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Analyse régionale et anthropologie
MOESCHLER, Pierre
MOESCHLER, Pierre. Analyse régionale et anthropologie. Archives suisses d'anthropologie générale , 1966, vol. 31, p. 3-9
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:103370
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'Iome XXXI, 1966.
Analyse régionale et anthropologie
I)ierre MoBScHLER
< Considérez un planisphère. Sur ce planisphère,
I'ensemble des terres habitables, Cet ensemble se divise en régions et dans chacune de ces régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des hommes. A chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle,
- un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins précieux, un ter- ritoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile
à équiper pour les transports, etc. Toutes ces
caractéristiques permettent de classer à toute époque les régions dont nous parlons, de telle sorte qu'à toute époque, l'état de la terre xiaante peut être définà
pal un système d'i.négalités entre les régions habitées d,e sa surface.>
PauI VerÉnv, La crise de I,'esprit.
Aucune méthode d'analyse, quel que soit
le
degré de finesse auquel elle peut prétendre, n'a sa fin en soi. ElIe doit servir ce besoin de comprendrequi sufit, à lui
seul,à
donnerà
I'humain une dimension particulière.L'analyse régionale ne
fait
pas exception.Elle doit,
avant toute chose,pouvoir fournir à notre entendement les éléments nécessaires à la compré- hension de
l'état
actuel de la terre vivante.C'est dans une perspective diachronique
qu'il
nous faut,tout
d'abord, envisager notre démarche. En effet, I'organisation de l'espace, telle qu'on l'observe aujourd'hui, est le résultat d'un long processus évolutif auquel I'hommea
imprimé, depuis des centaines de millénaires, une direction particulière. D'abord peu marquée, I'influencequ'il
exerçatout
au long de son histoire sur le milieu environnantprit
peu à peu cette ampleur quinous permet d'affirmer maintenant qu'il
vit
dans le cadre oir peut s'exprimer l'infinie diversité de ses cultures.Tout
commela
nature particulière despar
4 P. MOESCHLER
structures biologiques qui sont les siennes a permis le développement de sa culture, cette dernière a façonné le milieu, aussi bien physique que social, dans lequel
il
évolue.on
comprendra dès lors combienil
estdiffcile
defaire, de I'étude de I'espace, autre chose que
le
domaine d'investigation d,un groupe de chercheurs ayant admis l'unicité que cachetrop
souvent la diversité de leurs problèmes.cette afirmation ne nous dispense pas de reconnaître combien cette conception de la recherche en rend I'approche difficile.
Il
est aisé de faire remarquer que la complexité du comportement humain requiert, pour être appréhendée,un
appareil conceptuel permettant une approche globale.Force nous est toutefois de convenir que, si I'on veut éviter de succomber à la tentation de forger un instrument formel à partir de prémisses choisies dans le seul
but
de satisfaire aux exigences d'une logique,il
est beaucoup plus difficile d'aborder, dans sa têaltté,la pratique de cette unicité'Une première difficulté réside dans ce
fait:
la seule analyse qui eût pu êtretout
àfait
satisfaisante pour I',esprit, aurait exigé quel'on
disposât d,un inventaire exhaustif de l'état, actuel et passé, de Ia terre vivante. La vanité d'une telle assertion nous dispense d'insister sur I'impossibilité dans laquelle on eût été alors d'y pouvoir recourir utilement. Mais ce serait faire peu de cas de I'appareil conceptuel dont s'est doté notre entendement que de croirequ'il
ne peut en aller autrement. chaque science, cependant, I'a créé pour elle-même. Chacunea
découpé, dans I'espaceet Ie
temps, le champ qui pouvait satisfaire aux exigences de ses techniques, aux besoins de son entendement ProPre.Ainsi le concept de région allait-it, au
fur
et à mesure oiril
s'élaborait dans chacune d'elles, cour.rir des réalitésfort
diverses. Le naturaliste, le géographe,par
exemple,ont
leurs régions naturelles dont les limites ne coincident pas avec celles de l'espace économique, frit-il homogène, polarisé, ou motivé de tout autre manière, pas plus qu'elle ne sont habitées parune de ces populations bien définies qui servent au biologiste à circonscrire son champ d'action.Et
ainsi de suite'On est en
droit
dès lors de se demander si le concept de région peut rend.re compte d'une réalitéqui
aille au-delà des préoccupations d'une discipline particulière.Il
est peut-être prématuré de vouloir répondre à cette question. L'analyse régionale a encore besoin d'affiner ses techniques.on
peut toutefois être certain qu'elle ne s'affranchira jamais de la nécessité detenir compte, dans ses formulations, d'un certain particulari,qme régional.
Aujourd'hui, comme naguère, ce qui est
wai
en-deçà des Pyrénées, De l'est pas forcément au-delà !Cela ne veut pas dire, cependant, qu'il faille, pour I'instant, renoncer à toute définition de la région qui se voudrait plus générale. Nous retiendrons, pour notre
part,
celle que propose Carrère,à
savoir quela
région est la résultante d.'un phénomène fond.amental: Ia localisation d'e l'hornme. Le rôIe privilégié qu'ellefait
jouer à l'hommela
sigrraletout
particulièrement àI'attention de I'anthropologue.
Et
l'importance qu'elle attache au phéno- mène de sa localisation rappellera peut-êtreà
celui que préoccupent ses.structures morphologiques, anatomiques
et
physiologiques, combien les conditions de cette localisation sont déterminantes dansla
diversificationet
l'évolution des populations humaines.Cette optique anthropologique
doit
nous permettre d'aborder deux thèmes majzurs de I'analyse régionale, dont llapproche est malaisée. Le premier sè rapporte à ce besoin de formaliser auquel nous avons fait allusion plus haut, I'autre concerne l'aspect multidisciplinaire de la recherche.En efiet, bien que, à I'instar de la région, une population humaine puisse
difficilement être isolée du contexte spécifique dans lequel elle s'articule, elle présente souvent suffisamment de caractères distinctifs pour qu'on puisse l'étudier isolément.
On nlinsistera jamais assez sur
I'efiort
d'abstractionqu'il
aura fallu fournir pour qu'une telle étude puisse se concevoir.La
définition d'uneunité
d'étude exige, pour pouvoir être donnée, quel'on
dispose d'une certaine quantité d'informationss'y
rapportant. Cette information peut, certes, être récoltée sur une base empirique. Mais, outre lefait
que cela suppose une certaine connaissance du cadre dans lequelil
faut opérer, et que l'on connaît donc déjà partiellement ce que l'on cherche, on risque fort de ne pas pouvoir utiliser valablement une documentationtrop
disparateet
de ne pouvoir jamais, par cette voie, saisir globalement le phénomène de population.II
doit cependanty
avoir, si cette unité existe, uniertain
nombre de relations logiques entre ses caractéristiques. Nous expliquerons plus facile- ment par ùn exemple oir peut conduire leur reconnaissance.La compréhension que I'on acquiert peu à peu de l'évolution des popula- tions humaines a commencé à partir du moment otr deux chercheurs, Hardy et Weinberg, eurent essayé, indépendamment l'un de I'autre, de définir, en se basant uniquement sur les lois de la génétique mendélienne, les conditions auxquelles une population pourrait rester identique à elle-même de géné-
ration en génération.
Ils
reconnurent que:ro
elle devait être infiniment grande;6 P. MOESCHLER
eo les unions devaient se faire au hasard;
30 la fécondité devait être la même pour chaque couple;
40 aucun changement ne devait se produire dans les structures biologiques responsables de
la
transmission héréditaire des caractères (absence demutation);
50 aucun de ces caractères ne devait avantager un quelconque individu qui en serait porteur (absence de facteurs de sélection);
6o
la
population devait être fermée sur elle-même (absence de migration).Ces hypothèses, on nous permettra d'insister, sont l'aboutissement d'un raisonnement conduit en tenant compte uniquement d'un certain nombre d'exigences formelles imposées par les lois de la génétique classique.
On doit constater qu'aucune population humaine ne peirt manifestement remplir, à la fois, toutes ces conditions. Chaque facteur allant à I'encontre
d'un
de ceux postuléspar
Hardyet
Weinberg peut donc être considéré comme facteur de changement. Cela permetà
celui que ce changement préoccupe de récoltèr, sur la population dans laquelleil
veut l'étudier, une certaine qualité d'information dont il sait qu'elle est tout à la fois nécessaire et suffisante. Elle se.rapportera obligatoirement à la dimension de Ia popu- lation, aux problèmes posés parle
choix du conjoint, àIa fertilité,
à la fécondité, à la fréquence des variations observées dans le support physico- chimique de t'hérédité, à I'avàntage sélectif que le milieu peut présenterpour
certaines caractéristiques biologiques ainsi qu'au déplacement des personnes et des populations.Cependant les problèmes soulevés par
la
définition de I'unité d'étude restent posés.II
est important de comprendre qu'aucune solution ne pourra jamais leur être apportée sansle
secours d'un appareil formel, d'autant plus élaboré que cette unité couvrira une réalité plus complexe.Aussi les mathématiciens ont-ils imaginé un certain nombre de modèles
simulant les conditions
qui
auraientpu
être celles dans lesquelles s'est effectuée la diversification des populations humaines, animales et végétales.Une attention toute particulière est accordée, dans ces modèles (pour des raisons que nous ne pouvons pas évoquer ici), àl'effectifde ces populations, une dimension restreinte entraînant une plus grande variabilité. Cela ne pouvait qu'intéresser I'anthropologue; d'une part, parce que la plupart des caractères
qui
permettent de subdiviser I'espèce humaine enun
certain nombre de races ont dû se différencier à un moment oir I'homme vivait en groupes d'effectif réduit, ensuite, parce qu'il sait que les possibilités, encorerelativement restreintes, qu'a un individu de choisir son conjoint, tendent à perpétuer une situation dans laquelle ia faible dimension de la population reste un facteur déterminant d'évolution.
Cela dit, mais il fallait le dire, il devient possible d'envisager la définition dfune unité d'étude qui puisse être utilisée dans la réalité des populations humaines. Du point de r,rre qui vient d'être exposé, il est certain que I'étude d'une communauté restreinte, encore plus ou moins isolée, du point de vue de la reproduction, des populations avoisinantes,
et
dont Ie statut démo- graphique peut être suffisamment.précisé, sera féconde. Or une telle com- munauté peut être localisée sur le terrain.Lès probtèmes que pose à I'analyse régionale le choix d'une unité d'étude sont
du
même ordre. Une des premières tâches de I'analyste sera donc drapporter une contribution à la mise au point de I'appareil formel qui seullui permettra I'approche effective de I'objet d'étude. Mais c'est à la recherche fondamentale
qu'il
appartient avanttout
d'apporter cette contribution.Ce n'est qu'après que pourra se réaliser I'union,fertile de l'hypothèse et de l'observation dont
il
ne faut pas oublier de la première qu'elle est l'élément catalytique.Cependant le contrôle de I'efficacité de I'instrument formel doit pouvoir être accompli sans cesse. Car s'il est concevable que le mathématicien fasse
de
la
constructiondu
modèleun but
en soi,le
biologiste,.par
exemple, souhaiterait pour sapart qu'il
I'aide à comprendre les processus respon- sables de l'état dans lequel se trouvent, au moment de son étude, Ies popu- lations qui en font I'objet. C'est la raison pour laquelle nous aimerions voir cet instrument se développer dans le cadre d'une enquêtelui
permettant de faire la preuve de son efficacité.CeIa nous ramène
au but
poursuivipar
I'analyse régionale. Chaque discipline pourrait l'envisager dansle
cadre de ses préoccupations. Nous voudrionslui
donner une autre dimensionet
aborder du même coup les problèmes posés par la recherche multidisciplinaire.Lorsqu'il s'agit de savoir pourquoi, lorsqu'il s'agit de savoir comment I'homme a façonné, comment
il
a organisé l'espacequlil
occupe, lorsqu'il s'agit de comprendre I'influence que ce milieu a exercée en retour sur sa morphologie, sur éa physiologie, sur sa cultureet
sur son mode de vie, aucune discipline ne se suffit à elle-même.C'est pourtant par le biais de l'une dlentre elles que nous essayerons de le justifier, car c'est par la démographie, par la sociologie et par bien d'autres disciplines, que la biologie humaine a pu entrer dans la réalité des popula- tions. Qu'on nous permette de ne pas faire de distinctions,
à
ce niveau8 P. MOESCHLER
d'explication, entre
la
médecineet la
biologie des populations hurnaines.Ces disciplines se préoccupent, selon une optique qui leur est, propre, de ia variabilité biologique, qu'elle relève du domaine du pathologique'ou qu'elle soit considérée comme normale.
Nous avons
vu
que les facteursqui
allaient à l'encontre de l'invaria-bilité,
telle qu'elle est postuléepar Hardy et
Weinberg, pouvaient être considérés corr1rne des factqurs d'évolution.Il
vaut |a peine de les examiner de plus près. Nousle
ferons dans I'ordre où nous les avons mentionnés plus haut.r)
C'est dela
dimension dela
population, donc d'une variable d'éma- graphique, que dépend le choix du modèle.Il
seSa déterministe ou stochas- tique suivant que I'efiectif sera important ou restreint.z)
Ce premier point est étroitement lié aufait
que les mariages ne sefont pas au hasard. En effet, comme nous y avons fait allusion plus haut, un individu n'a, lorsqu'il choisit son conjoint, qu'un nombre souvent étonnam- ment
limité
de possibilités.It
habite peut-être une région isolée, en montagrte par exemple, qu'ilne quittera pas volontiers;
il
appartient à une catégorie socio.professionnelle déterminée;il
peut pratiquer une religion qui tolère difficilement les unions mixtes, etc. Tous ces facteurs restreigrrent la possibilité de choix et favo- risentla
formation d'isolats.La recherche des causes de cet isolement, du point de vue de la reproduc-
tion, fait
intervenir,tout
d'abord,le
géographe.La
rupture des isolats géographiques, causée par le développement des moyens de communication, a eu, au xrxe siècle, des effets spectaculaires du point de vue génétique-Il
appartient ensuite au sociologwe de déûnir, avec l'aide de l'économiste, Ies iimites de ces groupes endogames qui doivent leur existence au fait que leurs membres motivent leur choix plus en fortction des contraintes que leur imposeleur
milieu, qrr'en raison d'une inclination purement affective:conscience de classe, appartenance à une catégorie de revenu, à une tranche de prestige. L'étude de la consanguinité qui résulte de ce mode d'union en
circuit fermé ne peut être parfaitement étudiée que si I'on a recours à un fichier de population permettant la reconstitution de la généalogie de cette population.
On touche alors presque inévitablement àI'histoire.Dans cette perspec-
tive diachronique on peut chercher à mettre en évidence, par exemple, les modalités selon lesquelles se transmettent les héritages. Cela conduit aux archives notariales et suppose une certaine connaissance iuridique.
Ainsi Lemercier a pu mettre en évidence, dans le département du Loiret, en France, un remembrement de
la
propriété viticole, au xrxe siècle, dû à une fréquence élevée observée dans les mariages entre cousins germains.Enfin l'étude implicite des réseaux de parenté qui vient d'être évoquée exige que l'on fasse une place àL'ethnologie.
3)
La fécondité est une variable démographique.E\e
est plus un phéno- mène social qu'un processus purement biologique.En
effet, le malthusia- nisme a profondément modifié le modèle de fécondité naturel régi par les seules lois de la biologie.4) La
mutation n'est bien comprise que dansle
cadre deIa
biologie moléculaire.5)
Avec la sélection on aborde les problèmes posés par l'influence quele
milieu exerce sur les structures biologiques humaines. L'influence d.umilieu social
pett
conduire à une stratification des caractères biologiques.Celle du, miliew physiqwe se manifeste, d'une part, par I'intermédiaire des
particularités du sol et du sous-sol, d'autre part, par celles de la faune et de
la
flore. Nous sommes ainsi ramenés,tout
d'abord, à Ia géographie, et conduits, ensuite,àIa
géologie et àl'écologie animale et végétale.6)
Enfin, la migration peut avoir des causes multiples et prendre des formes variées. Elle est souvent d'ordre socio-éconorniqwe.On se rendra compte, après ce
qui vient
d'êtredit,
qu'une enquêterégionale doit, non seulement être multidisciplinaire, mais encore qu'elle doit porter, pour pouvoir servir à forger un appareil formel efficace, sur des populations dont les structures biologiques
et
socio-économiques peuvent encore être saisies en termes utilisables pour une formalisation.On nous permettra donc, pour conclure, d'insister sur l'urgente nécessité de saisir les dernières occasions qui se présentent encore à nous.