QUELS APPRENTISSAGES DANS LE CADRE
D’UNE DÉMARCHE EXPÉRIMENTALE DE MODÉLISATION ?
Cas de la mécanique élémentaire
Jean-Claude GUILLAUD LIDSET/IUFM Grenoble
MOTS-CLÉS : EXPLICATION QUOTIDIENNE - EXPLICATION SCIENTIFIQUE – MÉCANIQUE ÉLÉMENTAIRE - MODÈLE - MODÉLISATION
RÉSUMÉ : Nous caractériserons les explications quotidiennes d’élèves de troisième (14, 15 ans) à propos de situations de mécanique puis préciserons ce que nous entendons par « explications » construites avec l’aide d’un modèle. Nous analyserons comment les explications quotidiennes interfèrent avec les explications scientifiques. Nous montrerons aussi comment, pour certains élèves, elles viennent se juxtaposer aux explications construites dans le cadre de la physique. Enfin nous conclurons sur la mise en cohérence par les élèves de leur monde théorique avec le monde des objets et des événements, monde auquel appartiennent les situations expérimentales du modèle enseigné.
SUMMARY : We will characterize the daily explanations of fourth form pupils (aged 14-15) on mechanical situations. We will make clear what we mean by « explanations » built up thanks to a pattern. We will analyse how daily explanations interfere with scientific expnanations. We will also show how they come to juxtapose with explanations within the context of physics. We will conclude with the pupils’ attempt of putting coherence between the theorical world and the world of objects and events to which experimental situations of the taught pattern belong.
1. FONCTIONNEMENT DU SAVOIR EN PHYSIQUE
Lorsque les physiciens interprètent et prédisent des faits expérimentaux, ils construisent, au moyen d'un (ou plusieurs) langage(s), un modèle à partir d'une théorie choisie en vue de permettre l'étude d'une réalité locale circonscrite à un ensemble déterminé d’objets et d’événements.
Cette position épistémologique servira de référence.
Objets et événements
Modèle prédire, expliquer
2. LES CONCEPTIONS (CONCEPTS DE FORCE ET DE MOUVEMENT)
2.1 Le problème de la causalité
On peut faire un rapprochement entre : (1) les travaux de didactique sur les conceptions qui montrent que la cause du mouvement est attribuée à l’objet et qu’elle se formule en un complexe mal différencié (Viennot, 1996). De plus cette cause correspond à des catégories ontologiques de base qui sont les mêmes pour tout le monde (Ogborn, 1993). (2) les travaux à propos de l’analyse historique du changement ayant mené à la théorie de l’inertie newtonienne qui mettent en évidence la même présupposition implicite suivant laquelle un mouvement nécessite une explication, explication centrée
sur les objets et qui relève d’une causalité simple.
2.2 Descriptions «primaires» du mouvement et explications «primitives»
Pour expliquer le mouvement d’un objet, les élèves, avant enseignement, utilisent leurs connaissances quotidiennes (McDermott, 1984 ; Guillaud, 1998). Dans ce cadre quotidien, les élèves donnent une explication « primitive » du mouvement, lequel est décrit de manière « primaire ». Une description primaire du mouvement correspond à une manière de le décrire comme un processus, sans préciser sa nature du point de vue de la physique (Une balle de ping-pong lâchée sous l’eau remonte. Une voiture
avance, recule). Une explication primitive est une explication qui nous permet d’inférer un modèle
dans lequel les élèves mettent en relation un agent causal et une description primaire du mouvement (La balle remonte parce qu’elle contient de l’air. La voiture avance grâce à son moteur).
3. LE MODÈLE ENSEIGNÉ
Le modèle proposé doit permettre à chaque élève de se construire un ensemble de représentations et d’explications d’un réel complexe mais délimité, c’est-à-dire une construction mentale, qu’il pourra mobiliser de manière consciente. Il est formulé dans différents registres sémiotiques explicites (langue naturelle, diagrammes, schémas, représentations vectorielles) qui assurent aux élèves des possibilités de traitement et de communicabilité. Ce modèle permet de donner des explications et de faire des prévisions qualitatives et pré-quantitatives.
Principe 3 :
a) Si la vitesse d’un système varie (modification du mouvement - dont la mise en mouvement), on dira que toutes les forces qui s’exercent sur le système ne se compensent pas. Inversement, si toutes les forces ne se compensent pas, alors on sait que la vitesse du système varie. Support Élastique Pierre Position d'équilibre Élastique Pierre Terre P/É P/T É/P T/P Pierre F F Élastique/ /Pierre Pierre Terre
4. MODÈLE, REGISTRES SÉMIOTIQUES ET HYPOTHÈSE D’APPRENTISSAGE
Deux principales hypothèses d’apprentissage : (1) La construction du sens se fait en partie à travers les mises en relation que l’élève construit entre le modèle et son champ expérimental de référence (Tiberghien, 1994). (2) L’activité conceptuelle permettant la compréhension implique la coordination de registres sémiotiques hétérogènes (Duval, 1995) dans leur mise en relation avec différentes situations expérimentales. LN DS-I SF-F MODÈLE SITUATION EXPÉRIMENTALE 1 2 3 a b c CONCEPTUALISATION et/ou Description (LN) et/ou Situation réelle Iconographie
LN, DS-I et SF-F désignent les trois registres sémiotiques du modèle. LN : registre de la langue naturelle ; DS-I : registre des Diagrammes Système-Interactions ; SF-F (schéma flèches force) : registre des flèches force (registre vectoriel). Les flèches 1, 2 et 3 correspondent aux différentes conversions permettant la coordination des trois registres. Les flèches a, b et c correspondent aux mises en relation entre les différentes conversions sémiotiques et la situation expérimentale.
La situation expérimentale peut, soit être directement disponible à la perception, visuelle ou kinesthésique, soit déjà être décrite, dans deux registres sémiotiques différents, sous la forme d’un texte accompagné ou non d’une représentation figurative.
5. CONSTRUCTION D’UNE EXPLICATION EN TERMES DE FORCE
La situation ci-dessous correspond à une des 12 situations expérimentales principales proposées dans le cadre de cette démarche de modélisation. Nous analyserons deux des principaux types d’erreurs de manière à préciser comment les explications primitives disponibles interviennent éventuellement dans la construction d’explications scientifiques.
Une balle de ping-pong est lâchée dans l’eau. Comment expliquer la mise en mouvement de la balle vers la surface ? Réponse correcte attendue en utilisant le modèle : « La balle
se met en mouvement vers le haut : Les forces ne se compensent pas, la FEau/Balle l’emporte sur la FTerre/Balle (Modèle, principe 3 a) » + schéma vectoriel des forces qui s’exercent sur la balle.
5.1 Le système explicatif initial interfère avec le système explicatif du modèle
Dans la réponse citée il y a interférence entre le système explicatif, antérieur et disponible, de la dyade et celui en cours de construction dans le cadre du modèle.
La balle se met en mouvement donc les deux forces vers le haut l’emportent (Benjamin & Nicolas) Balle Ea u Terre b/ e b/ T e/ b T/b ga z g/ b/ g F F F G/B E/B T/B Balle
Dans notre cas, une explication primitive est disponible (c’est l’air de la balle qui explique sa flottabilité). L’air est sélectionné par la dyade comme système pertinent et intégré dans le diagramme Balle-Interactions, sans tenir compte d’une des règles du modèle qui ne le permet pas. Plus rien ne gêne alors les développements dans le cadre du modèle prenant en compte le système “air” et donc la force exercée par l’air sur la balle.
Champ expérimental de référence du modèle Informations sélectionnées Modèle construit par l'élève Monde théorique de l'élève Monde expérientiel de l'élève La balle contient de l’air Principe 3a Schéma des forces
FAir/B
Démarrage <=> agent causal
5.2 Explications parallèles : Le système explicatif initial n’interfère pas « Les forces ne se compensent pas donc la
balle se met en mouvement vers le haut mais* comme il y a du gaz elle monte » (Sandy & Jérôme)
*le « mais » est de Sandy et Jérôme
F F
Eau/Balle
Terre/Balle
Balle
Deux productions sont juxtaposées : un schéma des forces accompagné d’une explication, l’ensemble
construit dans le cadre du modèle et une explication primitive (comme il y a du gaz elle monte) construite antérieurement et disponible. Ces « explications parallèles » (Fig ci-dessous) sont
caractéristiques d’élèves qui maîtrisent le modèle pour construire une explication correcte, mais qui continuent d’attribuer à l’explication primitive, disponible, un pouvoir explicatif équivalent, voire supérieur, à celui de l’explication scientifique.
Informations sélectionnées Modèle construit par l'élève Monde théorique de l'élève Monde expérientiel de l'élève Info sélec : Champ expérimental de référence Explication primitive Agent causal <=> mise en
la balle contient de l’air
Explication scientifique
5.3 L’explication correcte
Il est nécessaire, pour donner chaque fois la réponse correcte, de prendre conscience (1) de l’explication primitive liée à la situation, (2) du dysfonctionnement qu’elle crée dans l’utilisation du modèle, de manière à mettre en œuvre correctement ce dernier.
6. APPRENTISSAGE ET MODÉLISATION
Dans le schéma (page suivante) nous distinguons trois types de relations qui s’établissent en cours d’apprentissage et qui en sont l’expression :
- les relations entre le modèle enseigné et le modèle construit par l’élève (flèches x) ;
- les relations internes au monde théorique de l’élève (flèches z), la construction du modèle par l’élève se fait en interaction constante avec son monde théorique antérieur et donc disponible ;
- les relations entre le modèle construit et le monde expérientiel de l’élève (flèches y) qui va intégrer, au fil des situations, objets et événements du champ expérimental de référence du modèle enseigné.
7. CONCLUSION : DIFFÉRENCIER DES MODES EXPLICATIFS
La « théorie élève » disponible que sous-tend une « causalité profonde » constitue un 1er cadre explicatif pour les situations proposées. Le modèle constitue un 2e cadre explicatif. La théorie élève possède une structure causale qui permet l’explication (primitive) des situations, celles-ci étant décrites en termes primaires. À travers les situations proposées nous cherchons à modifier cette causalité profonde. On ne vise pas a priori l’échec des explications quotidiennes, mais la prise de conscience par l’élève de la nature de l’écart entre l’explication dans un cadre théorique défini et l’explication quotidienne. En d’autres termes, nous cherchons à donner aux élèves un deuxième mode de raisonnement, et faire que ce dernier puisse être mobilisé de manière consciente. C’est en effet pour tous les élèves, qu’ils fassent ou non ultérieurement des études scientifiques, un enjeu crucial que de connaître pour un certain nombre de situations « l’explication » que l’on peut construire dans le cadre de la physique et d’être capable de la distinguer de l’explication quotidienne.
BIBLIOGRAPHIE
DUVAL R., Sémiosis et pensée humaine, registres sémiotiques et apprentissages intellectuels, Paris : Peter Lang, 1995.
GUILLAUD J.-C., Enseignement et apprentissage du concept de force en classe de troisième, Thèse, Université J. Fourier, Grenoble, 1998.
McDERMOTT L. C., Critical review of research in the domain of mechanics, Recherche en didactique
de la physique : les actes du premier atelier international de La Londe les Maures, Paris : C.N.R.S.,
1984.
OGBORN J., Approche théorique et empirique de la causalité, Didaskalia, 1993, 1, Paris : INRP. TIBERGHIEN A., Modeling as a basis for analysing teaching-learning situations, Learning and
instructions, 1994, 4, 71-87.
MONDE DES OBJETS ET DES ÉVÉNEMENTS Objets et événements
perçus par l'élève
Objets et événements des situations physiques du champ expérimental de référence
Modèle construit par l'élève
MONDE THÉORIQUE DE L'ÉLÈVE
MONDE THÉORIQUE ANTÉRIEUR
Connaissances scientifiques antérieures (Modèle enseigné) (à l'instant t) THÉORIE x y z LE SAVOIR
Non perçus et que la physique doit mettre en évidence
Explications quotidiennes (Conceptions et modes de raisonnement)