• Aucun résultat trouvé

Belphégor : Enjeux esthétiques d'une réception spectaculaire Hélène Monnet-Cantagrel

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Belphégor : Enjeux esthétiques d'une réception spectaculaire Hélène Monnet-Cantagrel"

Copied!
9
0
0

Texte intégral

(1)

Belphégor : Enjeux esthétiques d’une réception spectaculaire

Hélène Monnet-Cantagrel

« - Il y a un fantôme au Louvre ! Telle était l’étrange rumeur qui, le matin du 17 mai 1925, circulait dans notre musée national. »

Ce sont là les deux premières phrases du cinéroman Belphégor, écrit par Arthur Bernède et réalisé par Henri Desfontaines en 1927. Quarante ans plus tard, plus précisément à partir du 6 jusqu’au 27 mars 1965, ces mêmes phrases pourraient être reprises pour décrire la frénésie qui s’est emparée du public pour son adaptation télévisuelle. Peut-on, dès lors, voir dans Belphégor un précurseur de The X-Files, comme le défend Jean-Christophe Buisson dans un article du Figaro1 ? Il y aurait ainsi eu une époque bénie où la France savait faire des séries… avant les Américains… et dont elle aurait tout oublié. Si cette comparaison-filiation peut s’expliquer par une sorte de complexe d’infériorité français face au rouleau compresseur international des séries américaines, elle suggère aussi un « éternel sériel » au-delà du temps, des pays et des institutions qui leur sont propres. Alors que la comparaison avec The X-Files peut, sur le plan sémantique et narratif, trouver éventuellement une relative pertinence, elle s’effondre, en revanche, au regard des logiques de production et des contextes de diffusion des deux œuvres. Malgré cela, quelles leçons pourrait-on tirer du succès de Belphégor ?

Belphégor en son temps

Feuilleton en quatre parties, diffusé sur la première chaîne de l’ORTF, Belphégor fait partie des heures mythiques de la télévision française du fait, en particulier, de sa réception spectaculaire. Celle-ci l’a été par son audience d’abord, estimée entre 10 et 20 millions de téléspectateurs, alors même que l’on décompte 6 500 000 récepteurs en 1965 soit 45, 6% des foyers2. Ceux-ci sont si passionnés qu’ils désertent les salles de spectacles et les soirées (Belphégor était diffusé le samedi soir) et en viennent à agresser les acteurs, taraudés par la question de savoir qui est Belphégor. Si des feuilletons précédents comme, par exemple, Thierry la fronde ou Janique Aimée ont eu beaucoup de succès, la réception de Belphégor est spectaculaire en ce qu’elle se donne à voir, et fait phénomène au point de pouvoir servir de référence au général de Gaulle, pour décrire l’emballement médiatique suscité par l’affaire Ben Barka, dans une conférence de presse du 21 février 19663.

Cette réception fait aussi spectacle par son rayonnement : à partir du 30 mars 1965, soit trois jours après le dernier épisode, le feuilleton se décline en bande-dessinée dans France-Soir, poursuivant les aventures narratives et visuelles des héros du petit écran qui donnent leurs traits aux personnages de papier, dans un récit scénarisé par Jacques Armand et Claude Barma, scénariste et réalisateur respectifs du feuilleton télévisuel4. Le feuilleton a ensuite fait l’objet d’une importante couverture. Sur France Inter, plusieurs actualités, notamment le jour du dernier épisode, sont consacrées soit à l’identité du fantôme soit aux raisons du succès incroyable de ce feuilleton5. Télé 7 Jours y consacre plusieurs double-pages : une première lors du tournage en 64 ; quatre pendant la diffusion, du 6 au 27 mars ; plusieurs encore après la diffusion, jusqu’en juin 65, consacrées aux acteurs (Rénier, Gréco) ou encore au fameux Test Belphégor. Ce test psychiatrique, mesurant l’impact de la télévision sur les enfants, fut notamment pratiqué dans des

1 Buisson, J.-C., « Ces séries françaises qui annonçaient Files », Le Figaro télé magazine, 30 janvier 2016. The

X-Files est une série américaine diffusée sur la Fox entre 1993 et 2002, reprise depuis 2015.

2 Sauvage, M., Veyrat-Masson, I., Histoire de la télévision française, Nouveau Monde Éditions, 2012, p. 376. 3 « Une grande partie de la presse, travaillée par le ferment de l’opposition politique, attirée par l’espèce d’atmosphère à la Belphégor (rires dans la salle), que créent les vocations des mystérieux barbouzes, et professionnellement portés à tirer profit, c’est bien le cas de le dire, de l’inclination de beaucoup de lecteurs pour des histoires qui rappelleraient celles du Gorille ou de James Bond ou de l’inspecteur Leclerc, etc. » ; phrase prononcée à 39 min 22 sec de la conférence disponible en ligne : http://www.ina.fr/video/CAF89032821.

Le gorille fait allusion à une série de trois films, réalisés entre 1957 et 1962, ayant pour protagoniste l’espion Géo Paquet, surnommé « le gorille » ; l’inspecteur Leclerc est le personnage principal de la série télévisée L’Inspecteur

Leclerc enquête, diffusée en 1962-63 sur la RTF.

4 « Belphégor se venge », France-Soir, du 30 mars au 24 avril 1965. 5 Actualités du 27 mars 1965.

(2)

écoles maternelles1 ; il tire son nom du feuilleton qui fut alors jugé représentatif des programmes violents de la télévision. C’est d’ailleurs à ce titre que le feuilleton est mentionné dans Télérama2. Cela n’a pas empêché le masque de Belphégor de se vendre très bien dans les magasins ni le feuilleton de se vendre à l’étranger3 où il connut une réception analogue à celle qu’il eut en France, si l’on en croit cet extrait d’un roman danois récent4 où des personnages l’évoquent :

- Est-ce que vous connaissez Belphégor ? […]

- Vous voulez parler de la série télévisée ?

- Oui, celle qui est passée pendant l’été 1965, vous savez, les rues étaient désertes lors de sa diffusion. Il y avait quatre épisodes qui passaient le samedi soir, et j’avais obtenu l’autorisation de les regarder dans le salon avec toute la famille.

- Je me souviens très bien de cette série, elle était française. J’avais très peur quand je voyais le fantôme de Belphégor hanter les salles du Louvre la nuit et étrangler ses victimes.

Puis, dans le sillage du feuilleton, un film, La Malédiction de Belphégor5 sort en 1967, ainsi que plusieurs feuilletons fantastico-oniriques6, dont notamment Les Compagnons de Baal7 ; rappelons que le nom Belphégor désigne un culte du dieu Baal et, dans ce feuilleton, René Dary (le commissaire Ménardier de Belphégor) interprète de nouveau un commissaire. En 1998, Belphégor revient doté de sa cape et de son masque, toujours traqué par Bellegarde, dans une série d’animation sur France 28. Enfin, on peut clore cet inventaire non exhaustif en mentionnant le film de Jean-Paul Salomé, de 2001, où un gardien dit avoir « connu des anciens qui ont vécu ça, un spectre tout en noir, des accidents inexplicables, la nuit, ce devait être dans les années 60 », et où Juliette Gréco apparaît en caméo, sans qu’aucune motivation ni explication ne soit donnée à cette apparition, et alors même que le film réinterprète l’histoire à l’aune d’une malédiction égyptienne, s’inscrivant en cela davantage dans l’imitation du film américain La Momie, sorti deux ans plus tôt. On voit néanmoins dans ces exemples comment le feuilleton fait partie de la mémoire collective, fait référence et modèle. Or, qu’il s’agisse des films, des feuilletons ou de la BD et même du roman, force est de constater qu’aucun n’a atteint la postérité du feuilleton de 1965, dont le succès semble indépassable et impossible à réitérer. On peut donc reprendre là le questionnement de Philippe Marion, dans son article « Narratologie médiatique et médiagénie des récits9 », et se demander « pourquoi certains récits se montrent-ils si rétifs à l’adaptation ? Pourquoi semblent-ils s’accrocher ainsi à leur site d’origine ? » et faire l’hypothèse d’une télégénie de Belphégor.

Télégénie de Belphégor

La notion de télégénie apparaît sous la plume d’André Bazin, dans plusieurs articles de la fin des années 5010. Par cette notion, Bazin ne cherche pas à essentialiser la télévision, conscient qu’elle va évoluer institutionnellement et surtout techniquement, mais à comprendre, à partir de programmes différents, ce qui distingue la télévision, et en définir une « essence provisoire11 ». Particulièrement sensible aux dispositifs qui mettent en scène la parole, Bazin tend à définir la télégénie à partir de facteurs décisifs comme les qualités humaines et la compétence technique, qui permettent à la télévision d’être un art de la

1 Cf. Télé 7 Jours du 19 au 25 juin 1965. 2 N° du 21 au 27 mars 1965.

3 16 pays : Suède, Danemark, Norvège, Finlande, Pays-Bas, Belgique, Suisse, Canada, Italie, Portugal, Espagne, Autriche, RFA, Hongrie, Pologne, Japon.

4 Hammer, L. et S., Le Prix à payer, Actes Sud, 2012, trad. M. Lamothe Nielsen.

5 Co-production franco-italienne ; réalisation de Georges Combret et Jean Maley, avec Paul Guers et Raymond Souplex. Belphégor hante, cette fois, l’opéra de Toulon.

6 La Brigade des maléfices, 1971 ; Le Voyageur des siècles, 1971 ; Aux Frontières du possible, 1971, etc. 7 Feuilleton de Pierre Prévert, en sept épisodes, diffusés de juillet à septembre 1968, sur la deuxième chaîne. 8 Série de Gérald Dupeyrot, créée en 1998, constituée 26 épisodes, diffusés en avril 2001 sur France 2. 9 Marion, P., « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, n°7, 1997. 10 Comme le rappelle Gilles Delavaud, « La télévision dont [Bazin] parle est la télévision naissante. » ; « André Bazin, critique de télévision », in Bourdon, J., Frodon, J.-M., L’Œil critique, DeBoeck supérieur, 2002.

(3)

« révélation » et de la « présence », plus particulièrement d’une « certaine authenticité humaine1 ». La télégénie ne se limite cependant pas qu’« au visage qui parle2 » mais peut aussi qualifier certains sports3, plus télégéniques que d’autres par le type de filmage qu’ils impliquent et le rapport au temps qu’ils construisent alors. La télégénie, ce serait donc, comme l’affirme Jean-Baptiste Fagès, « une affaire de relais entre le personnage et le téléspectateur […] ; c’est avant tout le réalisateur4 ». Ce serait donc ici le fait de Claude Barma, ce qui est un peu rapide et, surtout, une réduction essentialiste ; or, comme le disait déjà Bazin, la télégénie n’est pas « automatique » et, ajoutait-t-il, « il y a des raisons d’essayer de définir les conditions qui encouragent cette télégénie5 ». La raison ici, avec Belphégor, c’est « l’événement », la rencontre quasi fusionnelle entre un récit et une population, qu’a constitué le feuilleton de 1965, dont les conditions doivent alors être examinées, d’un point de vue sémiotique et aussi pragmatique. La télégénie peut en effet se définir comme le fait Philippe Marion de la médiagénie, terme plus générique mais qui englobe de ce fait les -génies spécifiques : « La médiagénie, écrit-il, est pragmatique, c’est une relation, une interaction, non pas un contenu. En outre, elle n’a de sens que dans une actualisation et un contexte historique donné6 ». On verra néanmoins que, dans l’établissement de cette relation, le contenu peut aussi être important.

Si l’on suit les différents articles ou interviews, de l’époque ou plus récents, il semblerait que le fondement de cette « belphégorite » ait été l’identité du fantôme. Il est certain que ce mystère y a forcément contribué, ne serait-ce que parce que par rapport à d’autres personnages éponymes, l’identité de celui-ci est une énigme jusqu’à la toute fin, qui donne à cette histoire, comme le dit Laurent le Forestier à propos du ciné-roman de 1927, le caractère d’un « projet ontologiquement mystérieux7 ». Cela dit, si l’on en croit Claude Barma, dans un entretien pour Télé 7 Jours du 17 avril 1965, « 75% du public avait deviné », ce qui explique d’ailleurs que le dénouement ait déçu. De plus, un élément de la fable comme le mystère suffit-il à comprendre ou expliquer le succès d’une fiction ? Si l’on s’en tient aux seuls feuilletons ou séries à mystère qui se sont développées dans le sillage de Belphégor, force est de constater que ceux-ci n’ont pas eu le même retentissement que Belphégor. Cela montre donc que le mystère ne suffit pas à lui seul mais doit se comprendre dans son articulation à d’autres facteurs comme, notamment, celui de sa mise en intrigue.

Un autre élément est, de ce fait, la sérialité : lors d’une interview à propos du Chevalier de maison rouge, Barma dit que « c’est dans la durée que réside toute la différence entre le cinéma et la télévision. La dimension première de la télévision, c’est le feuilleton8 ». Et Barma a ainsi réalisé, en 1950, le premier feuilleton télévisé, Agence Nostradamus.

La sérialité pratiquée par la forme feuilleton repose sur un report continuel du dénouement entretenu par des rebondissements. On le voit notamment dans les procédés de suspense clôturant les trois premières époques9 et amenant le téléspectateur à établir des pronostics sur l’intrigue, sa nature comme sa suite. Ces éléments ne sont cependant pas spécifiquement télévisuels et sont déjà présents dans le cinéroman de 1927 dont le feuilleton reprend la structure générale, en quatre épisodes, ce qui présente, en outre, une forme assez réduite de feuilleton (si l’on songe, par exemple, aux 52 épisodes de Janique Aimée).

C’est pourquoi, si le mystère et le feuilleton engagent des modalités particulières de relation avec les téléspectateurs, ils ne sont que des facteurs de cette télégénie de Belphégor dont le cœur se situe dans le contexte d’apparition de ce récit.

Le monde moderne

Ce contexte est d’abord perceptible dans le temps de la fiction, isochrone avec celui du téléspectateur. Belphégor se déroule à Paris, en 1965, et multiplie les signes d’actualité, de contemporanéité et de jeunesse : les héros, Colette et André (joués par Christine Delaroche et Yves Rénier), sont des jeunes gens

1 Bazin, A., « L’Avenir esthétique de la télévision », Réforme, 1955. 2 Delavaud, G., « Télégénie de la parole », MEI, n°9, 1998, p. 57. 3 Cf. Nicolas, M., « Télégénie du sport », Quaderni, vol. 4, n°1, 1988.

4 Fagès, J.-B., « Originalité de la télévision », Cahiers du Cinéma, n° 198, 1968. 5 Bazin, A., « À la recherche de la télégénie », Radio Cinéma télévision, n°270, 1955. 6 Marion, P., Op. cit., p. 86.

7 Le Forestier, L., « Belphégor, un cinéroman populaire et ambitieux », Le Rocambole, n°14, 2001, p. 64.

8 Cité dans Benassi, S., « Anatomie d’un classique : "Belphégor ou le fantôme du Louvre" », Cinémaction n°79, 1996.

(4)

de leur époque. Dans l’époque 1, Colette apparaît pour la première fois, au volant d’une Fiat 500 ; à la fin de l’épisode, elle sort, avec André, d’un cinéma, le Studio 43 (rue du Faubourg Montmartre), qui programme Les Enfants du paradis ainsi que La Pyramide humaine, de Jean Rouch, sorti en 1961. Dans l’époque 2, on voit les deux jeunes gens acheter un 45 tours dans un magasin Philipps, dans ce qui ressemble à un centre commercial de ville nouvelle, probablement Marly le Roi puisqu’ils vont ensuite jouer au bowling1, dans celui, récemment construit, de Marly le Roi. Plus tard, dans l’époque 4, Ménardier commente le ravalement récent du Louvre. Il s’agit donc de présenter une mimesis de la réalité qui fonctionne comme la norme à partir de laquelle le mystère se déploie et va prendre tout son sens.

Avec le passage à l’ORTF, l’arrivée de la seconde chaîne et l’augmentation des équipements, les problématiques et les missions de la télévision évoluent. Il faut songer de plus en plus à satisfaire les besoins « de distraction » de ce qui s’appelle alors un « grand public », perçu comme fracturé par une ligne de partage, explique Géraldine Poels, entre des « braves gens » et une « élite minoritaire2 ». C’est cette fracture que l’on retrouve figurée par le système des personnages : André Bellegarde, Ménardier et sa fille Colette, d’un côté, qui sont les sujets, au sens actantiel, du programme narratif ; Boris Williams, Laurence Borel et plus accessoirement Lady Hodwin, de l’autre, qui sont les anti-sujets de ce programme, les « méchants ». C’est entre Colette et Laurence que tout se joue puisque le cœur d’André balance entre les deux jeunes femmes. Face à Laurence qui se présente comme « pétrie de contradictions » (époque 1), ou est encore qualifiée (par le récit) de séduisante, fascinante mais dangereuse3, Colette qui s’est dévouée à son père, présente des valeurs simples : « mon idéal, mon héroïne et ma sainte, dit-elle, c’est la chèvre de M. Seguin4 » ; elle s’excuse par ailleurs de « ne pas être intelligente5 ». Cette attirance d’André pour l’une ou pour l’autre constitue la structure profonde du récit qui prend ainsi l’allure d’un récit de formation où le mystère et l’amour (pour ne pas dire les mystères de l’amour) constituent des épreuves initiatiques.

La réalité fantastique

Comme le montre Myriam Tsikounas, le feuilleton met en scène « l’installation du provincial à Paris6 ». André Bellegarde est étudiant en physique et vient de Bordeaux ce qui est là une caractérisation propre au feuilleton télévisuel puisque dans le ciné-roman, Bellegarde est un journaliste reconnu et installé du Petit Parisien. C’est sur lui que s’ouvre la fiction :

Sur un air d’accordéon, la séquence débute par un travelling sur le marché aux puces de Saint-Ouen, commenté par la voix de Jean Topart.

« Paris. 130 000 bretonnes, 3000 américaines, 3500 allemandes, 1 million 500 000 parisiennes. La rue de la paix, l’opéra, les Champs-Elysées, le marché au puces. Oui, les puces,… c’est ça. Apparemment, rien de très remarquable. Vieux meubles, bibelots démodés, bric-à-brac. Mais on y fait paraît-il des affaires extraordinaires. Vrai ? faux ? »

La caméra se focalise sur le marché Biron pour en montrer différents étalages.

« L’important est que la légende existe. Le monde moderne a autant besoin de rêve que de certitude. Des objets, des gens, pittoresques, bizarres, curieux, insolites, bref des gens dont ne sait pas toujours ce qu’il faut en penser. »

La caméra entre dans un café et s’approche de deux jeunes gens à table (dont l’un est André Bellegarde).

- André Bellegarde : l’avion supersonique, la fusée dans la lune, ça l’épatait pas.

1 C'est à partir de 1960 que le bowling s’est vraiment développé en France, grâce au matériel nouvellement mis à la disposition des promoteurs, des machines automatiques à relever les quilles. Au printemps 1960, le premier établissement "civil" (non sportif) voit le jour, un quatre pistes installé à Charenton. Ensuite, en 1961 et 1963, des bowlings se créent dans plusieurs villes. Dans les premières années, la R.T.F a diffusé quelques reportages sur ce nouveau sport.

2 Poels, G., Les Trente Glorieuses du téléspectateur, INA, coll. « Médias essais », 2015, p. 49 et 45. 3 Voir notamment le récapitulatif introduisant l’époque 4.

4 Époque 3. 5 Époque 4.

6 Tsikounas, M., « "À nous deux Paris", Devenir Parisien dans les feuilletons télévisés français (1961-1967) », in Gauvard, C., Robert, J.-L., dir., Être parisien, 2004, p. 597.

(5)

- Son ami : oui, ben.

- Bellegarde : tu sais ce qui l’épatait dans le fond ? - Son ami : non.

- Bellegarde : les coïncidences.

- Un vieil homme au comptoir intervient : madame votre mère avait raison.

La séquence se poursuit sur André suivant le vieux chez lui, où ce dernier lui présente ses « faits » bizarres, des coupures de presse archivées dans des boîtes de conserve, recensant des phénomènes étranges, et lui tient un discours sur la science et la vraisemblance.

Plusieurs éléments apparaissent dans cette séquence. Tout d’abord, l’énumération du nombre d’Allemandes, d’Américaines et de Parisiennes place d’emblée la fiction sous le signe de la femme. Puis, le marché aux puces, filmé à la manière d’un reportage d’actualités, produit un effet de réalité. Enfin, le vieux réagissant aux « coïncidences » annonce le thème du mystère ou d’une autre réalité. Avec ces trois éléments, se déploie en quelque sorte un programme surréaliste et donc l’intention d’une attention à ce que Breton appelait les « faits glissades » ou « faits précipices1 » et plus généralement d’un nouveau regard sur le quotidien susceptible de le réenchanter et le magnifier. Mais, en réalité, par l’intermédiaire du vieux, on passe rapidement du programme surréaliste à celui, différent dans ses intentions, du réalisme fantastique, prôné par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans Le Matin des magiciens, Introduction au réalisme fantastique2. Selon Jacques Armand, Barma « s’était toqué3 » de ce livre, à l’aune duquel il a voulu repenser le récit de Bernède. Barma confie dans le Télé 7 jours du 30 décembre 1978 :

Nous avons voulu aller beaucoup plus loin que le roman populaire inventé par Bernède. Le fantôme du Louvre irradie une mystérieuse lumière alchimique et les phénomènes troublants qui se déroulent tout au long de l’histoire ne me paraissent pas plus extraordinaires que ceux que la science s’efforce d’analyser partout dans le monde.

Cette influence donne sa dimension ésotérique et initiatique au mystère, fondé sur la découverte d’un parchemin rose-croix (époque 3), lui-même cité dans Le Matin des magiciens4, et qui amène Boris Williams à rechercher le « métal de Paracelse » à l’aide d’un médium - c’est Laurence Borel alias Belphégor (Juliette Gréco) - que, par transfert d’énergie, il hypnotise afin d’éveiller en elle une nature profonde et une sauvagerie réceptive à ce que Pauwels et Bergier nomment les « univers parallèles aux nôtres5 ». Ca peut paraître un peu confus : ça l’est car on a là une compilation de motifs (rose-croix, alchimie, hypnose - sans parler de l’Egypte et de Baal) dont le lien logique n’est pas plus explicite dans le feuilleton. Mais ce sont là en fait les motifs du réalisme fantastique dont le programme est énoncé par le vieux du début, qui figure d’ailleurs Charles Fort, auquel le Matin des magiciens consacre un chapitre entier (puisque Jacques Bergier s’en pensait l’héritier).

À propos des faits qu’il a compilés (pluie de sang à Messine, roues lumineuses dans le ciel d’Ecosse, soucoupes volantes, marques de ventouses sur l’Everest, etc.), le vieux demande à André : « pourquoi la science refuse-t-elle de se pencher sur ces faits ? qu’est-ce que ça peut faire qu’ils soient invraisemblables s’ils sont vrais ? » Il s’agit, comme l’écrivent Pauwels et Bergier, de « rouvrir les portes à la réalité fantastique » que le XIXe siècle a fermées et que « nos morales, nos philosophies et notre sociologie, qui devraient être du futur, ne le sont pas, demeurant attachées à ce XIXe périmé6 ». Il s’agit donc là, d’un programme scientifique mais d’une science nouvelle, ouverte au spirituel et surtout sans discrimination, accueillant au même titre « la féérie et le vrai7 », et ainsi la coexistence d’« un autre monde dans notre monde8 » par la prise en compte par la science de savoirs que l’on pourrait qualifier de folkloriques ou vernaculaires. C’est ainsi qu’André est frappé par la coïncidence de la mort du vieux et de la première apparition de Belphégor au Louvre, et entreprend d’enquêter : « il m’a troublé avec ses thèses ; il faut que

1 Breton, A., Nadja, 1928, Gallimard, coll. « Folio », 1991, p. 21. 2 Publié pour la première fois en 1960.

3 Cité dans Georges, M., « Belphégor, "Le fantôme dans la lucarne" », Rocambole n°14, 2001, p. 75. 4 Pauwels, L., Bergier, J., Matin des magiciens, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 66.

5 Ibid., p. 27. 6 Ibid., p. 36. 7 Ibid., p. 28.

(6)

je sache si ce fantôme existe », dit-il à son camarade d’études, époque 1, avant de se faire enfermer dans le Louvre. A partir de là, il s’agira de suivre André et, comme lui, d’être ouvert aux signes distribués ou plutôt occultés par la fiction. L’image de Belphégor est, en effet, la plupart du temps et, à partir de ce moment, très sombre, obscurité qui requiert de la part du téléspectateur une attention accrue à ce qui se passe à l’écran et l’engage donc dans la fiction.

Au bout du compte, ce que va découvrir André en suivant Laurence, c’est finalement qui il est et où il se situe dans la société, notamment parisienne. On en a une illustration dans la scène où Laurence, époque 2, introduit André dans ce qui est nommé « la haute société » à un dîner organisé par Boris Williams, qui est rappelons-le, le « méchant » de l’histoire. Mondain, snob, ce dîner est comparé par Bellegarde, qui s’en sent exclus, à « un match. Il s’agit pour chacun de briller au maximum et d’éteindre ses rivaux ». Autrement dit, c’est la cour dans laquelle seul le lancer d’une « grenade », dit-il, lui permettrait de se faire écouter1.

De ce fait, le programme narratif du feuilleton est aussi un programme idéologique qui va donner à Belphégor toute sa puissance populaire, qui fait sa télégénie.

Une culture populaire

Le Matin des Magiciens remporta, en son temps, un succès de librairie fulgurant ; Pauwels devint une figure importante de la télévision et Bergier fut à l’origine, en 1971, de la série Aux Frontières du possible. Ce succès de la réalité fantastique « s’inscrivait par ailleurs dans le contexte de la montée de la contre-culture dans les années soixante2 ».

Parmi les philosophies « périmées », mentionnées par Le Matin des magiciens, une place particulière est réservée par Pauwels à Sartre auquel il reproche de « dénier toute influence de la science3 » et dont il dira, à sa mort, qu’« il fut l’exemple le plus abouti de la trahison des clercs4 ». Et, à cet égard, il n’est pas anodin, que Barma ait insisté pour que Juliette Gréco, la muse de Saint-Germain, tienne le rôle du fantôme-criminel. Ce que propose Belphégor ce serait ainsi une (ré)appropriation populaire de la culture, une culture jugée réservée à une élite « savante » et volontiers accusée d’être « glaçante », selon l’expression de Jean-Paul Aron5, refusant la vérité de l’expérience au nom de ces « structures » qui, à côté de Sartre et de l’existentialisme, dominent aussi largement la pensée de l’époque. Gréco témoigna souvent par la suite combien Belphégor l’avait fait sortir d’un statut figé et lui avait redonné vie auprès du public.

Cette appropriation populaire d’une culture savante est d’abord perceptible dans la bande musicale du feuilleton qui mélange les accords d’un jazz facile à écouter et une musique plus classique mais influencée par Erik Satie6 et Kurt Weill, c’est-à-dire des compositeurs soucieux de rendre la musique accessible à tous. Antoine Duhamel, le compositeur, explique ainsi son travail sur Belphégor par le fait que « la création ne doit pas se couper des masses populaires et le compositeur se doit de représenter l’âme du public7 ». Cela passe notamment par la création de thèmes déclinés en variations instrumentales (flûte, accordéon), contribuant à la caractérisation des personnages et des situations, et surtout de mélodies au rythme binaire en quatre temps, rythme caractéristique de la musique populaire.

On pourrait ensuite évoquer la réalisation de Belphégor, qui offre plusieurs séquences hitchcockiennes, installant une atmosphère obscure et angoissante, parfois oppressante, comme la longue séquence où André, attaché à un wagon frémit de se faire emboutir par un autre wagon, avant de pouvoir se dégager8. Ce type de séquences introduit la qualité et la spectacularité du cinéma à la télévision, en les rendant « accessibles à tous ». Précisons, à cet égard, que Belphégor est le fruit d’une production privée (les

1 « Il faudrait que je lance une grenade pour me faire écouter. » ; époque 2.

2 Voisenat, C., Lagrange, P., L’ésotérisme contemporain et ses lecteurs : Entre savoirs, croyances et fictions, BPI, 2005, p. 42.

3 Pauwels, L., « La philosophie de Planète », Planète, n°28, 1966, p. 9. Planète est la revue de Pauwels et Bergier, éditée entre 1961 et 1971.

4 Figaro magazine, 26 avril 1980.

5 Cf. Aron, J.-P., Les Modernes, Gallimard, 1986.

6 Inspiration liée au motif de l’ordre des Rose-Croix dont Satie fut maître de chapelle.

7 Cité dans Brenier, C., « Convergences et divergences de la démarche compositionnelle d’Antoine Duhamel dans Belphégor et Pierrot le Fou », in Carayol, C., Rossi, J., dir., Musiques de séries télévisées, PUR, 2015, p. 110. 8 Époque 3.

(7)

studios Pathé), ce qui était assez mal vu des professionnels attachés au service public, mais permettait de réaliser des programmes ambitieux :

Parmi les « mandarins » de l’ORTF, Barma n’a pas de prévention contre la production privée, il est celui qui a tourné le plus de feuilletons : Le Chevalier de Maison rouge (63), Belphégor (64). Les deux sont programmés le samedi soir, épisodes de 90 mn, à 20h30, dans une tranche horaire où déjà le cinéma est exclu, avec un grand succès.1

Mais cette appropriation populaire d’une culture savante s’incarne plus particulièrement dans le Louvre. Haut lieu du savoir institutionnel et du patrimoine, le Louvre apparaît ici de manière fantasmatique, à travers ce temps fermé au public, qui est la nuit (et même si, en réalité, l’équipe de réalisation n’a pas eu l’autorisation de filmer au musée, les décors donnent assez bien le change). Dans l’époque 2, André et le gardien Gautrais trouvent une trappe sous un tombeau égyptien, y descendent et accèdent alors aux sous-sols : « c’est le vieux Louvre, celui de Philippe Auguste », s’exalte André devant les souterrains et Gautrais d’ajouter « nous sommes sous la Seine ». C’est donc un Louvre non seulement dérobé aux yeux du public mais aussi antérieur à sa muséification et médiéval, autrement dit d’une époque obscure et mystérieuse, ouverte à tous les secrets et complots comme à la magie, que le feuilleton met en scène : c’est un Louvre réenchanté. Or, dans cet accès à ce qui est généralement dérobé au public, la télévision joue un rôle essentiel car, précisons ici, que ces éléments n’apparaissent pas dans le cinéroman où le Louvre est un prétexte et un décor très secondaire.

À partir de là, le feuilleton télévisé s’affirme comme une source de distraction, certes, mais aussi de nouvelles connaissances, ou plutôt devrait-on dire ici de reconnaissance d’un public, avec ses motifs et ses tensions. C’est cette reconnaissance qui fait la télégénie de Belphégor. Mais cette reconnaissance reste néanmoins jugulée voire illusoire : à la fin, Laurence se suicide face au vide de son existence2, attestant des risques de perte qu’il y aurait à s’engager sérieusement sur la voie de l’invisible. André a d’ailleurs fait une tentative de suicide face à ce qu’il découvrait mais il revient à la norme et fait le choix de Colette qui le prévient, dans la toute dernière séquence, « tu sais, dit-elle, j’ai pas l’intention de vivre un film à épisodes ». C’est la chèvre de monsieur Seguin qui reste finalement le propos de la télévision, notamment sous l’ORTF.

Comme le dit la séquence d’ouverture, « le monde moderne a autant besoin de rêve que de certitude ». Et, si l’aventure semble finie pour Colette et André, comme ils l’affirment dans le tout dernier échange, elle ne fait que commencer pour la forme sérielle. Le passage de la RTF à l’ORTF est celui d’une télévision pionnière et volontiers expérimentale à un média qui devient progressivement le « loisir privilégié des Français3 ». De nouvelles problématiques et logiques émergent avec cette massification du public, dont la montée en puissance des feuilletons, ces années-là, est symptomatique. Si Belphégor est une forme courte par rapport à d’autres feuilletons, il fait néanmoins la preuve, par sa réception, de la promesse du récit sériel à instituer la télévision en une forme culturelle susceptible de générer (tout en le contenant) un imaginaire commun, répondant aux aspirations et fédérant ainsi un « grand public ».

1 Bourdon, J., Histoire de la télévision sous de Gaulle, Presses des Mines, coll. « Sciences sociales », 2014, p. 191. 2 Mais, si l’on suit Pauwels et Bergier, ne serait-ce pas là la preuve de la vacuité de l’existentialisme ?

(8)

Bibliographie

Andrew, D., André Bazin’ New Media, University of California Press, 2014. Bazin, A., « L’Avenir esthétique de la télévision », Réforme, 1955.

Bazin, A., « À la recherche de la télégénie », Radio Cinéma télévision, n°270, 1955.

Benassi, S., « Anatomie d’un classique : "Belphégor ou le fantôme du Louvre" », Cinémaction n°79, 1996.

Bourdon, J., Histoire de la télévision sous de Gaulle, Presses des Mines, coll. « Sciences sociales », 2014.

Brenier, C., « Convergences et divergences de la démarche compositionnelle d’Antoine Duhamel dans Belphégor et Pierrot le Fou », in Carayol, C., Rossi, J., dir., Musiques de séries télévisées, PUR, 2015.

Breton, A., Nadja, 1928, Gallimard, coll. « Folio », 1991.

Cohen, E., Lévy, M.-F., La Télévision des Trente Glorieuses, CNRS-Éditions, 2007. Delavaud, G., « Télégénie de la parole », MEI, n°9, 1998.

Delavaud, G., « André Bazin, critique de télévision », Bourdon, J., Frodon, J.-M., L’Œil critique, DeBoeck supérieur, 2002.

Fagès, J.-B., « Originalité de la télévision », Cahiers du Cinéma, n° 198, 1968. Georges, M., « Belphégor, "Le fantôme dans la lucarne" », Rocambole n°14, 2001. Hammer, L. et S., Le Prix à payer, Actes Sud, 2012, trad. M. Lamothe Nielsen.

Le Forestier, L., « Belphégor, un cinéroman populaire et ambitieux », Le Rocambole, n°14, 2001. Marion, P., « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, n°7, 1997.

Nicolas, M., « Télégénie du sport », Quaderni, vol. 4, n°1, 1988.

Pauwels, L., Bergier, J., Le Matin des magiciens, 1960, Gallimard, coll. « Folio », 1990. Pauwels, L., « La philosophie de Planète », Planète, n°28, 1966.

Poels, G., Les Trente Glorieuses du téléspectateur, INA, coll. « Médias essais », 2015.

(9)

Tsikounas, M., « "À nous deux Paris", Devenir Parisien dans les feuilletons télévisés français (1961-1967) »,in Gauvard, C., Robert, J.-L., dir., Être parisien, 2004.

Voisenat, C., Lagrange, P., L’ésotérisme contemporain et ses lecteurs : Entre savoirs, croyances et fictions, BPI, 2005.

Références

Documents relatifs

Dans le cas des services sur actifs numériques de placement garanti ou de prise ferme d’actifs numériques, mentionnés aux d) et e) du 5° de l’article L. 54-10-2

[r]

Mais il y a une règle à suivre : les petits picots caractéristiques du coronavirus doivent être coloriés d’une seule et même couleur parce qu’ils sont tous identiques..

cocasses,  des  associations  étranges  aux  sonorités

L’expression claire et simple mais toujours insinuante dans chaque dialogue, par laquelle l’auteur fait preuve d’un esprit vif et profondémen t critique,

« Tout en dirigeant vers elle la lumière de mon falot, je m’écrie : « Qui est là ?… » Mais le fantôme, d’un bond prodigieux, se jette hors de

On peut donc considérer que l’essentiel de l’histoire des juifs du Yémen s’est déroulée sous l’emprise d’un pouvoir musulman, et dans des conditions moins

Et les spécialistes sont d'accord pour dire que cette tendance à la hausse de l'ensemble des prix des énergies notamment n'est pas prête de s'arrêter d'ici la fin 2022 (et donc