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Extension du domaine de la stratégie. Plaidoyer pour un agenda de recherche critique

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CAHIER DE RECHERCHE DE DRM

N° 2009-02

Extension du domaine de la stratégie

Plaidoyer pour un agenda de recherche critique

Isabelle Huault, Université de Paris Dauphine, DRM

Véronique Perret, Université de Paris Dauphine, DRM

Résumé : L'objet de cet article est de spécifier la nature et les contours d'une activité critique dans le champ de la stratégie. Alors que les analyses dites post-rationnelles ou processuelles ont offert des alternatives au courant conventionnel en stratégie, elles ne rendent pas compte de la spécificité de l’approche critique et ne s’inscrivent pas dans le projet d’une théorie critique du management stratégique. Au travers d’une revue de littérature et de l’examen de quelques travaux en management stratégique s’inscrivant dans une approche critique, ce papier explore la manière dont l'analyse critique peut se saisir de problématiques-clés, en dépassant la perspective post-rationnelle et en proposant un agenda de recherche résolument critique pour la discipline.

Mots clés : stratégie, critique, réflexivité, pédagogie, pouvoir.

Abstract: The purpose of this article is to specify the nature of a critical activity in the field of strategy. While post-rational or procedural researches offered alternatives to conventional strategy, they do not reflect the specificity of the critical approach and do not really fit to a critical theory of strategic management . Building on a literature review in critical management studies and strategy, our article calls for a critical research agenda in strategic management, that goes beyond the post-rational perspective in the field.

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Dominé par une perspective très micro-économique, le champ du management stratégique est empreint d’une dimension normative et positiviste qui réduit l’action humaine à quelques variables plus ou moins liées entre elles [Seidl D., Balogun J. et Jarzabkowski P. (2006)]. Telle est en substance la critique adressée à la discipline par les tenants d’une perspective fondée sur la pratique (strategy as practice), et qui stigmatisent la domination voire l’hégémonie d’une tradition de recherche largement héritière de la théorie économique, et l’ostracisme envers des courants plus hétérodoxes.

Bien que la stratégie apparaisse marquée, - en tout cas à ses origines -, d’un sceau rationaliste et fonctionnaliste, ce constat ne saurait masquer la diversité du champ et la présence d’une activité critique extrêmement nourrie et dynamique. L’objet de notre papier n’est nullement de dresser un état des lieux de la recherche en stratégie, de ses écoles de pensée ou de ses paradigmes, ce que d’autres chercheurs ont analysé avec beaucoup d’acuité [Snow C. et Thomas J. (1994), Déry R. (1996), Hoskisson R. et al, (1999), Mintzberg H. et al. (1999), Tsoukas H. et Knudsen C. (2002)]. Il est plutôt de spécifier les contours et la nature de l’activité critique dans le champ.

Les analyses dites post-rationnelles, qu’elles soient issues du courant discursif, institutionnaliste, pratique ou interprétatif pour ne citer que ceux-ci, offrent en effet des alternatives crédibles au courant conventionnel, en mettant l’accent sur la nature processuelle, contextuelle et construite de la stratégie. Pourtant, elles ne reflètent pas la spécificité de l’approche critique et ne s’inscrivent pas dans le projet d’une théorie critique du management stratégique. Elles ont certes introduit le thème du pouvoir, contribuant ainsi à situer la question socio-politique au cœur même de l’activité stratégique, mais n’ont pas rendu compte de la stratification sociale et des phénomènes de domination. Elles ont par ailleurs su négocier le tournant linguistique

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(linguistic turn) mais ont omis d’intégrer le rôle central du discours comme producteur de subjectivation, à travers les pratiques sociales qu’il crée ou qu’il soutient. Elles ont enfin été soucieuses de réflexion sur la définition du périmètre de la stratégie ou la validité de ses méthodes, mais ont échoué à franchir le pas de l’ «introspection bénigne » [Woolgar S. (1988)] pour mettre en oeuvre une réflexivité radicale.

L’objectif de notre revue de littérature est de spécifier ce que recouvre ou pourrait recouvrir l’analyse critique en management stratégique, en dépassant la perspective post-rationnelle (1), en revisitant le champ à la lumière d’une posture critique (2) et en proposant un agenda de recherche résolument critique pour la discipline (3).

1. Ce que critiquer veut dire

Le domaine de la stratégie n’est pas monolithique et les controverses s’y développent comme dans tout champ scientifique. La perspective rationaliste a en effet été attaquée par les avocats d’une approche plus processuelle et les critiques adressées au paradigme dominant sont vives (1.1). Toutefois, ces controverses ne sauraient être assimilées à la posture critique en management, qui contient des ingrédients bien particuliers (1.2).

1.1 De quelques controverses et critiques en stratégie…

La recherche en management stratégique reposerait sur une vision dominante [Mintzberg H. (1991), Johnson G. et al. (2003), Golsorkhi D. (2006) pour exemple] caractérisée non seulement par la rationalité mais aussi par une visée instrumentale et normative des connaissances produites.

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Cette manière de présenter la production de recherche en stratégie relève souvent d’un procédé argumentatif visant à dénoncer le caractère hégémonique d’une approche fonctionnaliste et managérialiste de la stratégie. Si cette critique a une portée rhétorique indéniable, elle ne reflète cependant pas le caractère diversifié de ce champ de recherche. Il importe donc de s’écarter de cette conception simplificatrice qui ne rend pas compte de la place et du rôle joués par les controverses dans la construction et l’évolution de la discipline et qui, ce faisant, ne permet ni de qualifier, ni d’évaluer ce qu’est, ou pourrait être une « approche critique » du management stratégique.

La domination d’un paradigme dans la recherche en management stratégique (rationaliste, fonctionnaliste et positiviste) est fortement concurrencée par des perspectives que l’on pourrait qualifier de « post rationnelles » même si ces dernières ne constituent pas un ensemble homogène et unifié. Ces approches focalisent en particulier l’attention sur la contextualisation et la dénaturalisation des objets de recherche. Elles critiquent fermement le caractère linéaire, délibéré et rationnel de la stratégie décrite dans le paradigme dominant et prônent la prise en compte de nouvelles dimensions essentielles (politique, cognitive, interprétative, discursive, pratique…), tant dans la conception des objets que dans l’évolution des méthodologies de recherche.

La querelle du contenu et du processus, qui a animé la communauté de recherche en stratégie dans les années 1990 [Pascale R. (1984), Mintzberg H. et al. (1996)], est emblématique de ce tournant « post rationnel ». Comme le souligne Laroche H. , « elle marque la contestation du paradigme jusque là dominant, c’est-à-dire l’analyse concurrentielle, issue de l’économie industrielle codifiée par Michael

Porter » [(1997), p. 1]. Les analyses processuelles de la stratégie, portées par les

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contexte et le rôle des valeurs dans les stratégies mises en oeuvre. Ces travaux cherchent à montrer comment, dans la pratique, les décisions stratégiques émergent de la compréhension locale, de recettes et de routines résistant au calcul rationnel et subvertissant le contrôle. Dénonçant l’incapacité des modèles rationnels à expliquer le changement organisationnel, ces travaux invitent à porter attention au caractère politique et socialement construit de la stratégie ; laquelle est entendue comme un résultat négocié de valeurs concurrentes et d’intérêts divergents, et non pas comme le simple fruit de l’intentionnalité de l’acteur stratège. Les approches processuelles contestent clairement la cohérence et la crédibilité des modèles logiques et linéaires ainsi que le manque de prise en compte de l’encastrement social de la stratégie.

Sur ce point d’ailleurs, l’analyse processuelle rejoint les critiques émises par la théorie néo-institutionnaliste [DiMaggio P. et Powell W. (1983)] qui affirme avec force, et cela dès son origine, l’encastrement institutionnel du stratège et des stratégies dans des cadres cognitifs institutionnalisés, établissant ainsi une rupture avec les démarches conventionnelles d’adaptation rationnelle et de logique d’efficience. La quête de légitimité devient par exemple un élément structurant du comportement stratégique qui n’est plus régi par la seule quête de compétitivité économique. Dans ce cadre, la conduite stratégique peut être plus guidée par le mimétisme que par la différenciation concurrentielle. La théorie néo-institutionnaliste place l’analyse stratégique à un macro-niveau qui élargit le champ des déterminations et des effets de structuration en jeu dans la conduite stratégique et interroge l’intentionnalité du stratège.

Une autre attaque frontale du modèle dominant est portée par les approches interprétatives de la stratégie qui contestent le caractère objectif de l’environnement stratégique [Smircich L. et Stubbart C. (1985)]. En proposant une conception de l’environnement « enacté », la démarche interprétative rejette la prescription stratégique classique, selon laquelle l’entreprise

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doit s’adapter à son environnement. Elle invite à repenser les notions centrales de contraintes, d’opportunités, de menaces comme des notions socialement construites et non comme des propriétés objectives de l’environnement, extérieures aux acteurs. L’approche interprétative de la stratégie met ainsi en évidence le rôle prégnant de l’interprétation et la manière dont celle-ci se construit, au travers des interactions et des discours. Elle marque ce que certains ont appelé le tournant linguistique (linguistic turn ) de la recherche en organisation [Alvesson M. et Kärreman D. (2000)]. Les travaux en management stratégique s’inscrivant dans cette mouvance adoptent en particulier l’idée que le langage est « un vecteur de pouvoir dans sa capacité à mettre en ordre et construire le monde social » [Alvesson M. et Kärreman D.

(2000), p.142, notre traduction]. Des analyses de plus en plus nombreuses en stratégie, qu’elles soient issues du courant discursif ou des théories institutionnalistes, soutiennent ainsi que les discours et les idées dominantes en stratégie sont historiquement constitués, qu’ils sont progressivement modifiés via des processus de framing, et reconstitués pour engendrer de nouvelles manières de voir et d’agir.

Les années 2000 sont marquées par l’émergence et la structuration de l’approche théorique de la « strategy as practice », qui prolonge et complète certaines des critiques précédemment énoncées à l’égard de la posture rationaliste, positiviste et fonctionnaliste [Golsorkhi D. (2006)]. Ce cadre théorique [Johnson G. et al., (2003), Whittington R. (2003) ; Jarzabkowski P. (2005)], envisage la stratégie

comme une activité sociale et propose de porter l’attention sur le processus de « fabrique de la stratégie » [Golsorkhi D. (2006), p. 10]. La mise en valeur des individus, l’insistance sur leurs interdépendances, leurs interactions, leurs pratiques corporelles et discursives et les systèmes d’action qui en sont issus, permettent de mieux incarner la stratégie et de l’envisager comme « praxis » [Shrivastava P. (1986)]. Le management stratégique est ainsi assimilé à un processus organisationnel. Son étude dépasse l’analyse des intérêts particuliers des élites

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managériales, pour se recentrer au contraire sur l’activité concrète située. Par ce déplacement de l’analyse au micro-niveau de la pratique quotidienne, ce référentiel souligne que la stratégie est aussi affaire de management intermédiaire et de managés de base [Golsorkhi D. (2006), p. 13] ; ou pour le dire autrement, que l’activité stratégique implique des acteurs à tous les niveaux hiérarchiques. Cette conception nous éloigne encore un peu plus du modèle stratégique « classique » porté par la figure du stratège. La stratégie n’est plus l’apanage de la direction, incarné par un acteur stratège, préoccupé essentiellement par les décisions d’envergure et de long terme impliquant la pérennité et la compétitivité de l’organisation, elle devient l’affaire de tous et s’inscrit dans la pratique quotidienne.

Le domaine du management stratégique est ainsi traversé par une activité critique extrêmement riche. Les querelles y sont nombreuses et alimentent régulièrement le débat scientifique. Le travail critique du chercheur, que l’on peut ici entendre comme l’exercice du doute, de l’analyse, de l’évaluation et du jugement s’exerce régulièrement au travers de controverses parfois vives. Pettigrew A. et al. [(2002), p. 6, notre traduction], soulignent d’ailleurs que le développement de la recherche en management stratégique reflète le processus de construction scientifique qui n’est pas « une prestigieuse marche vers la vérité absolue, mais plutôt une lutte entre chercheurs du champ pour construire la vérité ». La critique

relève du travail scientifique, la recherche en management stratégique en est à cet égard un reflet.

Cependant, les travaux auxquels nous nous référons et l’agenda de recherche que nous proposons ne s’inscrivent pas directement dans cette acception du terme critique. Ils relèvent plutôt d’une posture fondant le projet d’une théorie critique en management stratégique. Cette distinction du rôle et de la nature de la critique

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exercée est bien illustrée par la notion de critique radicale prônée par Adler P. et al [2008]. Pour ces auteurs, l’utilisation du terme critique dans l’acception donnée par les Critical Management Studies (CMS)

« signifie plus qu’une approbation des normes standard du scepticisme

scientifique ou de la valeur propre à la “pensée critique”. Cela signifie également plus que d’accorder une attention particulière aux questions essentielles plutôt que marginales. Critique signifie ici une critique radicale. Par radicale nous signalons une attention aux configurations qui engendrent la division sociale et qui sont écologiquement destructrices ainsi qu’aux structures, comme le capitalisme, le patriarcat, le néo-impérialisme,…, qui conditionnent l’action locale et la sagesse populaire. Par critique nous voulons dire que, au-delà de la critique de croyances et pratiques problématiques et spécifiques, les CMS ont pour objectif de montrer comment de telles croyances et pratiques sont nourries par, et servent à soutenir des configurations et structures destructrices et qui mènent à la division, et également que leur reproduction n’est ni nécessaire ni inévitable mais, plutôt, contingente et transformable ». [Adler, P. ; Forbes, L. et Willmott, H.

(2008), p. 3, notre traduction].

Être critique, selon Adler P. et al [2008] ne renvoie pas au doute scientifique. Il s’agit plutôt de mettre en évidence le projet de dénaturalisation et de dévoilement porté par les théories critiques, et leur ambition résolument politique et émancipatrice. Cette précision nous invite à interroger la place et la nature de la critique, entendue maintenant comme posture.

1.2… à la posture critique1

De façon générale, les CMS visent à remettre en question l’ordre existant et les arrangements institutionnels à l’origine des phénomènes de domination sociale, économique, idéologique et symbolique. Elles mettent en évidence le potentiel d’émancipation des sociétés, mais aussi la manière dont celui-ci est perpétuellement

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menacé par des processus d’aliénation des individus. Ayant puisé pour partie leur source dans les principaux acquis de l’Ecole de Francfort, les études critiques connaissent des influences diverses : marxisme, féminisme, modernisme, post-structuralisme ou post-colonialisme. Elles s’inscrivent dans un réseau de références variées, et couvrent un très large spectre. Si les unes, d’inspiration marxiste, sont classiquement focalisées sur la critique du capitalisme, la lutte des classes et l’oppression d’origine économique, d’autres mettent plutôt l’accent sur les phénomènes de domination idéologique ou culturelle. Par exemple, le féminisme insiste sur la construction des connaissances et des pratiques managériales sur la base de valeurs patriarcales et de la domination masculine [Martin J. (1990)], alors que le post-colonialisme tend à mettre à jour les formes insidieuses de l’impérialisme occidental dans les processus de management [Frenkel M. et Shenhav M. (2003)]. Les CMS apparaissent ainsi comme une véritable nébuleuse, où les études empiriques sur le pouvoir et l’oppression côtoient les tentatives théoriques les plus élaborées pour dénoncer les « démons » du modernisme, du positivisme et du « managérialisme ». Dans cet entre-deux, on peut mentionner les efforts pour initier la réflexion autour de nouveaux thèmes - le genre, l’environnement, l’ethnicité - et pour introduire de nouvelles méthodes -ethnographiques, discursives, rhétoriques, narratives, féministes, etc. [Parker M. (2002), p.118].

Au-delà de cette diversité, quelques éléments fédèrent cependant ce courant. Les CMS insistent en effet dans leur ensemble sur l’importance des relations de pouvoir historiquement et socialement constituées, sur l’inscription des faits économiques et des phénomènes de management dans des contextes idéologiques singuliers, qu’il convient d’analyser. Elles relèvent l’importance du rôle du langage et des discours dans la formation de la subjectivité, en attirant l’attention sur les

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« fermetures discursives » qui tiennent pour acquis certains postulats et certaines idéologies [Alvesson M. et Willmott H. (2003), p. 16]. Elles focalisent enfin l’attention sur les phénomènes de domination et l’oppression qui caractérisent les sociétés contemporaines.

De façon plus précise, les études critiques poursuivent un projet de dénaturalisation des processus managériaux [Fournier V. et Grey C. (2000)]. L’enjeu

est de s’intéresser à la genèse des phénomènes analysés, le devoir du chercheur en management étant de mettre à jour les constructions sociales, de se situer « contre le statu quo imposé ». Les CMS s’inscrivent par ailleurs dans un référentiel non fonctionnaliste, ce qui constitue un point de démarcation significatif avec les

recherches du courant conventionnel. L’objectif n’est nullement de s’intéresser à la problématique de l’amélioration de la performance, en ce que connaissance et vérité ne sauraient être subordonnées à la production de la performance [Fournier V. et Grey C. (2000)]. L’accent est davantage mis sur les concepts de pouvoir, de contrôle, d’inégalité et de domination que sur ceux d’efficience et de compétitivité. L’enjeu n’est pas tant celui de la connaissance pour le management que celui de la connaissance du management [Alvesson M. et Willmott H. (2003), p. 1]. La portée politique et émancipatrice de la théorie est également relevée [Fournier V. et Grey C.

(2000), Lincoln Y. et Guba E. (2000)]. Le dévoilement des aliénations et la dénonciation de l’ordre établi y sont centraux. Enfin, la place du chercheur est celle d’un intellectuel engagé et l’appel à la réflexivité vise à révéler la médiatisation des résultats par les valeurs du chercheur, par son ancrage idéologique et culturel. Les CMS rompent ainsi avec l’idée d’objectivité ou de neutralité du chercheur.

Si l’on focalise plus spécifiquement l’attention sur le champ du management stratégique, la conception critique trouve quelques-unes de ses origines dans l’article

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séminal de Paul Shrivastava, daté de 1986 et dont l’intitulé : « Is Strategic Management Ideological ?» est significatif. Shrivastava y défend une nouvelle

approche de la recherche en management stratégique, fondée sur une critique sévère à l’égard des présupposés idéologiques particulièrement prégnants dans le champ.

Le champ du management stratégique est pour Shrivastava empreint d’une coloration normative et de modèles qui ne sont pas validés à partir de faits généraux et qui demeurent peu fondés théoriquement. C’est ce qu’il appelle l’indétermination factuelle des normes d’action. La perspective classique en stratégie, construite à partir d’analyses logiques simples sur la base de grilles forces/faiblesses/opportunités/contraintes ou de catalogues de recommandations, a néanmoins été vivement encouragée, puisqu’elle se donne à lire comme un guide d’action pour les praticiens. Shrivastava interroge cependant la place excessive voire exclusive occupée par les élites managériales dans ces modèles et l’utilité même d’une discipline (le management stratégique) qui ignore l’ensemble des autres parties prenantes de l’organisation. Il remet profondément en cause l’idée que les objectifs du top management puissent être spontanément acceptés comme moraux ou comme légitimes, ou encore que le chief executive officer soit automatiquement considéré comme « l’architecte du dessein organisationnel » [Christensen C. et al. (1982)].

Pour le dire autrement, la recherche classique en stratégie s’est souvent présentée comme axiologiquement neutre, articulant ses analyses autour de l’existence de systèmes fondés sur la coopération et la recherche de performance, universalisant ainsi le point du vue du manager et édulcorant considérablement le « marquage » idéologique de la discipline. L’absence de prise en compte d’autres acteurs de l’entreprise tend à gommer les oppositions classiques patrons/salariés,

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dominants/dominés, et vise à dépasser la lutte des classes. Les courants classiques s’inscrivent au contraire prioritairement dans un référentiel fonctionnaliste, sorte de démarche d’ingénierie sociale et de rationalisation de l’ordre établi.

En présentant la stratégie comme praxis2, Shrivastava suggère des modalités par lesquelles le champ pourrait non seulement se réorienter, s’affranchir de sa dimension proprement idéologique, mais également inclure des valeurs démocratiques et des buts émancipatoires.

2. La stratégie revisitée à la lumière de la critique

Bien que le champ du management stratégique ait profondément évolué, comme en atteste l’émergence des courants processuels et post-rationnels, plus de vingt ans se sont écoulés depuis le plaidoyer de Shrivastava en faveur d’un tournant critique. Or, de nombreuses interrogations demeurent. Peu de cadres théoriques en management stratégique, fussent-ils hétérodoxes, reprennent finalement à leur compte les éléments mis en avant par cet auteur. Bien plus, à l’aune d’une posture critique, les analyses post-rationnelles sont sujettes à de nombreuses controverses, quant aux problématiques liées au pouvoir, aux discours, et à la réflexivité.

2.1 Du pouvoir à la domination

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Selon Shrivastava, la praxis renvoie à des considérations théoriques et à des objectifs pratiques. L’auteur appelle à repenser l’orientation du champ, qu’il considère en proie à l’idéologie managériale. La conception de la stratégie comme praxis invite plutôt à la suite d’Habermas J. [1971] ou de Marcuse H. [1966], à promouvoir les aller-retour permanents entre pratique et théorie.

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On ne peut guère reprocher aux théories en management stratégique de s’affranchir de l’analyse du pouvoir. Par exemple et pour ne citer que celles-ci, les perspectives behavioristes [Cyert R. et March J. (1963)] ont consisté à analyser l’organisation comme une véritable « arène » constituée de coalitions politiques. Dans cette acception, les finalités de l’organisation sont le reflet de l’adaptation des buts aux évolutions de la structure d’une coalition. Elles dépendent intimement des jeux de pouvoir entre acteurs et de leurs marchandages incessants. Cyert et March appréhendent le fonctionnement d’une organisation comme le fruit de processus politiques et d’un ajustement entre intérêts divergents. Toutefois, il s’agit d’une acception plutôt étroite qui réduit le pouvoir à son caractère épisodique, voire conjoncturel ; ce qui conduit d’ailleurs certains à dénoncer l’euphémisation des relations de pouvoir qu’une telle conception véhicule [Clegg S. (1989)].

Malgré leurs apports, et les avancées conceptuelles notables qu’elles ont suscitées, les démarches processuelles et post-rationnelles peinent à rendre compte des phénomènes de domination, des luttes politiques entre parties prenantes, et de la stratification sociale des champs et des environnements. Elles privilégient une conception consensuelle de la démarche stratégique et sous-estiment la prégnance des questions de conflit sur l’appropriation de la valeur. Elles tendent souvent à focaliser l’attention sur le micro-niveau, sans s’intéresser à des ensembles sociaux larges ou aux lieux de contestation. Ces critiques ont été reprises de façon systématique par des auteurs comme Levy D. et al., [2003].

Ainsi, la seule focalisation sur les luttes internes qui prennent place au sein de différentes coalitions évacue la question des conflits et tend à désencastrer la stratégie de son contexte historique et social. Par exemple, soulignent Levy D. et al, [2003], la fameuse étude de Pettigrew sur ICI néglige l’organisation historique particulière et les structures de classe de la société britannique contemporaine

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[Whittington R. (1992)] qui ont pourtant façonné l’orientation stratégique de cette entreprise de chimie.

Alors que les pratiques institutionnalisées apparaissent finalement comme naturelles et neutres aux acteurs, les théoriciens critiques insistent a contrario sur la nécessité de déconstruire ce processus de naturalisation pour montrer qu’il stabilise en fait des rapports de pouvoir, lesquels deviennent alors des rapports de domination. [Hobsbawn E. et Ranger T. (1984) ; Lukes S. (1973)]. Il s’instaure des relations asymétriques durables entre les dominants et les dominés ; ce que certains auteurs appellent également « pouvoir systémique » [Lukes S. (1973)].

Dans cette perspective, Contu A. et Willmott H. [2006] entreprennent une relecture de l’ouvrage de Julian Orr [1996], Talking about machines. Ils mobilisent une théorie sociale de l’hégémonie, pour fournir une signification politique aux pratiques des techniciens réparateurs de photocopieurs et pour montrer comment se reproduisent les relations de travail capitalistes. Si Julian Orr voyait dans les pratiques des techniciens une part d’improvisation, de résistance voire de subversion des règles bureaucratiques, Contu et Willmott perçoivent en revanche des processus de travail qui maintiennent les relations de pouvoir existantes et qui permettent au système de production de perdurer. Les dépenses en réparation et en remplacement de machines diminuent, le client est satisfait, tandis que la ligne hiérarchique n’y trouve que des bénéfices. Pour Contu et Willmott, les pratiques innovantes voire déviantes des techniciens réparateurs ne constituent nullement les prémices d’une transformation sociale, mais participent plutôt d’une « fabrication du consentement » et d’une logique de perpétuation des relations de subordination.

Dans ce même esprit, Messner, M. et al. [2008] mettent en évidence l’ambiguïté des travaux académiques sur les pratiques organisationnelles qualifiées de « critiques » comme certaines formes de résistances au changement ou de

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détournements des logiques organisationnelles par exemple. Ils soulignent que ces pratiques organisationnelles ne doivent pas toujours être envisagées comme des événements exceptionnels et non routiniers. Les critiques qui s’expriment dans le cadre organisationnel peuvent également être appréhendées comme des routines structurellement et formellement institutionnalisées, des formes de méta-pratiques. Elles peuvent être le résultat émergent d’une rationalité établie dans l’organisation. En ce sens, plutôt que de les concevoir comme des événements exceptionnels (bons ou mauvais pour l’organisation), les pratiques critiques peuvent être considérées comme le reflet du statu quo organisationnel et le support des rationalités institutionnalisées et des systèmes de pouvoir de l’organisation.

Bien évidemment, les rationalités et les pratiques institutionnalisées s’incarnent particulièrement bien dans les outils et les dispositifs du management stratégique qui cadrent les raisonnements des acteurs [Hasselbladh H. et Kallinikos J. (2000)]. Les matrices stratégiques ou les outils de la planification font du management stratégique un lieu propice à l’analyse du pouvoir de ces « technologies » tenues pour acquises [Oakes L. et al. (1998) ; Huault I. et Leca B. (2009)]. Les chercheurs en management stratégique restent peu prolixes sur le pouvoir de ces dispositifs et sur les « conventions qui connectent les systèmes de croyance institutionnellement définis avec les activités techniques » [Scott, R. (2003),

p. 139, notre traduction]. Le travail empirique d’Oakes L. et al. [1998], portant sur l’introduction de la planification stratégique dans la gestion des musées et des sites culturels dans la province d’Alberta au Canada, doit être considéré comme une exception notable. Plutôt que d’envisager le dispositif de planification stratégique comme une technologie neutre, ce travail montre qu’il peut être analysé comme un moyen de lutte pour nommer et légitimer des pratiques, en excluant certaines connaissances et pratiques et en enseignant et imposant d’autres connaissances et

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d’autres façons de concevoir l’organisation. Leur étude montre en particulier que le dispositif de planification stratégique exerce son contrôle par le changement d’identité qu’il impose aux acteurs. Cette recherche suggère de prendre le pouvoir, le langage et la subjectivité plus sérieusement quand on souhaite comprendre le contrôle qu’exercent les outils [Oakes L. et al. (1998), p. 257].

Cette suggestion s’inscrit dans la droite ligne des travaux critiques en management stratégique. Pour accomplir le travail de dénonciation des mécanismes de reproduction des structures de pouvoir-connaissance (Foucault, 1975), les approches critiques vont, en effet, mettre en évidence le rôle du langage et l’importance d’une analyse de la stratégie comme discours.

2.2 Du discours comme ressource, au discours comme producteur de

subjectivation

De nombreux travaux adoptent aujourd’hui une approche discursive de la stratégie. Le langage devient un objet important de recherche et un matériau méthodologique qui permet de revisiter de manière critique certaines problématiques centrales des organisations [Alvesson M. et Kärreman D. (2000)].

L’approche interprétative de Smircich L. et Stubbart C. [1985], ou plus encore, les approches discursives des jeux de langage de la stratégie de Barry D. et Elmes M. [1997] et du processus de décision stratégique de Hendry J. [2000] ainsi que de nombreux travaux sur la « strategy as practice » placent le discours au centre de leur analyse. Dans cette perspective, Vaara E. [2006] défend en particulier l’idée que le discours peut être un des moteurs de la fabrique de la stratégie, jouant un rôle de préparateur et de facilitateur du maintien ou de la dynamique des pratiques stratégiques.

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Allard Poesi F. [2006] dans son analyse contrastée du rôle joué par le discours dans les approches « pratique » et « critique » de la stratégie marque cependant la distance qu’il existe entre ces deux conceptions. Pour la première, le discours peut être considéré comme une des ressources, habilitante et contraignante, au service de l’acteur qui fabrique une pratique stratégique plastique toujours émergente du contexte d’interaction dans laquelle elle prend forme. Pour l’approche critique en revanche, l’accent est mis sur le discours stratégique en lui même et sur ses effets sur la subjectivité et l’identité des acteurs. L’approche critique « nuance ainsi l’idée de plasticité (….) en remarquant les inscriptions qu’opèrent les pratiques et le discours stratégiques sur les subjectivités et identités des praticiens »

[Allard Poesi F. (2006), p. 37-38].

Si les approches discursive, pratique et critique se rejoignent quant à l’importance accordée au discours dans l’analyse de la stratégie, l’analyse critique se démarque cependant d’une vision du discours conçu comme une ressource de délibération pour atteindre un consensus, et propose d’envisager le discours stratégique comme sujet même d’analyse. Les travaux critiques de Knights D. et Morgan G. [1991] sont à ce titre fondamentaux, en ce qu’ils posent deux caractéristiques essentielles du discours stratégique qui seront très souvent reprises dans les analyses critiques ultérieures. D’une part, Knights et Morgan développent l’idée que le discours stratégique constitue le problème qu’il dit vouloir résoudre. D’autre part, ils invitent à considérer comment les discours stratégiques créent le sujet stratégique en construisant la subjectivité des acteurs. Ces deux dimensions du discours participent de ce que Knights et Morgan appellent les effets de vérité de la stratégie qui conduisent à la naturalisation et à l’universalisation de certains intérêts. S’appuyant sur une approche généalogique issue des travaux de Michel Foucault, Knights D. et Morgan G. [1991] focalisent leur analyse sur l’émergence, le

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développement et la reproduction du discours stratégique lui-même. Le travail critique consiste alors à dénaturaliser ce discours et à le concevoir comme une technologie du pouvoir. Les auteurs défendent l’idée que le discours stratégique, finalement récent dans l’univers des organisations [Knights D. et Morgan G. (1995)], part du besoin de dire ce que l’on fait et pourquoi on le fait, et consiste à définir quels sont les « vrais » problèmes de l’organisation et quels sont les paramètres des « réelles solutions » pour les résoudre [Knights D. et Morgan G. (1991), p. 260]. Il y a un caractère mutuellement constituant de la stratégie et des problèmes qu’elle est censée résoudre. Le discours se développe et se reproduit par la constitution et l’application d’un savoir d’experts (praticiens ou chercheurs stratèges). Ce savoir définit à la fois ce qui est de l’ordre du problème ET de la solution stratégique. En outre, il habilite celui qui le produit et/ou qui s’en sert à se définir comme stratège. Une des rares incarnations empiriques de ces « effets de pouvoir » du discours stratégique est proposée par Samra Fredericks [2005]. À partir d’une étude ethnométhodologique des interactions discursives de praticiens stratèges, et en mobilisant la grille d’analyse habermasienne de l’agir communicationnel, Samra Fredericks « ouvre la voie à des études à ‘grain fin’ de la constitution quotidienne et dans les interactions des effets de pouvoir, évoquant la ‘capilarité’ des relations de

pouvoir.» [(2005), p. 803, notre traduction].

Pour Knights et Morgan, le discours stratégique peut être appréhendé comme une technologie du pouvoir par les effets de vérité qu’il crée (il dit ce qui est stratégique et ce qui ne l’est pas), mais également, et de manière essentielle, par le fait qu’il fournit aux individus les éléments de constitution de leur subjectivité. Les sujets stratégiques n’existent pas préalablement à leur implication dans le discours. Le discours stratégique construit la subjectivité des membres de l’organisation en sécurisant leur compréhension de la réalité, au travers d’un engagement dans le discours et la

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pratique stratégique. La stratégie peut alors être conçue comme un discours et des pratiques qui transforment les managers et les employés, qui sécurisent leur raisonnement et leur réalité en formulant, en évaluant et en conduisant la stratégie. Sur ce point essentiel de l’analyse de Knights et Morgan, il existe, là encore, peu de travaux empiriques en management stratégique, la recherche de Laine P.-M. et Vaara E. [2007] constituant une des rares exceptions.

Pour Knights et Morgan, le rôle exercé par le discours stratégique sur la subjectivité des acteurs explique les modifications du périmètre du discours stratégique et son extension aux fonctions de l’entreprise (on parle de management stratégique des ressources humaines par exemple), ou dans les organisations publiques. Cette analyse permet aux deux auteurs de défendre une conception du pouvoir qu’ils contrastent avec les approches processuelles de la stratégie et en particulier avec les travaux de Mintzberg et Pettigrew.

Pour Knights et Morgan en effet, les approches processuelles n’échappent pas à une vision rationaliste de la stratégie, dans la mesure où elles ne questionnent jamais la nature des problèmes que la stratégie est censée résoudre. Dans cette acception, les problèmes stratégiques naissent du lien « organisation-environnement », extérieur au discours stratégique lui-même, et la stratégie est conçue pour les résoudre. D’après Knights et Morgan, c’est cette posture d’extériorité et le caractère objectif de ce lien qu’il convient d’interroger, dans la mesure où une grande partie des problèmes stratégiques est créée par le discours stratégique lui-même.

La stratégie est alors abordée comme un discours créateur d’effets de vérité « dans lequel les effets ne doivent pas être compris comme le résultat inévitable de la

domination d’un ensemble particulier de valeurs et de normes, mais comme le

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[Knights D. et Morgan G. (1991), p. 254, notre traduction]. Pour ces auteurs, les producteurs/sujets de ce discours sont tout autant les praticiens que les chercheurs et les institutions de formation en stratégie qui véhiculent une conception naturalisée plutôt que problématisée de la stratégie. Quant à Thomas P. [1998], il soutient que le management stratégique est un processus discursif qui entremêle les discours du monde académique, des consultants et des praticiens. Une approche critique suppose de s’intéresser à la pluralité de ces acteurs stratégiques pour comprendre comment ils participent à la reproduction des dominations.

Considérer le discours stratégique comme objet d’investigation plutôt que comme ressource conduit à adopter une approche réflexive et à interroger la notion même de stratégie. Si cette posture reste relativement marginale dans les travaux de recherche en management stratégique [Grandy G. et Mills A. (2004)], elle peut être cependant considérée comme un trait spécifique de la démarche critique.

2.3 De la réflexion à la réflexivité

L’appel à une réflexivité accrue dans la recherche en management stratégique, entendu ici comme la nécessité de développer une discipline plus soucieuse d’elle-même, n’est ni totalement nouveau, ni l’apanage de chercheurs revendiquant une posture critique. Les nombreuses réflexions sur la définition et le périmètre de la discipline, sur la cohérence et la validité de ses méthodes ou encore sur la pertinence et l’utilité de ses résultats montrent, tout autant par la récurrence que par l’évolution de ces débats, que le champ du management stratégique est animé par une démarche réflexive. Un tel exercice répond au besoin de la démarche scientifique de ‘penser ce que nous faisons’ et vise à « développer l’adéquation entre

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l’analyse et les objets de cette analyse. Loin de soulever aucun problème

fondamental, cette sorte de réflexivité soutient et accroît un axiome fondamental de

la démarche scientifique » [Woolgar S. (1988) cité par Booth C. (1998), p. 5, notre

traduction]. Cette ‘introspection bénigne’, qui fonde l’identité de la démarche de recherche scientifique est souvent invoquée et plébiscitée par les chercheurs en management stratégique et, sur ce plan, le champ de la stratégie démontre plutôt une certaine maturité méthodologique et philosophique [Booth, C. (1998)].

L’absence de réflexivité de la recherche en management stratégique, dénoncée par certains [Whipp R. (1996)], renvoie cependant à une réflexivité d’une autre nature. Même si la réflexivité recouvre de nombreux sens et fait référence à des écoles de pensée diverses [Ashmore M. (1989) ; Lyles M. (1990) ; Booth C. (1998)], nous insistons ici sur l’acception de la réflexivité retenue par les approches critiques et présentée comme une ligne de démarcation avec les approches non critiques [Fournier V. et Grey C. (2000)].

La réflexivité des approches critiques renvoie à une forme plus radicale qui la distingue de la réflexion [Pollner M. (1991)] ou de l’introspection bénigne [Woolgar S. (1988)]. Pour Pollner M. [1991], la réflexion (ou réflexivité endogène) implique l’exploration de concepts en vue de proposer des conceptions alternatives. Elle offre de nouvelles voies d’enquête dans les limites des ressources et des cadres existants. Cependant la réflexion situe l’enquête à l’intérieur de frontière (inner rims), ne remettant pas en cause l’ontologie de l’objet de recherche. La réflexivité radicale renvoie au contraire à une posture d’extériorité (outer rims) ; laquelle suppose que les hypothèses sur les frontières de l’objet soient problématisées.

S’appuyant sur la distinction de Pollner M. [1991] pour analyser le travail de Knights D. et Morgan G. [1991], Grandy G. et Mills A. [2004] soutiennent ainsi que seule l’adoption d’une posture de réflexivité radicale permet d’explorer, comme ils le

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font, la stratégie comme un discours qui constitue les problèmes pour lesquels il dit être la solution. Knights D. et Morgan G. [1991] soulignent que la posture réflexive est ainsi le seul moyen de ne pas contribuer à la reproduction du discours stratégique.

Les approches critiques en management stratégique associent très fréquemment l’absence de réflexivité aux inclinaisons méthodologiques et à la posture épistémologique prioritairement défendues dans cette discipline. Pour Knights D. et Morgan G. [1991], la recherche en management stratégique affiche un penchant prononcé pour l’analyse causale qui lui interdit une véritable orientation herméneutique. Ezzamel M. et Willmott H. [2004] dénoncent la posture très positiviste des approches processuelle ou pratique de la stratégie qui revendiquent l’objectif de décrire un monde ‘réel’ extérieur et ont pour projet de dire ‘ce que la stratégie est vraiment’. Pour ces auteurs, ces démarches restent prisonnières d’une épistémologie qui rejette l’interdépendance de l’objet et du sujet de connaissance. Ce faisant, elles nient que la manière dont les théories sociales sont interprétées, évaluées et appropriées exerce une influence sur la ‘réalité’ du monde que ces théories se proposent de décrire et d’expliquer.

Ces réflexions invitent clairement à fonder les projets de recherche critiques dans des épistémologies subjectivistes et réflexives. Il s’agit en effet de reconnaître l’interdépendance sujet-objet de connaissance et l’inscription sociale de cette interdépendance. La réflexivité ici en jeu est celle de la capacité à resituer la connaissance dans le contexte pratique, historique et social particulier depuis lequel elle est produite [Cusset F. et Haber S. (2002)]. Pour le management stratégique, l’enjeu de la démarche réflexive est d’échapper à une conception fonctionnelle de la stratégie qui n’interroge pas la légitimité des préférences managériales et des

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conditions dans lesquelles la connaissance est déterminée et énactée [Grandy G. et Mills A. (2004), p. 1157].

Si les approches critiques se rejoignent dans leur revendication d’une épistémologie subjectiviste et donc dans la nécessité d’une réflexivité radicale, le débat entre réalisme et subjectivisme ontologique reste très ouvert [Fleetwood S. et Ackroyd S. (2004) ; Reed M. (2005) ; Contu A. et Willmott H. (2005)]. Pour mieux saisir les enjeux de ce débat, il est utile d’introduire, à la suite de Johnson P. et Duberley J. [2003], une distinction supplémentaire à la démarcation entre réflexion et réflexivité radicale établie précédemment. Prenant acte du « tournant réflexif » [Weick K. (1999)] engagé dans le champ du management, Johnson et Duberley identifient trois formes de réflexivité dans les recherches en management : (1) la réflexivité méthodologique du positivisme, reposant sur une ontologie réaliste et une épistémologie objectiviste ; (2) l’hyper-réflexivité du postmodernisme, s’inscrivant dans une ontologie et une épistémologie subjectiviste et (3) la réflexivité épistémique de la théorie critique, revendiquant une ontologie réaliste et une épistémologie subjectiviste. Si la première forme de réflexivité peut être rapprochée de ce que nous avons précédemment identifié comme l’introspection bénigne, les deux dernières formes relèvent de ce que d’autres nomment la réflexivité radicale, elles n’invitent cependant pas aux mêmes questionnements et aux mêmes engagements comme le souligne certains réalistes critiques [Thompson P. et al. (2000) ; Thompson P. (2004)]. Pour Thompson, l’approche critique suppose de reconnaître que notre connaissance du monde social est toujours faillible et ouverte à la révision, mais le monde social lui-même a une base réelle qui n'est pas construit par la perception ou le discours. La tâche essentielle des CMS est de révéler les structures réelles de l'oppression, d’interroger ces structures et de rester réflexif sur les connaissances que nous énonçons. Cependant, comme le soulignent Spicer A. et al., « se

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concentrer sur les structures réelles d’oppression signifie que Thompson définit un

domaine relativement limité des formes possible de l’engagement politique. Il rejette

en particulier l’engagement sur les questions de l’éthique car ‘partir sur l’éthique

n’aboutit à aucune argumentation possible en dehors de nos propres préférences en

matière de valeur’ (Thompson et al., 2000) ». [Spicer A., Alvesson M. et Kärreman D.

(2009), p. 540, notre traduction].

La réflexivité, entendue dans son sens radical est un discours « anormal » qui perturbe, trouble les frontières habituelles de la recherche. Elle conduit à problématiser et à dénaturaliser ce qui constitue la réalité, la vérité, la connaissance sans nécessairement présenter un discours qui peut s’y substituer [Grandy G. et Mills A. (2004)]. «Il est probable que ce soit la raison pour laquelle la réflexivité radicale est jugée comme une tentative futile et sans fondement. Si la réflexivité

radicale ne fournit pas un autre cadre à partir duquel ‘opérer’, alors quelle peut-être

sa valeur pour l’universitaire en management stratégique, et plus particulièrement

pour les praticiens ?» [p. 1159, notre traduction]. Comme le suggère Booth C. [1998],

la ligne de démarcation entre ceux qui plébiscitent une plus grande réflexivité et ceux qui la qualifient de « monstre, d’abysse, de spectre, de régression infinie », tient peut être à une différence de perspective, en particulier dans la réponse à ces questions : à quoi la réflexivité doit elle s’appliquer ? ; à quoi la réflexivité doit elle / peut elle servir ?

La réponse apportée par les premiers penseurs de la théorie critique est celle de l’émancipation. En effet, comme le rapportent Cusset F. et Haber S. [2002], pour Horkheimer, la réflexivité n’a pas pour seul objectif de mettre à jour les déterminismes sociaux qui produisent la connaissance. Ce faisant, elle « les condamne en même temps, elle dénonce la fausse séparation théorie-pratique et fait

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l’émancipation » [ p. 10]. Ainsi la réflexivité trouve sa légitimation dans l’intérêt

pratique de ses destinataires à l’émancipation : « faire apparaître une dépendance sociale inaperçue, c’est intéresser ceux qu’elle tient sous son joug à s’en libérer, ou

du moins à améliorer les conditions de leur existence » [ p. 10-11]. Cependant, « le

sujet de connaissance ne peut être à lui seul, et par la seule puissance de sa

réflexion critique le lieu où se manifeste un intérêt pratique pour l’amélioration des

conditions sociales d’existence » [ p. 11]. Si la connaissance met au jour cet intérêt,

elle ne se substitue pas à sa réalisation. Cette réalisation relève du champ de la pratique.

Les réflexions récentes et animées sur l’avenir des théories critiques en management stratégique montrent le souci de se positionner par rapport aux questions que pose la réflexivité et du rôle que peut jouer le chercheur dans le domaine de la praxis. Un agenda de recherche critique doit, selon nous, s’inscrire dans cette réflexion.

3- Vers un agenda de recherche critique en management

stratégique

Malgré leur apport original et leur remise en cause de la pensée managériale conventionnelle, les CMS sont traversées par des débats et des controverses. Ceux-ci concernent l’engagement du chercheur, la perspective relativiste adoptée, ou les enjeux de transformation sociale qu’elles soulèvent. D’aucuns soulignent une conception parfois élitiste et surplombante qui renverrait la résistance à une « lutte des classes purement verbale » [Jameson F. (1972)], et assimilerait celle-ci à une

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s’engager aux côtés des dominés pour améliorer les pratiques sociales et permettre l’émancipation, ce mouvement n’a eu que des effets très limités hors du champ académique [Adler P. et al., (2008)]. Le décalage structurel entre les universitaires dont la tâche est plutôt celle du questionnement et de la mise à distance, et les dominés, dont toute la difficulté est l’accès à l’énonciation, condition même du changement, constitue sans doute un problème [Cusset F. (2005), p. 170] : « Décalage entre un questionnement sur les modalités mêmes du questionnement, et l’incapacité des groupes minoritaires à faire valoir les plus urgentes de leurs

revendications ». En d’autres termes, ceux qui formulent et élaborent les théories

n’en sont pas ici les bénéficiaires directs ; et inversement.

Les chercheurs critiques ont été aussi plus prompts à énoncer ce contre quoi ils luttaient, qu’à se poser en véritable force de proposition [Spicer A. et al. (2009)]. Pour Martin Parker [2002], malgré leur degré d’ambition, les CMS n’ont que peu d’influence sur la manière dont les organisations agissent au quotidien. Les universitaires tendent à se complaire dans le pur travail académique et leurs travaux ne trouvent un écho que fort limité dans le monde social. Bien plus, les débats internes, de nature souvent épistémologique, ont empêché la diffusion des idées et renforcé le stéréotype du chercheur solitaire qui s’empare de sujets que personne ne comprend réellement, ou dont personne ne se soucie véritablement. L’un des dilemmes qui anime cette communauté académique est d’ailleurs bien exprimé par Parker M. [(2002), p. 122] : Les chercheurs doivent-ils concrètement participer à l’humanisation du monde des entreprises et courir le risque de la « récupération » par les managers, ou doivent-ils s’en tenir à une attitude plus contemplative et courir le risque d’être ignorés ? La seconde posture semble pour l’instant avoir été plutôt privilégiée, même si des voix de plus en plus nombreuses alertent sur les risques de stérilisation que porte en elle cette manière dichotomique de poser la question de

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l’avenir d’une posture critique en management [Clegg S. et al. (2006) ; Adler P. (2008) ; Reedy P. (2008), Spicer A. et al. (2009) par exemple].

La contribution tangible à la connaissance en management stratégique des approches critiques, les pistes et les ouvertures de recherche qu’elles suggèrent mais également l’importance et la pertinence des problèmes qu’elles soulèvent pour la discipline sont autant d’appels à poursuivre cet agenda en évitant la complaisance d’une posture trop sûre d’elle même [Adler, P. (2008)] et les risques d’enfermement auxquels elle peut conduire. Il paraît alors possible de penser un agenda sous le signe de l’ouverture tout en ne renonçant ni au projet de dénonciation ni à celui d’émancipation. Cela passe en particulier par l’ouverture de la discipline à différentes formes d’engagement.

3.1 Ouvrir la recherche en management stratégique à/pour d’autres

parties prenantes

L’analyse du pouvoir qui se situe au cœur même des approches critiques pose indéniablement la question de savoir pour qui le chercheur travaille et quelle est l’utilité de la connaissance. Il apparaît en particulier que la connaissance dans ce contexte n’a pas vocation à servir les intérêts des managers et des dirigeants, mais plutôt une pluralité de parties prenantes. En outre, on peut considérer qu’une réflexion stratégique critique peut aider à se saisir des enjeux sociétaux, comme les problématiques liées à la gouvernance, à la responsabilité sociale des organisations, à la démocratie de façon plus générale. Comme le souligne Willmott H. [(2003), p. 109, notre traduction], l’exploration, par la tradition critique et en particulier les travaux d’Habermas, du lien entre connaissance et intérêts humains « est d’une valeur considérable en dénonçant et modifiant la séparation existante entre science

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et éthique et les conséquences préjudiciables, tant sociales qu’écologiques, d’une

prétendue neutralité des principes et pratiques du management qui incarne et

maintient cette séparation. Si nous rappelons la relation qu’entretient, dans le projet

des Lumières, la connaissance scientifique avec la réduction de la souffrance, il est

permis d’espérer que la désastreuse illusion d’une connaissance neutre se dissipera

progressivement ».

Les travaux sur les formes de gouvernances délibératives et leur capacité à favoriser des comportements organisationnels soutenables [Benn S. et Dunphy D. (2005)], l’analyse de cas de communautés virtuelles, de communautés dites Open Source [O’Mahony S. et Ferraro F. (2007)] ou encore de communautés collaboratives [Adler P. et al. (2006)] donnent quelques pistes intéressantes sur la manière dont ces organisations développent une conception partagée de l’exercice de l’autorité, tout en limitant son influence par la mobilisation de mécanismes démocratiques qui rendent possibles de nouvelles expérimentations et l’adaptation progressive des modes de régulation à l’œuvre [Lauriol J. et al. (2008)].

Ouvrir la réflexion sur ces questions invite aussi à situer l’analyse stratégique à un niveau plus macroscopique. C’est précisément cette perspective que retient Barley S. [(2007), p. 214]. Il soutient qu’il est grand temps pour les chercheurs en théorie des organisations et en stratégie, de porter leur attention sur la manière dont les organisations modifient et créent leur environnement, en particulier dans des secteurs faiblement institutionnalisés. Car ce qui est en jeu sont précisément les fondements de notre système de gouvernance. Et sur ce sujet précis, les chercheurs ont une occasion d’utiliser leur expertise non seulement pour faire avancer la connaissance, mais pour produire de la recherche qui puisse durablement marquer l’Histoire.

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L’analyse critique peut également s’adresser et permettre de mettre en scène des acteurs traditionnellement oubliés en stratégie, et partant de participer à leur émancipation. Comme le suggère en effet Thomas P. [1998] le rôle que joue la dénonciation de l’idéologie du discours stratégique est une précieuse contribution à la praxis en ce qu’elle permet de nourrir la pratique des non-stratèges qui peuvent ainsi acquérir des ressources discursives permettant de créer des forme plus ‘dialogiques’, ou polyphoniques d’organisation. « L’acquisition d’une compétence communicative, souhaitée par Shrivastava [1986] et reprise par Alvesson et Willmott

[1995] est certainement importante, mais il est également nécessaire de saper

l’idéologie du discours stratégique en révélant plus pleinement comment ce discours

fonctionne. Sinon, la compétence nouvellement acquise sera enfermée dans un

discours établi et fortement idéologique, et le dialogue se heurtera à des obstacles

structurels ». [Thomas P. (1998), p. 16, notre traduction].

La recherche conventionnelle en management stratégique s’est par ailleurs jusqu’à présent peu souciée d’analyser les contre-mouvements et les stratégies de résistance de certaines parties prenantes, tels que les salariés, les consommateurs ou encore les associations, pour ne citer que celles-ci. Un regard inédit pourrait consister à porter une attention particulière à ces formes de rébellion [Courpasson D. et Thoenig J.-C. (2008)], à ces stratégies de résistance [Jermier J. et al. (1994) ; Fleming P. et Sewell G. (2002) ; Fleming P. et Spicer A. (2007)] et à analyser dans quelle mesure elles contribuent à la reproduction des dominations ou à l’émancipation des acteurs [Messner M. et al. (2008)].

Levy D. et Egan D. [2003] envisagent par exemple la stratégie comme une articulation entre des configurations sociales, politiques et économiques d’une part, et les tentatives des acteurs pour les reproduire ou y résister d’autre part. Ils

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analysent les négociations internationales autour du contrôle des émissions de gaz à effet de serre, en se focalisant sur les réponses des entreprises automobiles américaines et européennes. L’analyse suggère que la démarcation classique entre univers marchand et non-marchand n’est pas tenable, compte tenu de l’encastrement des marchés dans des structures sociales contestées, et du caractère éminemment politique des stratégies des entreprises soucieuses de défendre leur marché, leur technologie, leur autonomie et leur légitimité. La stratégie s’assimile alors à un ensemble de jeux, de mouvements discursifs et matériels qui viennent conforter ou au contraire contester les forces en présence, dans un but d’émancipation [Allard-Poesi F. (2009)]. La conception « gramscienne » de l’hégémonie ici développée, comme relation dynamique et instable de forces en présence, interroge la notion même de pouvoir en stratégie. Un bloc hégémonique résulte d’un alignement historique spécifique de forces idéologiques, économiques, organisationnelles qui constituent le fondement même de l’alliance de certains groupes sociaux. Les « dominés » doivent alors entrer dans une guerre de positions pour ébranler l’équilibre des pouvoirs en leur faveur, et faire prévaloir leurs intérêts [Levy D. et al. (2003)]. La nature complexe et profondément fragmentée des formations hégémoniques chez Gramsci suggère que les dominés puissent, moyennant une bonne compréhension du contexte et une analyse appropriée des situations, repérer les points d’instabilité d’un système social et utiliser des leviers adéquats, pour défier la pensée hégémonique en place.

Cette vision de la stratégie est implicite dans la littérature sur les mouvements sociaux. En considérant que les agents de changement puissent se situer en dehors des organisations instituées et dominantes, la théorie des mouvements sociaux offre une conception plus radicale de la résistance que les formes classiques de

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« participative strategy ». Cette tradition de recherche, bien établie tant en sociologie, qu’en sciences politiques [McAdam D. et al. (1996)] depuis le début des années 60, constitue une cadre d’analyse potentiellement fécond pour le management stratégique. Elle étudie la manière dont les intérêts de certaines parties prenantes s’organisent pour contrer les stratégies des dominants. Elle permet de développer un cadre général d’examen des dynamiques de changement qui inclut tout à la fois des organisations historiques bien établies, mais aussi les mouvements émergents qui transgressent les rapports de pouvoir existants. La théorie des mouvements sociaux analyse donc le processus de contestation de l’ordre social [Davis G. et al. (2005)] par des groupes d’intérêt ou des activistes en dehors de tout cadre institutionnalisé. Rao H. [1998] a par exemple souligné comment les agences de protection des consommateurs se sont constituées, après une mobilisation active et une contestation issues de divers groupes sociaux comme les syndicats, les salariés, et les associations de consommateurs aux Etats-Unis.

Ces travaux, d’inspiration critique, mais non exclusivement dénonciatrice, suggèrent des leviers d’action pour résister aux stratégies des dominants et envisager des voies d’émancipation. Elles présentent en outre l’avantage de ne pas seulement considérer la figure du dirigeant pour penser la question stratégique.

En orientant le regard sur d’autres parties prenantes et en envisageant de déplacer l’analyse stratégique au profit d’autres acteurs et d’autres logiques, l’approche critique conduit à ouvrir le management stratégique à de nouvelles thématiques de recherche et à participer ainsi au développement de la discipline. Le projet critique ne peut cependant envisager son avenir sans interroger la nature et les formes de son engagement dans cette communauté.

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3.2 Ouvrir les formes d’engagement de la recherche en management

stratégique

Défendre une approche critique du management stratégique nécessite d’être attentif aux risques de totalitarisme [Clegg S. et al. (2006)] et de complaisance identitaire [Adler P. (2008)] dans laquelle cette posture est susceptible d’enfermer la démarche de recherche. Cela suppose de veiller à ce que les travaux de recherche critique participent pleinement au débat académique et contribuent activement à définir les enjeux, les démarches et les finalités de la communauté de recherche. De telles contributions ne peuvent se faire sans un réel engagement [Adler P. (2008)]. La nature et les modalités de cet engagement sont l’objet de nombreux débats dans la communauté critique que nous considérons comme autant d’invitations à nourrir la réflexion. Trois lieux d’engagement nous paraissent particulièrement pertinents à investir : la communauté académique, le rapport qu’elle entretient avec la pratique et enfin l’enseignement de la discipline.

L’engagement de l’approche critique dans la communauté académique est un appel à lutter contre l’isolationnisme et les risques associés au développement d’une posture surplombante, portée par une pensée abstraite manquant de pertinence ou par une attitude moralisatrice et condescendante à l’égard des travaux qui n’appartiennent pas à la « chapelle » critique. Comme le défend Adler P. [(2008), p. 926, notre traduction], « l’engagement avec nos collègues moins critiques suppose de lire leur travail, débattre leurs idées, poursuivre le dialogue visant à la fois

l’enquête et le plaidoyer ». Le plaidoyer de Booth C. [1998], pour le développement

d’une communauté de recherche en stratégie véritablement pluraliste, rejoint cette idée que l’approche critique a plus à gagner à trouver les espaces propices à la

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« cross fertilisation » qu’à s’engager dans une posture qui conduirait à la « cross stérilisation » du champ de la stratégie. Un authentique pluralisme interdisciplinaire suppose en particulier l’existence de « zones d'échanges, de marchés pour des idées, où les différentes disciplines et paradigmes peuvent négocier, troquer,

échanger. Voir même construire de nouveaux langages disciplinaires dans une sorte

de bricolage théorique ». [Booth C. (1998), p. 9, notre traduction]. L’un des enjeux

de l’engagement de la recherche critique est vraisemblablement de participer à la construction et à l’animation de ces lieux d’échanges.

La posture d’engagement doit relever également le défi, plus fondamental encore, de son positionnement à l’égard de la pratique. L’approche critique se définit comme visant à produire une connaissance ‘du’ management et non pas ‘pour’ le management. Cette identité partagée est cependant sujette à controverses quand certains se posent ouvertement ‘contre’ le management [Parker M. (2002)]. D’aucuns dénoncent l’impasse d’une perspective réductrice du lien théorie-pratique [Hotho S. et Pollard D. (2007)] dans laquelle s’enferme cette posture critique trop dichotomique. Patrick Reedy [2008] propose une lecture existentialiste dans laquelle le positionnement du manager/management comme l’‘Autre’ (bourreau, dupe ou victime) est posée comme un élément essentiel de la construction de l’identité de cette approche dans la communauté en management. Renvoyant à Heidegger, il met en garde contre les dangers d’une telle conception. « Si ceux d’entres nous qui se déclarent des affinités avec les CMS restent sourds aux dangers de ‘l’Autrification’

des managers, alors c’est que nous oublions que pour connaître les autres nous

avons besoin de comprendre comment ils sont comme nous tout autant que

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Cette vision simplificatrice du manager et du management, et cette posture de supériorité qu’elle implique de la part du chercheur (qui est celui qui dénonce, qui révèle, qui émancipe) sont également dénoncées par Clegg S. et al. [2006]. Ils explorent alors la possibilité d’être ‘pour’ le management « sans être pris au piège d’une position identitaire limitative et problématique qui suggère que tout soutien au

management est un soutien à des désirs technocratiques de performativité ». [Clegg

S. et al. (2006), p. 12, notre traduction]. La voie qu’ils suggèrent, d’organisations polyphoniques, s’inscrit dans une perspective discursive du management qui permet de mieux appréhender la diversité, la complexité mais également les possibilités d’ouverture et de changement des organisations.

Les remarques et critiques précédentes invitent à envisager des approches de recherche qui situent théorie et pratique dans un rapport plus dialogique et plus réflexif tel qu’il est posé en particulier dans la tradition de la recherche-action. Les rapports entre connaissance et action, la nature de la réflexivité en jeu dans ces processus et les finalités d’émancipation poursuivies se sont exprimées de différentes manières dans la recherche-action [Allard Poesi F. et Perret V. (2004a)]. Dans ce paysage extrêmement diversifié, les démarches de recherche-action ‘coopératives’ [Heron, 1996 ; Greenwood D. et Levin M. (1998) ; Reason P. (1999)] partagent de nombreux points communs avec les approches critiques [Cassel, C. et Johnson P. (2006)]. Celles-ci ont, en effet, principalement orienté leur réflexion sur la capacité à développer une connaissance qui vise à l’amélioration et à l’émancipation des « sans voix ». Au centre du questionnement épistémologique et méthodologique de ces démarches, on trouve la préoccupation du statut du chercheur en tant qu’autorité de pouvoir et de connaissance. Dans les démarches de recherche-action participatives le rôle du chercheur est reconstruit comme celui d’un facilitateur, favorisant la recherche d’un accord et l’évolution vers une conscience critique. Le

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terme de participation s’allie alors plus étroitement à celui d’émancipation. Le processus d’accompagnement peut passer par différents stades par lesquels « les gens pourraient commencer par : comprendre les pratiques existantes comme des

constructions sociales, prenant ainsi conscience de leur rôle dans la production et la

reproduction de ces pratiques ; considérer ces pratiques comme modifiables ;

identifier la manière dont ils pourraient intervenir dans l’évolution de leurs

organisations et de la société. Le résultat est un défi aux prérogatives du

management traditionnel et la négociation démocratique d’interprétations alternatives

de la réalité qui crée de nouvelles questions, inaugure de nouveaux problèmes et

offre ainsi la possibilité de nouvelles formes de pratique organisationnelle ». [Cassel

C. et Johnson P. (2006), p. 803, notre traduction].

Cette réflexion menée par certaines traditions de la recherche-action semble particulièrement riche à poursuivre et à enrichir dans un programme de recherche critique, en s’attachant cependant à faire avancer les problèmes méthodologiques et institutionnels que ces démarches soulèvent [Kemmis S. (2001) ; Allard Poesi F. et Perret V. (2004b)].

Le troisième lieu d’engagement qu’il paraît important d’investir est celui de l’enseignement de la discipline. La connaissance scientifique n’appartient pas à une sphère indépendante et hermétique à la société qui l’entoure, elle s’en nourrit et la nourrit, contribuant ainsi à sa construction et son évolution. L’enseignement est une voie essentielle par laquelle la connaissance se diffuse et se déploie dans le discours public et les pratiques sociales, à ce titre il doit être un objet de réflexion fondamental.

La recherche critique ne saurait s’arrêter à la seule sphère de l’activité de recherche et se déconnecter des réflexions sur la manière dont la pensée critique

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