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POUR UNE DRAMATURGIE-JAZZ DANS LA CRÉATION THÉÂTRALE DE KOFFI KWAHULÉ pp. 23-43.

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POUR UNE DRAMATURGIE-JAZZ DANS LA CRÉATION THÉÂ- TRALE DE KOFFI KWAHULÉ

TRAORÉ Klognimban Dominique Maître de Conférences Université Félix Houphouët-Boigny

traoredk@yahoo.fr MESSOU Yao Charles

Docteur de l’Université Félix Houphouët-Boigny messoucharles@gmail.com

RÉSUMÉ

Koffi Kwahulé est un écrivain de la diaspora ivoirienne qui s’est inspiré d’un élé- ment fondamental dans la composition et le fonctionnement de la musique jazz, du

« free jazz » : l’improvisation. Il est parvenu ainsi à élaborer une dramaturgie-jazz qui se définit suivant deux modalités essentielles. D’une part, elle procède de l’inscription de l’œuvre théâtrale dans l’univers du jazz, par l’évocation de la musique et des per- sonnages référentiels issus de cet univers. De l’autre, elle relève de la désarticulation des catégories dramatiques, à savoir la fable, l’action, le dialogue, les personnages et l’espace-temps. Les œuvres Jaz (1998), Big Shoot (2000), P’tite-Souillure (2000), et Misterioso-119 (2005) en sont l’expression. À travers cette dramaturgie, Kwahulé propose une création théâtrale innovante résolument ouverte au monde.

Mots clés : Théâtre, Jazz, dramaturgie, dramaturgie-jazz ; hybridité, décloisonnement.

ABSTRACT

Koffi Kwahule is a writer from the Ivorian diaspora who was inspired by a funda- mental element in the composition and functioning of jazz music, «free jazz»: impro- visation. He has thus succeeded in developing a jazz-dramaturgy that is defined in two essential ways. On the one hand, it proceeds from the inscription of the theatrical work in the world of jazz, by the evocation of music and referential characters from this universe. On the other hand, it comes from the disarticulation of dramatic categories, namely fable, action, dialogue, characters and space-time. The works Jaz (1998), Big Shoot (2000), P’tite-Souillure (2000), and Misterioso-119 (2005) are the expression.

Through this dramaturgy, Kwahulé proposes an innovative theatrical creation resolu-

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INTRODUCTION

Koffi Kwahulé affirme que sa rencontre avec le jazz a bouleversé son écri- ture (Soubrier 2009 : 84). Or, ce dramaturge de la diaspora ivoirienne n’est pas un musicien de jazz. En plus, comme le théâtre et la musique sont deux expressions artistiques distinctes dont les caractéristiques et les modes de fonctionnement ne sont pas similaires, cette intrication assumée du jazz et de l’écriture dramatique peut paraître problématique.

Toutefois, une œuvre telle que Jaz donne à voir une combinaison produc- tive de l’écriture théâtrale et de la musique jazz. Hormis le titre qui crée une homophonie fédératrice entre l’écriture et le jazz, cette création dramatique présente une structure iconoclaste. Les phénomènes d’inachèvement qui s’y observent finissent par produire un effet d’improvisation conférant ainsi à cette pièce quelques caractéristiques d’une partition de free-jazz. Sur cette base, nous émettons l’hypothèse d’une dramaturgie-jazz dans les créations théâtrales de Koffi Kwahulé.

Quels sont les fondements théoriques de cette dramaturgie-jazz et com- ment se manifeste-t-elle ? Quels en sont les enjeux ?

Pour répondre à ces préoccupations, nous nous servirons d’un corpus de quatre textes : Jaz, Big Shoot, P’tite-Souillure et Misterioso-119. Notre ré- flexion est structurée en trois parties. La première est relative aux fondements théoriques de la dramaturgie-jazz. Quant à la deuxième partie, elle est consa- crée aux manifestations de cette dramaturgie spécifique à l’œuvre dans le corpus. Enfin, la troisième partie porte sur les enjeux de la dramaturgie-jazz chez Koffi Kwahulé.

I- JAZZ ET DRAMATURGIE-JAZZ : FONDEMENTS THÉORIQUES

Pour poser les fondements théoriques de la poétique-jazz, il nous paraît nécessaire de remonter d’abord aux origines de la musique jazz. Après ce rappel historique, il conviendra d’évoquer les circonstances relatives à l’entrée de Koffi Kwahulé dans l’univers du jazz. Cette démarche nous permettra de mettre en évidence les caractéristiques et les implications de la dramaturgie- jazz.

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I-1- Les origines de la musique jazz

Le jazz est un genre musical né entre la fin du XIXème siècle et le début XXème siècle. Il émane du brassage de deux champs culturels: l’un appar- tenant au peuple noir américain issu de l›esclavage, et l’autre de sources européennes, importées par les colons. Créé par la communauté noire Afro- américaine aux États-Unis, précisément à la Nouvelle-Orléans, le jazz dérive essentiellement de courants musicaux tels que le « Work song », le « Negro- spiritual », le « Gospel », le « Blues » et le « Ragtime ».

En effet, pendant la période marquée par l’esclavage, les Hommes noirs opprimés originaires du continent africain cherchent un moyen susceptible de leur permettre de supporter et d’affronter l’oppression ainsi que la précarité de leurs conditions d’existence. Dans ce contexte, ces esclaves accordent une importance particulière à la religion et trouvent du réconfort dans la musique.

À partir d’instruments de fortunes trouvés sur leur lieu de travail, Ils créent une forme musicale appelée « Work song ». Par la suite, ils s’approprient et réa- daptent les chants religieux à cette nouvelle invention musicale. Cela donne ainsi naissance au Negro-spiritual. Au fil du temps, ils créent de nouveaux chants caractérisés désormais par des textes libres, c’est-à-dire des textes qui ne sont pas nécessairement inspirés d’épisodes bibliques. Il s’ensuit l’avè- nement du gospel que l’on pratique encore aujourd’hui.

De 1861 à 1865, pendant la Guerre de Sécession, les Afro-américains récupéreront des instruments de musique abandonnés sur les champs de ba- taille. Une fois l’esclavage aboli en 1865, ils décident d’apprendre à jouer aus- si bien ces instruments récupérés et parfois recyclés que d’autres instruments du vieux continent tels que le piano et le violon. Conscients de leur talent, les Afro-américains commencent alors à former des groupes qui prestent à l’occasion des mariages, des défilés, des naissances, des enterrements et des célébrations diverses.

C’est dans ce contexte que le ragtime naît à la Nouvelle-Orléans. Cette musique se répand dans tous les États-Unis. Elle finira par donner naissance au jazz. Les instruments tels que le saxophone, la trompette, le trombone, la clarinette et le piano seront les plus utilisés. Ils deviennent ainsi les cinq ins- truments incontournables du jazz.

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Thelonious Monk, John Coltrane, Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Billie Ho- liday sont quelques figures emblématiques du jazz qui contribueront à l’expan- sion de cette musique. D’ailleurs, leurs talents et leurs sonorités ont fortement impressionnés un large public composé d’hommes et de femmes de divers horizons. Parmi ces adeptes du jazz figure le dramaturge Koffi Kwahulé.

I-2- L’entrée de Koffi Kwahulé dans l’univers du jazz

La musique jazz a influencé le dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé. Il affirme dans un entretien accordé à Gilles Mouëllic (2000 : 44), : « Je me considère comme un jazzman. C’est mon rêve absolu ». Koffi Kwahulé assume et re- vendique son amour pour le jazz. Évoquant sa rencontre avec cette musique, le dramaturge admet :

Je n’écoutais pas de jazz en Afrique : cela aurait été une écoute artificielle, agréable, comme un Français « de souche » peut ap- précier le jazz. Moi, je n’apprécie pas le jazz, il me raconte autre chose. La rencontre avec cette musique m’a amené à faire un théâtre désagréable.

(Soubrier 2013 : 2)

Et pourtant, sa rencontre avec le jazz constitue un élément essentiel de son parcours d’écrivain. En effet, la découverte des sonorités et des carac- téristiques de cette musique a fortement bouleversé son écriture. Cette rencontre avec le jazz remonte au début des années 1980, période durant laquelle Koffi Kwahulé obtient une bourse d’étude et quitte la Côte d’Ivoire pour poursuivre son cursus universitaire en France. Passionné de musique, il tombe littéralement sous le charme de la voix de Billie Holiday, une chanteuse américaine de jazz née en 1915 et connue aussi sous le nom de Lady Day.

Elle est considérée comme l’une des chanteuses à la voix la plus émouvante de l’histoire du jazz. Ses prouesses vocales ont suscité chez Koffi Kwahulé le désir de s’imprégner de cette musique. En témoignent les propos qu’il a tenus dans Frères de son :

« Dans la voix de Billie Holiday, il y avait le blues, mais aussi quelque chose d’autre, quelque chose dont je voulais m’approcher. Le jazz est venu après le blues, à partir de Billie Holiday ». (Mouëllic 2007 : 36).

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La chanteuse Billie Holiday n’est pas la seule artiste à avoir suscité la curiosité de Koffi Kwahulé. Les célèbres compositeurs John Coltrane et The- lonious Monk ont aussi provoqué chez lui, un vif intérêt pour la musique jazz.

« Koffi Kwahulé [écrit Gilles Mouëllic] ne se contente pas de s’approprier habilement la mythologie afro-américaine du jazz. Il choisit certaines voix, certaines paroles et on sait maintenant que les deux musiciens les plus impor- tants ici s’appellent John Coltrane et Thelonious Monk ». (Mouëllic 2008 : 16).

L’entrée de Koffi Kwahulé dans l’univers du jazz s’explique aussi par les ressorts historico-idéologiques du jazz. En effet, la naissance de cette mu- sique est intimement liée à l’histoire des peuples noirs déportés aux États- Unis et vivant en captivité dans le nouveau monde. Le jazz permettait à ces peuples de supporter les mauvais traitements qu’ils subissaient. Les Noirs en ont fait un moyen d’évasion spirituelle, une sorte de transcendance de l’univers esclavagiste. Cette musique chargée de symbole du point de vue de l’histoire semble utilisée par Kwahulé pour dénoncer les violences multi- formes que charrient les sociétés actuelles.

Par sa présence en France et grâce aux médias, cet écrivain de la dias- pora ivoirienne a eu l’opportunité de s’imprégner véritablement de cette mu- sique. Il finira par en faire le levier d’une création artistique singulière à travers ce que nous appelons une dramaturgie-jazz.

I-3- Essai de caractérisation de la dramaturgie-jazz

Issu du grec « dramaturgia », le concept de dramaturgie comprend le radical « drama » qui signifie, action, drame. Le suffixe « turgie » qui en est l’autre composante, lui confère son caractère scientifique, sa technicité. L’on peut en déduire que la dramaturgie est au sens général, la science du drame.

Elle regroupe de ce point de vue, l’ensemble des techniques par lesquelles s’organise et s’analyse l’œuvre théâtrale. Il s’agit d’un concept dynamique dont l’évolution est consubstantielle à l’histoire du genre théâtral.

La dramaturgie peut être considérée, de prime abord, comme étant la poétique appliquée à l’œuvre théâtrale. Cette première acception du concept remonte à Aristote qui, dans son ouvrage Poétique en formalise le sens.

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Pour mieux appréhender la correspondance que l’on peut établir entre poétique et dramaturgie chez Aristote, il convient au préalable de clarifier la notion de poétique. L’on sait que le mot poétique admet trois occurrences : il est soit un nom féminin, soit un adjectif, soit encore un nom masculin. Les deux dernières occurrences renvoient à la même réalité et soulignent ce qui revêt un caractère esthétique spécifique, qui est régi par des canons de beauté singuliers. Quant au nom féminin « poétique » auquel nous accordons une attention particulière, il se définit comme étant l’ensemble des règles par lesquelles s’identifie le texte littéraire selon le genre duquel il relève. En cela, les textes épique, poétique et dramatique se distinguent les uns des autres mais relèvent tous du domaine de la poésie. Faut-il le rappeler, avant la fin du XIXème siècle, la poésie admet un sens large et désigne « le presque tout de la littérature à l’exclusion des formes romanesques ». ( JARRETY, 2005, p.3) Si au départ la poétique semble inhérente à la poésie et s’assimile à une science étudiant quelques genres littéraires, à partir du XXème siècle, son champ d’ac- tion se trouve élargi. Sous l’impulsion des formalistes russes, Roman Jakob- son en tête et d’autres poéticiens modernes et contemporains, tels que Jean Cohen, René Thom, Salomon Marcus, Gérard Genette, Umberto Eco, Tzve- tan Todorov, Julia Kristeva, la poétique s’ouvre désormais à tous les genres et aux variations multiples qui en découlent. À la fois descriptive et prescriptive, elle embrasse un domaine de réflexion et de recherche de plus en plus vaste.

Elle est moins une discipline dont on peut par exemple cerner la méthodologie et l’appareil terminologique. La poétique se définit aujourd’hui comme une science générale de l’écriture, de la lecture et de l’analyse du texte littéraire.

À l’origine, lorsqu’Aristote qui est l’un des premiers poéticiens du monde occidental, appréhende la poétique à travers l’épopée, la tragédie et la comédie, il confère à tous ces genres une matrice commune : la « mimèsis » ou l’imitation. Le mot « mimèsis » émane du verbe « mimeisthai » qui signifie en grec « imiter ». Il renvoie à la reproduction, au reflet de la réalité. C’est par ce mécanisme de la copie du réel qu’émerge la fiction, l’illusion, fondements de tout art. Chez Platon, notamment dans les livres 3 et 10 de La République, l’imitation est interdite dans le système éducatif puisqu’elle n’est qu’une « co- pie de la copie de l’idée qui, [elle] est inaccessible à l’artiste » (PAVIS, 1996, 207). De ce fait, elle pourrait conduire les hommes à représenter non pas des êtres, des phénomènes et des choses mais plutôt leur apparence. Il s’ensui-

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vrait ainsi une profanation de l’art qui deviendrait en conséquence un danger pour la société puisqu’il promouvrait un monde extérieur dégradant, aux anti- podes du monde des idées auquel la société aspire. Si la « mimèsis » est ce par quoi les platoniciens et les néo-platoniciens ont banni les poètes en géné- ral et particulièrement le poète-dramaturge de la cité, c’est par elle qu’Aristote les réhabilite. L’imitation devient ainsi le moteur de toute création artistique et le signe du génie humain. Elle est le socle de la poétique aristotélicienne.

Ainsi, la dramaturgie dont l’objet est le drame, se définit à l’origine, par la

« mimèsis ». À ce propos, Catherine Nau et Mireille Losco écrivent : […] Réhabilitée par Aristote qui, dans la Poétique, place le théâtre ainsi que les autres arts du discours dans un fonctionne- ment mimétique positif et créateur, la mimèsis s’affirme comme le déterminant majeur de l’esthétique théâtrale. Dans la mesure où le théâtre ainsi que la pensée du théâtre n’ont cessé de se construire et de se positionner jusqu’au XXè siècle par rapport à la poétique aristotélicienne, l’art dramatique se définit largement comme une pratique tout entière commandée par cette catégorie […](

C. Naugrette et M. Losco,

2005, pp. 117-118)

Il en résulte que dans le contexte de l’antiquité grecque, le mot drame dont l’étymon grec « drama » signifie action, est synonyme de théâtre et de texte théâtral. En conséquence, l’esthétique théâtrale s’assimile à la dramaturgie ou encore à la poétique du texte théâtral. Il s’agit de l’ensemble des règles de composition, d’interprétation et de jugement de la pièce de théâtre écrite. Si l’on considère que la « mimèsis s’affirme comme le déterminant majeur » de la dramaturgie, c’est parce qu’elle est l’essence du drame dont elle conditionne, du moins avant le début du XXème siècle, les principes canoniques. C’est pourquoi, la dramaturgie ou la poétique théâtrale aristotélicienne s’intéresse fondamentalement à l’organisation du dialogue qui est la pièce maîtresse de l’action, de l’espace-temps, de la fable, des personnages et de toutes les composantes de l’œuvre théâtrale, qu’elle soit une tragédie ou une comédie.

Il s’agit d’une dramaturgie autosuffisante du texte qui se réalise à partir d’élé- ments scripturaux ou non dont la mise en réseau suffit à construire le ou les sens possible(s).

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Bien évidemment, cette approche du concept de dramaturgie qu’on assi- mile à celui de poétique est très réductrice. Elle enferme le théâtre dans la littérature en postulant, au nom d’une légitimité du genre, de sa durabilité ou du caractère éternel qu’il lui faut garder, son statut sacro-saint de texte litté- raire. À la fin du classicisme triomphant, les critiques libèrent progressivement la dramaturgie de ce sens premier pour l’inscrire dans sa complexité féconde.

Des auteurs tels que Denis Diderot (1713-1784), Gotthold Ephaim Lessing (1729-1781), Alfred Mézières (1826-1915) s’érigent clairement contre une dramaturgie normative et dogmatique inspirée d’Aristote. Dans son ouvrage intitulée Dramaturgie de Hambourg, Lessing annonce une nouvelle orienta- tion du concept : « Cette dramaturgie tiendra un registre critique de toutes les pièces représentées et elle accompagnera chaque pas effectué dans leur art par le poète et par le comédien »1. Un tel projet qui postule la complémenta- rité, voire la solidarité entre le « poète », le dramaturge et le « comédien », intègre déjà la représentation scénique dans le champ de la dramaturgie. Dès lors et au fil des années, le terme dramaturgie ne se limite plus à la « compo- sition stylistique, structurelle et formelle du texte dramatique ». Il se plie plus sur « des codes de référence reposant sur des principes philosophico-esthé- tiques jugés pertinents que sur des œuvres estimées irréprochables » (B.

MARTIN, 2001, p.82-84). Il échappe totalement à toute acception univoque et devient polysémique. Jean-Pierre Piemme le définit comme suit :

La notion de dramaturgie a des résonnances extrêmement vastes. A son sens le plus large, elle témoigne de ce que tout élément théâtral élaboré dans la dialectique d’un objet à voir et d’un regard pour le saisir installe l’ordre du sens, de la significa- tion. La dramaturgie procède donc de l’idée que ce qui est mon- tré / regardé exclut l’immotivé, le hasardeux, l’aléatoire ― même si chaque tracée d’écriture n’a pas été sciemment prévu. […]

Si la dramaturgie est de cet ordre où tout signifie, on comprend que du théâtre, elle englobe le texte, c’est évident, mais aussi le spectacle, son bâtiment, son rapport au public, sa mise en scène, son jeu, sa lumière etc. Tout, c’est évidemment tout. C’est pourquoi, on peut parler de la dramaturgie d’un texte, d’un spec- tacle déterminé mais encore, par exemple, d’une dramaturgie

1 Cf. Gotthold Ephraim Lessing cité par Joseph Danan in Qu’est-ce que la dramatur- gie ?, Paris, Actes Sud, 2010, pp. 12-13.

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de la scène à l’italienne ou même d’une disposition dramatur- gique d’un théâtre dans l’espace architectural de la ville. (J-M.

PIEMME, 1984, p.61)

Il s’ensuit que le concept de dramaturgie se comprend comme un système englobant qui regroupe aussi bien l’ensemble des règles et des techniques d’écriture, de mise en scène et de réception que des outils d’analyse des pro- ductions théâtrales. Si la dramaturgie reste la science du drame écrit ou mis en scène, si elle inclut indéniablement aussi bien les procédés de jugements que les jugements des auteurs, metteurs en scène et surtout des specta- teurs, que recouvre ce concept aujourd’hui ? La question est d’autant plus pertinente qu’en ce XXIème siècle naissant, le drame, noyau de la dramaturgie voit son existence remise en cause. Ainsi, l’objet de la dramaturgie s’étend également aux analyses de ce qu’il convient d’appeler avec Peter Szondi, la crise du drame.

De ce fait, le concept de dramaturgie apparaît plus riche et plus opéra- tionnelle que celui de poétique. Il concerne, au sens large, l’étude du phé- nomène théâtral. Ce phénomène singulier est pris au sens d’ « événement, spectacle, performance, mais aussi lecture d’une œuvre, temps organisé par des praticiens pour des spectateurs, mais aussi ouvrage littéraire mis à la disposition de lecteurs, lieu des regard et espace d’imagination » (C. Biet et C.Triau, 2006, p.8). Il s’agit finalement d’un « dispositif complexe, paradoxal », qui interconnecte nécessairement « pratique concrète et fiction imaginaire » ( Idem). C’est à partir d’un tel système dramaturgique que la machine théâtrale peut se mettre en œuvre pour que les auteurs, les comédiens, les metteurs en scène, les lecteurs et les spectateurs deviennent des acteurs productifs de l’activité de création théâtrale. Finalement, la dramaturgie évolue selon les époques, les grands courants d’idées, les peuples et leurs conceptions respec- tives de l’art du théâtre. Elle peut également revêtir une dimension spécifique lorsqu’un auteur se l’approprie à travers une démarche de création originale. Il en va ainsi chez Koffi Kwahulé, notamment dans ses œuvres les plus récentes.

En s’inspirant des modes de composition et de fonctionnement de la musique jazz, l’auteur d’origine ivoirienne met en œuvre la dramaturgie-jazz. Deux pro- cédés cumulatifs sont essentiellement utilisés à cet effet. D’une part, il inscrit la fiction dramatique dans l’univers de la musique jazz. D’abord, à travers des

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didascalies, le dramaturge indique, parfois avec précision, les sonorités jazz qui doivent rythmer les différentes parties de la pièce. Il donne des informations sur le tempo et sur le genre servant de toile de fond ou devant accompagner la représentation. Ensuite, cet univers du jazz se traduit par l’évocation fré- quente des personnages référentiels, figures emblématiques de l’histoire et de la pratique du jazz. Ceux-ci apparaissent dans ses premières pièces-jazz à savoir Cette vieille magie noire et Il nous faut l’Amérique : le pianiste Monk The- lonious (1917-1982), le saxophoniste Charlie Parker (1920-1955), le célèbre compositeur John William Coltrane (1926-1967) et le trompettiste Dizzy Gil- lespie (1917-1993). À ces grands noms du jazz, le dramaturge n’hésite pas à associer des figures féminines telles que Bessie Smith (1894-1937), Billie Holi- day (1915-1959), Ella Fitzgerald (1917-1996) et Sarah Vaughan (1924-1990).

Tous ces personnages référentiels évoqués sont des artistes qui ont contribué à la promotion et à l’expansion de la musique jazz. Plus que de leur rendre hommage, Kwahulé les reconnaît ainsi comme étant des génies artistiques.

Ils lui servent de modèles pour inventer de nouvelles formes scripturales et scéniques. D’autre part, la dramaturgie-jazz procède de la construction même du texte théâtral. Il est élaboré sur la base de l’improvisation dont les effets sont perçus à travers son caractère hétérogène. Cela signifie que la dramatur- gie-jazz est un défi scripturaire et scénique que semble s’imposer Koffi Kwa- hulé. Ce défi s’adresse également au lecteur-spectateur. Il consiste à la mise en devenir de chacune des composantes dramatiques. La fable, les person- nages, l’espace-temps, l’action, le dialogue se trouvent envahis par les aléas, les incertitudes, les trous de mémoire, toutes choses que traduisent les vides, les silences, l’inachèvement. Tout se passe comme si ces articulations tradi- tionnelles de l’œuvre théâtrale sont indéfiniment mises en chantier. Comme en témoigne Koffi Kwahulé, la dramaturgie-jazz s’élabore à partir d’un élément saisit par hasard, au gré de l’inspiration :

Avant je cherchais une histoire, un thème, et j’écrivais. Au- jourd’hui, avec des pièces comme Big Shoot, je ne sais pas, même après les avoir écrites quels en sont les thèmes. Je ne peux plus dire : ça parle de telle ou telle chose. Simplement je sentais que je devais prendre quelque chose à un bout et l’ame- ner jusqu’où ça pouvait me porter.

(Mouëllic 2001 : 58).

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À l’image de ces jazzmen du « free jazz » qui sont portés par l’improvisation, ses pièces-jazz laissent transparaître un effet d’improvisation. Elles procèdent d’une déconstruction de la fable qui n’est plus le résultat d’un ensemble cohé- rent. L’espace-temps y est imprécis. L’altération du dialogue rend difficile, voire impossible l’identification des différents émetteurs et récepteurs des répliques.

Avec la dramaturgie-jazz, aussi bien le texte que ses potentialités scéniques se construisent fragment par fragment, en dehors de toute forme fixe et régulière.

Le dramaturge se laisse guider par une sorte d’instinct créateur et ne cherche plus d’emblée des histoires ou des thèmes à développer.

Il en résulte que la dramaturgie-jazz est pour nous, le résultat de cette aventure scripturale et scénique, calquée sur le modèle des adeptes du free- jazz. Les manifestations de cette dramaturgie singulière se perçoivent de Jaz (1998) à Misterioso-119 (2005).

II- LA DRAMATURGIE-JAZZ À L’ŒUVRE DE JAZ À MISTERIOSO-119 Dans chacune des œuvres composant le corpus, la dramaturgie-jazz est visible par la fragmentation de la fable, l’altération du dialogue et l’imprécision de l’espace-temps.

II-1- La fragmentation de la fable

Les notions de fragmentation et de linéarité s’appréhendent par les rap- ports d’oppositions qu’ils entretiennent. En effet, la linéarité de la fable se définit comme « la mise en place chronologique et logique des événements qui constituent l’armature de l’histoire représentée ». (Pavis 1996 : 132) Ainsi, avec une fable présentée sous une forme linéaire, l’exposition, le nœud, les péripéties et le dénouement s’enchaînent et se succèdent de manière ordon- née et chronologique. La fragmentation de la fable s’établit contre sa linéarité conventionnelle. C’est dans cette perspective que Jean Loup Rivière (2005 : 90) clarifie le concept de fragment :

Le fragment, au contraire, induit la pluralité, la rupture, la multipli- cation des points de vue, l’hétérogénéité. Il permet d’envisager, dans son usage le plus large et le plus ancien, un bouquet d’ac- tions disparates dont les débuts à peu près simultanés explorent des pistes parallèles ou contradictoires, du moins en apparence.

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Résultant d’une dynamique de rupture, ce procédé de fragmentation brouille les pistes du lecteur-spectateur et peut être perçu comme l’une des manifestations de la complexité caractérisant la dramaturgie-jazz chez Koffi Kwahulé.

Une telle fragmentation de la fable s’observe dans Jaz. Cette pièce peut être perçue comme l’histoire d’un viol. Elle peut revêtir les contours d’une histoire se rapportant à la déchéance d’une cité. Elle peut même représen- ter le monologue d’un personnage ayant des troubles de la personnalité.

L’imbrication de ces récits morcelées rend impossible la linéarité de la fable.

Le lecteur-spectateur n’a d’autre choix que de s’accrocher à la réplique-re- frain du personnage-narrateur, ponctuant l’histoire du viol de Jaz : « Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz. » (Jaz : 64, 68, 70, 76). Face à cet éclatement de la fable, il est amené à participer à la construction du sens en reconstituant les différents éléments du puzzle.

Toutefois, cet exercice s’avère périlleux dans certains cas lorsque la fable semble insaisissable du fait des incertitudes et des présupposés sur les- quelles elle est bâtie. Big Shoot en est une illustration. Cette œuvre présente une fable élaborée autour d’un présupposé meurtre. Des bribes d’informa- tions s’entremêlent, favorisant ainsi le morcellement de la fable. L’on observe un bouleversement concernant l’agencement de cette histoire sans tenants et aboutissants. Les hésitations, les propos discordants, les remises en cause permanentes et les digressions en brouillent le fil. D’ailleurs, la réplique « Nous allons tout reprendre à zéro » (Big Shoot : 18) est une marque de la désarticulation de la fable qui est en perpétuelle reconstruction. L’altération de cette fable crée l’impression d’une improvisation qui se fait à partir d’une

« histoire embryonnaire ». Dès le début de la pièce, une opposition semble caractériser les rapports existant entre Monsieur et Stan, les deux person- nages principaux. Cette opposition peut être perçue comme un conflit entre un maître et son esclave. À Monsieur, l’on peut attribuer le statut de dominant ou de bourreau posant des actes qui font de Stan sa victime. Pourtant, par moment, ce statut de victime que l’on pourrait attribuer à Stan semble être re- mis en cause. En effet, en présence de Monsieur, Stan semble avoir participé au viol d’une femme : « elle ». L’on peut penser que ces deux personnages affichent une complicité et prennent un réel plaisir à relater cet acte sordide.

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La pièce s’achève en créant un doute chez le lecteur-spectateur. Pris d’un fou rire, Monsieur parle d’un « poisson d’avril » (Ibid. : 45). La fable est-elle aussi le fruit d’une blague ? À ce propos, Dominique Traoré (2003 : 2) dit de la pièce Big Shoot qu’elle relève d’une « dramaturgie du mensonge ».

Dans Misterioso-119, cette fragmentation émane des différents témoi- gnages de femmes détenues. L’on observe alors une succession d’histoires issues des souvenirs d’actions posées par ces femmes. La fable présente aussi le récit de la création d’une représentation théâtrale, faite sous la direc- tion d’une comédienne se rendant régulièrement en prison. Quelques temps auparavant, plusieurs travailleuses sociales ont mystérieusement disparu de ce centre de détention. Cette histoire marque à la fois le début et la fin de la fable. L’insertion de micro-récits et de l’air musical de Thelonius Monk, Miste- rioso, contribuent à la désarticulation de la fable.

Somme toute, la discontinuité parfois radicale de la fable et l’effet d’impro- visation qui en découle dans les pièces-jazz ci-dessus analysées sont des caractéristiques majeures de la dramaturgie-jazz.

Outre la fable, la dramaturgie-jazz se manifeste également à travers la désarticulation des personnages et du dialogue.

II-2- La désarticulation des personnages et du dialogue Au sein des œuvres de Koffi Kwahulé, la dramaturgie-jazz apparaît ai- sément au niveau du système dialogique. Cet extrait de P’tite-souillure en témoigne :

Le père- Vous venez à peine d’arriver

La fille- Je parie que tu ne les as pas regardés, ses yeux…

Le père- …et je vous bondis dessus avec…

La mère- Je les ai regardés.

Le père- Voyez-vous, notre fille nous a tellement parlé de vous

… de Ikédia que je suis certain de…

La fille- Ikédia, montre tes yeux à ma mère.

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Le père- Vous aimez Le Caravage ? La fille- Le…

Le père- Je les ai bien regardés.

Ikédia- …Ah oui, le … oui, oui… ça dépend.

(P’tite-souillure, p. 52)

L’organisation de ce fragment laisse entrevoir la présence d’un dialogue qui se déroule entre plusieurs personnages sans identité précise. À part Iké- dia qui porte un nom propre, les autres sont désignés par des noms communs tels que : « La fille », « La mère » et « Le père ». Les différents énoncés de ces personnages ne constituent pas des réponses aux répliques précédentes.

Chaque réplique semble ne pas entretenir de rapport direct avec les énoncés avoisinants. Le père s’adresse à Ikédia. Mais la réplique qui suit la sienne est celle de « La fille » qui parle à sa mère. Elle ne donne pas une réponse aux propos du père. Elle choisit d’aborder un autre sujet qui n’entretient aucun lien avec le sujet précédant. Ce fragment est un entremêlement de discours caractérisés par la fusion de deux dialogues. Le premier a lieu entre la mère et la fille. Le second se déroule entre le père et Ikédia. La dramaturgie-jazz se matérialise ainsi par le bouleversement du dialogue dans les créations de Koffi Kwahulé. Son impact s’observe aussi au niveau de l’organisation externe du dialogue dans Big Shoot :

Seulement dures ? Très dures.

Comme des pierres.

Tu me flattes, Stan.

Non non je ne vous flatte pas monsieur.

Et si je puis me permettre Je dirais que

Vous avez des couilles en titanes monsieur.

(Big Shoot, 38)

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Ce dialogue altéré est une expression manifeste de la poétique-jazz. Le dramaturge ne juge pas utile de marquer le nom des différents personnages avant leurs répliques respectives. L’on n’arrive pas à les identifier aisément.

Cette organisation particulière peut amener un lecteur-spectateur peu averti à croire qu’il s’agit d’un monologue. En réalité, cet extrait de Big Shoot présente un dialogue désarticulé, un « faux monologue » qui bouleverse les repères traditionnels et met le lecteur-spectateur à contribution. Ce dernier doit parti- ciper à la construction du sens en identifiant lui-même l’émetteur et le récep- teur des énoncés. Un tel dysfonctionnement des personnages et du dialogue peut donner naissance à des formes hybrides de monologue. C’est pourquoi, certains metteurs en scène représentent Big Shoot avec un seul acteur sur scène qui interprète les deux rôles à la fois. C’est d’ailleurs le cas de la repré- sentation théâtrale de Big Shoot qui a eu lieu au théâtre Vidy de Lausanne du 28 Avril au 19 Mai 2009, dans une mise en scène de Michèle Guigon et une interprétation de Denis Lavant. Cette représentation reste l’une des plus étonnantes car l’acteur Denis Lavant interprète simultanément le rôle de Stan et celui de Monsieur.

En plus de procéder de la désarticulation du dialogue, la dramaturgie-jazz se traduit aussi par une imprécision de l’espace et du temps.

II-3- Le dérèglement du temps et l’imprécision de l’espace L’espace et le temps sont des catégories dramatiques dont l’instabilité est un signe phénoménologique de la dramaturgie-jazz.

Une cage de verre. Peut-être un abattoir. Sans odeur ou trace de sang. Un abattoir excessivement propre, nettoyé à l’ammo- niaque, clean. Peut-être une arène. Pas de lutteurs. Simplement une arène. En tous les cas, pas un ring. Surtout pas. Finalement, une cage de verre. Carré de préférence. Donc dans une cage de verre carrée, deux hommes.

(Big Shoot, 9)

À travers cette didascalie extraite de Big Shoot, l’on perçoit le caractère incertain de l’espace. Il n’y a aucune indication temporelle. Après avoir hésité entre « une cage de verre » et « un abattoir » l’auteur a fini par proposer la

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« cage de verre carré » comme lieu de jeu des deux personnages en scène, Stan et Monsieur. Toutefois, il recommande un décor minimaliste, neutre :

« sans odeur ou trace de sang », « excessivement propre, nettoyé à l’am- moniaque, clean ». Tel qu’il est présenté, ce lieu est en déphasage avec la violence extrême censée y advenir. Le décalage qui en résulte et qui est un trait de la dramaturgie-jazz, est déroutant pour le lecteur-spectateur. Celui-ci constate ainsi un désemboîtement de l’espace-temps, des personnages et de ce qui reste de l’action. Par conséquent, sa quête du sens devient périlleuse puisqu’il est détourné, voire court-circuité. Le temps semble à l’arrêt. Rien ne se passe vraiment :

Pas de quoi, tu brouilles les cartes ; un pas en avant, trois pas en arrière, Balèze, tu es vraiment balèze… tu connais cette histoire, Stan ? Je sais que tu la connais. Tu es trop futé pour ne pas la connaître. Tu sais, l’histoire de Cocteau et de l’Ange ? Ça t’en bouche un coin, hein, que je connaisse Cocteau ? Tu vois, ça n’a pas l’air comme ça. Il y a deux ou trois trucs que je sais… voilà ça se passe à un repas. Ça bavarde, de ceci, de cela ; entre deux verres de cognac, on refait la littérature et le monde

(Big Shoot, 16)

Dans cet extrait, le déroulement de l’intrigue est interrompu par la narration d’événements passés qui ne sont ni datés ni clarifiés. La réalité de Big Shoot semble être le temps qui passe et que les protagonistes essaient de meubler grâce à la fertilité de leur imagination.

Somme toute, de Jaz à Misterioso-119, le théâtre de Koffi Kwahulé est ca- ractérisé par une dramaturgie-jaz. Cette dramaturgie singulière s’inscrit dans la théorie de la crise du drame élaborée par Peter Szondi à la fin du XIXème siècle en Europe2. Elle se traduit concrètement par un emploi abondant de la répétition, des pauses, du silence, de l’inachèvement. Cela favorise un théâtre où « il ne se passe rien », où l’action est réduite à sa plus simple expression.

2 En 1880, à partir d’une analyse des productions théâtrales d’auteurs européens tels qu’Ibsen, Tchekhov, Maeterlinck, Hauptman et Strindberg, Peter Szondi conclut que le drame est en crise. « La crise du drame [écrit-il] se caractérise par un déficit de l’action, par une insularisation du drame à l’intérieur de la psyché où l’intrasub- jectif prime sur l’intersubjectif et par un abandon de plus en plus marqué du dialogue au présent au profit de formes monologuées, du retour sur le passé » (Cf. Théorie du drame moderne, Belval, Circé coll, « Penser le théâtre », 2006, p. 13).

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III- DES ENJEUX DE LA DRAMATURGIE-JAZZ CHEZ KOFFI KWAHULÉ Les enjeux de la dramaturgie-jazz chez Koffi Kwahulé s’appréhendent tant au niveau de la dramaturgie, qu’aux niveaux culturel et politique.

III-1- La dramaturgie-jazz : pour un décloisonnement et un déra- cinement de la création théâtrale

La dramaturgie-jazz inscrit l’œuvre théâtrale « kwahuléenne » dans un double déracinement esthétique et culturel. Sur le plan dramaturgique, l’œuvre relève de ce que Peter Szondi appelle la crise du drame. Cela signifie que les pièces de Kwahulé reflètent une dynamique de rupture avec la forme drama- tique aristotélo-hégélienne et s’ancrent dans une réalité décloisonnée. Sur le plan de leur structure externe, elles sont toutes déroutantes. Jaz (1998), Big Shoot (2000), P’tite-Souillure (2000), et Misterioso-119 ne sont pas compo- sées d’acte, de tableau ou de scène. Ces pièces ont une architecture en bloc compact, une espèce de corps hybride qui semble donner à chaque lecteur la possibilité de l’organiser. Parfois, elle donne à voir par endroit un traitement particulier de la page sur le plan typographique. L’exemple de cette réplique de la mère à la page 105 en est la preuve :

La mère : Pile ! pile ! pile ! pile ! pile ! pi ! pi ! pi ! pi ! pi ! pi!

pi! p! p! p! p! p! p!

p! p! p! p! p! p! p! p!

p… p… p… p… p…

p… p… p… p… p…p…

L’usage abondant et surdéterminé de la consonne [p] met en relief la page sur le double plan visuel et auditif. La réplique qui la singularise s’inscrit ainsi dans une optique de la vue et de l’écoute. Tout porte à croire que le conte- nu de cet énoncé importe peu. L’essentiel est de le mémoriser visuellement pour n’en retenir que sa musicalité, la teneur sonore que lui confère l’itération

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soutenue des sons [pil], [pi] et [p]. Lorsqu’il lit ou voit jouer ces textes, le lec- teur-spectateur s’en trouve dépaysé et déconcerté. De fait, les sociétés aux- quelles les créations théâtrales « kwahuléennes » font allusion ne reflètent pas forcément son pays et ou son continent d’origine. Au moyen de cette dramaturgie-jazz, Kwahulé produit alors un théâtre de l’exil dont les enjeux ne se rapportent pas uniquement à l’Afrique. Il invite le lecteur-spectateur au déracinement. Cela implique qu’il se libère des déterminismes historico-idé- logiques qui ont longtemps caractérisé le théâtre moderne en Afrique. Sur le plan culturel, il s’ensuit un décentrement des problématiques « africaines ».

L’œuvre prend alors une portée universelle puisqu’elle intègre l’Afrique dans un champ plus vaste qui est le monde. Koffi Kwahulé tente ainsi de dépla- cer les bornes trop rigides d’une africanité soigneusement circonscrite. Son objectif est de « dé-ghettoïser » son continent d’origine pour le positionner sur l’échiquier international.

III-2- L’émergence de la conscience diasporique

La conscience diasporique est l’un des enjeux majeurs de la dramaturgie- jazz. Pour Koffi Kwahulé, elle est l’origine de la diversité culturelle qui traverse son œuvre théâtrale. Il la définit en ces termes :

Ce que j’appelle la conscience diasporique, c’est la découverte du mouvement. On a tendance à fixer les Africains. Cela ne vient pas du seul fait des Européens ou des Américains : dans notre quête d’authenticité, nous avons dû nous fixer nous-mêmes. Au contraire, la conscience diasporique, par nature, ne permet pas de se fixer : elle transporte, elle invite à un nomadisme spirituel et intellectuel. […] La conscience diasporique suscite en effet d’abord un sentiment désagréable : elle fait flotter. Elle est une expérience initiatique.

(Soubrier 2003 : 2)

En posant la dramaturgie-jazz comme une expression de la conscience diasporique « kwahuléenne », nous mettons en lumière la dimension poli- tique de son œuvre théâtrale. Par l’affirmation de cette conscience diaspo- rique, l’auteur essaie de se libérer des préjugés et des étiquettes dont l’affuble l’Autre. Il s’emploie à travers le choix d’une dramaturgie singulière, à déjouer

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les pièges du racisme ou du paternalisme européens. Puisqu’elle libère des préjugés, la conscience diasporique se présente comme une expérience ini- tiatique qui peut paraître étrange aux yeux du lecteur-spectateur. En effet, Koffi Kwahulé ne se considère ni spécifiquement comme un dramaturge ivoirien, ni spécifiquement comme un dramaturge français. Il se présente fréquemment comme un auteur appartenant à un monde de l’entre-multiple. Dans sa créa- tion théâtrale, l’on perçoit la présence de ses origines ivoiriennes mais aussi des traces des différentes cultures qu’il a pu côtoyer tant en Europe que dans les autres continents du globe terrestre. Il assume les vides, les manques qu’il sait par son expérience diasporique, partager avec les hommes. Son théâtre caractérisé par la dramaturgie-jazz est de ce fait un espace de rencontres multiculturelles où s’exposent aussi bien les violences contemporaines que les vicissitudes de l’existence humaines. Par ce théâtre iconoclaste, il choque, suscite l’intérêt et bouleverse tout lecteur-spectateur.

CONCLUSION

Au terme de notre analyse, nous retenons que la rencontre de Koffi Kwa- hulé avec le jazz est à l’origine des bouleversements survenus dans son écri- ture à la fin des années 1990. La dramaturgie-jazz qui en est une consé- quence majeure s’explique par deux procédés essentiels. D’abord, elle relève de l’inscription de la fiction dans l’univers de la musique jazz. Ensuite elle se traduit par une mise en chantier permanente des catégories dramatiques, sui- vant le schéma de création des adeptes de « free jazz ». Sur ce fondement, les œuvres telles que Jaz (1998), Big Shoot (2000), P’tite-Souillure (2000), et Misterioso-119 (2005) sont marquées par des formes éclatées et par un effet d’improvisation « jazzique ». Concrètement, elles donnent à voir une architecture innovante. Sur le plan de la structure externe, elles opèrent une rupture radicale avec les conventions théâtrales. L’auteur y met en avant une organisation en bloc ou s’emploie à donner à la page un rythme visuel et auditif. Sur le plan interne, la fable y est fragmentée, l’action est soit réduite à son maximum, soit inexistante. Quant au dialogue et à l’espace-temps, ils y sont fortement déconstruites et ne se déterminent que par l’incertitude, l’ins- tabilité. L’ensemble de ces signes de la dramaturgie-jazz de Koffi Kwahulé permettent d’inscrire son théâtre dans le champ des études sur la crise du drame théorisée par Peter Szondi. Toutefois, la démarche de cet écrivain de

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la diaspora ivoirienne a des enjeux particuliers. Il s’agit, par le choix d’une dramaturgie-jazz, de déjouer les pièges du racisme et de la « ghettoïsation » pour positionner l’art théâtral africain sur l’échiquier international.

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Références

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