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Texte intégral

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Résumé

Adolphe Retté, poète mineur du courant Symboliste, est principalement connu pour son livre Thulé des Brumes, qui relate avec une prose poétique le voyage du Poète vers Thulé, la terre de l’Idéal et du Mystère. Le poème se caractérise par son recours régulier à des éléments mythologiques et légendaires provenant d’univers culturels très différents et mélangés de plusieurs façons. On peut utiliser le texte de Retté pour esquisser une possible stylisation des mélanges syncrétiques dans un texte littéraire : il y a des associations entre mythes de la même origine culturelle ou d’origine différente, et des mélanges fondés sur des traits narratifs ou imaginaires communs ; d’autres fois le poète propose un bric-à-brac apparemment incohérent dont la signification réside pourtant en la vision du monde du mouvement symboliste et en sa recherche d’unité et analogie.

Abstract

Adolphe Retté, minor poet of the Symbolist movement, is mostly known for his book Thulé des Brumes, which tells, in a poetical prose, the trip of the Poet toward Thule, the land of Ideal and Mystery. The poem is characterized by a regular use of mythological and legendary elements, issued from very different cultural backgrounds and blended in many different ways. We may use Retté’s text to draw a possible clas- sification of syncretism mixes in a literary text: there are blends between myths of a same culture or of different origin, and blends based on some common tale or some elementary elements; sometimes the poet proposes a “bric-à-brac” without any cohe- rence instead, but its meaning lies in the Weltanschauung of Symbolist movement and its search for unity and analogy.

Maria Benedetta C

ollini

« Toutes les légendes s’amalgament en mon esprit » Thulé des Brumes d’Adolphe Retté

Pour citer cet article :

Maria Benedetta Collini, « “Toutes les légendes s’amalgament en mon esprit.” Thulé des Brumes d’Adolphe Retté », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties,

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Geneviève FaBry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan Herman (KU Leuven) Guido latré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

Michel lisse (FNRS – UCL) Anneleen massCHelein (KU Leuven) Christophe meurée (FNRS – UCL) Reine meylaerts (KU Leuven) Stéphanie Vanasten (FNRS – UCL) Bart Vanden BosCHe (KU Leuven) Marc Van VaeCK (KU Leuven)

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César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

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ComitésCientifique – WetensChappelijkComité

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Thulé des Brumes d’Adolphe Retté

Poète mineur de la fin du siècle, Adolphe Retté (1863-1930) a été l’un des esprits les plus vivaces et inquiètes de son époque ; dans les milieux du courant symboliste son nom était réputé surtout pour sa ferveur et ses nombreux voltes- faces– du Symbolisme à des positions proches du Naturisme, de l’anarchisme au monarchisme, de l’athéisme au catholicisme le plus intransigeant. Oublié par l’his- toire littéraire, il n’est cité (à quelques exceptions près) que pour ses souvenirs sur la période symboliste2, pour son reniement spectaculaire – et quelque peu mesquin – de son maître Mallarmé, ou encore pour son œuvre la plus importante, Thulé des Brumes.

« Légende moderne en prose », comme l’indique le sous-titre, Thulé des Brumes a été l’objet, dès sa publication en 1891, « de la curiosité, voire de la stupéfaction des milieux littéraires »3, qui la considèrent comme « un [...] étrange[...] protozoaire[...], une extrémité de la littérature habitable »4. Précédant de quelques années la pre- mière des conversions de Retté, et l’anticipant en partie, ce livre est profondément marqué par l’esprit symboliste, il en constitue peut-être l’un des ouvrages les plus représentatifs.

Le fil narratif qui sous-tend le texte, assez exigu, relate le voyage parsemé d’obstacles et de détours du Pauvre – symbole assez transparent du Poète – en quête de l’île de Thulé, qu’il croit être le pays du Rêve et de la Poésie, et qui se révélera en revanche le pays du Silence et de la Mort : il s’agit d’un « récit poético- onirique où des visions de rêves, d’abord fragmentaires, finissent par s’enchaîner pour constituer l’aventure intérieure d’un personnage nommé le Pauvre »5. Les dif- férentes parties du texte sont vaguement reliées entre elles par des thématiques communes, comme les femmes aimées ou la description du spleen, ou bien par les étapes plutôt floues du chemin du héros.

Une riche intertextualité est à l’œuvre dans tout le texte : les nombreuses épi- graphes ainsi que la dédicace à Albert Mockel (un des chef de file du Symbolisme belge) laissent transparaître les goûts littéraires de l’auteur (Verlaine, Hugo, Nerval, Moréas, Shakespeare) ; aussi, la fausse citation qui ouvre la « Préface », attribuée à

« Egœus le Métaphysicien », place-t-elle d’emblée le recueil entier sous la double filiation de Poe et de Baudelaire, car Egœus est le mari de Bérénice dans la nouvelle éponyme du poète anglais, mais l’épithète ‘Métaphysicien’ lui est attribuée dans les

1. Adolphe retté, Thulé des Brumes, Paris, Bibliothèque artistique & littéraire, 1891, p. 129.

2. id., Le Symbolisme, anecdotes et souvenirs, Paris, A. Messein, 1903.

3. Édouard duBus, « Thulé des Brumes », dans Mercure de France, vol. IV, n° 28, avril 1892, p. 350.

4. Charles maurras, « Le repentir de Pythéas. Lettre à l’auteur de Thulé des Brumes », dans L’Ermitage, vol. IV, janvier-juin 1892, pp. 4-5.

5. Yves Vadé, Le Poème en prose et ses territoires, Paris, Belin, 1996, p. 77.

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Paradis artificiels. Edgard Allan Poe est aussi l’auteur du poème « Dream-land »6 qui fait de Thulé « un pays des morts exploré par l’imagination morbide d’un poète maudit »7, un symbole très lisible d’un Ailleurs qui se confond avec l’Au-delà. Une inspiration moins affichée, et pour cela même probablement plus profonde, est à rechercher sans doute dans la Saison en enfer de Rimbaud, que Retté connaissait en tant que Secrétaire de Rédaction de la deuxième série de « La Vogue », revue qui avait fait connaître au public l’œuvre rimbaldienne en 1886. La structure et le thème de fond du poème, ainsi que le choix d’une prose poétique pour relater une expérience personnelle de façon onirique, illustrent ce choix ; de plus, Retté affirme : « quant à vous, ferventes pages sombres, lueurs d’un cauchemar défunt et qui ne ressuscitera pas, testament d’un ancien moi, retournez au Diable, votre père »8, réminiscence du célèbre « cher Satan, […] je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné »9.

Quant au style de Thulé des Brumes, il est très complexe et hermétique, « l’épi- thète, la subordonnée, la parenthèse, toutes pratiques parasitaires, ralentissent la lecture en même temps que la phrase recouvre son objet de déterminations succes- sives, finissant par l’occulter » ; Catherine Coquio poursuit son analyse en remar- quant que « cette technique baroque de recouvrement de l’objet essentiel par la métaphore et la syntaxe fait oublier celui-ci, et du même coup, privilégie les relations syntagmatiques entre les vocables aux dépenses de la fonction représentative du langage »10. Le lexique aussi est précieux, maniéré, saturé de mots rares et de néo- logismes, se déployant souvent autour de motifs aquatiques, aériens, végétaux ou minéraux, avec une attention aigüe pour les sons et les couleurs, comme le prouve un passage décrivant le surgissement de la parole poétique :

Ô grand calme odorant, sombre sérénité que ponctuent des feux errants : n’est-ce l’espace introublé où s’élaborent les mondes de la fable, ces paroles, vertiges glacés d’argents stellaires, comètes vagabondes parmi des semences d’astres, langes de ténèbres que zèbrent de brusques phosphores, paresseuses fumées émiant des pollens mythiques et ces spires de blancheur en harmonies pâlement lumineuses qui pleurent selon des rythmes éoliens…11

Cependant l’un des éléments les plus frappants du recueil réside dans l’éblouis- sante richesse de symboles, d’éléments de l’univers imaginaire, de figures mythiques.

Indéniablement la littérature décadente12 a connu un resurgissement du mythe dans

6. Écrit en 1844, le poème a été traduit par Mallarmé sous le titre « Terre de songe » en 1877 (Stéphane mallarmé, Œuvres complètes, éd. Bertrand marCHal, vol. II, Paris, Gallimard, « Biblio- thèque de la Pléiade », pp. 747-748).

7. Monique mund-dopCHie, Ultima Thulé. Histoire d’un lieu et genèse d’un mythe, Genève, Droz, 2009, p. 382.

8. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 189.

9. Arthur rimBaud, « Jadis, si je me souviens bien », dans Une saison en enfer, dans Œuvres complètes, éd. André Guyaux & Aurélia CerVoni, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, pp. 245-246.

10. Catherine Coquio, « La figure du Thyrse dans l’esthétique décadente », dans Romantisme, vol. 52, « Vertiges », 1986, pp. 77-94, p. 89.

11. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 90.

12. Suivant les études de critiques de renommée comme Sergio Cigada et son école (cf. entre autre Il simbolismo francese. La poetica, le strutture tematiche, i fondamenti storici, s. dir. Sergio CiGada, Car- nago, SugarCo, 1992 ; Sergio CiGada, Études sur le Symbolisme, éds. Giuseppe Bernardelli & Marisa Verna, Milano, EduCatt, 2011) et Jean de Palacio (en particulier un de ses livres le plus récents, Jean

de palaCio, La Décadence : le mot et la chose, Paris, Les belles lettres, 2011), je considère Symbolisme et Décadentisme comme étant un même et unique courant littéraire.

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toutes ses formes, ainsi qu’un renouvellement profond de son emploi en poésie, et Thulé des Brumes s’intègre donc parfaitement à ce courant avant-gardiste ; mais l’importance qu’acquiert l’élément symbolico-mythique dans le volume de Retté et certaines de ses spécificités en font un intéressant ‘cas d’étude’ sur lequel je souhaite m’attarder, en particulier pour analyser l’un de ses aspects les plus saillants, à savoir le syncrétisme.

« Tricky term »13 s’il en est, la notion de syncrétisme permet cependant de cerner les phénomènes de rapprochement et de fusion partielle entre des éléments en tout ou en partie appartenant au domaine religieux ; comme je l’ai déjà avancé dans un autre travail, « le terme ‘syncrétisme’ est comme un prisme qui rassemble des phénomènes qui peuvent et doivent être regardés selon des points de vue différents, avec des approches variées. Néanmoins deux éléments relient entre eux ces phéno- mènes et permettent d’employer le mot syncrétisme : la religion et le mélange » 14. Si la présence d’un élément issu de l’univers religieux est nécessaire pour parler de syncré- tisme, il faut préciser que les auteurs de la fin du dix-neuvième siècle ne croient pas aux mythes ; de ce fait, la frontière entre mythe religieux et d’autres référents cultu- rels qui, dans le sentir commun, jouissent d’un même prestige s’estompe. Qui plus est, les contes de fées sont considérés par les historiens des religions du xixe siècle comme issus des mythes, et leur superposition devient aisée15 ; aussi, et notamment à la suite des ouvrages de Renan, pour beaucoup d’écrivains les histoires racontés dans les hagiographies, les Évangiles et encore plus l’Ancien Testament se situent au même niveau des mythes, et sont abordés comme tels. Et en effet dans son ouvrage Adolphe Retté a recours à des éléments disparates provenant des contes de fées, des mythes, du merveilleux chrétien, ainsi que de la littérature et de la culture populaire.

Pourtant Thulé des Brumes n’est pas une simple agglomération de personnages, de récits, de décors issus de différents champs de l’imaginaire : le poème de Retté met en lumière une ample variété de croisements possibles entre les mythes et les légendes convoqués, tant dans l’ensemble du texte que dans des loci spécifiques ; j’espère pouvoir me servir de ce texte pour avancer une stylisation des mélanges syncrétiques au niveau de la culture d’origine d’une part, des codes symboliques et de la narration d’autre part16.

Sans doute il est parfois difficile, pour le texte de Retté, de parler véritable- ment de syncrétisme, de trouver une logique qui puisse justifier certaines accumu- lations incongrues, comme lors de cette conversation entre une « Poupée d’hier »17 et le Pauvre :

13. André André drooGers, « Syncrétisme : the problem of definition, the definition of problem », dans Dialogue and Syncretism. An interdisciplinary approach, s. dir. Jerald D. Gort, Hendrik M. Vroom, Rein FernHout & Anton wessel, Grand Rapids (MI)/Amsterdam, William B. Eerdmans/Rodopi, 1989, p. 7.

14. Maria Benedetta Collini, « En guise d’introduction », dans Syncrétismes, mythes & littératures, s. dir. Maria Benedetta Collini, Pascale auraix-jonCHière, Clermont-Ferrand, Presses de l’Univer- sité Blaise Pascal, « Croisée des SHS », 2014, pp. 9-19, pp. 15-16.

15. Voir entre autres Anatole France (Anatole FranCe, « Dialogue sur les contes de fées [1885] », dans Le Livre de mon ami, dans Œuvres, éd. Marie-Claire BanCquart, vol. I, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade », 1984, pp. 561-583).

16. J’ai parlé ailleurs à ce propos de la « dimension » et de la « profondeur » du phénomène syncrétique (Maria Benedetta Collini, « En guise d’introduction », art. cit.).

17. Tel est le titre de la sous-section.

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- Oh ! Narcisse honteux, s’écrie-t-elle, vous me feriez vraiment regretter mon cher papa Coppélius... [...]

- Il était une fois, répond-il – mais non, cela suffit : de par vous, j’ai hurlé longtemps sous les rouges fouets des trois Mégères (or, peut-être, ne sont-elles qu’une) : Colère, Orgueil, Luxure... Ces états de service...

- Ah ! sortons.

- Après tout, pense-t-il en la suivant, [...] il vaut mieux éviter les taquineries des gnomes que je pressens tapis derrière les coussins du divan [...].18

Il est évident que la présence, dans quelques lignes, d’un héros grec, d’un per- sonnage de Hoffmann, de l’incipit traditionnel des contes des fées et des esprits chto- niens du folklore est parfaitement gratuite, et leur évocation répond à chaque fois à une exigence différente – Narcisse désigne un homme égocentrique, le père Coppélius est le créateur d’une « poupée » charmante, les Mégères sont trois créatures féminines puissantes et laides comme les vices qu’elles personnifient, les gnomes représentent des petits êtres méchants ; dans ces lignes nous nous trouvons à la frontière entre le syncrétisme et le rapprochement sans développement, mais aussi entre le mythe et l’antonomase19, car le poète choisit au sein des figures mythiques un signe mar- quant, un « culminateur »20 de sens univoque et stéréotypé. Ailleurs, l’accumulation de figures imaginaires disparates au sein d’un même passage se justifie en suivant des lignes de comparaison différentes, comme par exemple lorsque le Beau Ténébreux, Parsifal, la fée Mélancolie, les anges gardiens, Erigone, le basilic, la Walküre…21 sont convoqués pour décrire es yeux de plusieurs femmes rencontrées par le ‘je’ : la coprésence de créatures dont l’origine culturelle, la fonction et le champ imaginaire associé sont très variés est fonctionnelle au discours poétique, la diversité étant le principe sous-jacent au passage.

L’habilité de Retté à tisser des liens insoupçonnés entre des éléments éloignés et qui semblent sans rapport entre eux est surprenante ; elle est exemplifiée aussi par les reprises de certains figures ou lieux incongrus d’une section à l’autre, voire d’une part et d’autre du livre – c’est le cas par exemple de l’hippogriffe qui, de son premier

« passage » au début du volume22, revient à plusieurs reprises et « tourbillonne » encore dans les dernières pages23. Mais aussi, certains images, mots ou syntagmes constituent- elles un pont entre des sections différentes : à un « être à visage d’empuse » qui est un

« démon » se substitue, dans le passage successif, un « être aux yeux hagards » qui est, lui, un ange24 ; la reprise de la même structure syntactique à quelques lignes de distance crée, dans l’esprit du lecteur, une association involontaire entre les deux créatures.

À une lecture attentive, il devient souvent facile d’envisager une clé analogique pour des associations de prime abord aléatoires, voire une progressive cristallisation des mythes autour d’un élément commun. Dans le cabaret d’une ville

18. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 59.

19. Pour quelques pistes stimulantes pour l’étude du rapport entre antonomase et mythe, je renvoie à l’article de Marie-Claude Capt-artaud, « L’antonomase, figure du destin », dans Cahiers Ferdinand de Saussure : Revue de Linguistique Générale, n° 48, 1994, pp. 19-39.

20. Je reprends et adapte la notion de « culminateur » que Sergio Cigada utilise pour la séman- » que Sergio Cigada utilise pour la séman-Cigada utilise pour la séman- tique (Sergio CiGada, « I meccanismi del senso. Il culminatore semantico », dans Ricerche di semantica testuale, La Scuola, Brescia, 1988, pp. 25-75).

21. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., pp. 40-42.

22. Ibid., p. 15.

23. Ibid., p. 176.

24. Ibid., pp. 113-114. Les exemples pourraient être multipliés à loisir.

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aussi sordide qu’une « Atlantide confuse », de « bons poètes, […] éternels mou-ternels mou- nis nimbés de vapeurs blêmes »25, semblent devenir tour à tour Sancho-Pança ou Arakhné – le seul dénominateur commun étant, dirait-on, le mépris de Retté pour certains littérateurs de son époque ; mais ils sont par la suite transfigurés :

Et puis ils boivent et fument sans rien dire plus ; Sancho, de mauvaise humeur au comptoir, le cabaret torpide et la rue alentour : Arakhné y darde fort ses longues pattes froides, mais elle ne prendra personne […]. Dans un instant, l’un sera, – la Palestine grise et rouge se lève – le sultan Soleiman-ben-Daoud qui se mémore ce Cantique des Cantiques à cause d’une lointaine Sçulamite et dispose les glorieux tapis de son âme pour l’advenue de Belkis – elle ne viendra pas ; l’autre contemple couler le Gangâ violette où les grands pachydermes vont s’abreuver à l’aube ; les bambous fraternels se penchent et de leur duvet lui ca- ressent l’échine, et saintement, il adore, issu de son nombril à jamais aryâ, le lotus d’azur qui recèle la Trimourti – mais ce ne sont que fumées d’alcool et de tabac.26

Les quelques torsions faites aux récits et aux personnages évoqués – que ce soit dans le sens de leur ridiculisation, comme pour Sancho, ou bien dans celui d’un changement de l’intrigue, comme l’« advenue » manquée de la Reine de Saba – ne diminuent en rien l’intérêt de l’écriture onirique d’Adolphe Retté, au contraire.

En outre le surgissement du mythe est soigneusement préparé : « la Palestine grise et rouge se lève » comme une toile de fond sur une scène de théâtre, avant l’entrée en scène de Salomon, et le fleuve Gange s’écoule devant les yeux du lecteur pour anticiper la Trimurti. L’auteur du Cantique des cantiques trouve parfaitement sa place comme alter ego d’un poète, et l’autocontemplation complaisante de l’autre per- sonnage renforce la critique adressée aux artistes de l’époque. Le mot « mouni » qui définit les poètes en réalité anticipe le déplacement progressif vers l’Orient culminant dans la Trimurti (qui pourrait autrement sembler arbitraire), car Çâkya- Mouni est l’un des noms attribués à Bouddha : malgré l’apparence hallucinée du passage, une logique précise se dégage, et le choix des mythes n’est nullement chaotique, il supporte une lecture analogique et spiraliforme renforçant la fausse impression de fantasmagorie.

Une même structure circulaire dans l’évocation de mythes apparemment disparates se dégage plus loin, lors d’une micro-séquence narrative s’ouvrant par l’affirmation du sujet lyrique d’être « la dernière incarnation de Wishnou », l’ennemi séculaire de « la livide Kâli » ; il aperçoit de « gigantesques Arlequins » et écoute des vers le mettant en garde dans son espoir de cueillir « le rameau d’or [qui] ne fleurit guère qu’au front des morts » ; après la disparition des Arlequins, le ‘je’ se perçoit comme « un génie que d’adverses démons gardent captif ». L’arrivée d’un ami brise un temps le « charme » et contraint le protagoniste à un instant de lucidité ; cependant le rêve reprend bientôt ses droits, et l’ami devient à ses yeux « un radjah malais »27, en bouclant ainsi la boucle des réminiscences indiennes. L’auteur pour- tant laisse toujours savamment transparaître qu’il ne s’agit que d’un « charme », de l’hallucination d’un homme enivré errant dans les rues de Paris.

L’exotisme oriental qui trouve son expression dans l’évocation de Çâkya- Mouni et de la Trimurti, de Vishnou et du radjah, et dont le Symbolisme est friand,

25. Ibid., p. 21.

26. Ibid., pp. 21-22.

27. Ibid., pp. 126-127.

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constitue le plus petit dénominateur commun dans d’autres passages ; parmi ceux- ci, l’un d’entre eux comprend des éléments dont la nature mythologique est quelque peu douteuse, on devrait peut-être parler d’un agglomérat quasi-syncrétique :

Autour, décor fictif et mouvant que révèle la fenêtre large-ouverte, l’exil à peine résigné de hordes mongoles peuplant l’occidentale grisaille de la tenture : ô crins à jamais emmêlés des casques, carquois vides, rouille des sabres, damas- quinages quasi-effacés, robes jaunes trouées que tissèrent les loisirs d’obliques femelles laissées à Samarkand ! – mais aussi, parfois, ces regards mal éteints où rougit la férocité d’un Djingis-Khan, et ce rire commémoratif des tours bâties de têtes humaines, et l’écho d’un galop de chevaux tartares à travers un désert qu’aggravait le glapissement poltron de chacals.

Ah ! mortes de soif, toutes les aventures !28

Si la nature strictement mythique de Samarkand et Gengis-Khan peut être mise en doute, il est évident que le poète convoque, pour cette description haute- ment visionnaire d’un « crépuscule du soir »29, des mots appartenant à un exotisme extrême-oriental marqué par la barbarie, la guerre et la décadence : les différents référents renvoient tous à un même univers imaginaire, malgré les incongruences historiques – Gengis-Khan et les mongoles étant précisément ceux qui ont saccagé à plusieurs reprises la ville de Samarkand.

Nous retrouvons la coalescence de plusieurs éléments mythologiques autour d’un même dénominateur commun symbolique dans le poème en vers libres qui constitue le « Prologue » ; l’imaginaire fluide permet l’évocation successive de l’Eu- phrate, des larmes d’archanges noirs, du « philtre opiacé » de Circé et de la fontaine de Jouvence30. D’autres sous-ensembles imaginaires se dégagent dans ce même pas- sage, comme les motifs religieux et musical qui se résument en Sainte Cécile, mais aussi des assonances phonétiques qui viennent confirmer davantage la justesse des évocations, comme celle entre la même Sainte Cécile et la magicienne Circé. Le recours aux mythes dans ce « Prologue » introduit avec décision le thème31 mytho- logique qui parcourt Thulé des Brumes dans son entier, sur lequel je reviendrai.

Un passage ultérieur décrit la tentative (échouée) du surgissement des « mythes agiles » des eaux d’une « lac profane, qui fut sacré » 32, ce dernier étant censé représen- ter l’âme du poète. L’opposition entre l’ombre et la lumière devient le motif sous-en- tendu à toute la description : les mots et les figures évoqués sont sélectionnés à partir de deux champs sémantiques fortement polarisés, et de reflet ces champs deviennent les catalyseurs qui définissent le choix des créatures ou des objets mythiques ; de ces créatures ou objets il est mis en relief en particulier un signe culminant cohérent avec les deux champs envisagés. Ainsi tombes, nuits et grenouilles appellent l’apparition de fantômes et d’un « sphinx garrottés », alors que la lumière du jour et les « buccins de gloire » convoquent la flamme du somâ33 et l’éclatante « Anadyomène du lac ».

28. Ibid., pp. 95-96.

29. « Crépuscule du soir » est le titre de la section dans laquelle s’inscrit le passage cité qui, « Crépuscule du soir » est le titre de la section dans laquelle s’inscrit le passage cité qui, soutenu aussi par le renvoi baudelairien, décrit une soirée spleenétique.

30. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., pp. 9-10.

31. Pour le concept de thème je m’appuie sur la définition donnée par Liana Nissim (« L’arti- définition donnée par Liana Nissim (« L’arti-inition donnée par Liana Nissim (« L’arti- (« L’arti-L’arti- ficiale come via verso l’assoluto », dans Il Simbolismo francese. La poetica, le strutture tematiche, i fondamenti storici, op. cit., p. 76).

32. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., pp. 24-25.

33. Plante sacrée, boisson alcoolique et en même temps divinité de l’hindouisme.

(9)

Quelques pages plus tard, à l’occasion d’une autre vision, le poète décrit une ville où se trouvent « des anges d’argent aux vibrantes ailes où chantent les brises », des « Êtres » dont l’haleine – quand ils parlent – est fleurie, des « Kobolds roux » qui frappent leur marteaux contre des enclumes de verre et des « gnomes enlacés qui soufflent dans de petites flûtes »34 : si dans ce passage le plus petit dénominateur commun est constitué par la musique et les sons, un autre élément se dégage, un autre fil rouge reliant les créatures évoquées dès par leur nature même, car elles partagent ce que l’on pourrait appeler une même fonction mythologique au sein de cultures différentes, à savoir celle d’intermédiaires entre le divin et l’humain et/ou de créatures liées à l’univers élémentaire.

L’énumération qui met sur le même plan les différents panthéons et leurs dieux suprêmes trouve sa raison d’être principalement dans le comparatisme my- thologique en vogue à l’époque :

Sur les rives [du fleuve Léthé] […] toute la Fable est en attente : à droite les Olympiens qu’ombragent l’envergure de ton aigle, ô Zeus-Pâter ; à gauche, les dieux du Runoïa et, comme des mains de nuit large-ouvertes, les corbeaux de Wotan ; plus loin, vers l’ombre hermétique, l’Être des Elohims Yahveh s’efface ; la face douloureuse, flagellée de roux de Jésus se couvre de larmes qui la creusent et la déforment ; mais le front de Çakya-Mouni rayonne, pareil à un bouclier de soleil.35

Dans quelques lignes se succèdent les Olympiens (qui ont déjà subi un pro- cès de syncrétisation entre divinités grecques et latines, comme le prouve le nom de Zeus-Pâter), les dieux finnois dont Runoïa est le nom du dieu suprême (selon l’interprétation offerte par Leconte de Lisle), le chef de file des dieux germaniques Wotan, la divinité suprême hébraïque en sa qualité de chef des Elohims (dieux ou anges), les visages de Jésus et de Bouddha (sous le nom Çakya-Mouni) : « toute la Fable » est réunie, comme l’affirme le narrateur en employant un terme qui à l’époque encore désigne le mythe. Je noterais aussi au passage la présence répétée des oiseaux emblématiques de Zeus et Wotan, ainsi que la récurrence de l’imaginaire lié à l’ombre et à la nuit, des éléments qui renforcent davantage l’unité de l’ensemble.

Une situation similaire de syncrétisme fondée sur un parallélisme entre les fonctions des mythes se trouve dans l’évocation concomitante des « Arcadies pre- mières […] pérennelles Tempés et […] radieux Edens futurs »36, trois lieux idyl- liques des traditions gréco-romaine et biblique (il est à noter que deux d’entre eux appartiennent au même aire culturel ; j’y reviendrai) ; à vrai dire dans ce passage la fonction du mythe est indissociable d’un certain type d’imaginaire archétypal concernant le siège de l’âge d’or, un lieu hors du temps et de l’espace.

Quelques pages plus loin, dans la section consacrée aux promenades hallu- cinées dans la ville de Paris, se trouve un passage qui met en relief ce même type d’association – et d’autres encore :

Passe une matrone cahin cahotant une voiture d’oranges ; qui est-elle cette marchande ? – Et je déduis tout de suite, de son aspect répugnant, de sa pala- tine, on dirait squammeuse : elle fut le dragon du jardin des Hespérides qui 34. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 123.

35. Ibid., p. 104.

36. Ibid., p. 74.

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ayant ravi les pommes d’or, les trimballe dans la vie pour tâcher de les vendre et en retirer de quoi offrir à Andromède le collier de Saint-Georges... Ô confu- confu- sion : toutes les légendes s’amalgament en mon esprit. – Un intérêt prodigieux m’attache au monstre ; je le suis ; je couve ses oranges du regard ; [...] – et voici que je suis, moi-même, les oranges. Je ressens un intense plaisir à me prélasser, enveloppé de papier de soie ; bientôt, je suis un mandarin portant le deuil de l’empereur, envoyé en Occident pour répandre la doctrine de Confucins [...].37

L’esprit altéré par la drogue du sujet lyrique croit reconnaître dans une mar- chande d’agrumes la réincarnation d’un dragon mythique. Mais si de prime abord il s’agit du dragon des Hespérides, du gardien des pommes d’or – qui, selon certaines traditions, seraient précisément des oranges –, dans un second temps il devient le monstre qui garde Andromède et que Persée tuera. Avec un glissement ultérieur, fon- dé cette fois sur la correspondance de la narration, Saint Georges est évoqué, quoique à travers son improbable collier : il est bien vrai que, comme l’affirme le narrateur, toutes les légendes s’amalgament. Elles le font de manière encore plus inattendue dans les lignes qui suivent : ici, c’est l’ambiguïté linguistique, la polysémie, qui per- met le syncrétisme. Attiré par les oranges, le sujet visionnaire s’identifie avec celles-ci, enveloppées dans du papier de soie ; la double signification du verbe « prélasser », qui indique tant une attitude d’abandon paresseux qu’une posture grave et impor- tante, déclenche les multiples sèmes concentrés dans la locution « papier de soie », certes matériel modeste d’origine chinoise utilisé pour protéger les agrumes, mais dont le nom renvoie au prestigieux tissu extrême-oriental : la Chine devient ainsi toute proche, et le mot « mandarin » enrichit ultérieurement l’ambiguïté avec son double sens d’agrume et de fonctionnaire de la cour impériale chinoise ; tout est en place pour l’étonnante apparition de Confucius aux côtés des Hespérides et de Saint Georges.

Dans ce conglomérat syncrétique fantaisiste le poète puise les différents mythes dans des domaines aussi éloignés que la Chine, l’hagiographie chrétienne et l’antiquité classique ; à cette dernière sont empruntés tant le récit du jardin des Hespérides que celui de Persée et Andromaque, rapprochés à cause de la commune présence de la figure du dragon. D’autres passages du texte proposent un mélange entre des éléments issus d’un univers religieux ou historico-géographique cohé- rent : des « naïades défraîchies » et des « vagues graïennes » côtoient Thésée, les Minotaures et les Arianes dans un passage dans lequel sont évoqués aussi Salamine, Délos, Sunium, Platon et « l’aigrette de Pallas »38, selon un assemblement dont le seul point commun est l’appartenance à la Grèce ancienne. Les naïades sont encore convoquées aux côtés du pilote des Argonautes Lynceus39, dans une phrase qui se caractérise cependant pour un autre élément en partage, l’espace marin.

Pareillement, la présence concomitante, sur quelques pages, du diable et du démon, de la couronne d’épines et de Dieu le Père, d’un ange et de Siméon Stylite, du Christ marchant sur les eaux et d’un « enfant ailé d’or et de blanc » qui chante l’Alléluia40, renvoie à une sphère religieuse précise, celle du christianisme, renfor- cée du reste par la présence de « dominicains, carmes déchaux, moines de toutes

37. Ibid., pp. 128-129.

38. Ibid., pp. 117-118. Je noterai le changement entre la chouette et l’aigrette : encore une fois c’est sans doute la phonétique qui permet le glissement.

39. Ibid., p. 75.

40. Ibid., pp. 112-116.

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sortes ; carmélites, bénédictines, religieuses de tous ordres »41 ; tous les éléments sont convoqués, polarisés autour des notions du bien et du mal : la dichotomie trouve son apex oxymorique en la figure, centrale dans l’énumération, de l’« ange de l’Hérésie », foudroyé par un Dieu « morne ».

Il me semble que la variété de croisements entre mythes que l’on a pu exami- ner jusqu’ici permet d’esquisser une possible stylisation des mélanges syncrétiques auxquels Adolphe Retté a recours dans Thulé des Brumes, stylisation qui pourrait être élargie, le cas échéant, à d’autres textes littéraires.

Une première différenciation majeure concerne ce que l’on peut définir comme un « syncrétisme exogène », crée à partir d’éléments de provenance his- torico-culturelle différents, et un « syncrétisme endogène », dont les composantes, bien que variées, sont issues d’une religion unique. Une autre discriminante de taille concerne la logique qui préside à la syncrétisation. Parfois il n’y a aucune raison apparente, et on se trouve face à un bric-à-brac de figures ou de récits mélangés de façon incohérente du point de vue mythologique – certes, ce chaos apparent peut avoir des justifications esthétiques, ou bien linguistiques ; d’autres fois pourtant les différents éléments convoqués sont reliés par un fil rouge ; celui-ci peut être une association liée à un motif ou un champ imaginaire, souvent enrichie de renvois non strictement religieux qui mettent en exergue un trait, un culminateur spécifique du mythe ; d’autres fois le fil rouge peut être constitué par des similitudes internes aux mythes, comme la fonction des figures mythiques, ou les composantes du récit.

À partir de ces considérations, on peut créer une matrice résumant ces différentes raisons sous-jacentes et leurs combinaisons possibles :

r e l i g i o n

d’origine fonction,

narration éléments de l’imaginaire Syncrétisme

endogène

(a1) + + +

(b1) + + -

c1 + - +

d1 + - -

Syncrétisme exogène

a2 - + +

b2 - + -

c2 - - +

d2 - - -

Au fait, un syncrétisme endogène partageant religion d’origine, fonctions des personnages et trame du récit ainsi que les éléments de l’imaginaire convoqués (case a1 du tableau), semble assez peu probable, le syncrétisme ayant une de ses raisons d’être précisément dans la création de significations « pour lesquelles manquait, dans le champ culturel de l’auteur de l’acte syncrétique, un concept, une idée, une image unique et précise »42. C’est aussi la raison pour laquelle un rapprochement entre deux récits similaires provenant d’une même souche religieuse (case b1) est peu probable – et n’est effectivement pas employé par Retté. À l’autre extrémité du

41. Ibid., p. 115.

42. Maria Benedetta Collini, « En guise d’introduction », art. cit., p. 17.

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tableau en revanche on trouve la typologie qui est la plus représentée dans Thulé des Brumes, celle du bric-à-brac (cases d1 et d2), d’un syncrétisme (le plus souvent exogène) qui amalgame « toutes les légendes » ; mais si parfois cette confusion (au sens étymologique du terme) ne semble pas avoir une motivation compréhensible, elle est en réalité celle qui donne accès plus facilement à la compréhension des moti- vations profondes qui portent l’auteur à avoir recours au syncrétisme. Ainsi chez Retté c’est à travers cette modalité que l’on perçoit clairement la conception analo- gique du monde de l’Idéal (au sens baudelairien du terme), Thulé étant l’« ailleurs absolu par rapport à la réalité quotidienne », l’« Autre Monde [...] où on se réfugie en pensée ou en songe, dont on rêve ou dont on a peur »43. La description de l’île mythique, de « l’espace introublé où s’élaborent les mondes de la fable »44, présente en effet un syncrétisme étonnant et programmatique :

Écoute : Il est une Île si perdue au fond de la mer boréale qu’il faut être nous pour la connaître [...], elle est Thulé des Brumes.

Parsifal y adore le Saint-Graal ; James le Mélancolique prend à témoin de sa rancœur les arbres de la forêt des Ardennes et moque le cor d’Oberon implorant Titania fuyeuse ; Ligeia enseigne la métaphysique à l’étudiant Natha-Titania fuyeuse ; Ligeia enseigne la métaphysique à l’étudiant Natha- ; Ligeia enseigne la métaphysique à l’étudiant Natha-Ligeia enseigne la métaphysique à l’étudiant Natha- naël ; accoudée à un balustre que du lierre enguirlande, Mélusine effeuille des camélias dont Astolphe, descendu de son hippogriffe, recueille dévotement les pétales ; Sylvie avec Aurélia s’asseyent à la Table-Ronde pour mieux ouïr un oracle de l’enchanteur Merlin ; et Pierrot ingénu médite une pagode cosmique où logerait la Lune. Même, l’Oiseau couleur du temps flûte des choses très fines dans les branches ; Caliban, s’il ne ronfle et rêve d’outres pleines, fait danser Atta-Troll ; et Peter Schlemil a retrouvé son ombre...45

Le texte s’appuie principalement sur des mythes littéraires ou littérarisés, voire sur des personnages qui ne sont pas mythiques, produisant ainsi un effet d’emboî- tement qui renforce leur essence chimérique, l’aspect extraordinaire de Thulé en est davantage confirmé, ainsi que son emplacement « hors de l’Espace, hors du Temps »46 – car c’est là où se situent le mythe et l’art.

Également le Pauvre convoque sur quelques pages (avec un discours zigzaguant mais cohérent) plusieurs référents mythologiques et légendaires pour résumer son parcours et sa découverte de l’identité entre Thulé et l’Au-delà, la Mort, ainsi que son choix de se tourner finalement vers l’« Idée bonne » et le « Rêve radieux »47. Dans un premier temps le sujet était le « jouet des apparences, en un jar- din de sensualité »48, il était en proie au démon de la Chair, et le Pauvre affirme que son âme avait alors nom « Insouci ». Après sa rencontre avec « l’Idée fixe », son âme avait acquis le nom de « Religion » et vénérait la jeune Muse couronnée de lierre : il était devenu le poète enivré, l’adepte de la « déesse Idée » qui est aussi, d’après lui, la connaissance des tréfonds de son être, car, comme l’affirme la Vérité, « le monde apparent n’est qu’un reflet du monde intérieur ; l’Esprit meut les sphères et l’Esprit est en toi »49. Incapable de voir que, derrière son sourire, les yeux de la souveraine

43. Monique mund-dopCHie, Ultima Thulé. Histoire d’un lieu et genèse d’un mythe, op. cit., pp. 381, 383.

44. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 90.

45. Ibid., pp. 91-92.

46. Edgard Allan poe, « Terre de songe », op. cit., p. 747.

47. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 188.

48. Ibid., pp. 181-182.

49. Ibid., p. 183.

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de Thulé sont « la noire étoile double qui signifie malheur », le ‘je’ avait suivi les

« Normes : Solitude, Abstraction et Pénitence » et accepté les « noces d’un Rêve et de [s]on âme » ; lorsqu’il a soulevé le voile de la Déesse, le voile d’Isis, son âme a cru pouvoir prendre le nom de Joie. Mais cette doctrine était « amère, […] éblouissant et froide »50, et l’étude de l’Abstraction avait rendu l’âme du Pauvre un « Désert » gelé et stérile : il s’était perdu dans « l’Île charmante et mauvaise, Thulé des Brumes », et au moment où l’Idée s’en était allé « vers quelque chevalier puéril, casqué d’or et nimbé d’aurore », il avait réalisé qu’elle était en réalité une « Déesse glacée », une fille d’Hécate dont l’étreinte signifie non pas la suspension, mais la « mort du temps et de l’espace ». Le Pauvre avait donc quitté Thulé « délaissé, saignant, maudissant l’Île et l’Idée », et avait cherché à tuer son âme en ayant recours au népenthès que Circé lui avait versé généreusement ; mais, malgré son intoxication, il avait continué à voir l’Idée, il était comme « un Christ méchant, agonisant d’une infernale Passion » : il affirme que « c’est alors, aux intermèdes d’une rêverie immense et vague comme Dieu, que j’écrivis des pages où chantait et hurlait ma détresse – ces pages (dont voici l’ultime) : un an de vie. Et mon âme avait nom : Folie »51.

Pour synthétiser sa propre « saison en enfer », Retté puise les images et les métaphores dans plusieurs univers mythiques et religieux. Comme l’affirme le Pauvre, l’âme a nom « Religion » et vénère l’Idée qui est en rapport direct avec le divin et l’absolu : il n’est que logique que les mythes, eux-mêmes participant à cet absolu, soient convoqués pour l’exprimer, sans le moindre souci pour leur origine,

« l’énoncé de tels vocables insolites synthétisant – en faisceaux de symboles délivrés des gangues du réel – [les] concepts [poétiques] »52 ; comme l’affirme Baudelaire, on ne peut pas « commettre un anachronisme dans l’Éternel »53.

Dans le passage que je viens d’analyser, un syncrétisme exogène se développe et trouve son sens tout au long d’un discours qui occupe plusieurs pages ; de la même façon, dans une autre section, le Pauvre (déguisé pour l’occasion en Prince Charmant, avec des vêtements d’azur et d’or et « une large plume de paon à son chapeau »54) imagine de participer au mariage de Roméo et Juliette et de leur pré- dire le futur – mais si « la légende voudrait que toute cette cérémonie aboutit assez tragiquement […], il n’en sera rien »55, Shakespeare s’étant complu à transmuer le récit à son gré. Si la « perversion »56 de l’histoire des amoureux de Vérone ne nous concerne pas strictement (elle est d’ailleurs assez peu originale, car le jeune ménage, au but de trois mois de « sensations agréables sur la planche »57, connaîtra tous les déboires de la pauvreté, de l’infidélité, du malheur), en revanche il est intéressant de remarquer la coprésence de deux syncrétismes différents se déployant sur une cer- taine longueur textuelle : d’une part la superposition, exogène, entre l’archétype du

50. Ibid.

51. Ibid., p. 187.

52. Ibid., p. 122.

53. Charles Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains – Théodore de Banville », dans Œuvres complètes, éd. Claude piCHois, vol. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 16.

54. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 51.

55. Ibid., p. 52.

56. J’emploie ici le sens que Jean de Palacio donne à ce mot (voir Jean de palaCio, Les Perver- sions du merveilleux. Ma Mère l’Oye au tournant du siècle, Paris, Séguier, 1993).

57. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 53.

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conte de fée et du récit shakespearien autour du motif amoureux perverti58 ; d’autre part la présence, réitérée, des reines de fée Mab et Titania, elles aussi empruntées à Shakespeare, donne lieu à un syncrétisme endogène étalé sur plusieurs pages.

On peut affirmer que Thulé des Brumes constitue dans son ensemble même un exemple extraordinaire d’agglomérats syncrétiques particulièrement riches, le récit onirique étant entièrement fondé sur le syncrétisme : en feuilletant les pages on trouve, plus ou moins rapprochés, plus ou moins entremêlés, des reines de Saba et des Salammbôs, des Kalis et des Aphrodites, mais aussi une pléthore de créatures mineures issues de toutes les cultures connues : sphynx, chérubins, faunes, diables, géants, spectres, fées, floramyes, salamandres, ondins, guivres, hamadryades… Tous ces êtres se promènent entre la chambre du narrateur à Paris et les rues de Mont- Salvat, du Paradis Terrestre ou de Babel, s’ils ne se trouvent dans les Walhalls, à Pamyr ou dans la Thébaïde – encore que Retté n’oublie jamais de nous rappeler, et de se rappeler lui-même, qu’il ne s’agit que de visions, d’hallucinations issues de l’imagination débridée de son double.

La présence du double en effet est particulièrement significative dans l’éco- nomie du texte, et son œuvre est décrite dans deux passages tout-à-fait poi- gnants :

[…] chaque fois qu’il m’advint de tenter, au jour vrai, une manifestation du dieu antérieur dont les yeux sont des lacs sévères et les cheveux d’harmonieuses futaies au tréfonds de mon âme des anciens jours, quelqu’un – saugrenu fol – s’est substitué à moi (comment ? je ne sais) pour proférer – par ma propre bouche – d’inquiétantes sentences […]. Quant à moi, l’étranger tû, je sors d’un vertigineux cauchemar ; je me récrie, sachant avoir formulé le contraire de ma pensée – et, pourtant, la répercussion en moi des effarantes doctrines de l’autre m’éveille de sympathiques échos.

Si je risque alors un regard au miroir où je surveille mon âme, je demeure stupéfait, ne l’y reconnaissant plus et y surprenant je ne sais quelle présence redoutable – ce n’est pas le dieu – appliquée à illuminer de pâles fanaux les arabesques contrariées du Parc qui recèle mon Être le plus lointain.59

Dans cette première citation ce n’est pas le je lyrique habituel qui parle, car il s’agit de la transposition des paroles du Pauvre, qui est tour à tour sujet et objet de la narration, personnage et narrateur, poète et Prince. Plus loin, le double est évoqué directement par le sujet lyrique :

Là – tandis qu’ils [les poètes qui sont avec lui] bruissent, inconscients de la clai- voyance [sic] qui s’éveille en mes yeux comme embrumés de songe, je perçois mon double, engaîné d’une lueur capucine et rose, s’enfoncer à reculons, dans un immobile jardin planté de froides floraisons de cristal […]. Je suis moins ici, parmi eux [toujours les autres poètes] discutant, que là-bas, en l’intellect du ferouër dominateur qu’adulent les végétations de cristal. Si je parle […] son vouloir réflexe, dardé en rouges flèches vers le sommet de ma tête, me dicte mon opinion. […] Mais je ne puis leur [aux autres poètes] révéler le dieu qui, pour de trop rapides minutes, interposa un prisme révélateur entre mes yeux et l’idéale métaphysique.60

58. Le Pauvre affirme explicitement souhaiter être quitte de son rôle de Prince Charmant et affirme que « flûter des madrigaux n’[est] plus guère [s]on fort » (Ibid., p. 51).

59. Ibid., pp. 67-68 ; c’est l’auteur qui souligne.

60. Ibid., pp. 121-122 ; c’est l’auteur qui souligne.

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Presque dépossédé de ses esprits, le poète s’observe, comme dans un miroir, dédoublé entre un moi social et conscient et le « double » qui parle à sa place et malgré lui ; ce double peut acquérir deux natures différentes : il est convoité et recherché activement en tant que « dieu antérieur » et « ferouër » (sorte de génie ou ange gardien du zoroastrisme) aux attributs semblables à ceux du Saint Esprit, mais parfois, et sans raison apparente, il se révèle un « étranger », un « autre », un

« fol ». Finalement, cette présence est à mi-chemin entre un inconscient inconnu et inquiétant, et un messager de l’absolu qui permet d’observer « l’idéale métaphy- sique » : c’est uniquement sous cette dernière veste qu’il assume des traits divins et syncrétiques qui convergent en la figure archétypale du « dieu antérieur », en deçà de toute origine culturelle spécifique.

Il en découle alors que le recours aux figures mythiques différentes et variées qui constellent le volume dans son ensemble permet d’exprimer cet ailleurs inat- teignable qui est aussi au tréfonds de l’être. Cet ailleurs se concrétise en un pays de rêve dont le nom même, Thulé, est puisé à un univers mythique enrichi de multiples réminiscences littéraires : à chaque fois que, dans Thulé des Brumes, Retté évoque un mythe, il se fait l’interprète du « désir de synthèse, [de] recherche de l’unité au niveau métaphysique »61 communs à maints auteurs de l’époque.

Et lorsque, dans la dernière partie du récit, il semble rejeter l’univers de fi- gures abstraites dont Isis (la connaissance) et Circé (l’oubli) sont les deux emblèmes principaux, ce n’est que pour être lui-même « sacr[é] Roi du Rêve pérennel »62 au milieu d’une « fête d’anges fraternels » : le poète a changé de statut, de Pauvre qu’il était il est devenu Roi, mais il demeure encore dans un monde peuplé par des créa- est devenu Roi, mais il demeure encore dans un monde peuplé par des créa- tures merveilleuses. S’il a peut-être quitté une Thulé trop proche de la mort, trop semblable à un enfer d’abstraction, ce n’est pas pour choisir la « Vie réelle »63, quant plutôt pour atteindre un lieu encore une fois imaginaire, une sorte de paradis. À l’envers de Rimbaud, qui est pourtant l’inspirateur de la structure du livre, Retté ne décrit pas un itinéraire de changement profond dans sa vision du monde et dans son esthétique ; la conclusion de son parcours prétendument mortifère semble amener plutôt à un changement de registre : les ouvrages suivants confirmeront que Retté ne bascule pas vers une poétique nouvelle, mais demeure dans une inspiration d’abord ouvertement décadente (Une belle dame passa, L’archipel en fleurs), puis teinté de naturisme, mais en réalité encore largement inspiré de la vision du monde du Symbolisme64.

Maria Benedetta Collini

Università degli Studi di Milano benecollini@hotmail.com

61. Marco modenesi, « Dédoublement, superposition, syncrétisme dans les romans d’Édouard Schuré », dans Syncrétismes, mythes & littératures, op. cit., p. 236.

62. Adolphe retté, Thulé des Brumes, op. cit., p. 193 : la citation est tirée de la dernière page du livre.

63. Ibid., p. 43.

64. Voir Maria Benedetta Collini, « Les enfers d’Adolphe Retté », dans Les Lieux de l’enfer, s. dir.

Liana nissim & Alessandra preda, Milano, LED, 2014, pp. 191-203.

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