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Hommage à Marc Ferro

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Academic year: 2022

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Hommage à Marc Ferro

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é en 1924 à Paris, Marc Ferro est un historien français, spécialiste de la Russie et de l’URSS et de l’histoire du cinéma. Codirecteur des Annales et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il a animé un grand nombre d’émissions sur Arte.

Marc Ferro est mort le 21 avril 2021.

Fils d’un cadre supérieur de banque originaire de Corfou, mort de tuberculose dès 1930, et d’une mère d’origine juive née en Ukraine, Marc Ferro vit à Paris jusqu’en 1941, lorsque sa mère et son beau-père l’envoient en zone non occupée à Grenoble pour le mettre à l’abri. Sa mère sera assassinée à Auschwitz en 1943. C’est à la faculté de Grenoble que Marc prépare le certificat d’histoire-géographie, suivant les cours de Raoul Blanchard, fondateur de l’Institut de géographie alpine. Âgé de 20 ans en 1944, Marc Ferro s’engage dans la résistance par patriotisme, mais l’arrestation d’un membre de son réseau l’oblige à se réfugier dans le Vercors. Sa capacité à lire les cartes d’état-major décide de son affectation : il a pour mission de pointer sur les cartes les mouvements des forces en présence.

Marc Ferro est muté en 1948 avec son épouse au lycée Lamoricière d’Oran. Ces huit années passées en Algérie ont joué un rôle important dans son évolution intellectuelle, comme il l’explique dans le récit ci-après. Bien que très attaché à cette terre, il la quitte en 1956 pour devenir professeur à Paris. Recalé huit fois à l’agrégation d’histoire, il se spécialise sur l’histoire soviétique (sa thèse de doctorat porte sur la Révolution russe de 1917), domaine dans lequel il a tenté de porter un discours non idéologique et de montrer par les archives audiovisuelles et écrites que la révolution prolétarienne est faite, non par la classe ouvrière, mais par des femmes, des soldats et des paysans. Ses études en histoire sociale tranchent avec les analyses alors dominantes de l’« école » du totalitarisme. Selon lui, l’insurrection d’Octobre ne se réduit pas au coup d’Etat bolchevique, elle est indissociable du mouvement révolutionnaire et populaire en cours. Il analyse également le processus de bureaucratisation-absolutisation du pouvoir à partir du sommet, mais aussi de la base. Ancien directeur de l’Institut du monde soviétique et de l’Europe centrale, il est docteur honoris causa de l’université de Moscou depuis 1999.

Après avoir enseigné à l’Ecole polytechnique (où il animait le ciné-club historique), Marc Ferro devient directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales — groupe de recherches Cinéma et Histoire —, président de l’Association pour la recherche à l’EHESS et codirecteur des Annales, où il est nommé par Fernand Braudel en 1970. Il a lancé la réflexion sur le cinéma et l’histoire. Il utilise le cinéma comme instrument de connaissance de l’histoire des sociétés. De 1989 à 2000, il présente à la télévision une émission historique de visionnage d’archives avec un décalage de 50 ans, nommée Histoire parallèle : son démarrage correspond à la veille de la Seconde Guerre mondiale, avec l’analyse d’actualités cinématographiques des différents camps, puis d’archives moins anciennes pour pouvoir comparer les époques. En 1993, il est co-scénariste du film Pétain de Jean Marbœuf.

Dans le témoignage ci-dessous, publié dans Les lycées français du soleil, de Effy Tselikas et Lina Hayoun (Editions Autrement 2004, p. 151-162), Marc Ferro raconte son expérience de professeur d’histoire à Oran, de 1948 à 1956, en évitant tout anachronisme.

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Deux histoires pour raconter l’Histoire

L’Algérie en pleine figure

Je suis parti en Algérie en 1948, simplement parce que j’ai été nommé là-bas. J’avais vingt-quatre ans et déjà six années d’ancienneté comme enseignant. A l’époque, on n’avait pas le choix de sa nomination et en plus, il fallait un poste double, un pour ma femme et un pour moi. Cela a été Oran, sans autre choix possible. Ce n’était pas le genre de chose qu’on négociait. Je n’avais aucune image préconçue, aucune idée de ce qu’était un pays colonial. On sortait de la guerre et on n’avait pas d’informations particulières sur l’outre-mer. J’ai simplement regardé une carte, j’ai vu qu’il y avait un quartier qui s’appelait « quartier nègre », ce qui a semé un doute dans ma tête sur la nature des Oranais. Je savais quand même que c’était une ville de garnison d’origine espagnole, parce que j’avais fait un peu d’histoire et lu Braudel. Mais je n’avais absolument aucune idée de ce que pouvaient être cette ville et ce pays. Dès l’arrivée au port, j’ai reçu un choc ; il y avait des petits porteurs – arabes – avec des ânes traînant des charrettes. On se serait cru revenu quelques décennies plus tôt. Le port était en bas, et la ville était en hauteur. L’un des porteurs a pris nos valises et, avec son petit âne, a monté la côte pour nous déposer aux portes du lycée Lamoricière. En arrivant, il a craché par terre en disant : « Ici, rien que des Juifs et des Espagnols. » J’ai tout de suite compris qu’il y aurait un problème dans ce pays. Avant d’arriver en Algérie, je n’avais pas spécialement réfléchi au problème colonial. J’avais des grilles de lecture sur le communisme et l’anticommunisme, sur le nazisme, sur la situation américaine, mais elles ne portaient pas sur ce terrain-là. Je savais bien qu’il y avait une mouvance dite anticolonialiste.

Mais son message proposait seulement de réaménager la colonisation – mieux gouverner, mieux administrer, sans exploiter ni exclure – et ne dénonçait pas la colonisation en tant que telle. J’avais entendu parler de la loi Blum-Violette qui devait accorder plus de droits aux Indigènes d’Algérie. Elle n’a jamais été appliquée. Je savais tout cela. Ce n’était pourtant pas une question prioritaire pour la société française. Sur place, je me suis rendu compte que le véritable enjeu était là. Pourtant, là non plus, ce n’était pas une interrogation centrale et cela ne l’avait jamais été.

Aujourd’hui, on fait grand cas de toutes les réactions contre la guerre d’Algérie. Je dois rappeler humblement que ces appels contre la torture et les abus commis par l’armée française, comme l’ « appel des 121 », datent seulement de la fin des années 50.

Mais dans aucune de ces protestations il n’est question du droit des Algériens à constituer un Etat souverain ou à être indépendants. C’était plus un discours sur les droits de l’homme dans le même esprit que l’affaire Dreyfus ou un discours sur les valeurs de la République qu’il ne fallait pas déshonorer par des actes honteux, qu’une véritable prise en compte de ce que les populations d’Algérie pouvaient souhaiter elles- mêmes. Dans ces années-là, on ne percevait pas que l’Algérie pouvait avoir un projet d’avenir, non pas parce que c’étaient trois départements français, mais parce qu’était inconcevable l’idée même qu’on ne puisse pas viser à devenir français dans la plénitude des droits républicains. Tout le monde devait le penser, le souhaiter et le devenir. Dans ces années d’après-guerre, l’horreur absolue, c’était le nazisme raciste. La République s’identifiait à la lutte contre le racisme. Par conséquent, que les Arabes d’Algérie veuillent devenir français, ce qui était le cas de la majorité d’entre eux, surtout dans les villes – avant de réclamer autre chose devant le refus obstiné des colons –, c’était ce qui paraissait normal. Penser qu’ils veuillent se séparer de ce qui incarnait la démocratie, la

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république et la liberté ne pouvait venir à l’esprit. Telle était l’idéologie dominante en France, même pendant la guerre d’Algérie. Les seuls qui avaient une vision claire de la situation étaient les avocats défendant les militants nationalistes arabes lors des procès politiques. Ils connaissaient leurs souhaits – la constitution d’un Etat associé à la France ou à défaut une intégration politique – , ce à quoi les Français de métropole ne pensaient pas du tout. Il y avait un manque de lucidité et une non-clairvoyance qui peuvent paraître inconcevables aujourd’hui.

Pour moi, pourtant, cette contradiction était visible dans mon quotidien au lycée. Je l’ai compris tout de suite, dès ma première année d’enseignement. J’avais une classe de cinquième et, comme je le faisais toujours lors de la première leçon, j’ai donné le programme à mes élèves pour qu’ils aient une vue globale de ce qu’on allait aborder durant l’année, en leur disant : « L’année dernière, vous étiez en sixième, vous avez fait l’Egypte, la Grèce, l’Empire romain, et cette année, nous allons voir le Moyen Âge, les invasions barbares, et puis ensuite, nous étudierons la civilisation arabe. » Là, tout le monde a éclaté de rire. J’étais interloqué, j’ai cru que ma cravate était mal mise. J’ai demandé : « Pourquoi riez-vous ? » Ils m’ont alors répondu : « Mais monsieur, vous avez dit « civilisation arabe ». Mais, les Arabes, ils ne sont pas civilisés. » J’ai ressenti instantanément l’écart qu’il y avait entre les deux regards sur le pays. Plusieurs autres épisodes par la suite m’ont confirmé le gouffre qui séparait la population européenne et la population arabe. C’était surtout avec les parents d’élèves qu’on voyait ce fossé. Ils étaient très chaleureux avec les professeurs métropolitains, ils les invitaient à dîner, ils les chouchoutaient. Ce n’était pas nécessairement intéressé, c’était aussi par amitié, par curiosité et par convivialité oranaise. Nous continuions à les voir même lorsque nous n’avions plus leurs enfants comme élèves. Quand nous étions invités chez eux, nous nous rendions compte que parler des Algériens, c’était comme parler de l’affaire Dreyfus au siècle dernier. J’ai commis de nombreux impairs en disant que les Arabes étaient mal payés, qu’ils n’étaient que dockers ou qu’il était étrange d’en avoir si peu comme élèves au lycée. C’était tabou et un tabou, cela ne se dit pas. En classe, je parlais plus librement avec mes élèves, même arabes, que dans les maisons de parents d’élèves pieds-noirs. Mais ce qui se disait en classe était forcément répété. On en concluait que j’étais communiste puisque je parlais des Arabes de façon différente. En même temps, tous les professeurs, même les plus conservateurs, même les plus anti-arabes, même les futurs OAS – il y en a eu – avaient une grande bienveillance pour les élèves arabes qui avaient des difficultés, sachant qu’à la maison, ils parlaient en arabe dialectal et que la langue française était pour eux une langue étrangère. Quand l’un d’entre eux passait un examen, sa note était souvent rehaussée pour la rééquilibrer. Les parents de mes élèves européens étaient pour la plupart commerçants, petits fonctionnaires, ce qui corres- pondait à ce qu’étaient aux Etats-Unis les « petits Blancs ». C’est une expression que j’ai lancée dans un article du Nouvel Observateur qui a été souvent reprise par la suite.

Les vrais colons, c’étaient les propriétaires terriens. Quand, en 1956, Guy Mollet est venu à Alger, il a été bouleversé de voir dans les rues ces « petits Blancs ». Il s’attendait à voir des colons parce que, dans les journaux, on ne parlait que des gros agriculteurs, les Borgeaud, les Blachette… Le 7 ou le 8 février 1956, le lendemain des émeutes, quand je l’ai rencontré, il ne cessait de répéter : « Mais ils pourraient être mes électeurs. » Il ne pensait les colons qu’en structure de classe, comme un marxiste, et il ne voyait pas le phénomène « petits Blancs ». Or, ces derniers pouvaient être aussi racistes que les gros colons, sinon plus. Je me souviens de mon garagiste d’Aïn-Turk, une petite ville où j’habitais à quinze kilomètres d’Oran, un homme absolument charmant. Dans son atelier, ses ouvriers arabes mangeaient avec lui, tous les enfants jouaient ensemble, il ne faisait aucune discrimination. Mais c’est lui qui m’a dit : « Si

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jamais un Arabe entre au conseil municipal, je prends mon Mauser de la guerre de 14 et je le descends. » La manière dont les Arabes étaient écartés de toute vie politique allait extrêmement loin. Il y avait un fossé infranchissable entre les communautés, quels qu’aient pu être les liens d’amitié tissés à titre individuel. A la question concernant un médecin français : « Est-ce un bon médecin ? » il était fréquent d’entendre répondre : « Oui, mais il ne soigne que des Arabes ! » L’anonymat des Arabes était chose naturelle, y compris chez ceux qui défendaient leurs droits : si vous relisez Camus, vous constaterez que ses personnages ont un prénom – le plus souvent Ahmed – mais qu’ils n’ont jamais de nom. Il y avait des barrières infranchissables : barrières sexuelles, politiques, barrières d’autorité. Mais en même temps, une certaine convivialité existait, surtout à la campagne chez les colons de la terre, beaucoup plus qu’en ville chez les commerçants. Il y avait une familiarité entre les uns et les autres qui allait plus loin que la proximité qu’on trouve entre voisins dans une rue ou dans un quartier de Paris.

J’ai toujours eu de très bons rapports avec mes collègues musulmans. J’ai milité pour le rapprochement des Français et des Arabes d’Algérie. Nous avons créé Fraternité algérienne, un mouvement où se retrouvaient des libéraux européens – médecins, avocats – beaucoup d’Arabes algériens – instituteurs, dockers, syndicalistes – et aussi des communistes. Ce courant existait, mais en général ce n’était pas admis d’avoir ce type d’opinion. Mes collègues algériens – qui appartenaient souvent à des partis nationalistes comme Mahdad, professeur d’arabe, ou comme Hireche, professeur de sciences naturelles – voulaient que l’on enseigne aussi la langue arabe. En revanche, les communistes que je fréquentais à Oran – ville qui votait à gauche et où ils étaient nombreux – rétorquaient par les revendications des dockers quand ils entendaient parler d’enseignement de l’arabe. Ils niaient le problème national, ce n’était pour eux qu’un problème social. Ils n’admettaient pas l’autonomie possible de l’Algérie et ne voyaient son avenir que dans un cadre francocentré. Aucun d’entre eux ne pensait à l’indépen- dance. Alors, quand j’en parlais ouvertement, ils soutenaient que c’était une manœuvre des Américains dans le seul but de détacher l’Algérie de la France en pleine guerre froide. Même les Algériens militant dans les partis politiques, qui revendiquaient le droit de devenir des citoyens à part entière, n’osaient pas imaginer l’indépendance. C’est seulement à l’époque de Nasser qu’une sorte d’arabisme émergea avec force. L’oppo- sition politique prendra alors un caractère exclusivement national en devenant le FLN, embryon d’un futur Etat.

Le lycée était un asile de liberté. Je n’ai jamais vu deux élèves se disputer en tant qu’Arabe et non-Arabe ou en tant que Juif et non-Juif. Dans mes classes, j’avais beaucoup de Juifs. Je ne le savais pas avant d’y aller mais je l’ai su très vite lorsque j’ai demandé leurs noms à mes élèves. Comme on le faisait toujours, j’ai posé la question :

« Quels sont les noms qui commencent par A ? » Un seul s’est présenté, Abecassis. Puis ceux dont le nom commence par B. Alors là, tout le monde a levé le doigt. J’ai cru que c’était un chahut. Ce n’en était pas un. Il s’agissait de Benguigui, Bensoussan, Benyamin… avec quand même des prénoms différents. A la sortie du cours, j’ai demandé à mon collègue prof de philo Jean Cohen : « Explique-moi, Jean, je ne comprends pas, tout le monde s’appelle Ben. » Il m’a répondu avec un petit sourire plein de commisération : « Mais Marc, tous ces Ben-là, ce ne sont pas des vrais Juifs, ce sont des Juifs convertis. Au contraire, moi, Cohen je suis un vrai Juif. » Penser qu’en 1948 quelqu’un se revendique être un vrai Juif, par rapport à ces Juifs qui ne seraient que des Berbères convertis, cela m’a paru drôle sur le moment. C’est dire la complexité d’une situation dont personne ne saisissait toutes les nuances. Un jour, j’ai dit à mes élèves :

« Quand vous êtes à poil, de dos, sur la plage, Juifs, Arabes ou Espagnols, on ne fait pas de différence. » Ils étaient furieux, les Juifs se voulaient juifs, les Arabes arabes, alors

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qu’ils étaient pour la plupart berbères. Je leur parlais en ces termes. Aujourd’hui, sans doute, je n’oserais plus parler comme cela. Avec l’âge, je suis peut-être plus respectueux des usages. Mais je reste persuadé que, pour qu’une idée rentre, il faut souvent la présenter de façon un peu vulgaire. C’est ce que je faisais à Oran. Quand je rencontre mes anciens élèves d’Algérie d’il y a trente ou quarante ans, ils me rappellent de telles histoires sur mes cours que j’en écarquille les yeux.

Une Histoire, des histoires

Jeune muté dans cette ville d’Oran, j’ai enseigné comme dans n’importe quelle autre ville française. Parce qu’enseigner l’histoire, c’est enseigner l’histoire. La Révolution française, c’est la Révolution française, que l’on enseigne à Moscou ou à Beyrouth. Je ne me suis pas posé de questions pour l’histoire, mais il s’en est posé très vite en géographie. Lorsque j’ai défini les caractéristiques géographiques de l’Algérie, j’ai expliqué qu’il y avait quatre régions du nord au sud, un massif montagneux le long des côtes, après des hauts plateaux, puis la chaîne de l’Atlas près du Sahara et enfin le Sahara. J’ai dit que les Français avaient apporté la sécurité dans le Nord en protégeant les agriculteurs constamment harcelés par les nomades pillards qui venaient du Sud.

C’était ce qui était écrit dans les manuels officiels. C’est alors qu’un petit élève du fond de la classe m’a fait avec le doigt un geste qui voulait dire non. Sur le coup, je n’ai pas compris. A la fin de la classe, je l’ai appelé pour lui demander le pourquoi de son geste.

Quand il m’a répondu : « C’est parce que nous, dans le Sud, on est plus malins », je n’ai pas compris davantage. Je n’y ai plus pensé jusqu’au jour où j’ai lu dans un livre sur l’histoire de l’Afrique de Nord de Laroui que les gens du Sud avaient su échapper, sur leurs chameaux, à tous les conquérants : les Romains, les Byzantins, les Ottomans puis les Français. Par la suite, j’ai aussi remarqué que de nombreux leaders indépendantistes venaient du Sud. Autrement dit, pour ce gamin : « Nous, dans le Sud, on est plus malins », cela voulait dire qu’ils étaient davantage prêts à contester et à se révolter. Pour lui, être nomade, c’était positif, c’était être libre, et être sédentaire, c’était se laisser domestiquer et coloniser. Alors que, pour un Occidental, être nomade, c’était négatif, c’était être pillard, et être sédentaire, c’était être travailleur et s’occuper de sa terre. J’ai compris ce jour-là qu’il existe pour tout événement historique deux ou trois versions et qu’il fallait que je prenne du recul par rapport au contenu des livres.

C’est peut-être la première fois, grâce à ce petit Arabe – on disait Arabe, on ne disait pas Algérien – que ma manière d’enseigner a été mise à l’épreuve et que j’ai commencé à réfléchir. L’européocentrisme est un piège dont mon expérience algérienne m’a appris à me méfier. C’est au lycée Lamoricière d’Oran que le sens de l’histoire, fruit de la confrontation entre mes élèves « arabes » et mes élèves « pieds-noirs » m’est réellement apparu. J’ai réalisé que l’histoire était idéologie et parti-pris. C’est là que je suis vraiment devenu historien : j’ai fait mes gammes, discerné les liens entre politique et histoire et mesuré les enjeux. J’ai distingué immédiatement le lien qui existait entre mon enseignement de l’histoire de la conquête et les difficultés sur le terrain, superbement illustrées par ce reproche prémonitoire de l’un de mes élèves musulmans : « Vous nous conduisez à la gare, mais nous ne prendrons jamais le train ! » Cette réflexion illustre parfaitement la dualité de l’enseignement, due à la politique de ségrégation. On les conduisait bien à la gare, ils étudiaient, on leur apprenait beaucoup de choses, mais socialement, cela ne leur permettait pas de trouver leur place dans la société. Souvent, malgré leurs diplômes, ils ne pouvaient pas poursuivre leurs études. Certains de mes élèves sont devenus dockers. Cela nous a fait beaucoup souffrir, ma femme et moi, de nous rendre compte que notre enseignement ne portait pas ses fruits. Un autre déclic

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s’est produit un jour où, comme je ne saisissais pas bien une de ses idées, un leader communiste oranais m’a dit : « Marc, il y a des choses que tu ne comprends pas, que même ma mauresque comprend. » Ce « même ma mauresque », par lequel il entendait sa « boniche » algérienne, venant d’un communiste, m’a ouvert les yeux sur l’écart qui existait entre les convictions politiques et les mentalités. J’ai eu envie de clarifier tout cela. Là aussi, bien avant ma rencontre avec l’école des Annales, j’ai compris que les mentalités intervenaient dans l’histoire, peut-être plus que les opinions. Autant vous dire que, par la suite, je n’ai pas été étonné quand de nombreux communistes oranais ont rejoint l’OAS. C’est en Algérie aussi que j’ai pris conscience de l’histoire plurielle face à une histoire nationaliste. J’avais l’habitude de naviguer en classe avec des élèves de différentes origines géographiques et culturelles. Par exemple, lorsque je disais :

« Heureusement les Français ont arrêté les Arabes à Poitiers », j’étais sûr d’avoir un élève pour me dire : « Pourquoi heureusement, monsieur ? »

Jusque-là, tout en étant très attentif à la politique, j’aimais l’histoire pour l’histoire.

Apprendre les événements, entendre les récits, reconstituer l’histoire-rêve. Tandis qu’en Algérie, je ne pouvais comprendre ce qui se passait sans le vivre historiquement et politiquement, j’étais sensible à tous les aspects de la situation. J’étais avec les libéraux d’Oran quand nous avons négocié avec Guy Mollet. J’ai connu aussi bien les gens du FLN que la droite française ou les Pieds-Noirs. Au cœur des problèmes, je les ressentais en profondeur : le parrain de ma fille était l’avocat de Ben Bella et la famille de sa marraine appartenait à un groupe Algérie française.

En 1956, j’ai été promu au lycée Montaigne à Paris. Cela nous gênait, ma femme et moi, de quitter l’Algérie dans ces conditions et de donner l’impression de tout lâcher au moment où la situation devenait dangereuse et violente. De plus, en huit ans, ma femme et moi, nous nous étions fait beaucoup d’amis parmi les parents d’élèves. Mais nous ne pouvions refuser une nomination. Alors nous sommes revenus les deux étés suivants pour la préparation à la session d’automne du baccalauréat au Cours Descartes et une autre fois, en 1973, invités à Alger par la fédération des ciné-clubs. Lors d’une conférence sur le cinéma, une femme est intervenue dans le débat en s’excusant de ne parler qu’arabe. Des hommes dans la salle ont réagi en lui disant : « Tu n’as pas à t’excuser, nous sommes une nation indépendante. C’est à lui de comprendre ou d’avoir un traducteur. Ce n’est pas à toi à t’excuser. » Ces cinéphiles algériens étaient très surpris de voir que je connaissais tout sur leur pays. Ils m’avaient invité comme spécialiste de cinéma. Ils ne savaient pas que j’avais été professeur à Oran, que j’avais côtoyé les principaux leaders nationalistes et que j’avais milité à leurs côtés, mais pas pour l’indépendance.

En 1999, à l’occasion d’un autre voyage, j’ai retrouvé le lycée, toujours aussi imposant, et revu d’anciens camarades, militants de la Fraternité algérienne. On s’est embrassés, on a pleuré, un peu comme dans des retrouvailles d’anciens combattants et Verdun ou comme en 1964, entre les Français et les Allemands. Un ami algérien, ancien chef militaire, m’a dit à ce moment-là : « Où sont nos rêves ? Nous n’avons pas fait la guerre pour qu’on ne fasse de nous que des Arabes ou que des Musulmans. Nous sommes des Algériens, des Méditerranéens aussi. »

Etre l’oiseau dans la mine

Il y a beaucoup d’idées fausses sur la façon dont on a enseigné l’histoire en Algérie.

Premièrement, on n’a jamais asséné « nos ancêtres les Gaulois » dans les cours d’histoire au lycée. C’est un mythe inventé depuis une trentaine d’années. Certes, dans les livres du primaire, on mythifiait nos origines en parlant de « nos ancêtres les

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Gaulois », pour ne pas dire nos ancêtres les Francs. C’étaient les mêmes livres, diffusés en France métropolitaine, qu’on expédiait dans les colonies sans qu’il y ait, à mon avis, une quelconque intention d’acculturation. Deuxièmement, au lycée, on n’a jamais enseigné uniquement l’histoire de France. Si vous ouvrez les livres d’histoire, tels que le Malet et Isaac ou le Duby, c’était l’histoire de l’Europe, l’histoire du monde, des civilisations antiques, des Romains à la Renaissance ou des grandes découvertes à la Révolution de 1789. Il y avait aussi des chapitres sur l’islam, des chapitres sur l’histoire de l’Afrique du Nord. Pas énormément, mais pas moins que sur le bouddhisme et l’Asie.

Troisièmement, en France, les professeurs n’enseignent presque jamais l’histoire immédiate. Par manque de temps, c’est souvent un programme de fin d’année. Mais surtout c’est un enseignement à risque, souvent contesté par les autorités de tutelle, par les parents et même par les enfants.

Mais, depuis quelque temps, on a fait basculer la problématique. On ne parle plus que des excès de la colonisation française, en particulier de la torture au moment de la guerre d’Algérie, par culpabilité. Les généraux se justifient : « Nous avons pratiqué la torture parce qu’il y avait le terrorisme. » Les Algériens, eux, disent : « Il y avait terrorisme parce qu’il y avait répression. » Donc, au binôme terrorisme-torture, les Algériens opposaient le trinôme répression-terrorisme-torture. Pour ma part, je considère que la colonisation n’est pas le colonialisme. Il y a évidemment un scandale de la colonisation, en Indochine ou en Afrique. La République a trahi ses valeurs. Les peuples civilisés n’ont jamais pu accéder au statut de citoyens à part entière. Sans parler du travail forcé… Mais actuellement, en France, on se représente tous les Européens comme des occupants, des brutes et des assassins. A l’époque, ce n’était pas du tout perçu comme cela par les Arabes. Et dans l’Algérie d’aujourd’hui non plus. Les Algériens n’ont pas gardé un souvenir négatif des instituteurs, des professeurs, des médecins, ni d’un certain nombre de Français métropolitains qui vivaient en Algérie. Ces derniers entretenaient de très bonnes relations avec la population, sans avoir la sensation de tenir de rôle de colonisateurs face à un peuple colonisé. Ils y ont accompli une œuvre dont ils n’ont pas à rougir. Il n’y a pas de raison de montrer uniquement la colonisation sous un jour négatif. Aujourd’hui, on est scandalisé par les actes perpétrés avec cet état d’esprit de l’époque, que l’on n’a pas voulu voir. On affirme qu’on nous les a cachés. Or, les méfaits de la colonisation ont été révélés depuis de nombreuses années. Dans les livres de classe de ma génération, dans l’entre-deux-guerres, il était écrit noir sur blanc que Bugeaud ou Saint-Arnaud faisaient flamber les douars les uns après les autres. Cela ne choquait personne car on savait qu’une conquête entraînait toutes sortes de massacres, comme Gallieni qui passait des villages entiers au fil de l’épée à Madagascar. On ne l’a pas caché, les élèves arabes ou européens le savaient. Simplement, cela ne choquait pas comme aujourd’hui, parce que nous n’avions pas la même vision de l’histoire, ni la même sensibilité. On fonctionnait avec l’idée que « nécessité fait loi ». C’était le progrès de la « civilisation » qui était en jeu. Si l’on tuait, c’était en son nom. C’était le concept de l’Etat-nation qui civilise, alors que l’idéologie dominante de notre temps est celle des droits de l’homme. Cette contestation de la colonisation a été aussi illustrée au cinéma et à la télévision, avec une cinquantaine de films qui évoquent cette période. Ce qu’on ne dit pas, c’est que les gens ne sont pas allés les voir. Qu’il y ait eu censure, certes ! Que des archives aient été interdites, certes ! Mais cela n’empêchait pas de savoir pour ceux que cela intéressait ou indignait. En 1970, j’ai écrit le commentaire d’un film sur l’Algérie intitulé La Révolte d’un colonisé. Le commentaire en voix off était composé uniquement de remarques que mes élèves m’avaient faites. Le film, d’abord interdit, est devenu un classique. Les Algériens eux-mêmes ont parfois fait œuvre de réhabilitation.

Je pense à de nombreux romans d’écrivains sur ce thème et à un film, La Dernière

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Image, qui raconte l’histoire d’une classe dans le bled et qui montre la tendresse qui unissait les élèves, tous arabes, à leur institutrice. C’est ce climat que j’ai connu à Oran : les relations avec les élèves, arabes ou non, et leurs parents, étaient excellentes. Je n’ai rien à renier de mon enseignement là-bas, ni de celui de mes collègues.

Si j’étais aujourd’hui professeur d’histoire dans un établissement secondaire en France, pour tenir compte des élèves de diverses origines, j’enseignerais avec dans la main gauche le livre de Mohammed Harbi sur l’histoire de l’Algérie (Une vie debout, mémoires politiques : 1945-62, Paris, La Découverte, 2001), et dans la droite le livre de Jeannette Verdès-Leroux sur les Français d’Algérie (Les Français d’Algérie : de 1830 à nos jours, Paris, Fayard, 2001). Ainsi, j’aurais les deux points de vue : comment les Français d’Algérie interviewés ont construit leur histoire et comment les Algériens ont préparé leur combat, les deux versions des gens de l’époque. C’est ce qui est important.

Nous avons tort d’étudier dans une classe l’histoire de la conquête de l’Algérie, puis une ou deux années après, celle de son indépendance, comme si c’était une autre histoire. Il faudrait enseigner cette histoire d’un seul tenant, en commençant par la conquête, remonter dans le temps pour bien comprendre la continuité des problèmes. Autrement, on dissocie la lutte indépendantiste de la conquête et on adopte ainsi une position colonialiste. Ce n’est pas un problème de durée consacrée à ce cours. En trois heures, deux heures, une heure, je pourrais faire comprendre les causes de la guerre, son déroulement et son drame : la conquête, les massacres de 1871, les Algériens qui s’engagent dans l’armée en 1914 et en 1939 et sont déçus, la renaissance du mouvement nationaliste, tout cela peut se faire en une heure. Il faut remonter en 1830 et même un peu avant. Il faut comprendre conjointement les causes profondes et les causes immédiates. Le débat sur la torture en Algérie a laissé entrevoir la possibilité d’une discussion plus large sur la question coloniale et d’une interrogation sur les conséquences actuelles du refus, sans doute inconscient, de l’introspection historique coloniale. C’est un grand progrès. La confrontation et le débat public sont devenus possibles sur toutes ces questions. Les Algériens et leurs enfants vivant en France ont ainsi la possibilité de se réapproprier leur histoire. En ce qui concerne l’Algérie, je ne suis pas retourné récemment pour voir ce qui est enseigné là-bas.

Le professeur d’histoire a un rôle public essentiel : décoder le monde politique, social, économique et religieux. Telle est sa fonction civique. Et sa qualité primordiale, c’est d’être critique et de doter ses élèves de cet esprit critique en face de toute information.

Ils peuvent exprimer des opinions contraires, mais le professeur doit faire comprendre la complexité des tenants et des aboutissants à ces adolescents. La responsabilité du professeur d’histoire est de faire de ses élèves de futurs citoyens lucides. Et, au-delà de l’enseignement, le rôle de l’historien, dans la société d’aujourd’hui, consiste à critiquer les discours des dirigeants et des opposants pour dénoncer leurs stratégies et leurs mensonges, et c’est annoncer les périls. Comme un des plus vieilles recettes employées par les hommes dans les lieux souterrains pour se prévenir des dangers d’asphyxie et d’éboulement : être l’oiseau dans la mine.

Références

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