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Le figural dans une oeuvre de Vermeer

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Academic year: 2022

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Le figural dans une oeuvre de Vermeer

BOLENS, Guillemette

Abstract

Le troisième séminaire du projet de recherche __Le travail de la figure : que donne à voir une danse ?__ de Mathieu Bouvier, Loïc Touzé, Rémy Héritier, Alice Godfroy et Anne Lenglet a eu lieu à la Manufacture en janvier 2017. Le titre de ce séminaire était __Cas de figures.

Approches figurales du geste en art__. En introduction, Mathieu Bouvier a proposé une distinction entre le figural et le figuratif, que j’explore en seconde partie de cet article par la lecture des gestes dans le tableau de Johannes Vermeer, __Femme tenant une balance__

(1662-1665, huile sur toile, 42.5 x 38 cm, Washington D.C., National Gallery of Art). La première partie de l’article est une brève introduction à l’analyse kinésique, conduisant au cas Vermeer.

BOLENS, Guillemette. Le figural dans une oeuvre de Vermeer.

www.pourunatlasdesfigures.net, 2018

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:104432

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L’amplitude et la finesse de nos perceptions et de nos sensations sont toujours potentiellement susceptibles de se développer. Travailler cette potentialité et ainsi élaborer progressivement notre liberté perceptive et sensorielle sont des objectifs qui peuvent suivre des voies multiples. L’une d’elles consiste à prêter attention à ce qui déborde de nos attentes préétablies, celles-ci se fondant sur les schémas sensorimoteurs que nous avons intégrés au fil des années, mêlés à des conventions comportementales transmises culturellement. Un geste peut être perçu comme l’actualisation plus ou moins réussie d’un code, d’une attente sociale normée ou, au contraire, comme un événement kinésique. C’est-à-dire qu’il peut être réduit à sa place dans un classement préconçu et souvent implicite, ou il peut au contraire faire l’objet d’une attention qui va donner à percevoir et sentir ce qui se démarque des limites de cette régulation et relève d’une singularité dans la dynamique du mouvement effectué.

L’art est souvent l’un des lieux privilégiés d’une telle attention de la part des artistes comme des spectateurs. Ainsi, Henri de Toulouse-Lautrec, dans son portrait en pied de Jane Avril dansant (1892, huile sur carton, 85.5 x 45 cm, Paris, Musée d’Orsay) (Fig. 1), parvient à communiquer par des pigments sur une toile ce qui du style kinésique de la danseuse débordait de l’étiquette simple de « danseuse de cabaret ou de French cancan ». Pour ce faire, le peintre joue avec notre savoir sensorimoteur en nous poussant à mettre en mouvement, lors de notre perception même et ne serait-ce que de façon pré-réflexive, des essais sensorimoteurs visant à saisir le mouvement représenté de la danseuse. Dit autrement, les spectateurs

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testent cognitivement, au moment de leur perception du tableau, la représentation picturale au moyen d’activations mentales dynamiques, où la posture de la danseuse est considérée dans la relation d’une jambe à l’autre, et par rapport à une torsion articulaire des chevilles bientôt perçue comme improbable. Ainsi, le style kinésique de Jane Avril est communiqué par Toulouse Lautrec grâce à la participation cognitive et sensorielle des spectateurs, qui font l’expérience de mouvements ressentis comme étonnants dans leur réception du portrait pourtant statique de la danseuse.

La force expressive du tableau de Jane Avril dansant vient entre autres de ce que la direction des pieds de la danseuse est incompatible avec notre savoir sensorimoteur lié à notre schéma corporel. C’est ainsi que Lautrec transmet son expérience du style kinésique de Jane. Ce qui s’appelle schéma corporel correspond à notre vécu renouvelé et renforcé en permanence du fait que certains mouvements sont possibles à l’humain, tandis que d’autres ne le sont pas – telle la torsion arrière du pied au niveau de la cheville. Les articulations ont un sens physiologique et un éventail de directions limité, même pour les contorsionnistes les plus doués. De nombreux arts, depuis des millénaires, visent à développer une virtuosité qui repousse les limites de nos articulations, et souvent cherche également à contrer la force gravitaire. Se tenir et danser sur la pointe de ses orteils, tel qu’il en est fait dans le ballet occidental, en est un exemple.

Certaines cultures ont pensé cette virtuosité et l’ont mise en œuvre dans leurs mythes et leur littérature. Par l’étude de textes comme l’Iliade, Beowulf ou Lancelot de Chrétien de Troyes, j’ai montré que la corporéité a été conceptualisée en

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Occident selon une logique, disparue ensuite pendant des siècles, selon laquelle la notion de corporéité est pensée en relation aux sensations kinesthésiques et à l’expérience motrice1. Le héros, tout comme le dieu, se définit en priorité par sa capacité sensorimotrice hors-norme : non tant par sa capacité à faire que par sa capacité à ressentir, qui se manifeste alors par des mouvements exceptionnels.

Ainsi, le dieu Héphaïstos est doué de mouvements simultanément divergents et d’articulations pivotantes hypermobiles. Et Achille manifeste sa nature héroïque par une rapidité exceptionnelle, inlassablement soulignée par ses épithètes homériques.

En outre, l’un des concepts clés permettant de rendre compte de la motricité des vivants, divins ou humains, est celui de thumos. L’étude de ce terme dans le contexte de ses occurrences dans l’Iliade montre qu’il réfère à la relation du ‘je’ à ses propres sensations, c’est-à-dire que ce terme désigne la capacité à ressentir. Or, Achille est caractérisé par le fait que son thumos est d’une intensité exceptionnelle. C’est en cela qu’il est héros.

Notre relation au monde est rendue possible par notre sensorimotricité, c’est-à-dire par nos ressentis visuels, auditifs, gustatifs, tactiles, olfactifs et kinesthésiques. Notre cognition est indissociable de cette réalité neurophysiologique, en même temps qu’elle donne lieu à des manifestations culturelles infiniment variables. Notre accès cognitif au monde s’élabore à partir de notre vécu sensorimoteur. Depuis quelques décennies déjà, les neurosciences ont développé des expériences qui mettent en évidence cette dimension de la cognition

1 BOLENS Guillemette, La Logique du corps articulaire, Rennes, PUR, 2000, [en ligne], https://archive-ouverte.unige.ch/unige:87690

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humaine2. Or, la figuralité est une expression de cela précisément. Elle s’appuie sur le processus cognitif de ce qui s’appelle simulation (ou émulation) perceptive, soit une activation mentale permise par notre mémoire sensorielle et perceptive, laquelle est par la force des choses située historiquement dans un environnement socio-culturel toujours déterminant. « Une simulation en neuroscience est la réactivation d'états perceptifs sensoriels (vision, audition, toucher, goût, odorat), moteurs (mouvements, postures, gestes, sensations kinesthésiques et proprioceptives), et introspectifs (états mentaux, affects, émotions). Une telle réactivation est dite off-line, car elle se fait en l'absence du stimulus réel ou sans que l'action concernée ne soit effectuée3 ».

Pour expliquer ce phénomène que nous pratiquons au quotidien, prenons l’exemple d’un ange, l’un des deux anges de Poitiers (Fig. 2). Ce vitrail, datant de la deuxième moitié du 12ème siècle, se trouve dans la cathédrale de Poitiers. La posture stylisée de l’ange dessine un arc que nous pouvons percevoir comme dynamique malgré son statisme de fait. Nous comprenons ce mouvement grâce à notre schéma corporel, qui nous permet de situer le moment arrêté par l’œuvre dans un avant et un après de cet étirement maximal du bras gauche et de la jambe droite de l’ange.

Or, fait supplémentaire, à la vue de cet artefact, nous sommes capables très rapidement de produire des inférences sensorielles au niveau, par exemple, du flanc étiré de ce corps. Nous connaissons la sensation qui correspond à cette posture

2 Cf. BOLENS Guillemette, Le Style des gestes: Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Préface d'Alain Berthoz, Lausanne, Éditions BHMS (Bibliothèque d'histoire de la médecine et de la santé), 2008, introduction.

3 BOLENS, Le Style des gestes, op. cit., p. 5.

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d’étirement au niveau du côté le plus arqué du torse et nous sommes capables d’activer notre mémoire incarnée de ce type de sensations.

Autre exemple de simulation perceptive lié à ce vitrail, l’ange a les deux pieds placés sur des formes oblongues et ondulées. Même l’iconographe le plus vert saura décider rapidement que ces formes visent à représenter des serpents et que cette posture, étant donné son contexte historique et culturel, signifie probablement quelque chose comme une victoire sur le mal. Une lecture de cette représentation en termes figuratifs se suffira de cette réponse correcte : la forme X figure le sens Y. Une lecture figurale, en revanche, entrera en matière avec la sensation simulable d’un pied posé sur un serpent. Sans jamais l’avoir vécu concrètement (du moins faut-il l’espérer), nous pouvons augmenter notre attention aux sensations inférées du contact de la plante de nos pieds aux corps vivants et mobiles de serpents de grande taille. Si nous ressentons et/ou pensons quoi que ce soit à cette perspective, c’est que nous avons bien généré une simulation perceptive de cette possibilité sensorielle, même de façon fugitive et rudimentaire. Sans quoi nous ne la comprendrions tout simplement pas. Ensuite, celle-ci pourra évidemment donner lieu à des réflexions de tous ordres. Ce qui m’intéresse est que nous soyons aptes à provoquer un ressenti simulé à l’idée du contact d’un pied sur un serpent. À ce ressenti possible s’ajoutent les sensations que nous aurions si, comme l’Ange de Poitiers, nous avions les deux pieds plantés sur des serpents. Problème d’équilibre peut-être ? Chaque simulation correspondra à celui ou celle qui la génère : la pression sera plus ou moins forte, la durée du contact plus ou moins longue, la température du serpent plus ou moins froide, les conséquences de ce contact plus

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ou moins redoutables, le sens de cette action plus ou moins spirituel. Mais le fait est que nous sommes cognitivement équipés pour produire ces simulations perceptives très rapidement et efficacement. Or, la figuralité opère grâce à cette compétence cognitive chez l’humain. Voire même, les arts fonctionnent comme moyen de développer cette compétence.

Dans son dialogue avec Yasmine Hugonnet, Mathieu Bouvier donne en note les éléments suivants d’une distinction entre figural et figuratif.

« Un trouble figural se manifeste dans une image, le plus souvent de façon sauvage, là où la lisibilité du figuratif est déchirée par un symptôme, un problème, une crise : paradoxe spatial, disproportion, raccourci, rime visuelle, rapport conflictuel entre la figure et le fond… Aussi une figure dansée offre-t- elle à mon regard des ressources de figurabilité quand elle secrète une intrigue, fût-elle subliminale : un lapsus, un trou de mémoire, une zone érogène, un reflet, un spectre, une berlue… Aussi une figure dansée me donne- t-elle des excès de vision quand elle émule en moi le geste que rêve le danseur en le faisant. Qu’elle soit picturale ou chorégraphique, une image devient figurale quand elle me donne à voir davantage que ce qu’elle me montre, quand elle met mon regard en mouvement et que, selon la belle formule de Jean-François Lyotard, elle me « fait voir que voir est une danse. » (Jean- François Lyotard, Discours, Figure, Klincksieck, 1971, p. 14)4 »

Outre son sens figuratif aisément envisageable culturellement (victoire du bien sur le mal), la force figurale de l’Ange de Poitiers est accessible dès le moment que nous investissons notre perception d’une dynamique sensorielle aussi pleine que possible, flancs, équilibre et plantes des pieds inclus.

4 HUGONNET Yasmine, BOUVIER Mathieu, « Connaissance par les gouffres », pp. 58-89, Watt. Dance

& performance, janvier 2017, p. 82, note 4.

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L’intérêt d’engager notre attention sensorielle dans les œuvres d’art vient de ce qui émerge alors de celles-ci au niveau du figural. Pour reprendre les termes de Mathieu Bouvier, « une image devient figurale quand elle me donne à voir davantage que ce qu’elle me montre ». C’est clairement le cas de La femme tenant une balance de Vermeer (Fig. 3).

Ce que cette œuvre communique est l’événement kinésique d’un point d’orgue, lequel ouvre sur une figuralité qui rend présent ce qui n’est pas représenté.

Au lieu d’être sonore, le point d’orgue est ici postural et tonique. La suspension qui caractérise le point d’orgue en musique se fait sentir visuellement dans le geste de la femme tenant une balance en suspens, ainsi que dans la posture du personnage qui se trouve dans le tableau ornant le fond de la pièce. De nombreuses analyses existent de cette œuvre de Vermeer5. Pour aller droit au but, le tableau placé derrière la femme, dans le tableau lui-même, représente le Jugement dernier, situant le Christ au centre, les bras levés, selon une iconographie traditionnelle qui le montre jugeant et séparant les élus des damnés. La position de la femme fait écho à la posture du Christ. En effet, elle tient une balance levée. Le Jugement dernier est associé, comme son nom l’indique, à une estimation judiciaire, métaphorisée en une pesée des âmes et symbolisée par une balance.

S’ajoute à cela un registre distinct : la femme porte des vêtements amples, qui ne permettent pas de déterminer de façon catégorique si elle est enceinte ou non.

Après des décennies de débats, les avis continuent de diverger sur cette question et

5 Sur Vermeer, voir ARASSE Daniel, L'Ambition de Vermeer, Paris, Adam Biro, 1993, réédition 2001, et BLANC Jan, Vermeer : la fabrique de la gloire, Paris, Citadelles & Mazenod, 2014.

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montrent l’intérêt de cette ambiguïté6. En 2017, Raphaëlle Roux décrit « l’hermine qui encadre un ventre proéminent présageant peut-être une grossesse7 », tandis qu’Arthur Wheelock n’y voit que des rubans : « À travers sa veste entrouverte, on distingue des bandes vives jaunes et orange, peut-être des rubans ou une partie de son corsage8 ». Nous sommes d’emblée, par ce doute même, au niveau du figural. Il n’est en aucun cas impossible que la femme soit enceinte, étant donné la forme clairement arrondie de son ventre. Eugene Cunnar commence bien son analyse par la phrase suivante : « The viewer of Vermeer’s Woman with a Balance observes a self-absorbed, centrally placed, pregnant woman clad in blue and white clothing, situated in a genre-like domestic setting9 ». Mais le plus important est que l’attention des spectateurs soit investie par cette question, par cette intrigue, pour reprendre le terme employé par Mathieu Bouvier. Car elle ouvre alors sur ce qui émerge à travers les pigments.

En effet, la représentation iconographique du Jugement dernier place le Christ au centre et au niveau supérieur. Au niveau inférieur, à sa droite, les élus sont conduits au paradis, à sa gauche les damnés sont jetés en enfer. Mais aussi et surtout, un personnage supplémentaire joue un rôle clé, dont la représentation iconographique a été suffisamment systématique pour que la question de sa

6 Voir par exemple CUNNAR Eugene, « The Viewer’s Share: Three Sectarian Readings of Vermeer’s Woman with a Balance », Exemplaria 2, 1990, pp. 501-536; WHEELOCK Arthur K., Vermeer and the Art of Painting, New Haven & London, Yale University Press, 1995 ; DE WINKEL Marieke, « The Interpretation of Dress in Vermeer's Paintings », in Vermeer Studies, sous la direction d'Ivan GASKELL et Michiel JONKER, Washington DC, National Gallery of Art, 1998, pp. 327-339.

7 ROUX Raphaëlle, « Thématiques », in Vermeer et les maîtres de la peinture de genre, Connaissance des Arts, hors-série, 2017, p. 40.

8 WHEELOCK Arthur, Vermeer et les maîtres de la peinture de genre, ed. WAIBOER Adriaan E. avec DUCOS Blaise et WHEELOCK Arthur, Paris, Louvre Editions et Somogy Editions d’art, 2017, p. 330.

9 CUNNAR, op. cit., p. 501.

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présence figurale se pose. Je veux parler de l’archange saint Michel. Pour ne donner qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, dans la première moitié du 15ème siècle, Rogier van der Weyden peint un Jugement dernier où l’archange se tient debout dans le niveau inférieur, prolongeant par sa verticalité le Christ jugeant (1443-1452, Retable polyptyque du Jugement dernier, huile sur bois, 220 x 548 cm, Hospices de

Beaune) (Fig. 4). Chez Vermeer, la femme à la balance est placée exactement devant l’endroit où aurait pu être représenté l’archange dans le tableau placé derrière elle.

Elle est dans le prolongement vertical du corps du Christ et elle tient une balance, tout comme le ferait l’archange. Car l’iconographie traditionnelle montre bien l’archange, et non le Christ, tenant la balance et soupesant les âmes. Une femme vivante est donc présente dans l’espace traditionnellement occupé par l’archange saint Michel10.

Mais aussi, la balance que la femme soulève est vide. Celle de l’archange est pleine chez van der Weyden, comme elle l’est toujours dans l’iconographie médiévale. Les âmes soupesées et jugées y sont représentées11. Elles le sont suivant la formule iconographique traditionnelle de petits corps humains, les homunculi. Car la question a toujours été de trouver comment représenter visuellement ce qui est l’opposé du corps, c’est-à-dire par définition l’opposé du visible ? Vermeer offre une

10 Vermeer, né dans une famille et une culture réformée, s’était converti au catholicisme pour épouser Catharina Bolnes en 1653. La femme à la balance pourrait être une manière de rendre compte d’un vécu catholique d’intercession entre l’humain et le divin dans un contexte réformé, où ce serait l’humain lui-même qui serait le lieu de cette relation, et non un intermédiaire sacré comme un saint ou la Vierge.

11 Des liens ont été établis entre le tableau dans le tableau, représenté par Vermeer, et les Jugement dernier de Jean Bellagambe (env. 1525, Staatliche Museen, Berlin), Jacob de Backer (env. 1580, Cathédrale Notre-Dame, Anvers) et Frans Francken the Younger (1606, formerly Gallery F. Franco, Brussels, whereabouts unknown). Quand l’archange est visible, il est représenté à une telle distance, qu’il est impossible de percevoir le contenu de sa balance.

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solution remarquable, et il le fait au moyen du figural. Le contexte du Jugement dernier et l’emplacement de la femme en relation au tableau qui l’encadre visuellement augmentent la perception du vide de la balance12. Au lieu de conférer une forme à l’invisible des âmes, l’œuvre nous pousse à chercher ces âmes soupesées là où elles se pensent, là où elles sont à penser, là où le spectateur qui cherche, intellectuellement et sensoriellement, finit par les trouver : dans la femme et son enfant imaginable. Dans les vivants de ce tableau. Le spectateur rejoint alors par son attention la femme, elle-même attentive, concentrée, présente dans son geste, équilibrant la tonicité de son corps enceint par la position stabilisante de sa main gauche et la suspension sans effort de sa main droite.

Par son œuvre, Vermeer rend présent le non-représentable, les âmes, ainsi que l’action (et j’insiste sur le terme d’action, être enceinte est bien plus qu’un état) qui consiste pour une femme à élaborer la vie en vivant, par la force de sa présence.

Cette suspension originaire est le premier point d’orgue, l’avènement d’une vie, auquel fait écho cet autre point d’orgue, le jugement final, qui implique un hors temps insaisissable et les bras perpétuellement levés du Juge.

Le figural joue donc un grand rôle dans La Femme tenant une balance. Cela inclut un dernier aspect. Notre voie d’accès à cette œuvre se fait en grande partie par une simulation perceptive complexe concernant l’état tonique de la femme. Le tonus est une donnée sensorimotrice fondamentale. C’est sa manifestation qui nous

12 La relation entre la balance et les biens étalés sur la table (perles, or, etc.) a été fréquemment soulignée, contrairement à la connexion entre la balance vide de la femme et celle, pleine, de saint Michel – et cela bien que le lien entre l’archange et la femme ait été reconnu. Le tableau de Vermeer est généralement comparé à La Peseuse d’or de Pieter de Hooch (vers 1664, Berlin, Staatliche Museen zu Berlin), où une femme est tout simplement engagée dans l’action décrite par le titre de l’œuvre : elle pèse de l’or. Le contraste est flagrant et pousse les spectateurs de Vermeer à tempérer une interprétation simplement figurative.

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permet de saisir la facture particulière de tout événement kinésique et émotionnel en situation réelle comme dans une œuvre d’art, que celle-ci soit picturale, chorégraphique, musicale, ou littéraire13. L’expression émotionnelle d’un visage, d’une posture, d’un geste est toujours le résultat d’une modification tonique.

Dans le tableau de Vermeer, nous sommes capables d’inférer le niveau tonique du corps de la femme dans son ensemble, et en particulier la pression de ses doigts tenant la balance, au moyen d’une simulation kinesthésique et haptique de la sensation exacte que nous aurions si nous effectuions ce même geste. Tous les historiens de l’art qui parlent de sérénité au sujet de la femme à la balance (ou emploient un terme équivalent, comme tempérance, paix intérieure, ou calme) le font parce qu’ils ont généré une simulation perceptive de nature tonique. Cet acte cognitif reste en général pré-réflexif et l’accent est alors mis sur le résultat du processus cognitif, donnant lieu à la description de l’état émotionnel de la femme, de ses intentions théologiques, ou à des interprétations allégoriques et morales (la peinture a été lue comme une Vanité, opposant les biens terrestres et les biens spirituels). Or, ce qui nous est donné à voir n’est rien d’autre qu’une femme debout, la tête légèrement penchée et les yeux peut-être fermés14. Ces aspects participent d’un ensemble kinésique, où la tonicité globale, remarquablement dépourvue de tension, est élevée, en une suspension à la fois ponctuelle et atemporelle.

13 BOLENS Guillemette, L’humour et le savoir des corps, Rennes, PUR, 2016, introduction théorique en ligne, https://archive-ouverte.unige.ch/unige:88506

14 Raphaëlle Roux parle de « ses yeux quasiment clos », tandis que pour Arthur Wheelock, la femme regarde la balance. À ce niveau également, le figural opère. ROUX Raphaëlle, « Thématiques », in Vermeer et les maîtres de la peinture de genre, Connaissance des Arts, hors-série, 2017, p. 40 ; WHEELOCK Arthur K., Jan Vermeer, New York, Harry N. Abrams, 1981, p. 106.

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Ainsi, le figural donne lieu à un événement perceptif, cognitif et intellectif, où le spectateur entre en matière avec l’œuvre grâce à sa propre sensorimotricité. Cela peut être provoqué par le tableau le plus stable et serein qui soit. Un point d’orgue contient en gestation une intrigue. L’art n’est pas dans le produit mais dans la promesse, la promesse qu’un geste va se donner à percevoir, à la condition que notre attention, si elle est libre, soit capable de se mettre à son diapason.

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Fig. 1 - Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), Jane Avril dansant, Vers 1892 Huile sur carton, H. 85,5 ; L. 45 cm

© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

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Fig.2 - Cathedral of Poitiers, (Cathédrale Saint-Pierre de Poitiers), Stained glass of the Crucifixion, 12th century (ca 1165). Detail: an angel. © Région Poitou-Charentes, Inventaire général du patrimoine culturel / C. Rome, 2012

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Fig. 3 - Johannes Vermeer, Woman Holding a Balance, (Vrouw met weegschaal), c. 1662-1665, Oil on canvas, 42.5 x 38 cm, National Gallery of Art, Washington D.C

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Fig. 4 - Rogier van der Weyden, The Last Judgment, 1442-1452, The Beaune Altarpiece, 220 x 548 cm, Oil on oak, Hospices de Beaune.

Pour citer cet article : Bolens Guillemette, Le figural dans une œuvre de Vermeer,

in www.pourunatlasdesfigures.net, dir. Mathieu Bouvier, La Manufacture, Lausanne (He.so) 2018, consulté en ligne le ….

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Fig. 4 - détail

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