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Un rituel des dévots de la déesse Lalitã : la petite pữjã de la tradition Kaula

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Yvon Labbé U

L,

Un rituel des dévots de la déesse Lalita : la petite puja de la tradition Kaula

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de !,Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

Programme de maîtrise en sciences humaines des religions FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES

UNIVERSITÉ LAVAL

Septembre 2002

(2)

Ce mémoire se propose d’étudier la Srîcakrapüjâ de la tradition kaula sous sa forme simplifiée de la Laghu-püjâ (LP). Il en présente une introduction, une traduction, ainsi qu’une translittération du texte tel qu’on le transmet actuellement au sein de cette communauté. Ce travail permet de cerner le milieu sakta-saiva où se sont développées ces pratiques et de mieux comprendre les notions de Srïvidyâ, de Srïcakra, de guru, de mantra- dîksâ, de

sädhaka, de guru-kula, de guru-paramparä, de sampradâya, etc. Il se propose également de

dégager l’anthropologie culturelle et religieuse propre au lettré hindou initié (.sàdhaka-pandita) et de souligner le mode particulier de transmission (pürna-dîksa) de cette voie de sagesse (Srïvidyâ) qu’est l’adoration du divin au féminin (devï / sakti), une adoration-participation (bhakti), par ailleurs, qui ne se limite pas à une caste précise, à un sexe, ou à une origine sociale ou religieuse particulière. L’analyse des composantes essentielles de ce rituel fait saisir une façon originale d’intégrer les différents yoga (karma,

jnâna, bhakti et râja-yoga) et amène à comprendre le sens dynamique que l’éveil ritualisé de

la Kundalinï-sakti donne à des termes comme japa, dhyäna, bhävanä, etc. Finalement, cette étude ouvre à la logique d’organisation interne de la LP qui repose essentiellement sur une anthropo-cosmologie spécifique, sur une symbolisation centrée sur le cœur (hrdaya /

bîjâksara Sauh) et sur une construction diadique du Srïyantra (tritaya) qui est l’une des

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quantité, indivisible et infini. Pascal

Au cœur du symbolisme se trouve le symbolisme du cœur.

RenéGuénon

Q. Mais alors quelle est la méthode ?

M. Faites demi-tour et parcourez votre chemin à l’envers jusqu’à sa source.

Ramana Maharshi

M. Le Shrî chakra a une signification profonde. Il contient 43 angles, chacun, pourvu de syllabes sacrées. Sa méditation est une méthode de concentration mentale. Le mental a toujours tendance à s’éparpiller. Il faut le dominer et Pintrovertir. Il a l’habitude de se fixer sur des noms et des formes, étant donné que tout objet extérieur possède un nom et une forme. Ces noms et ces formes sont le symbole de conceptions mentales. Il suffit donc de choisir certains symboles pour aider le mental à se détourner du monde extérieur et à se fixer au centre de lui- même. Tel est le cas des idoles, mantras et

yantras, etc., qui ont pour but de nourrir le mental

lorsqu’il est en état d’introversion. C’est une étape intermédiaire qui permettra ultérieurement au mental de se concentrer pleinement pour finalement déboucher automatiquement sur l’état superbe.

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TABLE DES MATIÈRES... V INTRODUCTION... ... I

1. Présentation générale... 1

1.1 Objet de ce mémoire... 1

1.2 L’extrait d’un livre... ... 1

1.3 Origine matérielle et contexte social immédiat de ce livre... 5

1.4 Une tradition mixte saiva-säkta ou composite saiva-säkta-vaisnava...6

1.5 Le triple rôle manifesté par le chef de ce gum-kula... 11

1.6 Une littérature peu connue... 17

1.7 L’esprit de ce mémoire... 19

1.8 La méthodologie... 20

2. Les principaux acteurs... 22

3. Structure d’ensemble du « Petit Culte »...27

4. L’analyse du « Petit culte à Lalita »... 34

I. Une étape préparatoire... 40

(1) Purifier le sädhaka... 41

(2) Préparer le Sri Cakra... 42

(3) Placer le sädhaka face au trône de la déesse ... 43

(4) Préparer la cloche et la lampe... 44

(5) Protéger le sädhaka par !,invocation des puissances supérieures... 45

(6) Fortifier le rattachement du sädhaka au säkta-sampradäya... 47

II. La divinisation du sädhaka... 48

III. L’accueil de la déesse Lalita... 53

IV. Un hommage rendu à la lignée des guru... 63

V. Un hommage aux cercles du Sri Cakra... 67

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Annexe 1... 80

Annexe II... 81

Annexe III... ... 83

Annexe IV... 84

Traduction de la Laghupüjâ... 86

Texte sanskrit de la Laghupüjâ... 109

Bibliographie... 127

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S'RI CARRA

DESCRIPTION FROM THE CENTRE OUTWARDS

1 Red Central Point—

2 White Central Triangle—

3 Eight Red Triangles—Sa/׳uarogaW׳a.

4 Ten Blue Triangles—SaroamWtäW-a.

5 Ten Red Triangles—

6 Fourteen Blue Triangles—

7 Eight-petalled Red Lotus—Saruasam&s/tobana.

8 Sixteen-petalled Blue Lotus—

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I. Présentation générale

1.1 Objet de ce mémoire

Ce mémoire a pour objet, dans un premier temps, la traduction française du texte sanskrit de la Laghu-püjâ, « Le petit culte (à la déesse Lalitâ) » [LP], et dans un deuxième temps, l'analyse doctrinale de ce rituel. Ce texte, bien que complet en lui- même, est un abrégé de la Mahä-püjä ou « Le grand culte (à la déesse Lalitâ) », qui, dans un cas comme dans l'autre, Laghu- ou Mahä-püfä, porte aussi le nom de Sri Cakra

püjâ ou « Le culte du Sri Cakra ». Le Sri Cakra est un symbole géométrique qui

représente et rend présent la déesse Lalitâ sous la forme d'un diagramme composé de quarante-trois triangles entrecroisés les uns dans les autres. Bien qu'en projection plane, ce diagramme évoque le Sri Meru, la montagne mythique située au cœur des figurations cosmographiques qui appartiennent en propre à l'hindouisme.

1.2 L'extrait d'un livre

Le rituel qui est l'objet de ce travail est un extrait (p. 94-111) de la Sri

Lalitärcanacandrikä, « Le Clair de Lune de l'hommage (rendu) à la déesse Sri Lalitâ ».

Ce livre est un manuel (134 p.) de la pratique quotidienne du sâdhaka , un type particulier d'initié, qui contient plusieurs autres exercices complémentaires à la LP. Il se divise en cinq parties :

1) Un double chapitre sur la samdhyâ védique (p. 1-15) et la samdhyâ tantrique (p. 16-17). La samdhyâ comprend la triple récitation quotidienne, à l'aube, à midi et au crépuscule, d'un mantra appelé gâyatrï et qui se présente sous cette forme : Tat savitur

1 Cf. Hélène BRUNNER, « Le sadhaka, personnage oublié du Sivaïsme du sud », Journal Asiatique CCLXIII (1975), fase. 3 - 4, p. 411-443.

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vare nyam bhargo devasya dhmahi dhiyo yo nah pracodayät (Rg-veda 3.62.10)2. Savitr est

le nom du dieu Soleil et la personnification de son influence divine et de son pouvoir vivifiant3. Récitée sous cette forme, cette gâyatrï védique est un devoir religieux obligé pour les trois groupes de statut supérieur de la société hindoue, c'est-à-dire les prêtres ou

brahmana, la noblesse guerrière ou les ksatriya et les agriculteurs-marchands ou les vaisya. Cela exclut les südra ou serviteurs non libres et gens de peu4 et surtout les

intouchables et les étrangers. Les traditions tantriques réinterprètent ce mantra en mettant l'accent sur la sakti.

2) Un double chapitre sur le jopa (p. 17-30). Cette pratique consiste à répéter intérieurement ou sur les lèvres (upâmsüccarana) certaines formules spécifiques apparaissant dans le texte de l'un ou l'autre des rituels qui peuvent être en cours de réalisation, Laghu- ou Mahâ-püjâ. Il peut aussi s'agir d'une pratique particulière comme le

mantrapurascarana, qui est la répétition des milliers de fois d'une même formule

phonématique ou mantra. Il existerait un nombre pour ainsi dire illimité de ces formules. Cependant, il est surtout question ici de la répétition du mantra à quinze syllabes ou

pahcadasäksarI5 qui est !'actualisation progressive du sens de la samdhyä tantrique et qui

coïncide avec l'herméneutique ésotérique de la gâyatrï védique (p. 17-22)6. Dans ce dernier cas, on donne à cette formule le nom de Sri Vidyâ, la divine Sapience7 8. Dans le deuxième chapitre, on introduit la récitation du so dasâksarï-mantra , le mantra à seize

2 Pour en reproduire en français la métrique exacte de vingt-quatre syllabes, le professeur André Couture en a proposé la traduction suivante : « Pour qu'il stimule nos pensées, / méditons la haute splendeur / de

Savitr, l'Incitateur ! ». Cf. Les Quatre Saisons. Été. Textes recueillis et présentés par François Bourdeau,

Desclée-Mame, 1976, au 7 août.

3 « Being conceived of and personified as the divine influence and vivifying power of the sun » (Sir Monier MONIER-WILLIAMS, A sanskrit-English Dictionary, Savitr, p. 1190).

4 Cf. Louis Dumont, Homo hierarchicus, le système des castes et ses implications, 1992, p. 93.

5 Le pañcadaááksari apparaît sous la forme : ka. e I la Hrîrp ha sa ka ha la Hrîm sa ka la Hrîm. Cf. SRI BHÄSKARARAYA MAKHIN, Varivasyâ-rahasyam, p. 9.

6 Ibid.

7 Vidyâ, comme veda, repose sur la racine vid au sens de connaître. Alors que veda est masculin et est traduit par le savoir" par excellence, pour le mot vidyâ, qui est féminin, on a pensé à l'ancien vocable de "sapience". Il est d'abord question de la sagesse ou sapience contenue dans les textes du veda. Pour les

sâkta, il s'agit d'un secret plus profond, plus essentiel pour atteindre à l'ésotérisme du veda, encore évoqué

par des formules comme le paücadaéâkçarïet le sodaéâksari-mantra. Ces deux aspects de la Srïvidyâ portent également le nom de turîyagâyatri, la gâyatrï de l’état d’illumination en tant que le substrat étemel au sommeil profond, au sommeil avec rêve et à l’état de veille.

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3) Dans la troisième partie, de loin la plus importante de ce manuel (p. 3194־), nous trouvons la Mahä-püjä ou la grande püjâ, un acte de culte qui peut durer deux heures. Cette pratique de la püjâ en tant qu'elle est un acte de culte personnel est principalement un rituel de dévotion et d'hommage (upäsanä)9, où l'on procède à l'invitation dans le secret de sa conscience et l'intimité de son sanctuaire domestique de sa divinité d'élection (ista-devatä) que l'on traite alors avec tous les égards que l'on se doit d'observer pour un hôte divin. Ce rituel s'inspire donc des usages des cours royales indiennes et reproduit tout le processus de transformation intérieure du kundalinï-yoga, synthèse des fonctions essentielles qui se dégagent de la pratique des disciplines connexes et inséparables du hatha et du raja-yoga, à la seule fin de se rendre digne de cette rencontre avec la divinité. Le mot de püjâ est glosé en milieu des dévots de la sakti de la manière suivante : « On dit [que c'est une] püjâ parce que [ce rite] détruit les [conséquences néfastes des] vies antérieures ; parce qu'il bloque [le cycle] des morts et des renaissances ; [et,] parce qu’il donne la plénitude des fruits10 11 ». Cependant, la hiérarchie des disciplines traditionnelles de purification et de réintégration de soi montre que ce rite d'hospitalité qu'est la püjâ intègre d'autres pratiques qui finissent par le transformer et lui donner un nouveau sens : « L'Éloge [stotra\ est égal à dix millions [de fois] la püjâ, le Japa est égal à dix millions [de fois] l'Éloge, la Méditation [dhyüna] est égale à dix millions [de fois] le japa [et] la Dissolution-résorption [laya\ [de l'activité dualisante du mental] est égale à dix millions [de fois] la méditation. »״

Hrim Srïm ka e ï la Hrîm ha sa ka ha la Hrîm sa ka la Hrîm Sauh Aim Klïm Hrîm Srim. (Srialitärcanacandrika «Le Clair de Lune de l'hommage (rendu) à la déesse Sri Lalitâ», p.22).

9 Upäsanä se définit traditionnellement comme saguna-märga ou chemin d'adoration du divin avec forme. (SRI Y OGI SÄNANDANÄTHA (ârî Nïlakantha Mahâdeva Joàï), Thoughts of a Shakta, Madras, Ganesh

&C0. 1965,p.33).

10 Because it destroys the legacy of previous births ; because it prevents births and deaths ; because it yields complete fruit, it is called püjä. Pürvajanmänusamanäjjanmamrtyuniväranät t Sctmpürnaphaladänäc

ca püßti kathitä priye // (Sir John Woodroffe and M.P. Pandit, Kulärnavatantra, 1965, chapitre 17, p.126

et 353).

11 Püjäkopsamam stotram stotrakopsamo japah / Japakopsamam dhyänam dhyänakopsamo iayah. // {Ibid. p. 64-65).

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4) Suit la LP, une version abrégée de la grande püjâ (p. 94-111), mais qui en respecte la structure essentielle. Il s'agit d'un acte de culte d'environ une demi-heure qui fait précisément l’objet de ce tavail.

5) La dernière partie de ce livre (p. 112-134) contient les mille noms de la déesse Lalitâ : le Lalitäsahasranäma ou Lalitäsahasranämävali. Cette liste est utilisée dans un rite qui consiste à énumérer chacune des appellations de cette déesse qui sont autant d'attributs divins. Π peut s'agir d'un chant qui utilise à la suite ces noms sous la forme de versets de trente-deux syllabes. On peut aussi réciter un à un chaque nom de la déesse en les faisant précéder du monosyllabe OM et des trois vyâhrti12 caractéristiques de cette voie sâkta {aim, hrïm et sríni) et les faire suivre du mot namah (hommage ! ).

La SrïLalitârcanacandrikâ, « Le Clair de Lune de l'hommage (rendu) à la déesse Sri Lalitâ », comprend donc, en tant que manuel des pratiques quotidiennes du sâdhaka, l'essentiel des pratiques d'un dévot de la déesse Lalitâ. Dans le cadre de ce mémoire, nous n'abordons que cette quatrième partie qui porte le nom de Laghu-püjâ, « Le petit culte (à la déesse Lalitâ) » [LP], C'est l'objet précis de ce mémoire que de montrer ce que représente véritablement la SrïCakra püjâ, en tant que processus complet de réintégration de soi, et également en tant que culte au Soi, aussi appelé AhanP. Cette cérémonie de la

Sri Cakra püjâ appelle par conséquent !'actualisation des connaissances théoriques et

pratiques reçues par voie d'une initiation régulière ; initiation qui stipule le rattachement du disciple, en tant que sâdhaka, à une lignée de maîtres spirituels (guru-parampara).

12 Selon le Sanskrit-English Dictionary de Sir Monier-Williams, p. 1039, il s'agit de l'énonciation mystique des noms des sept mondes qui structurent la cosmographie védique. Dans l'ordre ils se présentent comme suit : Bhür, Bhuvar ou Bhuvah, Svar, Mahar, Janar, Tapar et Satya. Les trois premières vyâhrti sont qualifiées de « Grands » et ils sont invariablement prononcés après le OM, puisqu'ils accompagnent toujours la récitation de la vaidi/ca-gâyatri ou la samdhyâ. Ces trois premières vyâhrti, comme nous venons tout juste de le voir, se trouvent remplacées en milieu de cette voie sâkta par Aim Hrïm Srîm.

13 « L'adoration véritable ne consiste pas en une offrande de fleurs et autres dons, mais en une intelligence intuitive bien établie dans le suprême firmament (de la Conscience) exempt de pensée dualisante. En vérité, cette adoration (se confond) avec l'absorption (en Siva) issue de l'ardeur mystique.»

Püjâ ñama na puspâdyair yâ matih kriyate drdbâ / nirvikalpe mahâvyomni sa püjâ hy âdarâl layah // (Le Vijüâna Bhairava, strophe 147, p. 165, trad. Lilian Silbum).

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1.3 Origine matérielle et contexte social immédiat de ce livre

La SriLalnärcanacandrikä appartient à un guru-kula, ou famille agrandie {kula) des disciples regroupés autour d'un maître spirituel {guru) de tradition principalement sâkta. Nous n'en connaissons pas l'auteur. Tout ce que nous savons, c'est qu'il n'y en aurait eu que deux éditions privées, c'est-à-dire destinées aux seuls disciples sâdhaka. C'est de la deuxième édition (1980) qu'il sera ici question. L'éditeur, Sri Nïlakantha Mahädeva Joël, né en 1903 à Râmeshvaram et décédé au même endroit en 1981, l'a fait imprimer à Bombay sur les presses de l'imprimerie Antar Bharati Mudranalaya14. J'ai toujours en ma possession une copie relativement bien conservée de ce livre.

Géographiquement parlant, ce guru-kula est lié au village de Râmeshvaram, mais la lignée en remonterait jusqu'au Maharashtra (11e siècle). Cette bourgade de Râmeshvaram se trouve sur une île située sur la pointe méridionale du Tamil Nadu (pays des Tamouls), en face de Sri Lanka (Ceylan), sur la côte de Coromandel, en Inde du sud. C'est également le site d'un très important lieu de pèlerinage, pour cela appelé la Bénarès du Sud. À cet endroit se trouve l'un des plus beaux temples dédiés à Siva, très célèbre dans toute linde, connu sous le nom de Arulmigu Ramanathaswami Temple. C'est donc dans les environs de ce temple que vit la famille de Sri Nïlakantha Mahädeva Josï.

Cette famille est également propriétaire d'un temple familial qui abrite la kula-

devatä ou la divinité spécifique à ce kula. Il se trouve sur une colline ensablée

surplombant le village de Râmeshvaram, portant le nom local de Gandhamädana Parvatam, et est situé à quelques centaines de mètres d'Aravinda Nilaya, le lieu de résidence de Sri Nïlakantha Mahädeva Joëï, et à deux kilomètres environ du temple principal d'Arulmigu Ramanathaswami. En réalité, ce temple familial fait véritablement le lien entre cette famille et l'ensemble de la tradition éâkta particulière à cette lignée. C'est la raison pour laquelle on y voue un culte tout spécial à l'une des seizes divinités placées dans le triangle central du Sri Cakra.

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1.4 Une tradition mixte saiva-sakta ou composite saiva-sakta-vaisnava

La SriLalitärcanacandrikä est principalement un manuel de culte à la suprême Sakti ou Puissance transcendante {para- / âdi-saktî). Les sâkta sont les adorateurs de cette Sakti qu’est la Déesse Lalitâ, la forme féminine par excellence ou la Toute Belle des trois mondes, Sri Lalitâtripurasundarï, considérée comme la parèdre de Siva-paramesvara ou Siva le Seigneur suprême. Lorsque le dévot s'adresse exclusivement à Siva en tant que forme masculine par excellence, on parle de lui comme d'un saiva Mais un saiva-sakta, c'est un dévot qui voue un culte à la suprême divinité se présentant simultanément sous le double aspect de Siva-paramesvara et de son inséparable Sakti.

Ce groupe est donc à la jonction du sivaïsme et du saktisme. La complexité des courants qui convergent en cette communauté se manifeste et se reconnaît au moins de trois manières différentes : 1) dans les noms que porte le guru de ce kula ; 2) dans l'iconographie ; et 3) dans les principaux mantra utilisés dans ce culte.

1) Le nom que l'on donne à un garçon quelques jours après sa naissance, surtout dans une société traditionnelle comme l'hindouisme qui procède à ce rite le dixième jour, est toujours plus ou moins lié à la vocation qui sera la sienne dans son entourage familial immédiat et à l'intérieur de sa communauté villageoise. Ce premier nom n'est donc jamais indifférent à la lignée à laquelle le garçon appartient. Il l'est encore moins, si par suite d'initiations ultérieures, il est question d'approfondissement d'une tradition religieuse donnée ou de rattachement spirituel bien précis en vue d'un sädhana. Puisque le social coïncide avec le religieux sur la terre des Bharata, ce ou ces noms sont, de ce fait, fondamentalement représentatifs du rôle social, et partant religieux, de l'initié.

C'est ainsi que les deux principaux noms traditionnels de ce chef de famille très particulier, même en Inde, renseignent sur sa double appartenance saiva et sâkta. Le premier de ces noms, c'est Sri Nïlakantha Mahâdeva Josï. On reconnaît tout de suite le rattachement de ce maître à la tradition saiva Nïlakantha Mahâdeva c'est le Grand Dieu à

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la Gorge Bleue, une des appellations mythologiques les plus répandues de Siva. JosI, par contre, est sa profession d'astrologue et son rôle social. Son deuxième nom, celui d'initié sâkta, c'est Sri Yogïsânandanâtha. Ce nom est une allusion directe à la tradition des nâtha ou nätha-sampradäya. En effet, par son ascendance directe dans la lignée qui remonte à Sri Bhâskararâya Makhin ou Sri Bhäsuränandanätha (fin du XVIIe et première moitié du XVIIIe siècle), Sri Nïlakantha Mahâdeva JosI est le dixième nâtha ou maître initié dans les pratiques ésotériques du kundalini-yoga. D'ailleurs, Sri Bhâskararâya Makhin est un des principaux auteurs ayant traité, notamment dans son Varivasyä-Rahasyam, de !'interprétation de la Sri Vidyâ (nom spécifique du mûla-mantra ou mantra-racine à la base même de ce culte sâkta).

2) Cette complexité apparaît également dans les images peintes ou sculptées de la forme suprême de la divinité. En effet, il n'est pas rare de voir dans les temples dédiés à Siva un corps androgyne avec du côté gauche une forme de femme et du côté droit une forme d'homme15. Il est bien entendu que, derrière tout cela, se dessine, tout autant que se cache, une théologie complexe du rapport entre ces deux moitiés d'un même être transcendant. Dans les représentations populaires, Sri Lalitâ qui est la déesse rouge, est souvent montrée sur son trône, assise sur Siva, lui-même reposant couché sur le dos et coloré principalement de vert16. Comme on peut le voir, par sa symbolique autant que par

15 Une forme de femme, c'est-à-dire ardhanârïsvarï ou la maîtresse moitié-femme et une forme d'homme, c'est-à-dire ardhanaresvara ou le seigneur moitié-homme.

16 II est impossible de considérer dans son ensemble et dans la perspective de ce mémoire la grammaire très complexe du symbolisme des couleurs qui sans doute nous éclairerait sur certains aspects de cette doctrine ésotérique saiva-sâkta. Pourquoi la déesse est-elle rouge alors que son compagnon est vert dans le cas de ce type d’icône ? Siva est vert, pour ce qu’il est véritablement mort par rapport à elle, qui est suprêmement vivante ou rouge. Cependant la déesse est dans son giron, ce qui met bien en évidence que la Vie universelle, représentée par la couleur verte rend manifeste ce qu’est ultimement Siva, le rouge vif, puisqu’il se manifeste à travers sa sakti, Lalitâdevî. Cependant, pour élucider un tant soit peu le point de doctrine soulevé ici, il ne faut jamais perdre de vue que Siva est considéré traditionnellement comme la mort de la mort, le secret même de la vie étemelle. C’est en effet à ce moment-là qu’on prêtre à Siva la couleur noire, c’est-à-dire le noir de la putréfaction profonde se transmutant en son contraire, la vie universelle toujours renaissante. Siva se manifeste donc dans sa plénitude et dans toute sa force par le rouge vif la couleur même de la déesse Lalitâ. Cette couleur rouge correspond pareillement au nom originel que l’on donnait à Siva, le « Dieu rouge » ; appellation qu’on lui conserve en pays tamoul encore aujourd’hui. Le mot varna, qui renvoie aux quatre statuts principaux de la société hindoue, brahmane ou prêtre, noblesse guerrière, etc., signifie aussi couleur. Dans ce cas, le rouge est la couleur de la noblesse guerrière ou des

ksatriya. Depuis l’époque védique il existe tout un langage relié à l’emploi des couleurs et chaque lettre

sanskrite possède sa couleur spécifique, ce que désigne aussi le vocable de varna lorsqu’il s’agit de nommer chacune des lettres da la langue sanskrite. Ces quelques considérations proviennent de sources diverses et

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son ascendance spirituelle, la Sri Lalitarcanacandrika baigne déjà dans une atmosphère chargée d'une doctrine mystérieuse qui emprunte principalement à cette double tradition.

3) La relation complexe entre le sivaïsme et le saktisme pourrait apparaître également dans les mantra utilisés. Il en est deux qui sont profondément représentatifs de cette dualité. Le premier c'est le müla-mantra, le mantra-racine à quinze syllabes

(pamadasâksarmontra). Le deuxième, qui est présenté comme le raffinement du premier,

porte le nom de mantra à seize syllabes ou sodasëksarmontra. Ces deux mantra ont été reçus par des rsi17 différents. Cependant, ces rsin'en sont pas moins l'un et l'autre sivaïtes et leurs noms le prouvent suffisamment. En effet, le premier de ces mantra a pour rsi Sri Ânandabhairava ; bhairava étant, dans le contexte du sivaïsme du Cachemire et de l'école

Kaula de Râmeshvaram, le Siva indifférencié ou l'Absolu transcendant. Le deuxième mantra, par contre, a pour rsi Daksinàmürti, une forme de Siva dont le visage est "tourné

vers le sud". En d'autres termes, la forme que Siva emprunte pour enseigner les vérités les plus hautes et les plus secrètes relatives à son Être transcendant. Il est dit le faire en regardant vers le Sud et surtout, par ce Silence, que traditionnellement on considère comme la plus haute forme d'initiation ou mauna-dïksâ. Ce dernier point est reconnu par l'ensemble de la tradition sivaïte et c'est aussi ce qu'Hélène Brunner-Laehaux18 a relevé dans ses travaux de traduction des rituels Saiva-siddhänta (l'école sivaïte ou saiva

plus particulièrement du caractère de transmission orale du guru-kula de cette tradition mixe à prédominance sâkta. Les écrits de ce groupe, les saiva-säktägama, parlent également d’un symbolisme conjoint des couleurs, des lettres et des déités que l’on y vénère tout particulièrement En effet, au début du

Srllalitâsahasranâma, la déesse y est dépeinte sous les trois couleurs que l’on attribue habituellement aux

trois grands dieux de la triple forme (trimürti) que sont Brahma (blanc), Visnu (rouge) et Siva (noire). Ces trois couleurs renvoient de même aux trois qualités fondamentales (triguna) de la nature originelle (.müla-prakrti) selon le système cosmologique du sâmkhya. Ces choses sont suffisamment connues et il n’est point nécessaire d’y insister davantage.

17 Le rsi est le Sage qui, à l'origine, a reçu le mantra d'une source divine, qui l'a par conséquent entendu et

vu en esprit, et qui l'a fait connaître à une époque la plupart du temps inaccessible à notre science

historique. Dès lors, il aurait fait en sorte que sa transmission se fasse traditionnellement de bouche à oreille, pour que le mantra arrive finalement jusqu'à nous. C’est le sens même que l’on donne au mot de

guruparamparâ, la descendance spirituelle de guru à guru. Si l’on se place dans la perspective de la religion

védique et brahmanique, il y a toujours un rsi à l’origine du mantra fondateur (mülamantra) de quelque secte (sampradâya) que ce soit. Autrement dit et comme pour légitimer telle ou telle pratique ou doctrine, surtout si la secte est de formation relativement récente, on renvoie presque toujours, les amis comme les ennemis, à la figure mythique et légendaire de quelque rsi.

18 Somasambkupaddhati, Rituels occasionnels dans la tradition sivaïte de l'Inde du Sud selon Somasambhu,

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spécifique du sud de l'Inde). Ces deux noms initiatiques (dîksa-nama) certifient que c'est toujours Nilakantha Mahädeva (ou Siva) qui instruit ses fidèles des Mystères de la Déesse.

Cette tradition est considérée comme étant au croisement des courants saiva et säkta. Il est clair que si l'on regarde en premier lieu du côté saiva, c'est Siva qui l'emporte. C'est lui, en effet, qui instruit, par !'intermédiaire de la guru-paramparâ, des Mystères de sa Sakti. Par contre, du sein même de ce guru-kula, la Sakti ou la déesse Lalitâ est présentée comme dominant tout à fait Siva. C'est pourquoi, chez les säkta, on souhaite obtenir l'initiation complète {pürna-dîksa) par l'épouse du guru. Dans !'iconographie dont il a été brièvement question plus haut, elle est assise sur lui. Dans ce cas, pour compléter le passage du vert de Siva au rouge de sa Sakti, il est enseigné que sans le «z» de Sakti, Siva devient sava, un « cadavre ».

Cette tradition mixte contient également un élément vaisnava tout aussi important bien que moins évident, de sorte qu'on pourrait parler d'une tradition composite éaiva-sâkta-vaisnava. Impossible, sans sortir de l'objet même de ce mémoire, de considérer !'intervention de Visnu dans la transmission des secrets et pratiques reliés à la Sri Vidyâ. Le culte du Sri Cakra se limite à la relation entre Siva et sa Sakti. En revanche, il est manifeste que Visnu a contribué dans deux de ses incarnations mineures (avatâra) à la propagation, surtout chez les princes19 des peuples de l'Inde, des mystères rattachés à la déesse Lalitâ. Le premier de ces avatâra a pour nom Hayagrïva, c'est-à-dire « celui qui a un cou de cheval ». C'est à lui que l'on attribue l'initiation intégrale {pürna-dîksa) du grand ascète Kumbhasambhava selon une histoire racontée par le rsi Agastya dans le

Srïmad-Devï-bhâgavata-purâna. Cette initiation visait le savoir lié à la connaissance de

la Sri Vidyâ de même que le chant et la récitation du Lalitä-sahasranämam. Ce nom de Kumbhasambhava veut précisément dire « celui qui est né dans un pot », le symbole même de ce type säkta d'initiation. La deuxième de ces descentes est celle que le

Srïma d-Bhäga va tarn (1.3.18)20 considère comme la quatorzième, soit Nrsimha ou

19 Cf. Varivasyârahasyam, p. 3.

20 Le Srïmad-Bhâgavatam appartient à la littérature mythologique et épique des vaisnava. La classification des avatâra de Visnu ne s'y présente pas dans le même ordre et ce ne sont pas tout à fait les mêmes ni le même nombre de descentes du divin. En effet, dans le Lalitopâkhyina, appendice supposé au

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Narasimhävatära, Vavatära de Visnu sous la forme mi-homme, mi-lion. Elle est considérée comme une descente majeure de Visnu sur la terre. Visnu serait alors intervenu dans une grotte portant le nom d'Ahobila ou d'Abóbala dans l'Andhra Pradesh (district de Kumool), vénérée et fréquentée non seulement par les vaisnava, mais aussi par les sakta. Le fait à remarquer, c'est que le guru qui initia Sri Bhäskararäya Makhin ou Sri Bhäsuränandanätha, le fondateur de la lignée de Sri Yogisänandanätha ou de Sri Nïlakantha Mahädeva Josï, portait le nom révélateur de Sri Narasimhänandanätha21.

B reste un dernier point à soulever pour élucider la nature particulièrement complexe de ce guru-kula. En effet, l'enseignement de Sri Bhäskararäya Makhin se base sur une double doctrine qui semble se compléter admirablement. La première, c'est l'Advaita- vedänta ou l'école moniste de Sri Ädi Sankaräcärya (Kerala, fin 8e début 9e siècle). La deuxième emprunte à la théologie du système triadique d'Appaya Dïksita (1552-1624 ou 1520-1593) qui aurait vécu à la cour de Venkata I de Vijayanagar et se trouve exposée dans son Ratnatrayaparîksâ ou « Recherche sur le triple joyau ». Si la première doctrine se fonde principalement sur la reconnaissance de la seule réalité transcendante et infinie du Brahman, la seconde, tout en s'appuyant sur cette première Réalité, la présente non seulement sous l'aspect de la triade à jamais inséparable et unitaire de sat-cit-ânanda

(saccidänanda), mais souligne la puissance infinie de mäyä., cette fois-ci Sagesse

transcendantale et non pas seulement pouvoir illusionniste et enfermant (dans le cycle sans commencement ni fin du samsara). Cette Mäyä engendre une forme duelle du Brahman portant les noms respectifs de Dharmin et Dharma. Cette doctrine synthétique entend réconcilier les points de vue säkta, salva et vaisnava. En effet, Dharmin c'est le suprême Siva ou Siva-paramesvara. Dharma, qui à son tour se scinde en deux : une partie mâle, Visnu, la cause matérielle (upädäna) de l'univers, et une autre femelle, l'épouse de

Brahmändapuräna, l'homme-lion est considéré comme le troisième avatâra de Visnu. Il en de même dans

le Lalitâ-sahasranâma au quatre-vingtième nom de la déesse. On y découvre de plus, avec le commentaire de Sri Bhäskararäya Makhin, que la déesse aurait créé dix avatâra de Visnu avec l'extrémité de ses dix doigts, en commençant avec le pouce de sa main droite. Nous sommes évidemment dans le contexte de la littérature sâkta

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Siva-paramesvara. c'est-à-dire la Déesse Siva-Paramesvarï. Selon cette théologie, Siva- paramesvara, Sivâ-Paramesvarï et Visnu constituent ensemble l'Absolu inconditionné22.

1.5 Le triple rôle manifesté par le chef de ce guru-kula

En plus d'appartenir à une tradition complexe qui se situe à la jonction du sivaïsme et du saktisme, Sri Nïlakantha Mahädeva Josï, bon père de famille et même grand-père, était également un pandita., un savant lettré, sous le double rapport des cultures sanskrite et tamoule. C'est pourquoi tous l'appelaient affectueusement Panditjï ; la particule jl, utilisée couramment dans les langues du nord de l'Inde, accentue le respect dû à ce pandit. Savant lettré il l'était aussi et à coup sûr dans la double tradition saiva et sâkta De partout en Inde, on arrivait pour le consulter. Quelques fois j'eus le rare privilège d'assister à ces rencontres où il s'agissait de débrouiller le sens de certains textes abstrus. Je n'y comprenais pas grand chose évidemment, mais le spectacle inoubliable de ces discussions entre des érudits brahmanes m'a ouvert les yeux sur la vie intellectuelle religieuse des peuples de l'Inde traditionnelle. Et c'est ainsi que je pris graduellement conscience du rôle éminent d'äcärya de cet homme tout autant que de son rôle d'instructeur spirituel ou de guru, non seulement pour ses disciples mais pour toute personne sollicitant son aide. On peut donc dire que la fonction de Sri Nïlakantha Mahädeva Josï ou de Sri Yogïsanandanâtha, en tant qu'initié à la fois saiva et sâkta, est triple et correspond aux trois attributions que la tradition lui reconnaît : 1) il était un

pandita ; 2) il était un äcärya ; et 3) il était un guru. Il convient maintenant de préciser en quoi ces trois fonctions se différencient l'une de l'autre, de même qu'elles s'interpénétrent et s'expliquent l'une par l'autre.

1) Le pandita vise surtout ici le savant lettré en sanskrit, considéré en Inde comme le plus pur produit traditionnel de la culture intellectuelle. Dans cette perspective, on peut le définir comme un professionnel de l’usage de la parole dont les outils fondamentaux

22 Pour en savoir plus long sur ces traditions mixtes voir Tara Michaël, Corps subtil et corps causal, p. 41, mais surtout Lilian Silbum, La Mahârthamanjarl de Makesvarâncmda avec des extraits du Parimala, Paris,

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sont la grammaire (vyâkarana), la logique (nyâya) et l’exégèse (.mhnämsä). Le professeur Pierre-Sylvain Filliozat précise encore que son caractère fondamental est la maîtrise qu’il manifeste dans ces trois disciplines23. Son entraînement commence très tôt dans la vie et se poursuit pour ainsi dire tout au long de l'existence. Il est surtout le fait de la caste des brahmanes. Il peut être formé à partir de la famille qui l'a vu naître ou encore avoir été entraîné dans une école spécialisée à cet effet et dont il existe bien plus que de simples survivances dans l'Inde d'aujourd'hui. D'une façon ou d'une autre, on s'occupe de développer sa mémoire, qui peut devenir tout à fait exceptionnelle étant donné le grand nombre de textes qu'on lui donne à mémoriser. On développe de même son aptitude à raisonner et surtout on prend grand soin d'amplifier bien au-delà de la normale sa capacité d'attention24. Les pandita sont donc des érudits traditionnels indiens, hindous la plupart du temps, et des brahmanes le plus souvent spécialisés dans l'immense corpus des Écritures à la fois védiques et tantriques (ou âgamiques). Ils constituent une élite, les seuls vrais responsables et les mieux autorisés dans ces traditions millénaires. Il s’en trouve parmi eux qui ne sont pas que des érudits, mais aussi des initiés25 aux pratiques les

Éditions E. de Boccard, 1968, p. 13-15.

23 Grammaire satisfaite pâninéenne, Paris, Picard, 1988, p. 18 (Introduction).

24 Cf. Le sanskrit, Paris, Presses Universitaires de France, 1992. Cet ouvrage est également de Pierre- Sylvain Filliozat. En ajoutant à ce livre tout ce que l’auteur a déjà écrit dans !'introduction à la Grammaire

sansfaite pâninéerme sur la vocation toute particulière du pandita, on arrive à se faire une idée assez

précise du travail intellectuel qui est le fait propre de ce type de lettré. L'auteur, que nous avons très bien connu dans sa maison de Pondichéry et que nous avons eu la chance de fréquenter pendant plusieurs années, et qui vit dans l'intimité de la pensée indienne depuis près d'un demi-siècle, n'a jamais ménagé devant ma femme et moi la louange pour ces hommes de grand savoir et qui furent ses maîtres les plus précieux. Nous lui serons toujours reconnaissant de nous avoir fait découvrir cet aspect de linde profonde que la plupart des Occidentaux, même très érudits, ignorent complètement.

25 En raison le plus souvent de sa qualité de brahmane, grâce aux rites qui l'accompagnent tout au long de sa vie, le pandit est un initié aux mystères et aux pratiques rituelles et sociales de sa propre religion. En effet, l'un des premiers de ces rites, Vupanayana, qui équivaut à une deuxième naissance et que l'on célèbre en tant que rite fondamental pendant la huitième année du jeune brahmane, consiste non seulement en la remise du cordon sacré mais lui donne aussi le droit et l'obligation de réciter la gâyatrî védique et de participer ainsi à tous les rituels qui sont le propre de sa lignée ou gotra. Cependant, il peut se faire qu'il choisisse de creuser ou d'approfondir la tradition ou le sampradâya à laquelle il appartient par sa lignée. Lorsque cela se produit, souvent à la suite de la rencontre avec un maître ou tout simplement pour maintenir certaines pratiques ou sâdhana dans la famille, le jeune brahmane en cours de formation comme lettré, peut de même choisir de recevoir une ou plusieurs autres initiations, souvent caractérisées par une relecture ou réinterprétation de la gâyatrî védique, spécifiant en cette manière le sampradâya auquel devra se tenir, et pour le reste de son existence, le nouvel initié. Étant presque toujours très instruit en sanskrit, on parle tout naturellement de ce nouvel initié comme d'un sâdhaka-pandita ou d'un savant lettré initié. Cependant, un sâdhaka n'est pas toujours un brahmane et ce dernier, même s'il a été initié comme sâdhaka, est parfois loin d'être un pandita.

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plus secrètes du yoga. Ils connaissent non seulement la lettre des textes de leurs traditions, mais également leur interprétation.

2) Le second rôle qui appartenait en propre au chef de ce guru-kula est celui d'äcärya. La tradition explicite le sens de ce titre de deux manières. Le Kulärnavatantra dit d'abord : « Il se conduit (âcarate) lui-même selon la Norme de la Vérité {äcära) et établit en elle ses disciples ; et il rassemble ici-bas les instructions variées des traités » ; le même texte ajoute : « Celui qui, parce qu'il a atteint la perfection du yoga qui consiste en refinements, etc., est capable d'enseigner par lui-même ce qu'il a acquis dans le domaine du mobile et de l'immuable (carâcara), on dit qu'il est un äcärya. »26 Ces explications résument parfaitement la double nature d'un äcärya. H est d'abord un pandit accompli avec tout ce que cela suppose de préparation intellectuelle, et ensuite celui qui a atteint le

yogasiddhi, !'accomplissement intégral de la forme de yoga dans laquelle il a été initié et

qui le qualifie automatiquement comme maître spirituel ou guru. L' äcärya est donc, dans le sens fort du mot, un précepteur très érudit, et un illuminé, un éveillé, au sens où il n'est plus empêtré par la conscience duelle qui conditionne les humains et les enferme à tout moment. C'est pendant la lustration (äcäryäbhiseka) qui accompagne son initiation rituelle, qu'il se voit conférer le titre d'äcärya et qu'il est coiffé du turban qui est le symbole de sa suprême autorité27. Sri Nïlakantha Mahâdeva Josï portait de plus le titre de

sarvasädhakäcärya, le précepteur de tous les sädhaka. Il était donc capable de conduire

jusqu'à leur terme tous les types de sädhana ou de disciplines spirituelles. On considère donc que Y äcärya est un mumuksu, un aspirant à la libération ultime ou mukti et qu'il est au-dessus de tous les désirs terrestres ou célestes. Il s'oppose donc au sädhaka, qui est un

buhhuksu, ou quelqu'un qui ne cherche pas seulement la libération, mais veut encore les

jouissances de notre monde terrestre de même que celles qui caractérisent les mondes supérieurs. C'est pourquoi on dit du sädhaka qu'il est sakâma, un être "rempli de désirs".

svayam äcarate sisyän âcâre sthâpayaty api / äcinotiha sästrärthän äcäryas tena kathyate // caräcarasamäsaimam adhyäpayati yah svayam lyamädiyogasiddhatväd äcärya iti kathyate // 1112־.

(Voir la traduction et les explications en anglais dans le Kulärnavatantra, Appendix A, p. 119 et p. 348, chapitre 17, saptadasa ulläsaK).

27 Cf. Hélène BRUNNER, « Le sädhaka, personnage oublié du Sivaïsme du sud », Journal Asiatique 253, fase. 3 et 4, 1975, p. 422.

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3) En dépit des apparences, le rôle le plus difficile à cerner est celui de guru, et c'est là la fonction la plus caractéristique de Sri Nïlakantha Mahädeva JosL La tradition l'explicite comme suit et de quatre manières différentes. Io « La syllabe gu, ce sont les ténèbres et la syllabe ru est ce qui leur fait obstacle ; on l’appelle donc guru parce qu’il fait obstacle aux ténèbres [de l'ignorance] ». 2° « On dit que la syllabe ga est ce qui donne 1 ’accomplissement, que la lettre r est ce qui brûle le péché, que la lettre u c'est Visnu. Celui qui contient en lui-même cette triade est le suprême guru ». 3° « La syllabe ga, c’est l'abondance de richesses, la lettre r qui y figure réfère à celui qui illumine ; la lettre u c'est l'identité avec Siva : voilà pourquoi on l’appelle guru ». 4° « Parce qu'il est la forme de dieux comme Rudra, et qu’il éclaire également les obscurités liées aux traditions secrètes et à la réalité du Soi, on l’appelle guru »28.

Ces quatre strophes renseignent sur le rôle éminent du guru, de même que sur ce que représente sa nature intrinsèque. On comprend alors pourquoi il se situe au cœur de toute tradition religieuse dans l'Inde et pourquoi sa fonction fait aussi l'objet d'une telle vénération. En effet, la première strophe dit bien le pouvoir qui est le sien de même que la mission qu'il peut remplir, d'abord, auprès de ses disciples, ensuite, auprès de ses fidèles ou de ses dévots en général. Puisqu'on le croit libéré de la chaîne sans fin des morts et des renaissances, on parle de lui à l'égal d'un sad-guru ou d'un maître selon la sagesse de l'Être suprême (sad- vidya). Il ne fait qu'un en principe avec elle. De ce fait, il devient inévitablement celui par qui arrive la libération définitive. Pour les hindous, et quelle que puisse être leur secte d'appartenance effective, il est l'agent privilégié de l'accès à l'ultime délivrance, et sa grâce (gurukrpâ), c'est celle-là même de la Réalité étemelle.

gusabdas tv andhakarah syat rusabdas tannirodhakah / andhakaranirodhatvat gurur ity abhidhïyate //

gakarah siddhidah prokto rephah päpasya dâhakah / ukäro visnur ity uktas tritayätmä guruh parah // gakâro jüânasampatti rephas tatra prakâsakah / ukârah sivatädätmyam gurur ity abhidhïyate // guhyägamätmatattvändhanaddhänäm bodhanäd api / rudrädidevarüpatväd gurur ity abhidhïyate //

(7-10). (Voir la traduction et les explications en anglais dans le Kulärnavatantm, Appendix "A", p. 118-119 et p. 347-348, chapitre 17, saptadasa ullâsah.)

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La deuxième et la troisième strophe expriment l'essentiel des pouvoirs qui habitent le guru. S’il peut faire obstacle aux ténèbres de l'ignorance cosmique, il ne peut le faire qu'en étant lui-même un canal d'où vient !'accomplissement du disciple. C'est de là que se manifeste la véritable richesse du contact que ce dernier peut avoir avec son guru. Car le

guru travaille constamment à brûler la somme incommensurable des erreurs des vies

passées dont les conséquences plus ou moins néfastes résultent dans le construit de la vie présente. En cela il est le protecteur universel et le préservateur inconditionnel de son disciple, sous réserve qu'il s'en remette entièrement à lui. C'est ce que veut dire précisément ici le nom de Visnu. C'est aussi le rôle qu'assume le guru et que joue effectivement cet aspect du Suprême dans la trimürti29, c'est-à-dire la triade fondamentale à l'œuvre divine dans le cosmos ou la triple forme agissante de la divinité transcendante partout dans l'univers. C'est donc la vie unitive que le guru possède avec Siva30, considéré ici à la fois comme la divinité transcendante et par conséquent le Soi véritable du guru, autrement dit l'éminente déité de bon augure dans une forme humaine, qui donne tout son sens à cette relation de maître à disciple, relation exceptionnelle qui est universellement aimée et respectée dans toute l'Inde.

La quatrième strophe complète le tableau de la personne du guru en reprenant pour l'essentiel ce que les trois précédentes ont déjà fait connaître sur sa véritable nature. Le point important, c'est qu'en faisant comprendre la vérité du Soi et en nous découvrant les secrets des textes traditionnels (ou 4gama), qui sont la théorie et la pratique de cette démarche caractéristique de l'esprit en quête de son identité profonde, le guru ne peut pas ne pas être celui qui dissout les liens qui retiennent le disciple dans les ténèbres de ce monde. Ceci est encore renforcé par le fait que l'on dit qu'il peut être la forme spécifique de tous les dieux, étant lui-même !'Universel ou l'Un transcendant. Donc, en soulignant que le guru peut manifester la forme singulièrement redoutable de Rudra, cette divinité

29 Cette trimürti est (1) Brahma, l'agent producteur de tous les mondes et de tous les êtres qui les habitent, (2) Visnu, l'agent conservateur à cette production et (3), Siva-Rudra, le destructeur à la fin des temps de l'ensemble de tous ces mondes.

30 Le nom de Siva signifie précisément le bienfaisant, le propice, le salutaire ou désigne celui qui est de bon auspice. Sous cet aspect, il est un Dieu profondément humain, à la fois danseur, ascète, amant etc. - bien enraciné dans le concret immédiat et qui intègre à sa divinité la vie totale jusque dans ses plus humbles aspects. Cf. LaMahárthamañjarl de Mahesvarânanda, traduction et introduction par Lilian Silburn, p. 13.

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que les textes tantriques appellent également Rudra-Bhairava, personnification de la tempête et de l'épidémie dans les temps védiques31 et aussi de ce feu destructeur de la fin du monde que l'on retrouve dans le sivaïsme moniste du Cachemire, on met de même en évidence que le pouvoir d'anéantir du Grand Dieu Siva en est un aussi auquel le guru peut effectivement s'identifier. Et c’est précisément ce pouvoir caractéristique du guru qui arracherait de cette manière le disciple à ses illusions et le remettrait sur son propre chemin en tant que la re-découverte progressive de la liberté et du véritable bonheur en soi. Selon cette tradition mixte et composite tout à la fois, le gura est par conséquent celui qui pratique cette chirurgie spirituelle. Il y parviendrait en incarnant cet aspect de prime abord terrifiant de Siva, ou de Rudra-Bhairava. Ce dernier est paradoxalement issu de la chaleur ardente de son ascèse {tapas), preuve supplémentaire de sa qualité de gura, puisque cette ascèse s'affirme comme la résultante de son sädhana ou de cet ensemble de disciplines pratiques qui a conduit à cette maîtrise. L/accomplissement ultime du yoga, c'est la personne du guru ayant réalisé son propre Soi divin, et partant, ce sont toutes les puissances de la grâce divine entre ses mains32, de ces pouvoirs qui ne se limitent absolument pas aux seuls accomplissements merveilleux décrits dans les Yoga-sütra de Patañjali (Section 3, Vibhüti P add).

Mais les rôles de pandita, d’äcärya et de guru ne suffisent pas à cerner la personnalité familiale, sociale et traditionnelle déjà fort complexe de Sri Nïlakantha Mahâdeva Josï. Si l'on veut les éclairer de l'intérieur de la tradition où ils s'exercent, il faut ajouter à ces rôles les noms propres qui résultent de ses initiations salva et sâkta, et également, on l'a noté un peu plus haut, son rattachement implicite au courant vaisnava. Cependant, à cause du secret qui entoure les initiations de base que commande l'exercice de ces différents titres et des fonctions qui en dérivent, il est pratiquement impossible d'y

31 Cf. Paul MASSON-OURSEL, H. de WRLMAN-GRABOWSKA, Philippe STERN, L'Inde Antique et

la Civilisation Indienne, Paris, Albin Michel, 1951, p.149.

32 Pour illustrer ce dont on vient de parler, il existe une stance (sloka) sanskrite très populaire en Inde et que l’on chante dans tous les âsrama (dans l’Inde ancienne «ermitage d’un rsm et aujourd’hui communauté de disciples regroupé autour d’un maître spirituel) et qui est extraite de la Gurugîtâ, un texte traditionnel très connu. Ce sloka se lit comme suit : gurur brahmâ gurur visnur gurur devo mahesvarah / guruh säksät

param brahma tasmai srïgurave namah H Le guru est Brahmâ, le guru est Visnu, le guru est le Grand Dieu

(Siva) [en tant que le] Seigneur suprême ; le guru est le Brahman en chair et en os, devant ce maître divin je m’incline profondément !

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voir clair. Il en est de même de la relation essentielle et réciproque qu'appelle la ou les doctrines de ce que représente justement la vocation de chacun de ces deux noms initiatiques, de Sri Nïlakantha Mahädeva Josï et de Sri Yogïsânandanâtha. Parler de biographie à propos de Sri Nïlakantha Mahädeva Josï sans tenir compte de cet aspect initiatique de son existence, c'est, d'une part, passer à côté de l'essentiel, et d'autre part, se rendre immédiatement à l'évidence de la quasi-inaccessibilité de sa spiritualité, à moins que d'y avoir été initié. Le travail de !'historien-biographe se limite donc seulement à relever des traces lointaines et incertaines, qu'en vertu de la discipline de 1'Arcane, la tradition orale du principal intéressé s'évertue à brouiller autant que possible. Malgré ce handicap majeur, on constate tout de même que le maître spirituel dans un pareil contexte de tradition occulte et ésotérique, à la fois orale et écrite, s'appuie tout naturellement et sur la science qu'il possède en tant que pandita et sur l'autorité qu'il représente en tant

qu'äcärya. À partir de ce constat, ce qui se révèle par conséquent de la plus haute

importance, ce serait la nécessité de faire une étude approfondie des différents types d'initiation qui structurent les rapports entre ces fonctions diverses et dont on ne peut presque rien dire ici. Nous toucherions alors à ce qui constitue le cœur de l'appareil fondamental pour la transmission comme pour la survie à travers les siècles de cet ensemble très vaste des traditions si diversifiées dans l'Inde et pourtant perçues par la majorité des hindous comme l'unité dans la diversité.

1.6 Une littérature peu connue

Les milieux religieux vaisnava (voués au culte de Visnu), salva (qui adorent Siva) ou sâkta (qui prient de même la Sakti), et certaines lignées familiales vouées par exemple au culte de Ganesa ou encore de Subrahmanya possèdent une vaste littérature à la fois pieuse et technique. En raison du mur du silence et de la discipline de LArcane dont je parlais un plus haut, on comprend que cette littérature ne soit souvent conçue que sous la forme d’aide-mémoire. Le guru en tant que pandita et surtout en tant qu’äcärya ne fait donc que s’y référer à l’occasion et seulement pour soutenir la mémoire de ses disciples. Par derrière ces écrits se profile constamment le poids considérable de la tradition orale

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(säbdakrawa), c’est-à-dire des enseignements transmis de guru à guru 3. Il ne faut

jamais oublier qu'en Inde, et jusqu'à une date toute récente, la transmission orale du savoir primait, et de loin, sur celle de l'écrit (pâthakramà) et que, dans les milieux purement traditionnels, il en est encore ainsi. Le livre y est suspect et, si on lui manifeste un respect certain sous la forme le plus souvent de manuscrits [l’un des attributs de (Kamala-)Sarasvatï 33 34, c’est justement de tenir dans l’une de ses quatre mains un pustaka ou document écrit à la main], on le tient généralement à l’écart. En d’autres termes, le livre n’est pas vraiment une source d’autorité ; les plus grands érudits dans l’Inde ancienne et traditionnelle ne savaient ni lire ni écrire. Comme exemple de ces traditions reçues par voie orale et maintenant dûment imprimées et provenant la plupart du temps de textes sous forme manuscrite, on peut citer un traité rituel comme la SrËalitârcanacandrikâ qui est l’objet de ce mémoire, ou encore cet ensemble très complexe voué au culte de Siva qu'est la Somasambhupaddhati 35.

Ces deux titres sont des extraits de la vaste littérature encyclopédique des Ägama, textes qui auraient été révélés soit par Siva soit par la Sakti. En raison de !'ésotérisme qu'ils représentent et du haut niveau de culture intellectuelle nécessaire pour les assimiler, ils demeurent pour ainsi dire pratiquement inconnus et inaccessibles à la grande majorité de la population indienne et évidemment des Occidentaux en général. Ils sont l'œuvre de ces savants que sont les pandits. Cependant il est nécessaire de souligner que, depuis quelques décennies, et surtout pour ce qui est des traditions sivaïtes, un travail de regroupement des manuscrits et d’édition critique a été entrepris à l'Institut Français d'Indologie de Pondichéry. Néanmoins, vu le caractère particulièrement secret de la

Srîlalitârcanacandrikâ, il devient évident que ce livre n'a pu me parvenir que parce que

33 La guruparamparâ n’est que l’aspect humain immédiat de la descendance spirituelle dans une tradition donnée. Les tantra ou säktägama, de même que les saivëgama, parlent aussi de trois lignes d’accès à la Connaissance spirituelle, c’est-à-dire une première ligne dite mânava ou la hiérarchie des guru ayant une forme humaine, une deuxième ligne dite divya ou la hiérarchie des guru divins qui ne se sentent pas obligés de s’incarner sur terre, et une troisième ligne, celle des siddha ou des parfaits, qui, autrefois, ayant été comme nous des hommes, et depuis des temps immémoriaux, ont réalisé cette étape définitive de la vie spirituelle. Le gurukula donne spontanément accès à ces trois lignes d’approche fondamentales de la vie spirituelle.

3 Kamalasarasvatï, la déesse Sarasvati assise dans un lotus blanc, est la sakti inspiratrice des arts et des lettres plus particulièrement et, en réalité, de toutes les formes du savoir.

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j’ai été moi-même membre de cette communauté restreinte des élèves, sisya, devenus

sädhaka. C'est donc de cette façon que j'ai pu profiter du privilège exceptionnel de

posséder l'un des très rares exemplaires de la SrMalitärcanacandrikä. Les textes en milieu traditionnel ne sont confiés qu’à des disciples immédiats du maître. Le grand public ignore donc jusqu’à l’existence de ces ouvrages d’érudition, de dévotion et de pratique spirituelle et rituelle. Il semble que, de ce dernier point de vue, l’Inde traditionnelle est et restera une Inde secrète, accessible malgré tout et avec certaines réserves, et très jalouse de ses prérogatives profondes. Ce sont les seules garanties de sa véritable survivance pour les temps actuels et surtout de sa pérennité à travers les siècles.

1.7 L’esprit de ce mémoire

Dans !’introduction à sa Grammaire Sanskrite Pâninéenne, Pierre-Sylvain Fïlliozat précise qu’il est nécessaire que l’anthropologue moderne, qu’il soit linguiste ou sociologue, prenne en considération la conscience que le locuteur a de sa langue, que le membre d’une société a de sa société, etc. Il ajoute que c’est là la documentation la plus solide d’où il peut tirer la vue la plus authentique. Il préconise la méthode suivante : « L’histoire de la langue à partir des attestations doit se doubler de l’histoire de la conscience des locuteurs, dans la mesure où elle est accessible par des documents » (p. 18). Le fait intéressant pour ce mémoire de maîtrise, c’est qu’il écrit que cela est possible dans le cas de l’Inde en raison du remarquable effort d’investigation anthropologique des Indiens eux-mêmes au cours de leur histoire, effort qui les a amenés à exprimer leur conscience dans des textes qui sont pour nous autant de précieux documents. C’est ainsi, d’après lui, que l’on peut faire une histoire sûre de ce que l’homme en Inde a fait de lui-même. Le texte du Petit Culte à la déesse Lalitâ constitue en soi l’un de ces précieux documents. Il est un témoignage direct d’une anthropogenèse prise sur le vif. De plus, le rite en Inde est inséparable d’un sacrifice de la parole ou, à tout le moins, d’une mobilisation de toutes les ressources de celle-ci. La püjà mobilise

35 Cf. Traduction, introduction et notes par Hélène Brunner-Lachaux. Travail considérable de traduction de recherche qui a occupé une bonne partie de l'existence de cette femme très érudite.

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donc la parole à sa manière. C’est pourquoi on y observe une abondance calculée de

mantra. L’homme religieux hindou säkta s’y construit d’une manière toute spéciale. C’est

ce que ce mémoire va essayer de mettre partiellement en évidence, reportant à plus tard, et pour une étude beaucoup plus approfondie, le dégagement des lois profondes qui lie cette linguistique sanskrite, véritable théologie phonique, aux articulations subtiles de cette anthropo-cosmologie, qui rend compte d’une vision complexe de la réalité humaine sous le quadruple rapport individuel, social, cosmique et transcendant

1.8 La méthodologie

Pendant la traduction du texte de la LP, je me suis vite rendu compte qu’il ne suffit pas de traduire. Une compréhension intégrale suppose d’abord que l’on sache ce qui se passe sur le plan rituel, c’est-à-dire que l’on sache (1) la manière dont s’implique la parole, (2) la façon dont la gestuelle se mobilise pour actualiser les transformations du

sâdhaka qu’appelle cette pratique quotidienne, (3) la manière également dont les

instructions du guru s’insèrent dans cet ensemble complexe qui mobilise toutes les ressources de la vie psychologique profonde du sâdhaka. Il faut même considérer de très près (4) en quoi la structure du rituel obéit à une dynamique anthropogénique et théologique, autrement dit en quoi le culte journalier (nityakarmarif6 peut être la réalisation conséquente et vraiment effective de ce qui se passe sur le plan doctrinal.

Le rituel de la püjâ n’est donc pas une mécanique aveugle, mais un exercice quotidien que gouverne un enseignement bien précis. De ce fait, il s’est avéré indispensable, à la suite d’une présentation générale qui situe dans son environnement familial et social le texte traduit de la LP, d’en dégager les acteurs principaux, puis d’en faire une analyse doctrinale aussi précise que possible. Autrement dit, il s’agit de comprendre peu à peu l’implicite de ce rituel, c’est-à-dire d’une part, sa théologie, et d’autre part, son anthropologie religieuse, et partant de là, de dégager le processus

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anthropogénique qui construit un certain anthropoi1un certain type d’homme hindou

sàkta. Ce processus apparaît sous le voile d’un ensemble de prescriptions rituelles que le guru inspire de bout en bout et qui est la base de la discipline spirituelle du sädhaka. 36 37

36 Le nityakarman est un rite obligatoire et quotidien. Il doit se poursuivre toute la vie et comprend un ensemble d’actes qui s’étalent sur toute la journée, avec comme centre le culte formel soit de Siva, soit d’un autre dieu, soit encore, en contexte du culte à Lalitâ, de la déesse elle-même.

37 Qui déconstruit, pourrait-on écrire, car il s’agit, dans la perspective de ce rituel, d’arracher l’être humain à l’aliénation radicale qui est la sienne depuis des temps immémoriaux et cette désaliénation s’accomplissant par le moyen d’un processus complet de réintégration de soi, jusqu’au tréfonds de soi. H ne faut jamais oublier que, chez les hindous, il y a la suite sans commencement ni fin des morts et des renaissances.

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2. Les principaux acteurs

Nous nous proposons donc ici d’étudier le texte de la petite püjâ que nous avons déjà présenté comme un simple aide-mémoire. Avant d’aborder le contenu proprement dit de ce texte, il importe de bien se représenter les personnages qui y interviennent. Une simple lecture des premières lignes du texte - et cela est confirmé par sa lecture intégrale - permet immédiatement d’en repérer trois. Le guru s’impose dès la première ligne. C’est lui qui s’adresse au sädhaka. « Victoire !... {Joya ! ) ». Il connaît ce que le disciple doit faire et formule à son intention la prescription suivante : « Que le sädhaka qui a pris un bain de bon augure vienne à l’oratoire ... »38 Et déjà, à côté de quelques divinités subsidiaires, apparaît celle qui polarisera bientôt toute !’attention, la déesse. Cette LP est impensable sans l’existence du guru, du sädhaka et de la déesse, qui sont effectivement le triple fil conducteur qui permet d’avoir accès à une première compréhension de l’ensemble de ce rituel. Voici donc ces acteurs dans l’ordre où on les a énumérés.

1) Le guru est constamment là et sa présence s’affirme tout au long du texte par des séries d’absolutifs qui se terminent par une prescription à l’optatif39. Ces injonctions (vidhi) ciblent le sädhaka qui doit exécuter le petit culte d’hommage ritualisé qu’est la LP. En quelques endroits du texte, le guru intervient aussi sous la forme de brèves explications (arthavâda). Il est évident que, sans sa présence discrète, cette pratique n’aurait aucun sens. C’est le guru qui en a amorcé le processus et il est, pour le sädhaka, la personne-ressource qui peut lui en dévoiler !’explication ésotérique.

2) Le sädhaka est également essentiel au rituel. Il est l’officiant au sens premier de ce terme technique, tant saiva que säkta. Selon les propres mots de Hélène Brunner40, il

38 sâdhakah krtamaûgalasnânah püjSgrham âgatya...

39 L’optatif qui clôt la séquence d’absolutifs (qui ont en soi un sens de participe actif) transforme chacun de ces absolutifs en autant de prescriptions (vidhi). La structure verbale de la première phrase est, par exemple, la suivante : âgatya, qu’il (le sädhaka) vienne, prârthya, qu’il fasse cette prière, vibhâvya, qu’il se considère, baddhvâ, qu’il noue, dhyätvä, qu’il médite, japtvâ, qu’il récite, abhyarcya, qu’il honore,

abhimantrya, qu’il prononce, sprstvä., qu’il touche, proksya, qu’il asperge, upavisya, qu’il s’assoie, et

finalement cet optatif comme verbe de la proposition principale, kuryât, et qu’il prenne. L’ensemble de la LP comprend une trentaine de séquences du même type.

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est « celui qui peut », et non « celui qui s’efforce ». C’est lui qui actualise ce que représente le guru ou ce que transmet la tradition, sous le double aspect complémentaire et indissociable du sampradâya et de la guruparamparâ.

3) Enfin la déesse Lalitâ. L’imagerie religieuse habituelle la représente très rarement. Il m’est arrivé de la voir exhibée dans le grand marché ou Grand Bazar de Pondichéry. Elle était là au beau milieu d’un fouillis de représentations de déesses plus accessibles, comme ces astalaksmî ou ces huit aspects majeurs de Laksml, l’épouse de Visnu. Tout à côté, on pouvait également apercevoir les dieux Ganesa et Subrahmanya, ainsi que les différentes divinités planétaires. On trouve surtout cette déesse sous l’aspect de Râjarâjesvarï, T épouse de Siva, le Seigneur suprême de l’Univers. Il est certain qu’elle fait l’objet d’une très grande dévotion. De nombreux lieux de pèlerinage, et non des moindres, disent assez l’amour qu’on lui témoigne. Il suffit de visiter Cidâmbaram et Madurai, dans le sud de l’Inde, pour s’en convaincre. Elle apparaît alors avec de multiples attributs, comme pour traduire les innombrables fonctions qu’elle exerce, soit toute seule soit conjointement avec d’autres déesses et d’autres dieux, partout dans l’univers. D’une façon générale, elle a le teint rouge, est assise sur un trône, avec à ses pieds un Sri Cakra ou un Sri Mera. Son visage est celui d’une jeune fille d’environ seize ans, étemelle, jeune et vierge (nïtyayauvanà). Il existe une littérature très abondante qui la décrit (Saundaryalaharï, Tripurärahasya, Varivasyârahasya, etc.) et développe sa richesse symbolique au sein du panthéon hindou. Quand elle constitue la synthèse doctrinale et spirituelle des grands courants religieux de l’hindouisme, son iconographie devient prétexte à des gloses très savantes sur ce que veut dire telle ou telle partie de son corps, ou même sur la façon dont elle est habillée et coiffée, les bijoux qu’elle montre, les objets qu’elle tient dans ses quatre mains.

Cependant, traditionnellement, on dit de la déesse Lalitâ qu’elle se présente aux humains sous trois formes différentes. D’abord une forme grossière {sthüla) ou physique

(.kâyika), c’est-à-dire la forme féminine sous laquelle on lui rend habituellement

hommage ; ensuite une forme subtile ou verbale (;süksma / vâcîka), c’est-à-dire l’aspect du pañcadasaksaríou sodasâksarï-mantra ; et finalement, une forme transcendantale ou

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mentale (para / man asa). Ces trois aspects de la déesse appellent par conséquent trois façons de lui rendre un culte, parfaitement unifiées et intégrées dans l’exercice de la LP. Premièrement, on lui rend hommage dans une cérémonie rituelle toute extérieure (.bahir-yâgà), soit dans le but d’en retirer un avantage personnel (svârtha), si la cérémonie est célébrée à domicile, soit pour le profit de la communauté (parärtha), si la cérémonie est célébrée dans un temple prévu à cet effet. Deuxièmement, on lui rend hommage avec l’aide des deux mantra de quinze et seize syllabes et par une pratique déjà plus intériorisée (antar-yâga).. Troisièmement, on !’honore par le moyen de ce que l’on appelle la bhävanä 41, qui est la méditation d’un sujet ou d’un mental qui ne fait plus qu’un avec son objet ou la déesse, une méditation qui porte par conséquent sur l’étroite connexion et corrélation entre les trois principaux aspects subtils de la déesse. Il s’agit de cet état subtil (süksma) formé des deux mantra dont on vient de parler, de cette forme encore plus subtile (süksmatara) qu’est la force créatrice universelle de käma-kalä, et de la forme très subtile (süksmatama) de la kundalinl-sakti 42, l’aspect de la déesse qui est le secret de l’existence humaine et la correspondance exacte, dans le microcosme humain, de ce qui porte le nom de käma-kalä à l’échelle universelle ou cosmique. On considère que ces trois aspects correspondent à la réalisation progressive de l’absolue identité entre le ßvätman, le souffle vivant incarné et individualisé, et la déesse, considérée comme le Soi transcendant ou paramätmä. De plus, et dans le cadre de la LP, la déesse est également présentée sous deux autres formes importantes qui servent à satisfaire aux conditions pratiques et cérémonielles du culte extérieur (bahir-yâgà). La première de ces formes c’est le Sri Cakra ou Sri Yantra. La deuxième de ces formes, c’est le

müla-mantra que nous connaissons déjà comme le paûcadasâksarï ou sodasâksarî.

Voici donc, et dans l’ordre, une description succincte de ces deux supports symboliques.

41 « Creative contemplation ; powerful employment of imagination ». Cf. Jaideva Singh, Vijñánabhairava

or Divine Consciousness, A Treasury of 112 types of Yoga, New Delhi, Motilal Banarsidass, 1981, p. 157.

Ce mot de bhävanä provient de la racine verbale bhü qui se traduit par le verbe être. Il s’agit ici plus particulièrement de l’être en devenir par le moyen du mental totalement réduit au silence et capable, parce que possédé par la puissance divine (sakti), d’opérer une complète transmutation de lui-même par le moyen d’une imagerie adéquate à cette transformation souhaitée et que la tradition tantrique garde en réserve comme ses enseignements les plus secrets. Cette imagerie correspond à un symbolisme religieux tantrique

(.säkta) dont on retrouve partout en Inde des traces iconographiques et qui est particulièrement révélateur de

la nature ésotérique de ces pratiques.

42 Cf. S .K. Ramachandra Rao, The tantra of Sri Cakra (Bhâvanopanisad), Bangalore, Sharada Prakashana, 1983, p. 19.

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