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La conquête de l’égalité politique

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La conquête de l’égalité politique

L’exclusion dans un régime libéral mais peu démocratique

En 1831, après une révolution qui surprend de nombreux pays européens, la Belgique accède à l’indépendance et se dote d’une constitution éminemment libérale, garantissant toutes les grandes libertés individuelles. Mais elle n’est pas démocratique pour autant : elle instaure un suffrage censitaire qui exclut pratiquement 98% de la population. Cette conception du suffrage restreint répond à l’idée, dominante à l’époque et héritée de Montesquieu, que voter n’est nullement un droit mais une fonction. Elle exige donc des compétences particulières et l’objectif des élections est d’obtenir ‘de bonnes chambres’, c’est-à-dire un parlement qui conforte les nouvelles institutions. Le système repose aussi sur la nationalité et le droit du sang : s’il exclut la majorité des hommes et toutes les femmes belges, il exclut aussi les étrangers et prévoit des conditions draconiennes pour obtenir la naturalisation. La constitution dessine donc une démarcation nette entre les citoyens et les non-citoyens

1

.

Après 1848, le mouvement démocratique, d’abord décapité par la réaction conservatrice générale en Europe, reprend vie et réclame l’extension du suffrage masculin. Mais ces revendications ne visent pas un suffrage universel « absolu » dont les conséquences se sont révélées désastreuses en France. Réellement traumatisés par l’accès au pouvoir de Louis Napoléon, porté légalement par les urnes, les démocrates belges redoutent désormais la

« tyrannie des masses » et le suffrage universel « liberticide ». Ils estiment qu’il faut éduquer et instruire le peuple avant de lui accorder le droit de vote. Ce contexte, important pour l’évolution du suffrage masculin, l’est tout autant pour le suffrage féminin. Imprégnées des idées de leur temps, les féministes partagent en effet cette conception d’un suffrage

« éclairé », ce qui explique en partie pourquoi elles ont accordé plus d’importance à

1

Sur cet aspect voir GUBIN, E., « Les femmes et la citoyenneté politique en Belgique. L’histoire d’un

malentendu », Sextant, n°7, 1997, p. 163-169 et surtout GUBIN E., « Le suffrage féminin en Belgique

(1830-1921). Arguments et enjeux », PEEMANS-POULLET H. (dir.), La démocratie à l’épreuve du

féminisme, Université des femmes, Bruxelles, 1998, p. 49-75.

(2)

l’instruction des filles qu’à l’acquisition de leurs droits ; avant la fin du XIX

e

siècle, c’est l’accès à l’instruction qui est systématiquement privilégié pour émanciper les filles

2

.

Bien que fondée en 1892, à un moment où le mouvement socialiste intensifie sa lutte pour la conquête du suffrage pour les deux sexes, la Ligue du droit des femmes reste singulièrement en-dehors de ce débat. Hormis une pétition envoyée à la Chambre le 23 mars 1895 lors de la révision des listes électorales communales pour demander « le bénéfice de la loi électorale communale pour toutes les femmes remplissant les conditions d’âge et de domicile exigé par la loi »

3

, les revendications politiques n’apparaissent dans les milieux féministes que peu avant la Première Guerre. Ce retard contraste avec la précocité des revendications pour l’égalité civile et économique des femmes. Au tournant des XIX

e

-XX

e

siècles, les féministes belges se dissocient très nettement des suffragettes anglaises, mais aussi de l’ensemble des mouvements féministes européens « où la revendication suffragiste finit par se détacher d’un programme plus vaste pour faire l’objet d’un combat spécifique à partir des années 1900 »

4

. A l’inverse, l’égalité politique ne paraît pas un préalable indispensable aux féministes belges (à quelques exceptions près, comme Julie Gilain et l’Union féministe, 1902) ; même plus, la Ligue belge du droit des femmes estime que le suffrage féminin serait prématuré : « En somme, avant de réclamer pour la femme des droits politiques, nous commencerons par revendiquer pour elle la reconnaissance de ses droits civils. Avant de vouloir faire de la femme l’égale absolue de l’homme, nous chercherons à empêcher qu’elle en demeure, comme aujourd’hui, l’infortunée victime »

5

. Toutefois ces féministes semblent avoir eu rapidement une conception large de la démocratie, qu’elles ne réduisent pas à sa dimension politique mais qu’elles étendent à tous les aspects de la vie économique, sociale et culturelle. D’une manière générale, elles restent attachées aux valeurs dominantes de leur classe sociale − la bourgeoisie urbaine progressiste − peu favorable au suffrage universel pour les hommes, toujours soucieuse de « suffrage éclairé » et

« d’indépendance de l’électeur », contrairement aux socialistes qui voient dans le SU une condition nécessaire pour réaliser son programme.

L’égalité politique devient prioritaire à l’aube du XX

e

siècle

Trois raisons principales expliquent pourquoi les priorités féministes s’inversent au début du XX

e

siècle : l’influence du féminisme international, la pression des associations philanthropiques et l’évolution de la politique intérieure. Bien que ces événements soient antérieurs à la période étudiée, leur influence perdure et exige donc qu’on s’y arrête un moment.

A la fin du XIX

e

siècle, les contacts se multiplient avec le féminisme international, notamment avec le Conseil international des femmes (1888) puis avec l’Alliance internationale des femmes pour le suffrage (1904). Lors de congrès internationaux, les féministes belges sont confrontées à d’autres types de stratégies qui enrichissent leurs

2

Cf. GUBIN, E. « Libéralisme, féminisme et enseignement des filles (XIX

e

-début XX

e

s.) » Politique, Imaginaire et Education. Mélanges en l’honneur de Jacques Lory, Cahiers du CHRIDI, Bruxelles, 2000, p. 151-174.

3

La Ligue, 1895, p. 38-39 et p. 47-50.

4

ROCHEFORT, F., « Du droit des femmes au féminisme en Europe 1860-1914 », FAURÉ, Ch. (dir.), Encyclopédie politique et historique des femmes, PUF, Paris, 1997, p. 557

5

Programme de la Ligue du droit des femmes, reproduit dans La Ligue, 1893, p. 11.

(3)

réflexions sur l’émancipation féminine et les amènent progressivement à adopter l’idée que le suffrage des femmes pourra seul permettre la réalisation du programme économique et civil

6

.

Cette idée du vote « utilitaire », dans une perspective réformiste, est encore renforcée par l’attitude des nombreuses associations philanthropiques avec lesquelles les féministes entretiennent des liens étroits. Ces groupements luttent en effet contre les « fléaux sociaux » (l’alcoolisme ou la prostitution) ; constatant l’absence d’intérêt des milieux politiques pour ces questions, ils défendent l’idée que les politiciens seraient forcés d’y être attentifs et de les inscrire à l’agenda politique si les femmes étaient électrices.

Outre ces deux incitants, c’est très certainement l’évolution de la politique intérieure et les manœuvres politiciennes à propos du suffrage féminin qui sont déterminantes. La première révision constitutionnelle de 1893 a aboli le suffrage censitaire et l’a remplacé par un système hybride, le suffrage universel des hommes à 25 ans tempéré par le vote plural

7

.

Cette réforme n’a pas désarmé le POB qui poursuit sa lutte pour le suffrage universel pur et simple. Jusqu’en 1902, les socialistes réclament l’égalité politique sans distinction de sexe.

Cette exigence, bien que programmatique (Charte de Quaregnon, 1894), est surtout une position de principe théorique – comme le constate avec beaucoup de lucidité la féministe socialiste Emilie Claeys

8

, seule femme à siéger au Bureau du Conseil général du parti : « Les socialistes ont pensé aux femmes dans leur programme, mais parce que les socialistes sont des hommes, cela durera encore longtemps, très longtemps avant que la majorité mette en pratique ces principes »

9

. Ses prédictions se réalisent vite : dès 1902, lors d’un compromis entre socialistes et libéraux pour vaincre la majorité catholique en place depuis 1884, le POB abandonne la défense du suffrage féminin à la demande du parti libéral, qui se rallie en échange au suffrage universel masculin. Les femmes font donc les frais de cet accord ; les libéraux sont en effet convaincus qu’elles sont religieuses « de nature » et qu’elles apporteront massivement leurs voix aux catholiques ; ils exigent donc que les socialistes renoncent à défendre le suffrage féminin. En fait, cette exigence ne soulève pas de réelle émotion dans les rangs socialistes où, mis à part quelques intellectuels sincèrement acquis au féminisme, les militants partagent l’idée que le vote féminin sera défavorable au parti. Pour beaucoup, la femme est restée « le jouet de superstitions grossières, l’esclave d’une dévotion aveugle, un instrument docile d’espionnage entre les mains de quelques vicaires »

10

. A l’Assemblée générale de 1901, l’avocat Léon Hennebicq résume la situation en termes de stratégie : l’égalité des sexes est un beau principe mais la politique ne peut se satisfaire de

6

Se reporter notamment à JACQUES, C. « Construire un réseau international. L’exemple du Conseil international des Femmes (CIF) », Le Siècle des féminismes, Gubin, E. et alii, (dir.), éd. Ateliers, Paris, 2004, p. 127-141. ; GUBIN, E. et VAN MOLLE, L. (dir.), Des femmes qui changent le monde.

Histoire du Conseil international des femmes, Racine, Bruxelles, 2005.

7

Si tous les hommes âgés de 25 ans disposent d’une voix, des voix supplémentaires (à concurrence de trois au total) sont accordées à certaines catégories d’électeurs.

8

Sur Emilie Claeys : VAN DEN DUNGEN, P., « Emilie Claeys : une féministe socialiste », Cahiers marxistes, août/septembre 1993, n°191, p. 63-70 et VAN PRAAG, Ph., « Emilie Claeys 1855-1953 », Tijdschrift voor Sociale Geschiedenis, jg 4, 1978, p. 177-196 et ID.., Nationaal biografisch Woordenboek, t. VIII, 1979, col. 157-160 et Dictionnaire des femmes.., p. 104-107.

9

Sur cet aspect : LIEBMAN, M., Les socialistes belges 1885-1914, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1979, p.

225 et sv.

10

DESTREE, J. et VANDERVELDE, E., Le socialisme en Belgique, Briard, Paris, 1898, p. 355.

(4)

principe car « c’est l’art de prendre le pouvoir »

11

. L’intérêt supérieur du parti exige donc que le POB mobilise toutes ses forces en faveur du SU masculin ; c’est sans état d’âme, en dépit des protestations véhémentes des Femmes socialistes, que le POB limite désormais la revendication du suffrage aux hommes

12

.

De son côté, et pour les mêmes raisons, le parti catholique, peu favorable à l’émancipation féminine, soutient cependant l’idée d’un suffrage féminin, qu’il considère comme « le grain de sable capable de stopper la formidable machine collectiviste » (Maurras). Les catholiques brandissent le vote des femmes, moins comme un projet que comme une menace destinée à contenir les exigences du POB. C’est la raison pour laquelle même les plus conservateurs du parti s’y rallient, comme à « une mesure de prévention sociale »

13

. Cette stratégie catholique permet au Féminisme chrétien d’inscrire d’emblée le suffrage des femmes à son programme dès 1902

14

.

Un clou mal enfoncé dès le départ…

Au début du XX

e

s., le suffrage féminin est devenu une arme électorale aux mains des partis, utilisée à des fins qui n’ont rien à voir avec les droits des femmes. Ce constat pousse les féministes à entrer elles-mêmes dans la lutte. En 1905, le Conseil national des femmes belges met sur pied une commission spéciale pour étudier le vote des femmes. En 1909, Céline Dangotte-Limbosh réaménage l’Union féministe, créée en 1902 par Julie Coenraets- Gilain, sous le nom d’Union pour le suffrage des femmes. En 1911, Louise Van den Plas plaide en faveur du suffrage féminin au Congrès de la Ligue démocratique à Courtrai

15

et l’année suivante, elle fonde au sein du Féminisme chrétien un groupe spécialisé, la Ligue catholique du suffrage des femmes, spécialement vouée à la défense du suffrage féminin

16

. Cette nouvelle Ligue est rachitique et ne réunit que quelques membres (moins d’une dizaine)

17

; son objectif est surtout de vaincre les dernières réticences dans les rangs catholiques et d’éduquer les futures électrices

18

. Elle est soutenue par le journaliste René Henry et le député René Colaert, déjà auteurs d’un ouvrage dans lequel ils réclament le vote des femmes « pour faire barrage au collectivisme »

19

.

Les féministes de la Ligue du droit des femmes sont, elles aussi, amenées à se rallier au suffrage comme revendication prioritaire. Leur revirement est sensible lors du congrès

11

Le Peuple, 25 juillet 1901.

12

LIEBMAN M., op cit., p. 225-228.

13

Cette conception est largement développée à la Chambre par le très conservateur Charles Woeste, dans un discours reproduit dans L’Express, 18 juin 1906.

14

G

UBIN

, E., J

ACQUES

, C.

ET

M

ARISSAL

, CL., « Une citoyenneté différée ? Le suffrage féminin en Belgique 1830-1940 », C

OHEN

, Y. et T

HEBAUD

, F

R

. (dir.), Féminismes et identités nationales, Coll.

Les Chemins de la recherche, CNRS-Lyon, 1998, p. 85-114.

15

VAN den PLAS L., Le suffrage des femmes. Discours prononcé au Congrès de la Ligue démocratique à Courtrai le 25 septembre 1911, Renaix, 1911, p. 17.

16

VAN den PLAS L., « Quelques souvenirs de vingt ans d’efforts », Le Féminisme chrétien de Belgique, juin 1922, p. 89-93.

17

Idem, p. 83-87.

18

JACQUES, C. et MARISSAL, Cl., «Les étapes de la citoyenneté. Un combat difficile », GUBIN E.

et VAN MOLLE, L. (dir.), Dix femmes en politique. Les élections communales de 1921, INBEL, Bruxelles, 1994, p. 13-34.

19

COLAERT, R. et HENRY, R., La femme électeur, Lemoine-Lamertin, Bruxelles/Paris, 1901, p.

118.

(5)

international féministe qu’elles organisent à Bruxelles du 28 au 30 avril 1912, où une session entière est consacrée à la question. Le suffrage est revendiqué comme un droit social, même si certaines voix maintiennent l’exigence de l’enseignement obligatoire comme préalable indispensable

20

. Au Congrès international du CIF à Rome en mai 1914, Mariette Richald- Hoyoux

21

déclare, au nom de la Ligue : « Il devient en effet indiscutable que le suffrage est au fond la seule revendication importante parce qu’elle entraîne toutes les autres réformes sollicitées depuis si longtemps »

22

.

Un premier front féministe se manifeste lors du dépôt à la Chambre par le socialiste Emile Vandervelde d’une proposition de révision de la constitution, le 12 novembre 1912, dans laquelle il demande explicitement que le suffrage féminin soit différé. La Ligue catholique pour le suffrage prend immédiatement l’initiative et envoie une pétition le 15 janvier 1913, qui recueille l’adhésion de la Ligue du droit des femmes, la Société pour l’amélioration du sort de la femme, l’Union belge des femmes gantoises et deux personnalités catholiques de poids, Marie-Elisabeth Belpaire

23

et Cyrille Van Overbergh

24

. Dans la foulée, le 10 février 1913, Jane Brigode, et Louise Van den Plas fondent la Fédération belge pour le suffrage des femmes, afin de coordonner les efforts en faveur du droit de vote

25

.

Un suffragisme qui renforce la division des sexes

Mais que recouvre réellement cette revendication ? Comment les féministes conçoivent- elles le droit de vote, qu’elles ont laissé jusqu’ici à l’arrière-plan de leurs préoccupations ? Et quelle signification attribuent-elles à leur entrée en politique ?

L’idée théorique de l’égalité des sexes n’est pas totalement absente, mais il n’y a guère qu’Emilie Claeys

26

ou Isabelle Gatti de Gamond à la défendre avec vigueur, et à exiger que la femme puisse voter « parce qu’elle est un membre de l’humanité »

27

. Si les notions de justice et d’équité reviennent sous la plume des féministes, c’est souvent de manière incidente. Elles ne forment pas le fondement de leurs arguments, à la différence des

« qualités spécifiques » des femmes qui en constituent le socle. L’accès des femmes aux urnes est réclamé dans le but explicite de moraliser la vie politique. L’exemple des pays où les femmes votent est cité, non pas comme reflet d’une société égalitaire mais bien d’une société plus morale : « En somme l’expérience féministe internationale se présente à l’observation sociale avec l’auréole d’une civilisation supérieure »

28

. René Colaert et René

20

Rappelons que l’obligation scolaire n’a été votée en Belgique qu’en 1914 (loi Poullet, 19 mai 1914).

21

Mariette Richald-Houyoux (1865-1921): Dictionnaire des femmes belges…, p. 482-483.

22

La Ligue, 1914, p. 129.

23

Sur Marie-Elisabeth Belpaire : Dictionnaire des femmes belges…, p. 46-48.

24

Cyrille Van Overbergh (1866-1959), juriste et haut fonctionnaire. A ce moment, il est secrétaire général du ministère des Sciences et des Arts. Sénateur à partir de 1921, président du groupe catholique à partir de 1936, ministre d’Etat en 1934, Van Overbergh est préoccupé de questions sociales, mais s’intéresse aussi au féminisme. En 1914, il publie deux brochures, Le vote politique des femmes, Dewit, Bruxelles, 1914 et Le vote des femmes à la commune, Dewit, Bruxelles, 1914 : VAN MOLLE, P., Le Parlement belge 1894-1972, Anvers, 1972, p. 360.

25

JACQUES C. et MARISSAL Cl., « Les étapes de la citoyenneté… » op. cit. ; GUBIN, E., JACQUES C. et MARISSAL, C., « Une citoyenneté différée ?... » op.cit.

26

CLAEYS, E., Een woord aen de vrouwen, Gand, 1893.

27

GATTI DE GAMOND, I., Education et Féminisme, Paris-Bruxelles, 1907, p. 250.

28

La Ligue, 1913, p. 36.

(6)

Henry estiment également qu’en politique « les femmes feront le bien que les hommes n’y font pas »

29

.

La plupart des féministes d’avant 1914 postulent donc l’existence d’intérêts sexués spécifiques, et affirment que seules les femmes sont à même d’identifier et de défendre les problèmes féminins et familiaux. C’est pourquoi Louise Van den Plas écrit : « On nous dénie le droit de vote sous prétexte que nous sommes trop différentes des hommes, n’est-ce pas au contraire un motif pour nous le donner, afin que nous apportions dans le soin des affaires communes des qualités différentes et complémentaires de celles de l’homme ? »

30

. En bonne catholique, elle y ajoute au passage la défense des intérêts religieux : « Le bulletin de vote nous aidera (…) nous, femmes catholiques, à remplir une mission sacrée, celle de défendre le drapeau de la Foi »

31

.

Ces féministes établissent une stricte concordance entre le rôle dévolu aux femmes dans l’organisation sociale et celui qu’elles revendiquent dans l’organisation politique. On assiste en quelque sorte à l’irruption des qualités domestiques et « naturelles » des femmes dans la sphère politique. Le ton général est à la différence des sexes. Même les femmes socialistes, à quelques exceptions près, s’inclinent devant la « supériorité » masculine

32

pour expliquer notamment pourquoi elles ne réclament pas le suffrage féminin… ! Les choses en sont là quand la guerre éclate le 4 août 1914. Toutes les revendications politiques, sociales et féministes sont mises en veilleuse, sous couvert de patriotisme.

L’après-guerre : embellie et déceptions

Après l’armistice, les féministes espèrent obtenir le suffrage puisque les femmes ont largement prouvé leur capacité à assumer leurs obligations et leurs devoirs civiques.

Persuadées que « l’égalité dans la souffrance » se traduira par l’égalité politique, elles s’indignent quand le Discours du Trône (22 novembre 1918) n’évoque que le suffrage masculin. La mobilisation est immédiate : la Fédération belge pour le suffrage des femmes, dirigée par Jane Brigode (libérale), Louise Van den Plas (catholique) et Céline Dangotte- Limbosch (socialiste), pétitionne tous azimuts et organise des manifestations

33

. Dans une lettre du 23 novembre 1918, la Fédération tente d’entraîner les dirigeants du parti ouvrier (et les Femmes socialistes) en invoquant le droit imprescriptible de la moitié de la nation et la doctrine égalitaire du socialisme

34

. Dans une lettre ouverte au gouvernement, elle interpelle les ministres : « Avons-nous moins souffert, moins enduré, moins lutté, moins servi notre patrie que la plupart des hommes restés en Belgique occupée et qui sont, vous le savez, l’immense majorité ? Tous cependant bénéficieront de la conquête achetée sur les champs de bataille par nos soldats valeureux »

35

.

29

COLAERT, R. et HENRY, R., La femme électeur…, p. 117.

30

VAN den PLAS L., Le suffrage des femmes. Discours prononcé au Congrès de la ligue démocratique, à Courtrai le 25 septembre 1911, Renaix, 1913, p. 20.

31

Ibidem.

32

La Femme socialiste, 24 décembre 1905, p. 1.

33

SOYER, E. « Les femmes et les classes moyennes », coupure de presse, s. d. [ 1922 ] : Mundaneum, F. Féminisme, LLF. 064.

34

Lettre ouverte au Conseil général du POB et au comité de la fédération bruxelloise, Bruxelles 23 novembre 1918 : Mundaneum F. Féminisme LLF 066.

35

Pour le suffrage des femmes. Lettre ouverte aux membres du gouvernement, Bruxelles, 1919, p. 4.

(7)

Dès 1919, des membres du CNFB et de la Fédération donnent des conférences dans l’ensemble du pays. La Ligue Constance Teichmann, créée en 1910 à Anvers par Marie- Elisabeth Belpaire dans un but philanthropique, se lance également dans la bataille

36

.

Les principales œuvres sociales féminines chrétiennes, elles, demeurent en retrait ; leurs dirigeantes craignent que les luttes politiques ne détournent les femmes de leur véritable mission : la famille. Elles estiment, dans une stricte répartition sexuée des tâches, que le rôle des femmes se limite aux activités sociales, culturelles et religieuses. Mais étant donné la position officielle de leur parti, elles ne combattent pas ouvertement la campagne

37

.

A la Chambre, les débats s’enlisent ; les catholiques sont bien décidés à ne pas concéder sans contrepartie le suffrage universel des hommes à 21 ans, réclamé par les socialistes.

Toujours persuadés que le vote des femmes leur sera massivement favorable, ils exigent le suffrage universel « intégral », c’est-à-dire pour les deux sexes. Les propositions se succèdent, les amendements se multiplient, les tensions sont fortes au point de mettre un moment en péril le gouvernement d’union nationale, dirigé par le catholique modéré Léon Delacroix

38

.

Les féministes tentent de tirer leur épingle du jeu, en prenant appui sur ces dissensions:

lors du dépôt d’une proposition catholique en faveur du suffrage universel sans distinction de sexe, le CNFB et la Fédération réunissent plus de 200.000 signatures sur une pétition envoyée à la Chambre. Le 9 avril 1919, une délégation féministe est reçue par des membres des différents partis.

Au sein du parti libéral, seuls quelques parlementaires très isolés, comme Adolphe Max ou Paul Hymans, se prononcent en faveur du suffrage féminin

39

. D’autres, comme Albert Devèze, envisagent d’appeler les femmes aux urnes progressivement, « en fonction de l’aptitude des citoyennes au discernement de l’intérêt public ». Dans un premier temps seraient électrices les femmes ayant un diplôme d’études supérieures et les veuves avec enfants

40

. Les socialistes sont très divisés, seuls quelques dirigeants comme Emile Vandervelde, Joseph Bologne ou Camille Huysmans défendent le suffrage des femmes à la Chambre

41

. Pour contourner l’opposition de leur parti, certains envisagent même des solutions pour le moins étonnantes. Ainsi Camille Huysmans estime que le parti doit respecter son programme égalitaire et adopter le suffrage féminin à tous les niveaux, mais sans pour autant faire le jeu des catholiques. Dans une lettre à Joseph Van Roosbroeck, secrétaire général du POB, il expose une formule qu’Emile Brunet serait prêt à appuyer :

36

VAN MOLLE, L., « La Ligue Constance Teichmann », Encyclopédie d’histoire des femmes belges, Racine, Bruxelles, (à paraître).

37

Plus de détails dans JACQUES, C. et MARISSAL, C., « L’apprentissage de la citoyenneté au féminin. Les élections communales dans l’agglomération bruxelloise 1921-1938 », Cahiers d’histoire du Temps présent, n°4, 1998, p. 83-89.

38

Sur cet aspect : MICHAUX, C., Le suffrage féminin de 1919 à 1940, Mém. lic. Histoire, ULB, 1980. Ces débats sont publiés dans « Les parlementaires et le droit de vote des femmes. Extraits des débats à la Chambre », Chronique féministe, Université des Femmes, n° spécial, 1998, p. 137-290.

39

Congrès libéral des 26-27 juillet 1919.

40

Annales parlementaires, Chambre, session 1918-1919, 2 avril 1919.

41

Annales parlementaires, Chambre, session 1919-1920, 25 et 26 février 1920.

(8)

« J’ai donc pensé que la meilleure solution serait de créer, à côté de la Chambre des représentants, une Chambre des Représentantes, qui prendrait la place du Sénat »

42

.

Mais rien n’y fait. Les positions d’avant guerre ne sont pas ébranlées. Le 10 avril 1919, le parlement a décidé d’organiser des élections législatives au suffrage universel masculin à 21 ans, avant même la révision de la Constitution. Seules quelques catégories de femmes sont admises à voter : les veuves de guerre, les mères de soldats morts si elles sont veuves elles-mêmes et les femmes condamnées pendant la guerre pour motif patriotique. Ces dernières sont les seules à disposer d’un suffrage « personnel », toutes les autres votent « au nom du mort » et perdent ce droit si elles se remarient.

En échange du SU masculin, les catholiques ont toutefois arraché aux socialistes la promesse d’accepter le suffrage féminin au niveau communal. La crainte du vote conserbateur des femmes talonne toujours les socialistes qui essaient, par tous les moyens de prévoir un décompte des voix féminines. Fischer propose même de scinder l’électorat communal selon le sexe, chaque groupe votant séparément et élisant une moitié du conseil communal, système que Max qualifie avec humour de « compartiments pour dames seules »

43

!

La loi est votée le 15 avril 1920 ; elle prévoit que les femmes âgées de 21 ans et résidant dans une commune depuis au moins six mois sont électrices (à l’exception des prostituées et des femmes adultères

44

). Les lois des 15 novembre 1920 (Chambre), 19 février 1921 (communes) et 15 octobre 1921 (Sénat)

45

complètent ce nouveau dispositif électoral en octroyant aux femmes l’éligibilité à tous les niveaux. Celle du 27 août 1921 précise, après que les élections communales ont eu lieu le 21 avril, que les femmes peuvent être échevin ou bourgmestre (mais sans responsabilité de police, confiée alors à un échevin masculin). Ces nominations requièrent néanmoins une autorisation maritale explicite. En cas de refus, les élues sont contraintes soit de démissionner soit de citer leur mari devant le tribunal de première instance.

46

La majorité des femmes se retrouvent donc dans une situation de semi-citoyenneté : électrices au niveau communal, comme les hommes, mais évincées des niveaux législatif et provincial. Pour les féministes, c’est un véritable affront : « Le régime du suffrage général exclusivement masculin dénie même aux femmes les plus dignes et les mieux douées la qualité et les prérogatives de citoyen qu’il accorde même aux hommes les moins capables et les moins méritants »

47

.

Les élections communales : terrain de repli et d’expérimentation

En dépit de leur frustration, les féministes investissent néanmoins l’espace qui leur est concédé et se lancent avec ardeur dans la propagande en vue des élections communales du

42

De Camille Huysmans à Van Roosbroeck, 17 mars 1919, Anvers, Archives Camille Huysmans, f/127/7. Nous remercions Eliane Gubin de nous avoir signalé ce texte.

43

Annales parlementaires, Chambre, session 18919-1920, 23 février 1920.

44

Il s’agit d’un amendement du libéral Adolphe Max, qui s’était rallié au suffrage féminin, mais à cette condition-là.

45

Pasinomie, 15 novembre 1920, n°552, p. 803 et 15 octobre 1921, n°524, p. 701.

46

JACQUES, C. et MARISSAL, Cl., « Les étapes de la citoyenneté.. », p. 28-29.

47

Pour le suffrage des femmes. Une lettre ouverte aux membres du gouvernement, Bruxelles, 1919, p.

7 ; « Condescendance… », Le Féminisme chrétien de Belgique, juillet 1919, p. 56-57.

(9)

24 avril 1921. La campagne est dirigée par l’Union patriotique des femmes, la Ligue Constance Teichmann, et le Féminisme chrétien et trouve des soutiens pratiquement parmi toutes les associations féminines fraîchement restructurées au sein des partis politiques. Dans tout le pays, des débats et des conférences sur les droits et devoirs des futures électrices sont organisés

48

.

L’accès des femmes au suffrage communal est en effet un bouleversement majeur : l’électorat a plus que doublé (51% d’électrices) et comme le vote est obligatoire en Belgique depuis 1893, tous les partis élaborent fiévreusement une stratégie pour rallier les voix des femmes dont l’un des résultats les plus tangibles est la structuration d’associations féminines de masse liées aux partis politiques

49

.

Quelle que soit la structure des partis, quelle que soit son idéologie, l’encadrement politique des femmes présente des constantes : la propagande est confiée exclusivement à des sections féminines, chargées de rappeler aux électrices de manière lancinante que leur rôle est principalement domestique et familial. Dans l’esprit des politiciens, le droit de vote n’est octroyé aux femmes que pour décharger les hommes des « problèmes féminins », liés à la reconstruction morale et sociale du pays et aux nouveaux domaines d’intervention de l’Etat (enfance, travail social). A partir de 1921, les femmes s’approprient donc une part de l’espace public politique, mais une part réservée et différenciée.

Remarquons toutefois que sous une formulation analogue, le message est nuancé selon les partis. Car si tous renvoient les femmes à leur mission familiale, tous ne conçoivent pas la famille de la même manière. Les féministes libérales, par exemple, adeptes de la réforme du Code civil et de l’égalité des époux, ont une vision des rapports sexués au sein du couple et de la famille totalement différente de celle des catholiques, liées par la doctrine de l’Eglise

50

. Chaque parti ajoute au message familialiste une touche plus « politique » qui le distingue : les femmes libérales soulignent les point forts de leur programme : les garderies, les colonies de vacances, l’école, l’éducation

51

. Les catholiques y ajoutent, de manière attendue, un accent religieux : « Femmes chrétiennes, levez-vous, allez voter… Vous êtes la majorité. Ce que femme veut, Dieu le veut »

52

. Les femmes socialistes lient clairement l’amélioration des conditions de vie des ménages ouvriers à la victoire du socialisme sur le capitalisme ; la fédération communiste de Bruxelles s’adresse aux ménagères mais aussi aux ouvrières

53

.

Quelques féministes, proches du parti socialiste ou de la gauche libérale, assimilent l’acquisition du droit de vote à une question de justice ; c’est le cas de Marie Parent quand elle écrit : puisque les femmes sont « obligées d’accomplir tous les devoirs des citoyens, il est équitable qu’elles en exercent les droits. … La législation actuelle fait peser sur les femmes toutes les charges du citoyen sans lui donner aucune de ses prérogatives »

54

. Cette

48

JACQUES, C. et MARISSAL, Cl., « L’apprentissage de la citoyenneté au féminin. Les élections communales dans l’agglomération bruxelloise 1921-1938 », Cahiers d’histoire du temps présent, n°4, 1998, p. 88.

49

Sur cet aspect se reporter au chapitre 1.

50

Sur ce point se reporter aux chapitres 12 et 13.

51

AVB, Affiches politiques, élections communales de 1921, EC 1921/31.

52

Le féminisme chrétien de Belgique, n°2-3- février 1921, p. 44.

53

AVB, Fonds Fauconnier, Elections communales 1921, boîte 3.

54

PARENT, M., La femme et le vote, Bruxelles, [ 1919 ] , 1-2 : AVB, F. Nyssens, 10.

(10)

idée de justice ne la conduit pourtant pas à l’universalisme; les différences sexuées restent déterminantes pour elle et tracent des domaines de compétence distincts. Les femmes auront donc « le tact …de s’abstenir de prendre part à la discussion » quand des matières du ressort de la stricte compétence masculine seront discutées au parlement. « Mais lorsqu’il s’agira de réformer les lois relatives à la bienfaisance, à l’enseignement, à l’organisation financière, elles feront montre de capacités souvent supérieures à celles des hommes »

55

. Même répartition des tâches chez Lucienne Cajot qui légitime le suffrage intégral des femmes pour deux raisons : « l’une de simple justice (…) l’autre raison est d’intérêt social : nous demandons le droit de vote, non seulement parce qu’il nous est indispensable pour défendre nos intérêts personnels, trop souvent négligés par les hommes, mais aussi pour combattre les fléaux destructeurs de la race : alcoolisme, paupérisme, prostitution, guerre »

56

.

Par dessus tout, la conception de la citoyenne-ménagère domine les considérations. « Il y a un secteur que les femmes connaissent particulièrement : le ménage. Non pas qu’on revienne avec cette idée cent fois répétée du foyer comme clé de voûte de la société, mais il y a une part de réalité là-dedans », constate la socialiste Alice Pels

57

. L’idée contamine la plupart des féministes : les femmes doivent voter, affirme le CNFB, « parce que l’influence féminine est nécessaire dans les affaires publiques pour la sauvegarde des intérêts féminins et des intérêts du foyer »

58

. La politique communale est vue comme « le prolongement naturel de la sphère familiale, ce qui permet d’y inscrire une action féminine sans bousculer fondamentalement la distribution traditionnelle des rôles»

59

.

L’essai, avorté, du Parti général des femmes belges, est révélateur de ce point de vue. Il reflète la tension entre le désir de s’affirmer en tant que femmes dans l’espace politique et l’incapacité de dépasser leurs « missions spécifiques » dès qu’il s’agit de formuler un programme pour regrouper les femmes. Fondé le 25 janvier 1921 à l’initiative de la Ligue belge du droit des femmes, de l’Union patriotique des femmes et du CNFB, il se présente comme un parti exclusivement féminin et au-dessus des divisions politiques ; il inscrit à son programme la lutte contre l’alcoolisme, la débauche et la prostitution, le combat pour l’éducation, la protection des enfants et des mères, le pacifisme

60

. Il propose successivement une liste aux élections législatives et communales. Composées exclusivement de candidates, ces listes sont menées par deux féministes notoires, Marie Parent et Léonie La Fontaine. Il est impossible de déterminer leur éventuel succès car aucune des deux ne fut acceptée : la première « n’étant pas faite suivant les règles », la deuxième présentée trop tard, « quelques minutes après la fermeture des bureaux »

61

.

Cette tentative de créer un parti politique féminin répond au désir de désenclaver le projet féministe des querelles partisanes où il s’enlise, mais il se révèle fort irréaliste dans une

55

PARENT, M., La femme et le vote…, p. 2.

56

CAJOT, L., « Rapport de la présidente de la commission du suffrage », Procès-verbal de l’Assemblée générale du 31 mai 1928. Discours et rapports. Bilan de l’exercice 1927, Bruxelles, 1927, p. 32 : Carhif, F. De Craene, 9.

57

PELS, A., « Tribune libre politique », Egalité, n°21, 1934, p. 15.

58

Tract du CNFB et de la Fédération belge pour le suffrage des femmes « Pourquoi nous voulons le suffrage provincial », s.d. [ 1924/1925 ] : Carhif, F. Louise De Craene, 40.

59

JACQUES, C. et MARISSAL, Cl., « L’apprentissage de la citoyenneté… », p. 104.

60

JACQUES, C et MARISSAL, Cl., « Les étapes de la citoyenneté… », p. 30.

61

SOYER, E., « Historique du féminisme en Belgique », notes manuscrites (vers 1939), Sextant, n°6,

1996, p. 169.

(11)

société aussi segmentée que la société belge. Marthe Boël jette un regard critique et lucide sur cet essai : « Certaines femmes, parmi les plus éclairées, avaient fait le rêve de constituer un parti féminin qui aurait banni de ses préoccupations tout ce qui peut diviser les électrices.

Ce rêve ne s’est pas réalisé, car les femmes ont reconnu que dès qu’elles seraient sorties du domaine des réformes urgentes et immédiates, elles se seraient fatalement retrouvées devant des manières différentes de comprendre un devoir identique »

62

.

Toutefois si la propagande des féministes ne s’éloigne pas de la tendance générale qui voit dans l’électrice une mère et une ménagère, du moins comporte-t-elle un objectif supplémentaire : affirmer la pertinence de l’émancipation des femmes et les persuader du bien-fondé de l’égalité des sexes. Car une des difficultés principales est d’intéresser les femmes à la politique et de vaincre l’indifférence, voire même l’hostilité, d’une grande majorité d’entre elles à l’égard du suffrage féminin. Il s’agit donc de leur démontrer la légitimité de ce nouveau devoir et aussi de les rassurer : « On ne vous demande pas de quitter votre maison » déclare Marthe Boël, « on vous demande simplement d’ouvrir largement les fenêtres sur le monde extérieur »

63

.

Les premières expériences politiques : un coup d’épée dans l’eau ?

Malgré la mobilisation des féministes et des sections féminines des partis politiques, les résultats électoraux de 1921 sont minces : 196 femmes sont élues (sur plus de 23.000 conseillers soit 0.85% de la représentation totale). Ce piètre résultat résulte de la composition des listes : si les partis ont jugé bon de placer quelques femmes sur leurs listes, c’est rarement en ordre utile

64

. Les élues se répartissent dans 146 conseils communaux (sur 2.638 communes, soit 5% des communes belges) ! On dénombre bien six bourgmestres (maires) et 13 échevines (adjointes au maire) mais les résultats sont surtout symboliques et ne permettent pas au premier personnel politique féminin d’interférer de manière efficace dans la politique communale. Dans la plupart des conseils communaux où une femme est élue, elle demeure le plus souvent seule. Les élues sont parfois deux ou trois dans les grandes villes, mais elles sont loin de constituer « la masse critique » nécessaire pour faire entendre leur voix ! Louise Van den Plas tente de contourner cette difficulté en créant un Cercle des conseillères communales catholiques, le 16 novembre 1921. Une initiative identique est tentée à Anvers

65

. Ces essais ne changent pas fondamentalement l’atomisation des premières élues.

Les élections communales de 1926 marquent un repli ; le nombre d’élues chute de 196 à 150, soit 0.65% de la représentation totale. Dans au moins un quart des communes où des femmes avaient été élues en 1921, les conseils communaux redeviennent exclusivement masculins. Selon une enquête menée par la Fédération belge pour le suffrage des femmes auprès des conseillères, elles se seraient volontairement retirées de la vie politique, après un seul mandat, pour trois motifs : des raisons familiales, les difficultés d’obtenir une place en ordre utile sur les listes électorales et le sexisme des partis : « Elles ont été, en maints

62

BOËL, M., « Conférence à l’Union patriotique des femmes belges, mai 1921 », 1920-1950. Trente ans d’activité féminine. Extraits de discours et de messages, A l’enseigne du chat qui pêche, Bruxelles/Paris, s.d., p. 24.

63

BOEL, M., 1920-1950.Trente ans d’activité féminine…, p. 18.

64

Pour une analyse des candidates et des élues : Dix femmes en politique…, p. 37-51.

65

JACQUES, C. et MARISSAL, Cl., « L’apprentissage.. », p. 102-103.

(12)

endroits, écartées – avec ou sans fleur – par les ambitions masculines »

66

. Enfin, l’enquête constate que les femmes ne sont guère aidées par les femmes qui ne manifestent que peu d’intérêt pour la politique

67

.

Les campagnes féministes se multiplient pour élargir le suffrage féminin au vote provincial, mais rien ne change. Plusieurs propositions de lois sont déposées au parlement par les catholiques, mais aucune n’aboutit

68

. Bien que les résultats électoraux démontrent clairement que le vote des femmes n’a pas provoqué de séisme politique, chaque parti campe sur ses positions: les libéraux et les socialistes clament que l’élargissement du suffrage féminin leur sera néfaste, les catholiques affirment que le vote des femmes renforcera leur position…

Les stratégies des féministes : petits pas volontaires et chemins de traverse

Pourtant, les féministes tentent de progresser en mettant diverses stratégies en œuvre, dont certaines se juxtaposent. Quelques-unes paient directement de leur personne en se

« lançant » en politique. Jane Brigode devient échevine de l’Instruction publique à Forest (Bruxelles) et se maintient à ce poste de 1921 à 1938, Suzanne Lippens-Orban est élue à Bruxelles-ville de 1921 à 1946 (mais comme suppléante de 1926 à 1938), Gabrielle Rosy- Warnant à Uccle de 1921 à 1938 et Louise Van den Plas à Woluwé-Saint-Lambert de 1921 à 1932. Certaines parviennent à faire inscrire quelques points du programme féministe à l’agenda, comme Suzanne Lippens qui, soutenue par la démocrate-chrétienne Louise Vromant

69

, obtient la suspension de la réglementation de la prostitution en juin 1924 et la création d’un service de prophylaxie à Bruxelles-ville. Mais l’expérience est brève : six mois plus tard, les anciens règlements sont remis en vigueur

70

. D’autres, comme Jane Brigode, essaient de présenter le fait d’être femme comme un avantage : la femme peut mettre à profit sa modération légendaire pour policer les mœurs politiques en introduisant dans les

« délibérations cet esprit de courtoisie et d’indulgence mutuelle qui n’est que le signe extérieur du respect que l’on doit aux convictions de chacun… »

71

. Brigode tire cette remarque de son expérience personnelle : c’est en effet en raison de sa ‘modération féminine’ que les libéraux l’ont imposée comme échevine de l’Instruction publique : « …une femme moins engagée que nous (mandataires masculins) dans les passions politiques et la guerre scolaire saura mieux que nous, en dehors de toutes questions de parti, assurer

66

VAN den PLAS, L., « Les élections du 10 octobre », Le féminisme chrétien de Belgique, n°9, XI, 1926, p. 130-132.

67

Réponse au questionnaire du CIF, section éducation du CNFB, juillet 1934 : Carhif, F. CNFB, 26-1.

68

Pour une analyse fouillée des différents projets et propositions de loi : MICHAUX, C., Le suffrage féminin de 1919 à 1940, Mém. lic. histoire, ULB, 1980. Le Féminisme chrétien de Belgique suit de près les débats politiques : juin-juillet 1920, p. 81-82 ; avril 1921, p. 63 ; mai 1921, p. 65-69 ; septembre-décembre 1921, p. 117-128 ; mars-avril 1923, p. 39-53 ; avril 1924, p. 49-62 ; juin 1924, p.

81-94 ; septembre-octobre 1924, p. 113-118 ; mars 1925, p. 33-38 ; juin 1925, p. 89-91 ; juillet-août 1925, p. 97-114 ; février 1929, p. 19-25 ; mai 1929, p. 65-72 ; novembre 1929, p. 137 ; mars-avril 1936, p. 33-48 .

69

Louise ou Louisa Vromant (29 mars 1885-7 décembre 1970). Directrice d’atelier d’apprentissage, secrétaire du Secrétariat d’apprentissage social féminin de l’arrondissement de Bruxelles en 1919 et membre du Secrétariat général des Oeuvres sociales féminines chrétiennes de Bruxelles : JACQUES, C. et MARISSAL, Cl., « L’apprentissage de la citoyenneté..., » note 72.

70

JACQUES, C. et MARISSAL, Cl., « Suzanne Lippens-Orban », Dix femmes en politique,.., p. 120.

71

Compte-rendu des Conseils communaux de Forest, 30 juillet 1921.

(13)

l’application stricte et équitable de la loi »

72

. Mais cette modération ne la met pas à l’abri des attaques de ses adversaires catholiques qui l’accusent de partialité dans la répartition des subsides entre les écoles officielles et libres!

D’autres féministes optent pour la stratégie du contournement. Puisqu’elles ne bénéficient que d’une citoyenneté politique partielle, elles choisissent d’investir l’espace public par le biais d’une « citoyenneté sociale », qui prend appui sur une forme de maternité symbolique et sur le travail social largement reconnu aux femmes. Elles s’investissent dès lors dans une série d’associations à vocation philanthropique et sociale et tentent d’occuper au bénéfice des femmes les nouveaux domaines sociaux pris en charge par l’Etat après la Première Guerre.

73

Enfin certaines poursuivent opiniâtrement une campagne en faveur du suffrage intégral des femmes par le biais des associations féministes. Dans son rapport de l’année 1927, Lucienne Cajot, qui préside la commission Suffrage du CNFB, estime avec une certaine dose d’optimisme, que la reconnaissance du SU n’est plus « une question de principe mais de temps et d’opportunité»

74

. Louise Van den Plas suit pas à pas tous les débats parlementaires dont elle rend compte dans sa revue, même si l’on sent poindre parfois une note de lassitude, face à la mauvaise volonté des parlementaires : « Ce n’est pas sans mélancolie que nous voyons se dérouler les conséquences du compromis néfaste de 1919 écartant les femmes de l’élection de la Constituante»

75

.

Les années trente, et l’émergence d’une nouvelle génération de féministes, souvent universitaires, marquent un réel tournant dans la propagande suffragiste. La création d’une nouvelle association féministe en 1929, le Groupement belge pour l’affranchissement de la femme (GBAF) qui devient en 1931 Egalité, dirigé par Georgette Ciselet, annonce une rupture avec les stratégies antérieures. Ces jeunes femmes ne se font aucune illusion sur la bienveillance des milieux politiques : « Nos hommes politiques n’ont consenti à voir que l’aspect électoral du problème. Ils ne se sont point demandé s’il était logique et équitable que les femmes votent. Ils se sont demandé pour qui elles voteraient »

76

. Les arguments de Ciselet en faveur du suffrage reposent sur quatre propositions : « Les femmes ont des intérêts à défendre […] Les femmes ont des services à rendre […]. L’exercice des droits politiques développera intellectuellement les femmes […]. Les femmes doivent voter parce que la logique et l’équité l’exigent »

77

. Le vote n’est donc plus réclamé en raison des services que les femmes rendront à la société, mais aussi en raison des services qu’il rendra aux femmes : la reconnaissance de leur égalité et la promotion de leur formation intellectuelle.

Admise comme membre individuelle à la commission Suffrage du CNFB en 1932, Georgette Ciselet s’empresse de proposer l’envoi au parlement d’un manifeste réclamant le suffrage provincial et législatif, au nom du GBAF, du CNFB et du Groupement

72

Propos de Berger, conseiller libéral : Compte rendu du conseil communal de Forest, 30 juillet 1921.

73

Sur ce point, se reporter au chapitre 12.

74

CAJOT, L., « Rapport de la présidente de la commission du suffrage », Procès-verbal de l’Assemblée générale du 31 mai 1928. Discours et rapports. Bilan de l’exercice 1927, Bruxelles, 1927, 31 : Carhif, F. De Craene, 9.

75

« L’année qui finit », Le féminisme chrétien de Belgique, n°10, décembre 1926, p. 146.

76

CISELET, G., La femme, ses droits, ses devoirs et ses revendications, L’Eglantine, Bruxelles, 1930, p. 178.

77

Idem, p.173-177.

(14)

professionnel féminin. Ce manifeste est un véritable plaidoyer pour l’émancipation complète des femmes et l’on y décèle clairement la plume de Louise De Craene.

78

Après quelques hésitations, la Fédération belge des femmes universitaires (FBFU), travaillée par Georgette Ciselet, Louise de Craene-Van Duuren, Paule Lamy et Marcelle Renson, s’y rallie.

Mais surtout, ce renouveau s’accompagne d’un changement de ton. Les articles parus dans la presse féministe amorcent de nouvelles réflexions sur le droit de vote, non plus liées à la mission domestique des femmes mais en relation directe avec leur émancipation économique et civile. Déjà en 1928, à l’assemblé générale du CNFB, Marguerite Van de Wiele établit une relation forte entre l’infériorité économique des femmes et leur absence du parlement : « Dans notre société corrompue, elles ne jouiront pas de l’intégralité des droits électoraux, tant qu’elles ne seront pas, à l’égal de l’homme, le personnage de qui dépend en partie l’élection ou le maintien au pouvoir de ceux qui briguent ou détiennent ce pouvoir, elles seront des vaincues dans la bataille économique… »

79

. Marie Delcourt, cofondatrice de l’Union des femmes de Wallonie et professeure à l’Université de Liège, lie également l’indifférence des parlementaires pour les conditions de travail déplorables des femmes au fait qu’elles ne sont pas électrices : « Elles ne votent pas, elles ne comptent pas. Qu’elles aient faim, qu’est-ce que cela peut faire à un élu du suffrage universel masculin ? »

80

. Gabrielle Rosy-Warnant n’hésite pas à qualifier le bulletin de vote « d’outil d’émancipation »

81

et Isabelle Blume à présenter le mandat parlementaire comme la meilleure voie pour défendre les droits des femmes.

82

Le bulletin de vote est désormais réclamé pour forcer les élus à se préoccuper des droits des femmes et pour les sanctionner dans le cas contraire. Georgette Ciselet résume cette position par deux aphorismes irrévérencieux mais qui ne manquent pas de vérité : « Les législateurs font les lois pour ceux qui font les législateurs », et cet autre, qui décrète que pour l’élu, « la crainte des électeurs est le commencement de la sagesse »

83

.

Au sein du POB également, une nouvelle génération de féministes hausse le ton. La publication du Catéchisme de la femme (l’Eglantine, 1932) par Yvonne de Man, Hélène Denis-Bohy et Berthe Labille est un pavé dans la mare : « Ce sont les hommes qui font les lois, les femmes qui les subissent. Tant que les femmes n’auront pas le droit de vote, il en sera toujours ainsi »

84

. La brochure constitue un véritable programme féministe, en termes parfois très durs, elle parle d’oppression et d’esclavage des femmes.

Mais il serait fallacieux d’imaginer que les nouveaux arguments supplantent totalement les anciens. En réalité ils sont constamment entremêlés, avec des nuances ou des accents

78

« Les femmes veulent voter ». Manifeste présenté par le GBAF et approuvé par le CNFB, supplément au n°14, d’Egalité, de juin 1932, (7p.)

79

VAN DE WIELE, M., « Discours prononcé à l’Assemblée générale du CNFB, le 31 mai 1928 », Procès-verbal de l’Assemblée générale du 31 mai 1928. Discours et rapports. Bilan de l’exercice 1927, Bruxelles, 1927, 16 : Carhif, F. De Craene, 916.

80

DELCOURT, M., « Elections. Toujours la même hypocrisie », Femmes dans l’action mondiale, mars 1936. Elle s’indigne de même après les grèves de 1936 où la concertation sociale s’est soldée par des avantages pour les hommes mais pas pour les femmes et salue l’intervention courageuse d’Isabelle Blume et d’Alice Degeer-Adère à la Chambre (La Française, 3 octobre 1936).

81

Les femmes dans l’action mondiale, mars 1936.

82

Les femmes dans l’action mondiale, avril 1936.

83

CISELET, G., La femme. Des droits, ses devoirs…, p. 175.

84

DE MAN, Y., DENIS, H. et LABILLE, B., Le Catéchisme de la femme, l’Eglantine, 1932, p. 10.

(15)

particuliers, comme si les féministes voulaient faire flèche de tout bois et utiliser tout le registre d’idées susceptibles de faire mouche. La rhétorique féministe de l’entre-deux- guerres mêle savamment la requête du suffrage intégral en termes de justice et d’égalité à la reconnaissance d’une citoyenneté sociale des femmes et à la socialisation de leur fonction maternelle.

85

Conviction ou stratégie ? Bien qu’égalitaire et radicale, Louise De Craene n’hésite pas à utiliser le lien entre la maternité et le suffrage. « C’est parce qu’elle est la gardienne du foyer que la femme doit voter. La mère électrice sera capable non seulement de créer et d’animer le foyer mais aussi de le protéger et de le défendre … Sous son impulsion, la lutte contre les fléaux : alcoolisme, tuberculose, taudis, maladies vénériennes, prostitution [sera poursuivie]

avec une ardeur nouvelle »

86

. Mais si elle use des arguments les plus communément admis, elle précise que le droit de vote est aussi l’unique moyen d’acquérir les réformes qui libéreront les femmes de l’oppression masculine et de la tyrannie du code Napoléon

87

. « Tant que la femme ne fera pas partie du corps électoral, elle restera une quantité négligeable et négligée. Tout au plus, comme on jette un os à un chien quémandeur et encombrant, lui accordera-t-on de loin en loin, un bout de loi qui, même si il lui procure un avantage réel, ne changera rien au fond de sa situation misérable »

88

. Publié dans Les femmes dans l’action mondiale en février 1936, l’article fait aussi le lien entre les droits politiques et la situation économique, par le biais de l’illustration qui donne à voir des ouvrières dans un atelier de construction métallique, une batelière, une chimiste.

Chez Louise De Craene, ces idées ne sont pas neuves ; elle les développe depuis 1921, dans des conférences visant à sensibiliser les femmes à leurs nouveaux devoirs électoraux et les invita à voter pour le parti libéral « le vrai parti du progrès et de la justice »

89

. A partir des années 1930, elle mobilise clairement la notion de droit humain : « La femme doit voter, parce que, faisant partie, au même titre que l’homme, de la société humaine, elle doit collaborer avec lui à l’œuvre interrompue du progrès »

90

. On pourrait y voir l’approfondissement des idées déjà présentes au début du siècle chez Gatti de Gamond, avec qui De Craene a collaboré à la rédaction des Cahiers féministes. Georgette Ciselet est également convaincue que seul l’exercice du suffrage complet permettra d’engranger des victoires en faveur de l’émancipation féminine.

La création du GBPO, ses liens avec Egalité, les réseaux patiemment tissés grâce aux engagements multiples de ces jeunes féministes, dans les partis et en dehors, dans les syndicats, dans les loges maçonniques, à la Ligue de l’Enseignement… commencent à porter leurs fruits. Cette « nébuleuse », renforcée encore par la lutte (bien politique cette fois)

85

Pour plus de détails, se reporter au chapitre 12.

86

DE CRAENE-VAN DUUREN, L., « La question du vote des femmes… », op.cit., « Le vote des femmes », Egalité, n°10, p. 4-8.

87

DE CRAENE-VAN DUUREN, L., « La question du vote des femmes… » op.cit., et « Le vote des femmes », Egalité, n°10, 4-8.

88

Ibidem.

89

Notes manuscrites d’une conférence donnée à Wavre le 20 février 1921 et à Perwez le 13 mars 1921 : « La femme doit-elle s’occuper de politique ? » : Carhif, F. L. De Craene, 40.

90

DE CRAENE-VAN DUUREN, L., « La question du vote des femmes… », op.cit., « Le vote des

femmes », Egalité, n°10, p. 4-8 ; DE CRAENE-VAN DUUREN, L., « L’affranchissement de la

femme », Le Soir, 27 décembre 1930.

(16)

contre le fascisme au sein du Comité mondial des femmes

91

, permet aux féministes d’infléchir l’argumentation sur le suffrage et, sans rompre brutalement avec le maternalisme ambiant, de distiller progressivement de nouvelles idées.

Au sein des partis : des structures utilisées par des féministes

Quand elles sont membres d’un parti politique, les féministes essaient d’influencer les décisions des organes dirigeants et d’infléchir le programme en faveur des femmes. Cette voie rencontre assez peu de succès mais elle offre toutefois la possibilité d’utiliser des structures existantes pour faire passer un message féministe, ou pour mobiliser massivement les femmes, comme c’est le cas pour la défense du travail féminin dans les années 1930

92

.

Tous les partis politiques organisent en effet un encadrement pour les femmes.

Puisqu’elles sont devenues électrices, il faut leur apprendre non seulement à voter mais aussi à s’engager

93

. L’objectif est évidemment de les former dans l’intérêt du parti mais il est parfois détourné par des militantes au profit du féminisme. Tous les partis organisent

« leurs » femmes différemment des hommes : aux hommes la politique et le syndicalisme, aux femmes les œuvres sociales et mutuellistes, même si elles sont aussi chargées de veiller à ce que les femmes votent « bien ». L’intérêt pour les féministes réside précisément dans les structures mises en place, elles permettent de toucher un public de masse et surtout de faire alliance avec des propagandistes dûment formées, capables de s’exprimer en public, de tenir des meetings, de soutenir des arguments − en clair de parler d’autre chose que des soucis domestiques.

L’Ecole ouvrière supérieure (EOS), créée en 1920, est mixte dès 1921

94

. Elle forme des propagandistes pour le POB et si les femmes sont orientées principalement vers le travail social, elles sont aussi initiées au travail politique. Elles représentent cette nouvelle génération de militantes

95

qui adhèrent au Catéchisme de la femme ; « ces femmes progressistes sont de toutes les revendications féminines et quelques-unes n’hésitent pas à braver société et famille pour défendre leurs convictions »

96

et réclamer le suffrage intégral pour les femmes. Ainsi Helène Denis-Bohy, qui, au congrès de 1936 accuse très durement les socialistes de mettre leurs idées en poche par pur antiféminisme

97

. Influencées par Isabelle Blume, qui enseigne à l’EOS, ces militantes diffusent leurs idées au sein des FPS, des Guildes de coopératrices ou du CNAF officiellement chargé de l’encadrement politique féminin.

Canevas analogue au sein du parti catholique où les structures associatives féminines, en principe exclusivement vouées au travail social et familial, sont systématiquement sollicitées

91

Voir le chapitre 5.

92

Voir le chapitre 10.

93

Ces aspects ont été étudiés dans ROVETTA O., Militantisme et propagande électorale au féminin, Mém. lic. ULB, Histoire, juin 2007.

94

DIERICKX, A., L’Ecole Ouvrière Supérieure. Un laboratoire d’idées pour le POB, Labor, Bruxelles, 1996, p. 49.

95

Ariane Dierickx cite l’action suffragiste et féministe de Denise Durant, d’Isabelle Blume, d’Hélène Denis-Bohy, de Berthe Labille, d’Alice Melin, de Julia Léonet, d’Emilienne Steux-Brunfaut, d’Alex Borguet, d’Henriette Maquinay, de Fernande Heyman-Coulon, formées à l’EOS.

96

DIERICKX, A., L’Ecole Ouvrière Supérieure…, p. 50.

97

Le Peuple, 25 février 1936.

(17)

comme relais lors des élections, court-circuitant ainsi le souhait du Féminisme chrétien de chapeauter l’encadrement politique des femmes. Isolée parmi les siens, Louise Van den Plas use elle-même d’ailleurs d’un autre canal, l’Union patriotique des femmes belges, pour faire passer ses idées, moins rétrogrades que celles des œuvres sociales féminines chrétiennes.

Encore en 1936, elle regrette que les femmes catholiques ne disposent pas, comme les femmes socialistes, d’une structure politique

98

. Pourtant, le politique n’est jamais bien loin, puisque la reconquête entreprise par les œuvres sociales féminines chrétiennes englobe non seulement la restauration de la famille et de la mère au foyer, mais aussi « le règne du Christ- Roi » et la recatholicisation de la société. Ces propagandistes forment aussi un vivier d’où émergeront des candidates et des élues.

Seules les féministes du parti libéral conservent un mode de propagande bourgeois, calqué sur celui d’avant-guerre, qui se limite à des brochures, des conférences, des causeries données par quelques femmes d’exception

99

. Cela n’empêche pas la Fédération des femmes libérales (FNFL), dont plusieurs dirigeantes sont des féministes convaincues, de poursuivre un lobby interne durant tout l’entre-deux-guerres pour amener le parti à réviser sa conception du suffrage féminin. Sous leur poussée le congrès libéral des 18-19 juin 1932 se prononce pour les droits politiques intégraux des femmes, à défendre lors de la prochaine législature.

Résolution restée sans suite, comme en témoigne la réactivation de la revendication à la fin de 1938 et l’intervention de la FNFL le 13 juin 13 juin 1939, auprès des présidents des gauches libérales au parlement, Max et Henricot, dans l’espoir de les convaincre, eux et leur groupe parlementaire, de soutenir la réforme accordant aux femmes le suffrage provincial

100

.

L’intérêt de ces relais féministes potentiels au sein des partis réside donc dans le séparatisme qui les caractérise : la propagande est toujours confiée à des femmes, qui s’adressent à d’autres femmes, dans des lieux spécifiques fréquentés par des femmes (domicile, consultations de nourrissons

101

, mutualités) et qui utilisent un vocabulaire faisant référence aux expériences des femmes

102

. Le message n’est pas nécessairement féministe (mais il peut l’être, selon les personnalités et la conjoncture) mais cette organisation aboutit à la formation de militantes professionnelles, formées au social mais aussi capables de réflexions politiques. Reste à savoir si cette formation a pu être un vecteur d’émancipation pour ces militantes elles-mêmes.

La reprise de la lutte suffragiste après la seconde Guerre

Interrompus par la guerre, les débats reprennent de plus belle à la Libération. Dès la fin de 1944, le CNFB effectue des démarches auprès du Premier ministre, le catholique Hubert Pierlot, pour qu’un projet de loi soit déposé en faveur du suffrage provincial et législatif féminin. L’exemple de la France, où les femmes viennent d’obtenir l’accès au suffrage, fouette les esprits. Une entrevue avec le Premier ministre, le socialiste Achille Van Acker, le

98

VAN den PLAS, L., « Action catholique et action politique », Le Féminisme chrétien de Belgique, janvier-février 1936, p. 6.

99

Carhif, Fonds Solidarité, boîte 66.

100

« L’évolution des dirigeants libéraux », Le Féminisme chrétien de Belgique, 1939, s.n°, p. 61.

101

Sur la lutte politique au sein même des consultations de nourrissons, pour le contrôle des mères : voir la thèse de Claudine Marissal, La protection sanitaire du jeune enfant en Belgique (1900-1940) : une analyse de genre, ULB, (en cours).

102

BLUME, I., « Comment recruter les femmes pour le POB », La Revue socialiste, mai 1939, p. 11-

14.

(18)

31 mai 1945 incite le CNFB à mettre sur pied en décembre une commission ad hoc pour suivre l’évolution du dossier. Des télégrammes sont envoyés au Premier ministre et aux présidents des deux chambres pour protester contre les lenteurs parlementaires. Le 7 août 1945, deux propositions en faveur du vote féminin sont déposées à la Chambre, l’une par la communiste Alice Degeer-Adère et l’autre par le catholique Henri Carton de Wiart

103

. Fondues en un seul texte, la proposition est accompagnée d’un amendement introduit le 24 octobre 1945 par le ministre libéral de l’Intérieur van Glabbeke, qui renvoie l’entrée en vigueur de la mesure au 1

er

janvier 1947

104

. Les féministes s’opposent aussitôt à ce report, dans un télégramme du 27 octobre 1945.

Les associations féministes et féminines sont sur la brèche en faveur du suffrage féminin complet, l’opinion publique est majoritairement favorable

105

. Une enquête de l’Institut universitaire d’information économique et sociale révèle que 67.70% des femmes interrogées réclament le droit de vote, 21.33% y sont défavorables et 10.97% se déclarent sans opinion.

Parmi les hommes, 55.21% sont favorables au suffrage féminin, mais 36. 91% y demeurent farouchement opposés (7, 88% sans opinion)

106

.

Pourtant les premières élections législatives en 1946 se déroulent sans les femmes et, à la différence des élections législatives de 1919, aucune exception n’est prévue pour des catégories particulières. Pourtant, la presse ne tarit pas d’éloges sur l’héroïsme des femmes et leur courage durant la guerre, sur leur rôle dans la Résistance, sur leur capacité à remplir leurs devoirs civiques et politiques

107

! Dans sa proposition de loi Alice Degeer-Adère rappelle également que la participation des femmes à la Résistance atteste de « leur maturité politique »

108

. Isabelle Blume renchérit : « …les femmes ont droit au vote parce qu’elles ont montré dans la guerre et dans la paix qu’elles sont dignes d’avoir ce droit…»

109

.

Bien qu’il n’y ait plus d’opposition de principe, trois années de négociations sont encore nécessaires pour obtenir le suffrage complet. Les femmes constituent à nouveau un électorat

« captif », soumis aux aléas d’une arithmétique politicienne, en fonction des problèmes qui bouleversent la scène politique de l’après-guerre. La répression de la collaboration constitue le premier frein. L’épuration de l’incivisme bat son plein et fournit des arguments contre le suffrage féminin. La gauche affirme que le vote accordé aux femmes annihilerait la déchéance politique des inciviques condamnés puisqu’il leur redonnerait une voix (et même plusieurs !) par personnes interposées : leur épouse, leurs sœurs, leur mère… ! L’argument

103

Henry Carton de Wiart (1869-1951), plusieurs fois ministre, ministre d’Etat, époux de Juliette Verhaeghen, incitatrice de la loi sur la protection de la jeunesse (Lex Julia, 1912) et féministe modérée, membre du CNFB. Il a déjà déposé à diverses reprises une proposition de loi en faveur du suffrage féminin dans l’entre-deux-guerres.

104

GUBIN, E. et VAN MOLLE, L., Femmes et politique,.., p. 37.

105

« Activités du CNFB », Bulletin du CNFB, juin 1946, p. 4 ; Réponse belge au questionnaire sur les droits politiques de la femme du CIF : Carhif, F. A. Hauwel, 833 ; brouillon de lettre d’Adèle Hauwel et lettre envoyée à Ciselet, Blume, Degeer et Baers en août 1945 par le GBPO : Carhif, F. A. Hauwel, 156-157 ; Pétitions diverses : Mundaneum, F. Féminisme, CNFB 23 ; Lettre du GBPO aux présidents des Chambres, 20 octobre 1947 : Carhif, F. GBPO 165.

106

Bulletin du CNFB, septembre 1946, 4 ; Réponse belge au questionnaire sur les droits politiques de la femme du CIF : Carhif, Fonds Adèle Hauwel, 833.

107

Voir à ce propos une collection de coupures de presse datant de 1945 et 1946, assez impressionnante réunie dans le Fonds Adèle Hauwel, n°736 au Carhif.

108

Cité dans GUBIN, E. et VAN MOLLE, L., Femmes et Politique…, p. 37.

109

Annales parlementaires, Chambre 1945-1946, 1170.

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