouvrir à elles. C'est pourquoi le récit est immédiatement son propre sens et son propre sol, sa propre volonté, son propre éveil, ne racontant que pour tenter d'arracher de la signification là où ne seraient sinon que néant et opacité de délire. Ce n'est même pas une urgence, mais l'imprescriptible nécessité de refaire du destin, de la séparation, là où le destin, la séparation, ont été détruits.

S'insurger pour que la face humaine, de nouveau, s'insurge contre la partialité des choses - << les choses elles-mêmes, prises là où elles sont, à la surface du monde, loin des attaches qui, dans l'invisible, les enracinent >>15

13./bid., Avant-propos, p. 9.

14. J. Bollack etH. Wismann, Héraclite ou la séparation, p. 213.

15. J. Bollack etH. Wismann, ibid., p. 213.

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(C'est la face elle-même qui fait que l'être est ce contre quoi nous pouvons nous soulever, nous dresser pour être un<< nous>>.)

Respirer alors, c'est penser. Le respir est la pensée, le recommencement de la pensée. Le respir de la séparation.

D'où les temps du récit, surtout cet imparfait presque intraitable, en train d'inscrire ce qui se défait, au voisinage de ce passé simple qui rend plus présent que le présent, bouleverse par un tact de l'intouchable, et qui ouvre le texte, dans une respiration silencieuse : «je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D'autres à côté de moi pissaient aussi; on ne se parlait pas »16Ce n'est pas la parole qui trace, mais le corps, les gestes ultimes qui ouvrent la nuit sur son absence de repos : « Il ne faisait pas noir; jamais il ne faisait complètement noir ici ». Abort : la vie repliée sur son non lieu, retirée dans l'évacuation du corps par lui-même, évadée vers sa liberté de détresse et de colique ( « ••• le S.S. ne sait pas qu'en pissant on s'évade »17).

Et puis, une fois que nous sommes pris dans ce goulet, dans cette intaille de l'enfer, cette fente de l'« ici » resserré vers le néant, le présent éclate dans un

« maintenant » qui ne nous lâchera plus, tente de doubler sans cesse l'« ici » qui s'échappe, ne lâchera plus le récit pour l'obliger une fois pour toutes à être ce lieu où l'on ne peut pas être. «Nous sommes sortis du black, et nous avons gravi la pente qui mène à la Place d'Appel, où nous sommes maintenant »18

« L'enfer est ici», disait Marlowe dans son Faust, mais ici l'enfer n'est plus un ici. Il ne peut plus y être question de diabolique ni de signature, de sang ni de pacte. Seulement de ce maintenant où le pacte même se détruit.

C'est ce « maintenant » inéliminable qui nous fait entrer dans le « nous » qui fonde l'ultime appartenance à l'espèce humaine, à son unité et à sa singularité. Ce

« nous » est une frontière absolue, irréductible. Qui nous isole dans l'être, nous enferme au bord de la nature, nous interdit d'être autre chose que des insurgés, nous interdit d'être religieux, c'est à dire reliés par un pacte prescrit, cohérent, à l'Autre, fût-ce en tant que providence diabolique extorquant notre signature en vue de notre propre exécution (en ce sens le nazisme n'a rien à voir avec le totali- tarisme stalinien, dont la violence, d'un certain point de vue, ne sortait pas du

16. L'Espèce humaine, Op.cit., p. 15.

17. Ibid., p. 40.

18. Ibid., p. 24.

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pacte, extorquant encore l'aveu et la signature, la conscience et la culpabilité, au bord de l'exécution décidée, idéologisée d'avance au nom du grand tout). Ici, rien que la poussière des sans-noms et des corps-cadavres où le cadavre même s'abolit. Non pas en vue d'un tout mais en vue du néant (le mot de « néant »

même est de trop, un mot manque pour dire, en même temps que l'effacement, le lieu d'abîme où plonge la vue).

«Nous sommes le nombre, le nombre ... »19Le nombre de la matière retour- nant à l'inerte, la dissolution du visage oubliant sa forme, irreconnaissable entre tous. La fente culière, le jet de matière fécale que nous sommes dans le dernier reste de vie, la dernière maintenance que nous laisse la mort défaite, la mort violée. Voilà l'être que, maintenant, nous sommes . « Quelque chose est apparu sur la couverture étalée. Une peau gris noir collée sur des os : la figure. Deux bâtons violets dépassaient de la chemise : les jambes. Il ne disait rien. Deux mains se sont élevées de la couverture et chacun des types a saisi une de ces mains et a tiré. Les deux bâtons tenaient debout. Il nous tournait le dos. Il s'est baissé et on a vu une large fente noire entre deux os. Un jet de merde liquide est parti vers nous. Les mille types qui étaient là avaient vu la fente noire et la courbe du jet >>20

« C'était par la merde qu'on avait su qu'il était vivant >>21La mort, non seule- ment ne peut se dire, mais devient indiscernable, n'a plus d'instant propre, de scansion, ne se scinde plus du dernier instant, ni de l'instant précédent, colle à la vue comme cette peau de visage gris noir sur les os. La vie n'est plus visage, mais fente culière; la mort, toute notre peau désormais, ne respire plus sous la vie pour la soulever de terre, lui arracher un dernier souffle. Ici pas de dernier souffle. Pas de respiration de la mort. Pas de vie expirant. La seule suffocation jusque dans l'ultime vue de la fente noire.

L'imagination de ce réel jamais vu, de cette vue collective d'abîme (« Mille hommes ensemble n'avaient jamais vu ça >> ), nous oblige à penser la mort au-delà du cadavre, au-delà de « ce quelque chose qui n'a plus de nom dans aucune langue >>, dont parlait Bossuet, dans son Sermon sur la mort - car peut-il y avoir cadavre sans une forme humaine à offrir à la mort en hommage singulier à son ravage collectif ? Sans une altérité qui le recueille dans quelque repos ? Sans

19.lbid., p. 25.

20.lbid., p. 34.

21.Ibid, p. 35.

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la métaphore d'un tombeau? Ici le ravage a lieu sans cesse, il est « la vie >> qui enfonce le collectif dans le singulier, enfonce la mort dans le souffle, nul n'a plus rien à offrir à la mort que du déjà-mort, rien ne bascule, puisque tout bascule sans cesse, le cadavre est devenu la loi. Le cadavre de la loi elle-même, au-delà de l'antithèse des vivants et des morts. Il n'y a plus de cadavres pour veiller face aux vigilants, parce que le cadavre, c'est la loi.

Telle est la « place d'appel », le lieu de communication où il n'y a plus de nom pour soutenir le signe ni de signe pour graver le nom - où l'appel est immédiatement enclenché sur la destruction et la négation de l'énonciation, l'annulation des signifiants. Une élection abominable, infecte.

- des lieux imprécaires.

(Pas même abrités, chez Robert Antelme, par le signifiant juif. « On devient très moches à regarder. C'est notre faute. C'est parce que nous sommes une peste humaine. Les S.S. d'ici n'ont pas de juifs sous la main. Nous leur en tenons lieu.

Ils ont trop l'habitude d'avoir affaire à des coupables de naissance. Si nous n'étions pas la peste, nous ne serions pas violets et gris. »22.)

La« loi S.S. ».La communauté du mal avec lui-même-« le froid S.S. ».Une loi qui enlève et détruit toute métaphore, tout signifiant << propre » pour en faire de la peste. Une loi qui souffle, comme une bombe à fragmentation, la métapho- ricité même. Robert Antelme ne restaure pas une métaphore, il montre ce qui, au-delà de toute métaphore, ne peut être détruit, résiste absolument, la volonté humaine. « La volonté subsiste seule au centre, volonté désolée, mais qui seule permet de tenir. Volonté d'attendre »23L'espèce humaine n'est pas une méta- phore. Elle ne se transporte pas, ne s'emporte pas (ne se relie pas, n'est pas religieuse). Plongée dans le néant du néant, elle reste matérielle, inaltérable, os ultime que notre mort décharne. Dans le charnier encore, l'espèce, le nom commun s'acharne.

Une essence, un fragment d'essence, un fragment froid de la loi a ainsi été révélé, dévoilé, taillé jusqu'à l'os. Puisque la loi S.S. a eu lieu, elle appartient,

22. Ibid., p. 81.

23. Ibid., p. 81.

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d'une certaine manière, à l'essence de la loi. Il n'est pas possible de dire qu'elle n'a pas existé comme loi ou qu'elle n'est qu'une pure non-loi, une non- humanité : elle nomme le mal comme loi. Puisque les S.S. ont existé, ils appartiennent, une fois pour toutes, à ce qui est ils sont partie prenante de l'espèce humaine, de son devenir (de son futur antérieur). « Mais nous ne pouvons pas faire que les S.S. n'existent pas ou n'aient pas existé. Ils auront brûlé des enfants, ils l'auront voulu. Nous ne pouvons pas faire qu'ils ne l'aient pas voulu. Ils sont une puissance comme l'homme qui marche sur la route en est une.

Et comme nous, car maintenant même, ils ne peuvent pas nous empêcher d'exercer notre pouvoir >>24. Cette loi inimaginable est une partie de la face cachée de la loi, une puissance ou une volonté qui « nous >> appartient encore, volonté contre volonté, en tant qu'espèce humaine, et c'est justement cela qui fait que nous pouvons la retourner et nous soulever contre elle. C'est parce qu'elle est encore et simplement volonté humaine qu'en fin de compte elle ne peut rien contre nous. Elle ne peut que s'abaisser et se nier elle-même devant nous, ejvnqa, quand nous la forçons à prendre face, à renier et détruire son propre mythe.

Ce mythe, c'est ce qui soutient et détruit en même temps le SS. Un éclat. Un fragment de soleil, de mythe, anéantissant celui-là même qui le porte, l'abrutis- sant. Le livrant comme une bête, un con, au besoin que l'autre soit là pour le reconnaître, jusque dans le geste d'effacement de cet autre : « Weg! >>. Une impuissance métaphysique, née d'une contrainte métaphysique. « Le silence, il l'a fait. Il hoche la tête. Il est le plus fort, mais ils sont là, et il faut qu'ils y soient pour qu'il soit le plus fort; il n'en sort pas »25L'effacement (l'affacement) ne peut totalement anéantir l'existence, la face de ce qui s'efface, le silence ne peut totale- ment silencier l'être. « Leur injure ne peut pas nous atteindre, pas plus qu'ils ne peuvent saisir le cauchemar que nous sommes dans leur tête : sans cesse nié, on est encore là >>26Telle est le ressort dernier de la raison, la résistance de la volonté d'être à l'effacement: la source et la force de l'écriture elle-même, son chemin à la fois droit et courbe.

« Le règne de l'homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les S.S. ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même

24.Ibid., p. 79-80.

25.Jbid., p. 42.

26. Ibid., p. 57.

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espèce et dans la même histoire. Il ne faut pas que tu sois :une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matière neutre. Il ne faut pas que tu sois , mais ils ne peuvent pas décider, à la place de celui qui sera cendre tout à l'heure, qu'il n'est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dépend de nous, de notre acharnement à être qu'au moment où ils viendront de nous faire mourir, ils aient la certitude d'avoir été entièrement volés. Ils ne peuvent pas non plus enrayer l'histoire qui doit faire plus fécondes ces cendres sèches que le gras squelette du lagerführer >>27

L'histoire procède d'une volonté qui devient, d'un acharnement à être qui dépasse et défie infiniment toute humiliation, tout anéantissement lent, tout arrêt sur mort. Le reste infrangible de la particularité (ce « maintenant >> que nul ne peut m'arracher) saute par dessus la mort, vole le prédateur de sa proie à l'instant même où il croit l'avoir anéantie. Le neutre de l'espèce résiste, par delà tous les signifiants locaux et déterminés (des religions, des peuples, des classes), à la destruction et sème la discorde féconde des singularités irréductibles, des distinc- tions inédites qui nient l'indistinction. << Plus on se transforme, plus on s'éloigne de là-bas, plus le S.S. nous croit réduits à une indistinction et à une irresponsabi- lité dont nous présentons l'apparence incontestable, et plus notre communauté contient en fait de distinctions, et plus ces distinctions sont strictes >>28

Une dialectique trans-hégelienne, méta-hégelienne, réduit à rien, d'un trait, par l'affirmation de ce « nous >> irréductible (qui devient communauté clandes- tine de particularités extrêmes), toute la mythologie nazie, l'anéantit sous le sceau d'une certitude qui inclut la rencontre, dans le maintenant, du neutre irré- ductiblement singulier de l'espèce avec l'ensemble de toutes les particularités et de toutes les différences qu'elle peut contenir. La machine nazie, mythe réalisé, est un monstre animé d'une âme dérisoire, d'une volonté stupide - machine énorme à laquelle la « machine à exprimer >>, la face humaine, avec sa langue inviolable, sa volonté clandestine, sa particularité inestimable, suffit à tenir tête, réduisant le S.S. à un point minuscule « enfermé lui aussi dans les barbelés, condamné à nous, enfermé dans la machine de son propre mythe >>29

27. Ibid., p. 79.

28. Ibid., p. 93.

29 . Ibid., p. 50.

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Le sacré, à force de blasphème, de désir clandestin, d'attente de signaux inaliénables, subsiste, indestructible en tant que volonté humaine. La volonté dépasse d'un coup, d'un saut unique, la simple nervure de la volonté de survivre;

découvre, comme l'absolue première fois, le nom commun de l'espèce, sa marque en deçà de tout désastre, dans les « objets historiques » que nous sommes devenus; produit ce retournement de la cendre sèche en fécondité, de la destruction en acharnement à être. Arrache le sacré aux dieux obscurs, le leur enlève définitivement pour le confier à l'espèce, au« sentiment ultime d'apparte- nance», à l'histoire qu'on ne peut enrayer.

L'espèce humaine- texture unique et sans couture, déchirée, de la loi.

« Non, cette maladie extraordinaire n'est autre chose qu'un moment culmi- nant de l'histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d'abord que l'on fait l'épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur forma- tion en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l'approche de nos limites: il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous sommes des hommes comme eux que les S.S. seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en cause l'unité de cette espèce qu'ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême - où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître - de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet ancien

"monde véritable" auquel nous rêvons >>30

Linné contre Darwin- telle est ici la raison. La fixité de l'espèce fait l'unité de l'histoire. L'unicité et la singularité de la frontière spécifique annoncent une éthique généralisable face à l'écrasement de l'homme, une position globale de la conscience devant les variations du devenir historique. Mais aussi, dans le choix, la particularité extrême dessine une conscience clandestine, une conscience de la déchirure de la loi, de la fragilité intraitable, de la lettre suffoquée.

Loi, espèce : substance athée de l'homme, fixe, insonore, à peine visible, 30./bid., p. 229.

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blanche comme une arme blanche cachée sous le manteau, la lettre avant qu'elle ne se rue, ne se précipite dans le souffle, les formes, la voix, la parole, l'écriture, ie geste, le mouvement de l'histoire, la violence du devenir. Lettre suffoquée, pure coupe dans la respiration, diaphragme inimaginable, trait de mi-corps, arrêt de l'inspir sur l'expir, de l'expir sur l'inspir, incisant brusquement, d'un seul couperet de temps, les deux mouvements l'un dans l'autre. Asthme de la lettre.

Asthme/athéisme. Valeur sacrée de la créature (de la littérature). La mort devenue mal absolu ouvre un espace inaperçu des religions, une limite ineffa- çable en deçà de la dévotion et de la sujétion à l'Autre. Une limite qui est corps, qui est notre corps. Ur1e brèche dans le platonisme. « Cette libération que le chrétien pouvait penser tcouver là-bas dans la mort, il ne peut la trouver ici que dans la délivrance matàielle de son corps prisonnier >>31L'asthme comme un athéisme, l'athéisme co mme un asthme. Isthme, oral, inaugural. Kafka.

Suffocation qui entaille l'entrée du récit - l'orée du récit de la loi, la récitation de la Tora. Le récit retourné en porte béante, abyssalement libre, de la loi. « Il est indéniable qu'il y a un certain bonheur à pouvoir écrire tranquillement : L'horreur de l'asphyxie est inconcevable. Inconcevable, sans doute, de sorte que tout se passe comme si je n'avais lien écrit »32Inconcevable comme la rature même, asphyxie de la rature, de l'écrit raturé :usqu'au rien (comme un corps exsangue), ouvert, libre de la respiration même, sur son dehors. Autre chose que la mort de Dieu - la créature, seul horizon, limite sacrée que le « monde véri- table », celui que nous rêvons quotidiennement dans l'inconscience ordinaire, celle du sang, du pacte, de la signature et de la culpabilité, viendra de nouveau recouvrir et dénier, biaiser.

«Et si le chrétien se comporte comme si de s'acharner à vivre était une tâche sainte, c'est que la créature n'a jamais été aussi près de se considérer elle-même comme une valeur sacrée. ( ... )Ainsi le chrétien substitue ici la créature à Dieu jusqu'au moment où, libre, avec de la chair sur les os, il pourra Tet:ouver sa sujé- tion. C'est donc rasé, lisse, nié comme homme par le S.S. que l'hcmme dans le chrétien aura trouvé à prendre en importance la place de Dieu. -Mais plus tard, lorsque son sang lui refabriquera sa culpabilité, il ne reconnaîtra pas la révélation de la créature régnante qui s'impose à lui chaque jour ici »33

31. Ibid. p. 45.

32. F. Kafka, journal, p. 526.

33. L'Espèce humaine, ibid., p. 45-46.

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Gravure de mémoire d'une révélation inouïe, sans Dieu, témoignant d'avance contre tous les dénis. Leçon contre tous les retours de religion. Appel à tous les blasphèmes. Recours à tous les vigilants et tous les insurgés contre la retrouvaille des culpabilités en cours.

S.S., un signifiant produit ou reproduit ( « ... on ne devient pas S.S. en quelques jours >>34), selon une production machinique. Un signifiant qui doit être nié, forclos, rendu minuscule, selon une négation qui est l'humanisation même et l'essence nue de la raison, une volonté radicale déganguée de toute théologie, de toute espérance même, autre que l'affirmation qu'elle dégage et qui demeure, hors attente, définitive, absolue. « On n'attend pas plus la libération des corps qu'on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C'est maintenant, vivants et comme déchets que nos raisons triomphent. Il est vrai que ça ne se voit pas. Mais nous avons d'autant plus raison que c'est moins visible, d'autant plus raison que vous avez moins de chances d'en apercevoir quoi que ce soit. Non seulement la raison est avec nous, mais nous sommes la raison vouée par vous à l'existence clandestine. Et ainsi nous pouvons moins que jamais nous incliner devant les apparents triomphes. Comprenez bien ceci: vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avez refait l'unité de l'homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. Vous ne pouvez plus espérer jamais arriver à faire que nous soyons à la fois à votre place et dans notre peau, nous condamnant. Jamais personne ici ne deviendra à soi-même son propre S.S. >>35

Cette clandestinité absolue, désirée, décidée, accomplit la séparation. Rompt avec toute forme de sadomasochisme, cette adoration du S.S. en nous. Pose la conscience irréductible, universelle, de l'unité de l'espèce humaine enveloppant les différences et les particularités. « Que tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation d'exploités, d'asservis et impli- querait par là-même l'existence de variétés d'espèces, est faux et fou; et que nous en tenons ici la preuve, et la plus irréfutable preuve, puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du

34. Ibid., p. 30.

35. Ibid., p. 9

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bourreau ne peut être qu'une de celles de l'homme: la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut le changer en autre chose »36

Ainsi s'affirme un rationalisme radical, qui rejette à la fois toutes les formes de totalitarisme, ne transige avec aucune religion, aucun affadissement ni brouillage de la limite sacrée dont il est le gardien.

Maintenant, c'est encore, ici, ce qui exige notre conscience, appelle notre éveil.

Nous ici.

36. Ibid., p. 230.

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