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La mise en politique des circulations commerciales transfrontalières en Zambie : infrastructures et moment néolibéral

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La mise en politique des circulations commerciales transfrontalières en Zambie : infrastructures et moment néolibéral

BLASZKIEWICZ, Hélène

BLASZKIEWICZ, Hélène. La mise en politique des circulations commerciales transfrontalières en Zambie : infrastructures et moment néolibéral. Géocarrefour , 2017, vol. 91, no. 91/3

DOI : 10.4000/geocarrefour.10342

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:150689

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91/3 | 2017

La mise en politique des flux et circulations

La mise en politique des circulations commerciales transfrontalières en Zambie : infrastructures et moment néolibéral

Politicization of flows and commercial Cross-border circulations in Zambia:

Infrastructure and Neoliberal Moment

Hélène Blaszkiewicz

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/10342 DOI : 10.4000/geocarrefour.10342

ISSN : 1960-601X Éditeur

Association des amis de la Revue de géographie de Lyon

Ce document vous est offert par Université de Genève / Bibliothèque de Genève

Référence électronique

Hélène Blaszkiewicz, « La mise en politique des circulations commerciales transfrontalières en Zambie : infrastructures et moment néolibéral », Géocarrefour [En ligne], 91/3 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2017, consulté le 29 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/10342 ; DOI : https://doi.org/10.4000/geocarrefour.10342

Ce document a été généré automatiquement le 29 mars 2021.

© Géocarrefour

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La mise en politique des circulations commerciales transfrontalières en Zambie : infrastructures et moment néolibéral

Politicization of flows and commercial Cross-border circulations in Zambia:

Infrastructure and Neoliberal Moment

Hélène Blaszkiewicz

J’adresse mes remerciements à Myriam Houssay-Holzschuch pour sa relecture et ses précieux commentaires. Merci également aux deux relecteurs anonymes et aux éditeurs de la revue pour leurs remarques pertinentes et leur bienveillance.

1 L’Afrique peut-elle « apprendre la résilience aux Grecs » ? (Abba, 2016). Cette question, posée sans doute dans le but de redorer l’image de l’Afrique dans le sens de l’innovation sociale et politique, paraît à première vue saugrenue. Elle rappelle cependant que le continent africain est depuis plusieurs décennies à la pointe des stratégies néolibérales et de « bonne gouvernance » promues par les plans d’ajustement structurels (PAS) et les agendas internationaux des grandes institutions financières (FMI, Banque Mondiale). Ces politiques, appliquées dès la fin des années 1980 en Afrique et beaucoup plus récemment en Grèce, ont pour objectif premier d’assurer le paiement des dettes publiques contractées par les États. Cela passe par la réduction drastique des finances publiques (leur « assainissement »), par la privatisation des grandes entreprises nationales et par la promotion du libre-échange, qui passe elle-même par l’effacement des barrières nationales entravant les flux commerciaux. Flux et circulations de biens et de personnes ne sont donc pas des objets véritablement nouveaux pour l’action publique africaine : ils ont constitué un terrain d’intervention privilégié pour les États puis pour l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Organisation mondiale des douanes (OMD), et pour les institutions de coopération régionale et autres marchés communs. La gestion politique et administrative de ces circulations a cependant varié au cours du temps, et le moment

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néolibéral marque un tournant important dans celle-ci, en y introduisant de nouveaux acteurs issus des sphères privées, porteurs de nouvelles rationalités. On parlera de « mise en politique » pour décrire et expliquer ce processus de prise en charge des flux par l’État et les administrations (tant via la mise à l’agenda des problèmes liés aux circulations que par la mise en place effective de programmes d’action publique), puis par des acteurs issus de la sphère privée et/ou internationale. L’État demeure cependant ici un acteur primordial dans cette mise en politique, loin des clichés entretenus sur le retrait de l’État que l’on impute habituellement aux politiques néolibérales et aux diverses privatisations.

2 La Zambie, pays enclavé d’Afrique Australe, est un cas exemplaire de ces dynamiques politiques et économiques en vertu de l’attention portée à la gestion des flux et des circulations par l’État. Dès la fin du 19e siècle et la colonisation britannique du territoire, de grandes infrastructures de transport ont été mises en place afin de permettre l’exportation vers la métropole de la grande richesse nationale : le minerai de cuivre. Ces infrastructures comprenaient par exemple un tronçon de ce qui aurait dû devenir le chemin de fer « Cape to Cairo » et qui a relié Le Cap aux mines zambiennes dès 1906. À l’Indépendance et dès 1968, le premier président de la République zambienne, Kenneth Kaunda, à la tête d’un État centralisé d’inspiration socialiste, nationalise les mines de la Copperbelt et mène de grands projets d’infrastructures de transport afin de les désenclaver (fig. 1). À cette période, les infrastructures ont donc joué un rôle performatif clé dans la construction de la communauté politique autour du territoire national : elles permettaient le désenclavement de certaines régions et une moindre dépendance à d’autres États pour la survie économique de la nouvelle administration. Marqué ensuite, dès 1991, par un contexte de post-ajustement structurel particulièrement destructeur en termes économiques et sociaux (Botte, 2002), l’État zambien s’est transformé, et les infrastructures ont changé de fonction dans le régime néolibéral qui se mit alors en place : elles sont devenues le nécessaire support de flux rentables, et donc un vecteur d’intégration dans la mondialisation économique et financière. Même si les schémas infrastructurels, durables, ne connaissent que très peu de modifications substantielles dans le moment néolibéral, flux et infrastructures n’en demeurent pas moins importants : ils changent de signification, et les valeurs qui président à leur gestion se transforment.

Ils deviennent un moyen de « facilitation » et d’accélération des circulations commerciales, et doivent permettre la continuité et la fluidité des flux dans les logiques de production « just-in-time » qui caractérisent le capitalisme des « global supply chains » (Cowen, 2014 ; Tsing, 2009).

3 Cet article se base sur un travail de terrain ethnographique mené en Zambie de mars à juillet 2016. Il s’appuie sur une cinquantaine d’entretiens semi-directifs répartis entre les sièges d’administrations centrales et d’associations à Lusaka (COMESA, ministères, associations de commerçants et think-tanks liés aux lobbies commerciaux), les administrations déconcentrées dans les villes majeures de la Copperbelt et de la North- Western Province (Kitwe, Chililabombwe, Solwezi), les grandes entreprises de fret et de logistique, et les commerçants, transporteurs et personnels de sécurité de deux postes- frontières, Kasumbalesa et Kipushi (fig. 1). Les entretiens ont été complétés par une présence journalière aux lieux du commerce et par l’observation des « manières de faire » du commerce transfrontalier. Une analyse des statistiques officielles du commerce, collectées auprès de l’Organe central des statistiques (Central Statistical Office – CSO) et du secrétariat du COMESA, a également été réalisée.

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4 Cette étude se propose donc de repenser le rôle de l’État en Afrique à la lumière de ses politiques commerciales et en lien avec la globalisation des échanges économiques.

Comment l’État zambien s’accommode-t-il des logiques de néolibéralisation du monde ? Quelle action publique met-il en œuvre pour gérer les flux et circulations qui traversent le pays de part en part ? Mon enquête met en avant une mise en politique différenciée et inégale selon les types de flux et la prise d’importance de nouveaux acteurs dans la gestion de ces derniers. Elle prend en compte les flux commerciaux échangés entre la Zambie et la République Démocratique du Congo (RDC), en adoptant toutefois le point de vue zambien car la Zambie constitue un véritable carrefour régional pour la majeure partie des flux commerciaux en provenance et à destination du géant congolais. Ces flux, majoritairement constitués de produits miniers ou liés à l’activité minière et de produits alimentaires, lient les deux espaces et sociétés. Ils nous permettent de mettre en évidence certaines de leurs caractéristiques propres, de manière comparative et dynamique.

5 Comment s’organise alors la mise en politique inégale des flux et des circulations entre la Zambie et la RDC ? Je répondrai à cette question en insistant sur les réformes néolibérales et d’incitation à la bonne gouvernance que connait la Zambie depuis trois décennies.

Après une mise au point théorique sur les notions clés de l’article — néolibéralisation, flux commerciaux, infrastructures —, l’étude soulignera les nouveautés introduites par le programme néolibéral, en insistant particulièrement sur les nouveaux acteurs qui gravitent désormais autour des circulations de marchandises.

Figure 1 : La frontière Zambie-RDC et les inerties des géographies minières

Flux et circulations, clés de voûte du processus de néolibéralisation de l’espace

6 Par la métaphore organiciste que l’on retrouve dans de nombreuses publications traitant des flux commerciaux en Afrique et ailleurs, on comprend l’importance quasi-vitale que revêtent les circulations commerciales et les infrastructures qui les permettent pour le régime politique néolibéral. La littérature montre que ce dernier est marqué par une

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affirmation de la polarisation des territoires ; dynamique que l’on retrouve sur le terrain zambien autour des mines et des infrastructures permettant l’exportation du minerai.

La néolibéralisation du monde au prisme des flux et des circulations

7 Tant théoriquement que de façon pratique et méthodologique, la mise en relation des flux, composantes mobiles de la mondialisation, avec l’État, entité fixe géographiquement, pose problème. L’État s’est en effet constitué idéologiquement à partir d’un territoire fixe et délimité par des frontières territoriales, sur une différence nette entre l’extérieur et l’intérieur. Flux et circulations internationales, notamment tels qu’ils sont organisés par les entreprises de logistique, viennent perturber cet état de fait en appuyant leur rentabilité sur leur rapidité et donc contre de trop grandes restrictions au passage des frontières (Cowen et Smith, 2009). Cette tension entre le fixe et le mobile peut être résolue en partie à la lumière des travaux de L. Boltanski et E. Chiapello (1999) et de leur concept de justice dans la société connexionniste. La société connexionniste fait référence à la nouvelle façon de voir le monde et les relations sociales sous forme de réseaux et de connexions, qui serait propre au « nouvel esprit du capitalisme ». Dans celui-ci, deux ontologies s’opposent : celle des « grands » (selon la terminologie des auteurs), caractérisés par leur mobilité, leur fluidité, leur capacité à initier et à faire fonctionner les réseaux, et celle des « petits », marqués au contraire par leur immobilité et leurs attaches locales. Les petits sont victimes de l’exploitation des grands car ils sont contraints et réduits à être la « doublure » locale des grands, et donc à rester immobiles, à leur place, pour constituer un chaînon permanent dans une relation fluide et distante entretenue entre « grands » dans un réseau dynamique de relations. Dans le cadre de l’ébauche de la géographie mondiale du nouvel esprit du capitalisme que réalisent les auteurs (p. 445 sq.), la Zambie aurait donc toutes les caractéristiques d’un « petit » État dans le réseau qu’est le système économique mondialisé, car elle n’aurait pas d’autres choix que de dépendre et de se soumettre à la logique des flux de capitaux internationaux mobiles. Les flux immatériels que les auteurs étudient sont donc constituants de ce qu’ils nomment « le nouvel esprit du capitalisme » qui, même si le terme est peu utilisé dans leur ouvrage, entretient de nombreux points communs avec ce que d’autres auteurs ont qualifié de processus de néolibéralisation de l’État et de l’économie.

8 Utiliser le terme de néolibéralisation permet de comprendre l’attention portée par les chercheurs comme par les politiques à la facilitation du commerce international et donc à la mise en politique des flux commerciaux en Afrique Australe (Bond et Ruiters, 2016), et en Zambie. Les processus de néolibéralisation de l’économie et de la société ont été analysés dans la littérature suivant plusieurs entrées : P. Dardot et C. Laval (2010) les ont étudiés d’un point de vue historique et philosophique, montrant l’importance de l’idéologie de la concurrence dans cette « nouvelle raison du monde » qu’est le néolibéralisme. Tout un courant de géographie critique a étudié la néolibéralisation comme un processus aux applications très variées suivant les régions du monde (Brenner et Theodore, 2002 ; Brenner et al., 2010) et comme un facteur premier de production d’inégalités économiques, sociales, spatiales, ou encore raciales (Peck, 2003 ; Peck, 2004).

L’analyse des inégalités causées par ces processus est au centre des analyses de D. Harvey (2010), qui a théorisé le « développement géographique inégal », phénomène qu’il lie avec l’émergence du capitalisme à l’échelle planétaire. Dans le même esprit, K. Sanyal (2007) analyse les spécificités du capitalisme post-indépendance dans les pays anciennement

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colonisés et insiste sur le caractère profondément inégal de celui-ci, qui crée et entretient ses propres marges pour se reproduire. Des couches entières de la société sont ainsi laissées hors du système d’accumulation. Si le néolibéralisme passe souvent pour un phénomène uniquement économique, les écrits de B. Hibou (2012) prouvent que les processus de néolibéralisation se sont également imposés à toutes les sphères de l’action publique et s’accommodent particulièrement bien des formes de pouvoir bureaucratiques. Le rapport de la néolibéralisation à l’État est toujours contesté : s’accompagne-t-elle véritablement d’un retrait de celui-ci voire de sa privatisation ? Les nombreuses recherches menées sur les terrains africains montrent au contraire la prégnance et la place prééminente que gardent l’État et ses agents dans l’application des programmes néolibéraux. Je renvoie ici notamment aux travaux de G. Harrison (2001) et de A. Allal (2010) qui traitent des nouvelles formes de conditionnalités de l’aide au développement1 dans les politiques budgétaires néolibérales et du rôle actif de certains fonctionnaires dans la diffusion de ces modèles dans l’appareil d’État. Tous ces travaux permettent donc de définir plus précisément le rôle des flux dans la transformation de l’État.

9 Ces flux, tels qu’on les voit dans la littérature, sont généralement immatériels. Or, les flux que l’on observe en Zambie sont des flux de marchandises, qui se déploient grâce au support matériel primordial que constituent les infrastructures de transport. Les réseaux de transport sont un élément majeur de la construction de la souveraineté étatique territoriale, d’autant plus marquée lorsqu’on s’intéresse à des pays nouvellement indépendants. Ils permettent de « consolider l’assise territoriale » des nouveaux États (Thorez, 2008) en liant les différentes parties de leur territoire et en réduisant l’influence des pays voisins par le désenclavement de certaines régions. Mais le développement de réseaux de transport répond également aux impératifs de libre-circulation des marchandises et des personnes sur lesquels insistent les programmes néolibéraux et l’ajustement structurel : en « réduisant les contraintes de la distance et la rugosité de l’espace » (Jaglin et Steck, 2008), les transports et leur efficacité constituent donc un point de convergence entre les logiques étatiques de souveraineté et les logiques économiques de néolibéralisation. Cette convergence peut expliquer la permanence des politiques de gestion des flux et de développement des infrastructures de transport dans les États africains d’aujourd’hui.

La Zambie : comment les flux sont-ils mis en politique dans le contexte de néolibéralisation ?

10 Depuis la fin du 19e siècle et la colonisation britannique, la Zambie est un important producteur de cuivre à l’échelle mondiale. Les mines sont surtout situées dans la région de la Copperbelt au Nord du pays (dans ou à proximité des villes de Ndola, Kitwe, Luanshya, Mufulira, Chingola –fig. 1), région que la Zambie partage avec la République Démocratique du Congo. Le cuivre est avant tout un produit d’exportation : cela explique le caractère primordial de la bonne marche des réseaux de transport dans les deux pays, et la Zambie est progressivement devenue un carrefour régional pour le transport de marchandises. L’accès aux grands ports d’exportation (en tête desquels se trouvent Durban en Afrique du Sud et Dar-es-Salam en Tanzanie) a constitué une priorité pour les autorités zambiennes, coloniales puis indépendantes. La Zambie contemporaine s’est constituée autour des politiques d’un État fort menées par K. Kaunda. La nationalisation

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des mines dès 1968, lui permit d’organiser une politique centrée sur les infrastructures lourdes et les prestations sociales versées aux mineurs et à leur famille. La construction et l’entretien des infrastructures de transport liant les mines à l’exportation a été l’un des éléments fondateurs de l’État zambien post-colonial fort et centralisé. Ces efforts ont culminé en 1975 avec l’achèvement de la ligne ferroviaire TAZARA (Tanzania-Zambia Railway), reliant les mines de la Copperbelt au port de Dar-es-Salam en Tanzanie, ligne construite avec l’aide d’entreprises chinoises. Le TAZARA est un exemple de démonstration de la souveraineté territoriale de l’État zambien mais également de la donne géopolitique de l’époque : la route Sud pour l’exportation du cuivre zambien était en effet coupée par les tensions qu’entretenait la Zambie de K. Kaunda avec le pouvoir blanc de la Rhodésie de Ian Smith, aujourd’hui Zimbabwe. La construction de la ligne de chemin de fer vers le Nord a répondu à un effort de désenclavement du pays et de multiplication des routes d’exportation.

11 L’embellie économique fut cependant de courte durée : la chute des cours du cuivre concomitante des chocs pétroliers et du ralentissement économique global des années 1970 mit en péril les régimes de redistribution sur lesquels se fondait le régime de K.

Kaunda et mena à une forte contestation sociale du régime dès les années 19802. La contestation, qui prit son origine dans les syndicats de mineurs de la Copperbelt, se généralisa vite à l’ensemble des couches sociales. Elle déboucha en 1991 sur la chute du régime de K. Kaunda et l’organisation d’élections libres (Gewald et al., 2008). Le nouveau Président F. Chiluba, élu sur un programme de libéralisation de l’économie, ouvrit alors les portes et les comptes du pays aux réformes instillées par le FMI et aux premiers plans d’ajustement structurel. En 1995, la privatisation des mines a été l’une des premières mesures prises par les nouvelles autorités avec l’aval des institutions financières internationales. Les autorités zambiennes ne sont à ce jour pas revenues sur cette privatisation (Fraser et Larmer, 2010). Si elle a transféré la propriété du capital, la privatisation des mines décidée par le gouvernement Chiluba sous l’impulsion des bailleurs de fonds n’a en rien modifié la logique économique de dépendance au cuivre sur laquelle s’appuie le système zambien, ni les besoins du système en infrastructures lourdes. La mise en politique des circulations de marchandises suit donc toujours l’axe de la valorisation du territoire par des infrastructures de transport extraverties.

Le consensus de la facilitation et de l’accélération des flux. La mise en infrastructures néolibérale du

territoire zambien portée par de nouveaux acteurs

12 Le terme de mise en infrastructures fait écho à celui de mise en politique : il désigne les efforts concertés de plusieurs acteurs (publics et privés, nationaux et internationaux) d’aménager le territoire pour faciliter le mouvement des flux commerciaux. Ce terme désigne des actions qui ne se concentrent pas uniquement sur la gestion des infrastructures physiques, de transport notamment, mais aussi sur la gestion des flux, en faisant appel à des infrastructures informationnelles diverses (logiciels de comptabilisation par exemple). Quand on considère les flux et les circulations commerciales, on remarque que le moment néolibéral est double : il réactive des anciennes logiques, notamment en terme de polarisation des activités autour des espaces de production ou d’exportation (Awanyo et Attua, 2016), tout en instituant de nouvelles

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dynamiques, de nouveaux acteurs, de nouveaux outils. Ceux-ci sont investis tant dans la construction que dans la gestion des infrastructures physiques ou des flux de marchandises qui s’y meuvent. La justification idéologique qui légitime leur action trouve des échos puissants dans les rhétoriques internationales du libre-échange.

Le discours de la « facilitation » du commerce comme légitimation de l’introduction de nouveaux acteurs sur les flux et circulations

13 En Zambie, les flux et circulations de marchandises sont l’objet d’un entrelacement des agendas de politique publique à toutes les échelles, suivant un objectif commun de

« facilitation » du commerce transfrontalier régional. Le consensus qui règne sur la question, dans les administrations, dans les associations, chez les bailleurs de fonds, est impressionnant. Le terme même de « facilitation du commerce » est utilisé par beaucoup de mes enquêtés, indépendamment de leur institution de base. On entend cette rhétorique au COMESA3 comme au Ministère du Commerce et de l’Industrie4, qui participent tous deux à un projet de « Trade For Peace » financé par la Banque Mondiale5 et par la coopération américaine (USAID). Par ailleurs, et de façon indirecte, les institutions centrales zambiennes participent à ce consensus via l’importance qu’elles donnent à la construction et à la rénovation des infrastructures de transport, qui occupent une bonne partie du discours de ces institutions6. Les chantiers routiers s’affichent souvent en première page des journaux nationaux et dans le débat public. La rhétorique de la « facilitation » du commerce est également portée par le Center for Trade Policy and Development (CTPD)7, qui se présente comme un think-tank créé pour constituer un lobby auprès des institutions nationales afin qu’elles lèvent les obstacles politiques aux flux commerciaux transfrontaliers. Le CTPD est souvent partie prenante aux conférences régionales du COMESA, et est un partenaire régulier de l’OMC en Zambie, comme le signalent les dossiers estampillés « OMC » qui couvrent les murs de leur salle de conférence à Lusaka. La « facilitation » du commerce est également l’un des mantras de la Cross-Border Traders Association (CBTA)8, association de commerçants transfrontaliers constituée sous l’égide de la COMESA.

14 Cette convergence laisse entrevoir qu’une coalition d’intérêt s’est construite en Zambie autour de la « facilitation » du commerce transfrontalier, que ce soit au sein des administrations nationales ou des associations ; organisations qui ont en commun de participer aux projets des institutions financières internationales ou d’être directement financées par elles. La facilitation des flux commerciaux est censée apporter développement économique et réduction de la pauvreté dans toutes les régions traversées par ces flux. L’idée selon laquelle le libre-échange entre les sociétés apporterait paix et richesse à celles-ci est un projet finalement assez classique du libéralisme, dont on peut trouver les premières occurrences chez les économistes classiques et chez les philosophes libéraux du 18e siècle. Depuis, de nombreux travaux ont montré le caractère idéologique d’une telle affirmation (Sanyal, 2007).

15 Ce mot de « facilitation » utilisé si souvent pourrait laisser penser qu’actuellement, le commerce entre la Zambie et la RDC n’est pas « facile ». Pour y remédier, les principales institutions mettent en place des solutions techniques : régime fiscal particulier (le Simplified Tax Regime pour les petits commerçants), suppression de certains contrôles (douane unique par exemple), accords bilatéraux de commerce par produits (entre la Zambie et le Zimbabwe par exemple) ou encore par la mise en place de bureaux

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d’information aux principaux postes-frontières. Dans les discours des administrations centrales et régionales à Lusaka, ces solutions devraient permettre de lever les entraves au commerce, faire chuter le recours à la fraude, augmenter l’assiette fiscale de l’État tout en protégeant les commerçants des pratiques de corruption qui prévalent au sein des douanes. Cette rhétorique soulignée à de nombreuses échelles de décision est également appliquée via la construction et/ou l’amélioration d’infrastructures de transport existantes.

La mise en infrastructures du territoire zambien : des programmes d’équipements à la gestion informationnelle des flux

16 Dans le cas zambien, la rhétorique de facilitation du commerce a des effets observables dans les programmes d’équipement en infrastructures physiques et immatérielles. Il s’agit d’une nouveauté introduite par le moment néolibéral, qui s’accompagne de l’entrée en scène de nouveaux acteurs porteurs d’une rationalité propre : agences indépendantes, entreprises multinationales, institutions internationales, marchés communs régionaux introduisent une nouvelle vision des flux et des circulations.

Des programmes d’équipements portés par des agences administratives indépendantes : la valeur de l’efficacité de l’action publique

17 Plusieurs projets d’équipement du territoire en infrastructures sont actuellement en cours en Zambie, mis en œuvre par deux agences gouvernementales, la Road Development Agency et la Zambian Development Agency. Le format de l’agence administrative répond aux mots d’ordre internationaux de bonne gestion publique, de transparence et d’efficacité (Pollitt et al., 2004 ; Bach et Jann, 2010). L’un des projets phares en ce domaine est Link Zambia 8000, lancé par le Président Sata en 2012. Il prévoit l’entretien et l’asphaltage de plus de 8000 kilomètres de route partout dans le pays, en grande partie financé par l’État via le programme des « pays pauvres très endettés » du FMI et de la Banque Mondiale. Sont également mis en place des partenariats public-privé avec des entreprises chinoises, ce qui rend ces projets « commercially viable9 » selon les termes utilisés officiellement. Link Zambia 8000 prévoit la construction de routes à quatre voies entre les grandes villes de la Copperbelt, mais aussi l’asphaltage, de la route Solwezi-Kipushi (soit 121 km), actuellement dans un état médiocre. Tout comme le projet, encore à l’état embryonnaire, de construction d’un chemin de fer vers la frontière angolaise de Jimbe, ce projet a pour but de multiplier les routes d’accès aux frontières congolaises et angolaises, ces deux pays frontaliers représentant pour les entreprises zambiennes d’importants débouchés commerciaux. Le projet de chemin de fer a également pour objectif de relier les mines de la Copperbelt au port angolais de Lobito, sur la côte Atlantique, et ainsi de réduire le trajet à l’exportation de près de 700 km par rapport aux routes sud-africaines et tanzaniennes utilisées actuellement. La North- Western Province zambienne, dans laquelle sont prévus ces nouveaux projets d’aménagement, est vue par l’ensemble des acteurs tant administratifs que commerçants comme le nouvel eldorado du commerce transfrontalier en Zambie, et est à ce titre souvent appelée la « New Copperbelt » (Negi, 2009, p. 30).

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La construction de corridors d’exportation : l’importance cruciale du facteur temps

18 La « facilitation » du commerce transfrontalier s’accommode bien des logiques de corridors, ces infrastructures qui relient au plus vite les centres de production aux ports d’exportation. Ces installations sont souvent accusées de s’accompagner d’un « effet tunnel10 », c’est-à-dire que les flux qui passent par elles n’ont aucun effet – positif – sur l’environnement direct qu’ils traversent. Cela est dû à l’impératif de vitesse et d’efficacité qui prime pour les flux les plus rentables. Par exemple, l’objectif des grandes entreprises de logistique est de diminuer le temps qu’un poids lourd met à réaliser une boucle, des mines de cuivre du Katanga ou de la Copperbelt au port de Durban en Afrique du Sud avec un chargement de minerais, et d’effectuer le retour chargé de produits chimiques à livrer à son point de départ en RDC. Pour Bolloré, entreprise leader pour ce type de marché en Zambie11, le temps a été réduit de 35 à 15 jours grâce à la mise en place d’un hub spécial à Chingola, au cœur de la Copperbelt zambienne (ce qui souligne encore une fois le caractère géographique stratégique de la Zambie dans le commerce régional). La vitesse de ces flux est donc un caractère déterminant pour comprendre leur mise en politique. Le problème général de la mise à l’agenda des circulations est le suivant : comment accélérer toujours davantage le déploiement des flux rentables dans l’espace ? Une des réponses adoptées est la suppression des barrières tant physiques que politiques à la fluidification des flux. Il s’agit de supprimer les goulets d’étranglement qui peuvent surgir dans le réseau, et ce par des stratégies de diminution, d’évitement voire de négation des contraintes géographiques propres à la Zambie. En suivant L. Boltanski et E. Chiapello, on remarque la tendance croissante à la « déspatialisation » (1999, p. 470) des flux dans le monde connexionniste.

La gestion des flux : anciens et nouveaux acteurs de la comptabilisation des flux

19 La gestion des flux, et non plus seulement des infrastructures physiques qui les portent, fait partie des programmes politiques néolibéraux : leur objectif affiché est de mieux connaître les flux de marchandises pour toujours augmenter leur vitesse et l’efficacité de leur déplacement, au moindre coût. De nombreux dispositifs sont alors mis en place afin de mieux connaître ce qui se déplace, suivant quels itinéraires et par quels moyens. C’est le cas par exemple des dispositifs de comptabilisation des flux et de statistiques. Les chiffres officiels sur les flux transfrontaliers sont transmis aux instances officielles (CSO et COMESA) par la Zambian Revenue Authority (ZRA), agence chargée de la collecte des droits de douane et des impôts. C’est en effet la mission de cette dernière que de comptabiliser les flux et de les taxer en fonction de leur provenance, de leur nature et de leur destination. Cette collecte se fait aux différents points du territoire où un bureau physique de la ZRA est installé, autrement dit dans les plus grandes villes du pays. Les capacités de collecte de données ne sont donc pas disponibles à chaque point de passage frontalier. Par exemple, pour les poids lourds empruntant la route de Kipushi pour se rendre au Congo, la déclaration en douane doit se faire dans la ville de Chingola, située à plus de 300 km de route en très mauvais état12. Beaucoup de commerçants se passent donc de cette étape pourtant obligatoire. Un deuxième dispositif de la gestion des flux est l’utilisation de divers logiciels de comptabilité et de catégorisation des flux. La Zambie, comme la grande majorité des États de la planète, utilise le « Système Harmonisé », classement des marchandises construit par l’Organisation Mondiale des Douanes13, qui permet de produire une image des flux identique et comparable d’un pays à l’autre.

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L’utilisation de ces nomenclatures internationales pour le retraitement des données et le suivi des flux de marchandises est également justifiée par un besoin de transparence et d’efficacité (Cantens, 2008).

20 Relativement coûteuse en capitaux publics (pour la construction d’infrastructures) et privés (amélioration de la flotte de poids lourds par exemple), la « facilitation » des flux commerciaux transfrontaliers ne s’applique cependant pas avec la même rigueur à tous les flux. Priorité est en effet donnée aux circulations les plus rentables du point de vue des bailleurs de fonds (et des grandes entreprises), c’est-à-dire les circulations de minerais et de produits nécessaires à l’activité minière. La finalité des agendas de politique publique néolibéraux est donc de faciliter, d’accélérer et de fluidifier les flux destinés à alimenter l’économie globalisée, entraînant de fortes inégalités dans l’équipement du territoire en infrastructures modernes.

Une mise en politique inégale : les nouveaux acteurs de l’utilisation des infrastructures et de l’animation des flux

21 Les infrastructures de transport ainsi mises en place par le consensus néolibéral pour la facilitation et la fluidification des flux sont utilisées par plusieurs types de circulations parfois concurrentes. On remarque que, dans la mise en politique néolibérale des flux, ceux-ci sont classés par type, et suivant leur rentabilité. Ils utilisent donc les mêmes infrastructures, mais de façon fortement différenciée. Les acteurs qui se greffent alors à eux sont tout aussi variés.

Des flux rentables : les flux miniers et l’importance croissante des logiques privés de rentabilité dans la gestion des flux

22 Les flux les plus importants et qui concentrent le plus l’attention des décideurs sont les flux en rapport direct avec l’activité minière, activité économique dominante et déterminante dans la région. Ce sont des flux majeurs, tant par les kilomètres parcourus que par les volumes transportés. Les minerais de cuivre et de cobalt sont extraits dans les mines du Katanga, et passent la frontière à Kasumbalesa à destination des ports en eau profonde de Dar-es-Salam (Tanzanie) ou Durban (Afrique du Sud). En sens inverse, on observe les circulations de tous les produits nécessaires à cette activité minière, produits chimiques utilisés dans l’extraction (acide sulfurique sous forme liquide ou solide, chaux) et matériaux de construction (ciment). Ceux-ci proviennent d’Afrique du Sud ou sont produits en Zambie. Ce type de commerce se fait par poids lourds, très visibles dans les villes frontalières et tout au long de leur parcours. À Kasumbalesa par exemple, ce commerce est remarquable, notamment à travers l’important trafic de poids lourds aux environs de la frontière. En période d’affluence, les camions attendent en file de long de la route, avant le poste de police qui marque l’entrée de la ville. Ils occupent ainsi une bonne partie de la chaussée, gênant et limitant la circulation des taxis et des véhicules privés. Certains matins, plus de 130 camions attendent ainsi leur tour à l’entrée du marché. Ils traversent ensuite Kasumbalesa jusqu’au bâtiment des douanes, occasionnant embouteillages et nuages de poussière sur les piétons et les stands du marché situés au bord de la route. Au niveau du poste de douane, toutes les infrastructures semblent être faites pour eux : espace de parking gigantesque, présence d’un scanner de dernière génération pour le contrôle des chargements, file spéciale pour la régularisation des papiers des chauffeurs au guichet de l’immigration. Il en va de même pour la partie

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congolaise de Kasumbalesa, où les poids lourds bénéficient de trois espaces de parking et d’installations pour l’hygiène personnelle des chauffeurs. En somme, l’espace y est entièrement dédié aux camions.

23 Une entreprise privée israélienne a obtenu en 2011 la concession pour la gestion de la douane de Kasumbalesa, des côtés zambien et congolais. Ce partenariat public-privé (PPP) concerne avant tout les flux liés aux minerais, et a été mis en place dans le but affiché de renforcer l’efficacité des circulations au passage de la frontière. Le facteur temps est, ici aussi, déterminant, et les employés de la grande entreprise gestionnaire ne manquent pas de souligner que le délai nécessaire pour traverser la frontière et remplir les formalités administratives est passé de neuf à trois jours grâce à leur intervention14. La traversée de la frontière a un caractère fondamental pour le pouvoir zambien, comme le prouvent les hauts et les bas du PPP qui lie l’État zambien à cette filiale de l’entreprise israélienne Baron Investment pour la restructuration et la gestion de la douane de Kasumbalesa15. L’entreprise réalise d’énormes profits en ayant repris une taxe de passage de la frontière ( crossing-fee), s’élevant à 200 $ pour un poids lourd, taxe justifiée par la logique de rentabilité qui caractérise les entreprises privées. En plus d’avoir rénové les bâtiments administratifs et les espaces de parking, l’entreprise a investi dans des systèmes informatiques de surveillance et de statistiques hautement perfectionnés, qui constituent une fierté pour les employés. Ils ont par exemple équipé la douane de caméras de surveillance permettant de zoomer sur les plaques d’immatriculation de camions situés à plus de 2 km de là. Un scanner de dernière génération a également été installé, permettant de vérifier les cargaisons des camions sans passer par la phase longue et génératrice de conflits qu’est la fouille humaine par les douaniers. Tous ces équipements sont reliés à une salle informatique de haute technologie, où les statistiques sur les flux sont créées en temps réel. On assiste donc à la privatisation progressive de la comptabilisation des flux commerciaux.

Flux intermédiaires agricoles : le COMESA et sa double logique

24 Le deuxième type de flux, qu’on qualifierait d’intermédiaire tout comme l’attention dont ils font l’objet par les pouvoirs publics, est constitué de produits agro-alimentaires. Il s’agit de produits agricoles frais (tomates, fruits, céréales, oignons) et de produits transformés (biscuits, boissons ou encore des tonnes de poisson congelé en provenance de Chine ou de Namibie). Les produits à base de maïs, dont le « mealie-meal », farine fine à la base du régime alimentaire dans toute la région, dominent en temps normal les échanges de marchandises. À noter que mon terrain a été marqué par l’interdiction administrative d’exportation du mealie-meal à partir de la Zambie, ce qui a contribué à détourner les flux de cette nature vers l’informel. Le commerce de produits alimentaires connaît plusieurs transbordement avant d’arriver à destination, au Congo : amenés par camions jusqu’aux entrepôts de la frontière, ils sont ensuite chargés sur des vélos pour passer la frontière à moindre coût (fig. 2), puis dans des taxis vers la capitale provinciale, Lubumbashi. À Kasumbalesa, ces flux sont pris en charge depuis peu par la Cross-Border Traders Association (CBTA), qui gère un couloir pour les commerçants à pieds et les transporteurs à vélo. Un agent du COMESA, se basant sur sa seule expertise, détermine, en un coup d’œil rapide, la nature des biens transportés (parfois cachés à l’intérieur de sacs), leur poids et leur valeur et participe ainsi à leur comptabilisation. D’autres agents de la même institution prélèvent une taxe sur ces flux, à hauteur de 500 francs congolais16 par passage. Cette taxe répond à une rationalité ambiguë : le COMESA s’est fixé la mission de

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faciliter le commerce en supprimant les barrières notamment tarifaires, tout en instaurant une à Kasumbalesa ; taxe qui n’est en aucun cas reversée aux autorités publiques.

Les flux de contournement, facteurs du succès de Kasumbalesa ?

25 De façon paradoxale, la logique de concentration des flux par les infrastructures et donc de mise en infrastructures du territoire bénéficie également aux « flux de contournement

17 » (Bennafla, 2002, p. 199) et autres pratiques corruptives construites autour des flux commerciaux. On remarque en effet que beaucoup de marchandises qui passent la frontière entre la Zambie et le Congo de manière détournée (notamment en utilisant les « bush paths » ou « tiger paths » qui zèbrent la frontière en dehors des zones de passage formalisées) le font via Kasumbalesa, qui est pourtant une frontière bien fournie en personnel de sécurité de tout genre (armée, police, douane). Les flux de contournement sont bien inférieurs à Kipushi, où la faible représentation des agences régaliennes de l’État ne les en empêcherait pourtant pas. Ainsi, les pratiques de contrebande se nourrissent également des infrastructures de qualité développées pour d’autres types de flux. Est-ce un « effet pervers » des politiques de néolibéralisation de l’espace et des flux qui le traversent, ou sont-ce les effets de nouvelles possibilités sciemment ouvertes par elles ? On peut penser que les pratiques corruptives et de fraude font intégralement partie d’une nouvelle économie morale propre aux derniers développements du capitalisme (Whyte, 2015 ; Whyte et Wiegratz, 2016). D’après un enquêté appartenant à la Zambian Revenue Authority, « Smuggling is good for Zambia18 ». À Kasumbalesa, les marchandises sont déposées dans des entrepôts en Zambie, où les commerçants les vendent en payant la taxe sur la valeur ajoutée (VAT). Ils estiment que le trajet effectué par la marchandise après la vente, c’est-à-dire le passage de la frontière souvent dans la fraude, ne relève pas de leur responsabilité. Ainsi, la Zambie touche la VAT sur ces flux qui sont pourtant destinés à l’exportation vers un pays également membre du COMESA, et qui devraient donc être libres de droit. D’après mon contact à la Zambian Revenue Authority, cela évite aux entreprises zambiennes de s’installer en RDC, pays marqué par une grande insécurité juridique et un « organized chaos19 ». De plus, les échanges se faisant surtout en dollars, ces flux sont une source de devises pour la Zambie, dont la monnaie n’est pas stable sur le marché international des changes.

26 Ainsi, dans les faits, les solutions techniques et infrastructurelles apportées au problème initial de « facilitation » des flux engendrent une mise en infrastructures inégale du territoire avec une priorité donnée à certains flux sélectionnés sur le critère de la rentabilité. Les infrastructures concentrent cependant tous types de circulations commerciales, ce qui contribue à leur permanence dans le temps.

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Figure 2 : Un transporteur emprunte le couloir piéton du Comesa à Kasumbalesa

Les vélos sont renforcés de façon à transporter jusqu’à 150kg de marchandises, ici de la farine

©H. Blaszkiewicz – mai 2016

Conclusion

27 En Afrique, les politiques de néolibéralisation ont prospéré sous l’influence des plans d’ajustement structurel dès la fin des années 1980. Elles se sont traduites par un repositionnement de l’action de l’État dans tous les domaines de la vie publique, et de façon très marquée dans le domaine de la gestion des flux et des circulations commerciales, éléments qui sont au cœur des dynamiques idéologiques et pratiques de la néolibéralisation.

28 Dans les faits, ce repositionnement de l’action de l’État s’est traduit par un subtil mélange entre réactivation de logiques antérieures et introduction d’innovations politiques. En effet, on constate, dans les Copperbelts, une réutilisation globale des schémas extravertis de transport existant depuis la colonisation. On remarque cependant un important changement de paradigme dans cette dynamique : avec le moment néolibéral, la justification qui précède la mise en place d’une infrastructure ne se fait plus en suivant une logique de désenclavement des régions lointaines, mais suivant une logique de vitesse et de rentabilité des déplacements. Cette logique privilégie les flux miniers, les plus rentables et les plus mondialisés des flux commerciaux, et les infrastructures qui les permettent. La priorité est donnée à l’accélération permanente de ces flux-là, tandis que les autres flux commerciaux et les acteurs qui les portent, jugés moins importants par les autorités en présence, sont contraints de s’adapter. On relève donc des utilisations plurielles et différenciées des mêmes infrastructures, qui sont avant tout pensées pour les

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flux miniers. L’utilisation variée qu’en font les autres acteurs contribue à les pérenniser dans le temps.

29 Le moment néolibéral a par ailleurs pour effet d’introduire de nouveaux acteurs dans la gestion des infrastructures et des flux. L’État central est bien toujours présent, notamment à travers le format des agences administratives qui dépendent directement du pouvoir exécutif central, mais il doit désormais composer avec d’autres acteurs (organisation internationales, marchés communs, entreprises multinationales) dans la gestion des circulations commerciales. Ces acteurs sont porteurs d’une nouvelle rationalité (majoritairement autour de la vitesse des circulation et du profit) et d’une nouvelle légitimité pour agir sur ces terrains commerciaux (les idéaux d’efficacité, de transparence et de « facilitation » du commerce mondial portés par les institutions financières internationales). Ils n’agissent plus seulement sur les schémas d’équipement du territoire en infrastructures de transport, mais interviennent dans la gestion des flux et des circulations, œuvrent à leur fluidification perpétuelle et à leur « facilitation ». Cela passe notamment par des outils de contrôle et de comptabilisation des flux, qui eux aussi s’appliquent différemment suivant le classement par rentabilité opéré par les nouveaux acteurs sur les circulations commerciales.

30 À travers l’étude de la mise en politique des flux commerciaux transfrontaliers entre la Zambie et la République Démocratique du Congo, on observe donc la quintessence des logiques de néolibéralisation du monde, entre renforcement du pouvoir exécutif central de l’État et logiques de profit privé : on rejoint ici les conclusions que B. Chalfin (2010) tire de son étude sur les douanes ghanéennes au moment néolibéral. Sur le plan territorial, les logiques néolibérales ont un effet plus profond : elles participent à la concentration toujours plus forte des activités à certains points critiques du territoire, dont les principaux postes frontaliers font partie. S’y concentrent en effet les politiques, les technologies de gestion de contrôle des circulations, les configurations d’acteurs qui gravitent autour d’elles, et donc les flux eux-mêmes, qui bénéficient en fin de compte des infrastructures installées, mais contribuent paradoxalement à les saturer. Les nœuds du système se transforment donc en goulets d’étranglement, ce qui peut avoir comme effet de faire diverger les circulations futures vers des routes moins fréquentées, et donc moins coûteuses. Les territoires du commerce sont donc sans cesse en évolution, et le futur nous dira si les flux commerciaux non liés aux minerais pourront ébranler les géographies minières et leurs schémas infrastructurels, en déplaçant les routes traditionnelles d’exportation vers Kipushi, ou plus à l’ouest vers les côtes atlantiques de l’Angola.

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NOTES

1. G. Harrison parle d’un régime de « post-condionnalité » des programmes d’aide et d’ajustement structurel comme d’un moment où la menace n’est plus la forme de pouvoir qui domine dans l’application des réformes de gestion publiques demandées par les bailleurs.

Complétés par les écrits de A. Allal, les travaux de G. Harrison montrent que l’idéologie des réformes néolibérales est passée dans le fonctionnement quotidien des États et dans l’idéologie des fonctionnaires africains.

2. Pour une analyse de ces mécanismes sur un autre terrain africain, le Bénin, voir Banégas, 2003.

3. Entretiens LUS 4 du 30 mars 2016 et LUS 9 du 7 avril 2016, secrétariat régional du COMESA de Lusaka.

4. Entretien LUS 13 du 18 avril 2016, division « commerce extérieur » au Ministère zambien du commerce et de l’industrie.

5. Entretien LUS 6 du 31 mars 2016, représentant contractuel de la Banque Mondiale sur son projet « Trade for Peace ».

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6. Cet élément est visible surtout en temps de campagne électorale. Mon terrain de 2016 a été marqué par la campagne des élections générales, qui se sont tenues en août 2016.

7. Entretien LUS 7 du 5 avril 2016.

8. Son rôle et sa composition sont ambigus : il s’agit d’une association de commerçants transfrontaliers constituée par la COMESA. En Zambie, elle est réputée comme particulièrement dynamique : elle dispose d’un siège national à Lusaka, de bureaux régionaux dans les grandes villes du pays (Kitwe, Solwezi), et de bureaux, appelés les Trade Information Desks, situés aux principaux postes-frontière du pays. Les bureaux sont constitués à la fois de membres élus par les commerçants et de membres techniques nommés et payés par le COMESA.

9. Viables commercialement, rentables

10.Cette notion, dont l’origine n’est pas vraiment définie, est souvent utilisée pour décrire l’effet des lignes ferroviaires à grande vitesse sur le territoire seulement traversé par le train. Voir par exemple Varlet, 2008.

11. Entretien LUS 12 du 16 avril 2016 et visite du hub de Chingola le 22 avril 2016.

12. Au vu de l’état de la route, il faut compter en effet plus de 6 heures de voyage dans un bon véhicule pour parcourir cette distance.

13. Le classement, payant, est disponible en ligne : < http://www.wcoomd.org/fr/topics/

nomenclature/instrument-and-tools/tools-to-assist-with-the-classification-in-the-hs/hs- online.aspx > (consultation le 3 mars 2017)

14. Entretien KAS 9 du 16 mai 2016 avec un employé de l’entreprise et visite du bâtiment des douanes congolaises.

15. En effet, dès 2012, l’État zambien a unilatéralement récupéré la gestion de la frontière et les bâtiments construits par l’entreprise pour aller dans le sens de la « zambianisation » des parties sensibles du territoire national portée par l’administration de l’ancien Président de la République M. Sata (2011-2014). Il était également question de rétablir la souveraineté de l’État sur la rente que représentent les flux commerciaux empruntant la douane de Kasumbalesa, que l’État n’a théoriquement pas le droit de taxer au vu des règles de libre-échange du COMESA. Le contrat de gestion de la frontière et les infrastructures ont été rétrocédés à l’entreprise en janvier 2016.

16. Approximativement 0,5 €.

17. « ‘Contournement’ parce que les acteurs s’évertuent à contourner les normes, les taxes et les lois ».

18. « La contrebande est bénéfique pour la Zambie ». Entretien KAS 7 du 11 mai 2016.

19. « Chaos organisé ». C’est une description qui revient souvent quand les Zambiens parlent de leurs voisins Congolais.

RÉSUMÉS

Le présent article étudie la mise en politique des flux et des circulations, dans la période récente marquée par la néolibéralisation de la vie économique et politique. Grâce à une étude de cas sur l’Afrique Australe et un travail ethnographique de terrain en Zambie, l’article met en évidence les changements que les programmes néolibéraux ont entraînés pour la gestion des flux et des infrastructures: l’introduction de nouveaux acteurs issus des sphères privée et internationale (grandes entreprises, institutions financières internationales, marchés communs) a contribué à transformer les rationalités qui légitiment la gestion des infrastructures et des flux. Ces

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dernières, qui font part belle aux logiques de profit, se traduisent par un classement des flux suivant le critère de leur rentabilité et de leur insertion dans l’économie globalisée, et s’hybrident de façon originale avec les anciens schémas infrastructurels datant de la colonisation.

This papers studies the politicization of flows and commercial circulations in a period marked by the neoliberalization of economic and political life. Based on ethnographic fieldwork in Zambia, the article reveals the important changes that neoliberal programs have instilled in the management of commercial flows and infrastructures: the introduction of new actors (multinational companies, international financial institutions, common markets) contributed to transform the rationalities proceding from infrastructures management. These new rationalities, dominated by private profit, operate an ordering of commercial flows following their rentability and their integration into the globalized system, and merge with the old infrastructures pattern dating from colonization.

INDEX

Mots-clés : Zambie, flux commerciaux, néolibéralisme, inégalités Keywords : Zambia, commercial flows, neoliberalism, inequalities

AUTEUR

HÉLÈNE BLASZKIEWICZ

Université de Lyon - UMR 5600 EVS helene.blaszkiewicz@gmail.com

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