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Féminin et neutre: Relecture féministe du "Centre blanc" de Nicole Brossard

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Academic year: 2021

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Féminin et neutre

Relecture féministe du Centre blanc de Nicole Brossard

Sarah Yahyaoui

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Mémoire remis en vue de l’obtention de la maîtrise en Arts

Août 2016 © Sarah Yahyaoui

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Résumé

La figure du centre blanc a été assez emblématique chez Nicole Brossard pour donner le titre non seulement à son recueil formaliste de 1970, mais également à une rétrospective de son œuvre poétique de 1965 à 1975. Le recueil du Centre blanc voit un sujet féminin énoncer cette figure utopique inspirée par le neutre blanchotien. Le centre tentera d’effacer toutes les dimensions du poème – temps, espace, parole – pour n’en garder qu’une pure textualité. L’utopie d’un texte vide n’éconduira cependant pas complètement le sujet féminin qui sera le témoin central des phénomènes cycliques du texte et qui performera sa propre mort dans l’espace vide du centre blanc. En écrivant son suicide, le sujet féminin s’offre au centre et donne sa mort comme revendication féministe.

Abstract

The figure of the white center is emblematic of Nicole Brossard’s work and gave its name to her poetry collection of 1970 and to a retrospective of her poetic work from 1965-1975. The collection Le centre

blanc sees a feminine subject articulate that utopic figure inspired by Blanchot’s concept of neuter. That center

will attempt to erase all dimensions of the poem – time, space, speech – in order to only keep the pure textuality of the text. The utopia of an empty text will not, however, completely erase the feminine subject, who will be the central witness of the cyclical phenomenon of the text, and who will perform her own death in the empty space of the white center. By writing her suicide, the feminine subject offers herself to the center and writes her death as a feminist reclamation.

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Reconnaissances1

Merci, évidemment, à Michel Biron pour sa patience et ses conseils, pour son écoute et sa sagesse, pour sa célérité et son calme.

Merci à Hasana Sharp, Melissa Autumn White et Lori Saint-Martin de m’avoir aidée à m’orienter à travers les vagues et les remous de la mer féministe.

Merci à Nicole Brossard pour ce texte inspirant et pour l’entrevue qu’elle m’a gracieusement accordé. Merci à ma famille et mes amis, à tous ceux qui m’ont supportée alors même ils comprenaient si mal ou trop bien de quoi il retournait. Merci plus particulièrement à Kiev Renaud pour sa lecture attentive. Merci aux fomentatrices du Clit Club qui m’ont permis de croire que je pouvais être autre chose que ces quelque cent pages et que je pouvais, aussi, écrire et faire du beau.

1« Reconnaissances » is a litteral translation of the GPS Guidelines at McGill University, only available in English, where this section is labelled

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Introduction ... 2

Chapitre I : Utopies du Centre blanc ... 8

Lyrisme ... 11 Formalisme ... 15 Féminisme ... 27 Chapitre II : Le centre ... 33 Temps ... 33 Espace ... 44 Parole ... 53

Chapitre III : Émergence d’un sujet féminin ... 62

Sujet féminin ... 66

Corps ... 70

Morts et mort ... 74

Conclusion ... 83

Annexe ... 88

Entrevue avec l’auteure . ... 88

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Tour à tour qualifiée de figure de proue de la modernité et du féminisme québécois, Nicole Brossard fait aujourd’hui partie des « classiques » de la littérature québécoise2. Cependant, comme le soulignent Karim Larose et Rosalie Lessard, « le versant poétique de l’œuvre de Nicole Brossard [...] a somme toute été peu étudié3 », Le centre blanc ne faisant pas exception. Le manque de lectures critiques des textes poétiques de Brossard, malgré la notoriété de celle-ci, s’explique par le fait que la critique a tendance à classer « Nicole Brossard du côté des “illisibles”, son œuvre s’en trouvant rapidement disqualifiée justement parce qu’elle refuserait les aléas d’un sujet ontologique auquel la poésie québécoise a du mal à résister4 », selon Luc Bonenfant. Ce serait le caractère soi-disant désincarné du sujet dans la poésie brossardienne qui obscurcirait la lecture des textes de Brossard. Pour Pierre Nepveu, l’illisibilité et l’hermétisme de l’œuvre brossardienne seraient plutôt la mise en parole d’une résistance : « Le formalisme de Brossard, ce formalisme si mal nommé en définitive, a consisté avant tout à retrouver une énergie qui soit irréductible aux catégories du capital et du travail5 ». Le formalisme de Brossard revêt une dimension politique dans son questionnement et sa redéfinition de la langue.

Selon l’auteure, Le centre blanc se voulait « un texte duquel on aurait vidé les sens6 ». Ce texte représenterait l'apogée de la recherche textuelle de vide chez Brossard. C’est peut-être à cause de l’impossibilité de pleinement dire en mots ce vide qu’elle affirmera ensuite avoir « peur de ne plus pouvoir écrire7 », avoir peur que sa parole soit vidée par sa recherche de vide, ne puisse qu’échouer à cerner cette essentielle qu'est l'absence. Cette quête du rien propre au Centre blanc est dénoncée comme « suicidaire » par

2 F. Charron, « Nicole Brossard, écrivain classique », p. 71-77. 3 K. Larose et R. Lessard « Nicole Brossard : Le genre premier », p. 7. 4 L. Bonenfant, « Car Je est en prose », p. 85.

5 P. Nepveu, « Nicole Brossard : Notes sur une écologie », p. 141. 6 « Entretien avec Nicole Brossard », Hobo-Québec, p. 17.

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Jean-Guy Pilon dans Le Devoir8, mais je tenterai tout de même d’interpréter ici les ramifications et significations de cette mort volontaire. Mon mémoire visera à situer l’émergence de la figure du centre blanc, cette figure forcément suicidaire pour le sujet, dans les premiers textes poétiques brossardiens et à relire le recueil de Nicole Brossard portant le nom de cette figure, Le centre blanc, paru en 1970.

Questions de recherche

Qu’est-ce que le « centre blanc »? Espace blanc et vide, point de fusion; l’image est si emblématique que Nicole Brossard la choisira comme titre de la rétrospective de ses recueils en 1978. Celle-ci traverse la première décennie de l'écriture brossardienne, du lyrisme au formalisme puis au féminisme. Pour bien saisir la portée de cette expression suggestive, je me propose de l’étudier plus spécifiquement à partir du recueil de 1970, en faisant l’hypothèse que le centre blanc s’établit en tant qu’espace-temps neutre, tour à tour point intime, « centre là repose en moi9 », mais également déploiement « des surfaces des centres des zones10 ». Ce centre serait à la fois lieu d’accès à l’intériorité du sujet d’énonciation, mais surtout effacement de cette intimité dans un large espace anonyme. Cette nature double, obligeant au mouvement, permet à l'écriture du centre blanc d'advenir. Cette tension entre espace intime et espace public se dynamise par l’aller-retour constant de mystérieuses « forces11 » qui surgissent dès le début du recueil et qui ne cessent d’intervenir en son sein. Ces forces, que je tenterai de cerner plus avant dans mon analyse, sont incarnées, donc matérielles, et participent au cycle d'expansion et d'effondrement du recueil. Elles semblent posséder leur propre corps, mais être réduites à un statut symbolique, à ce qu’elles signifient d’énergie pour le centre blanc, condamnées de l’activer dans un aller-retour inlassable. Le jeu se répète du point le plus petit aux trajectoires les plus larges,

8 J.-G. Pilon, « Quand la poésie veut se suicider », p. 15.

9 Poème 1-III. Les citations du Centre blanc seront notés comme suit : la première partie, comportant des poèmes de I à XVII, sera

notée en chiffre arabe et le numéro des poèmes en chiffre romain et l’inverse pour les parties suivantes, comportant plusieurs poèmes notés du même chiffre romain. Ainsi le premier poème II, dans la première partie sera noté 1-II et le cinquième poème noté II dans la partie des poèmes II-II sera noté II-5.

10 Poème 1-VII. 11 Poème 1-I.

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décrits par un « je » qui voit ce centre successivement s’éloigner et se rapprocher d’elle, puisque c'est un sujet féminin. L’oscillation du centre engendre un récit poétique noué autour de diptyques, des termes composées d’un ou de plusieurs mots se répondant, composant un ensemble; plusieurs termes du recueil se voient de la sorte apposés et opposés à un autre, floutant leurs limites et en permettant une lecture plus large. Les forces du premier poème et le sujet les énonçant constituent le diptyque inaugural du recueil, celui à partir duquel tout le recueil se déclenche – on peut ainsi lire dans le premier poème « explorent-elles que j'en ressens », l'action des forces éveillant le sujet à ses sensations.

Comme l’avance Louise Dupré, il est « devenu lieu commun d’affirmer qu’une recherche de la subjectivité traverse toute œuvre littéraire12 » et cette observation vaut tout autant pour une œuvre réputée formaliste comme Le centre blanc, même si Dupré observe ailleurs que les deux textes formalistes, Suite logique et Le centre blanc, « occulte[nt] le je13». Le sujet féminin disparaît volontairement, mais reste le témoin premier du déploiement de « forces » qui ne sont jamais qualifiées, mais qui n’en contribuent pas moins à le faire advenir. Ainsi, alors même que l’écriture de Brossard cherche à se déprendre de la subjectivité lyrique propre à la poésie du pays (le « je » mironien par exemple), Le centre blanc raconte à la fois la mort et la naissance d’un sujet autre, féminin, l’aventure du sujet dans un monde où le « je » s’unit aux forces du recueil pour finalement « pointer contre nous le jet blanc de la mort14 ». C'est que les forces finissent par habiter le sujet. Pierre Nepveu explique comment le sujet et ses environs s’unissent dans Le centre blanc, le sujet devenant cet espace dans lequel le procès de signifiance prend place : « Écologie, égologie : le sujet est un champ de forces, il est régi par des cycles, des réseaux, des circuits15 ». Le sujet est un lieu, son corps tant et si bien fragmenté qu’il s’ouvre en un espace en creux où le texte prend place.

12 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 85.

13 L. Dupré, « Poésie, rébellion, subversion », p. 149. 14 Poème 1-VIII.

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Denise Brassard souligne l’influence de Blanchot dans l’écriture du Centre blanc, interprétant la fascination de Brossard pour la mort dans le recueil comme un désir d’atteindre un sujet neutre, inspiré par Blanchot. Elle y constate cependant « l’impossibilité d’accomplir pleinement le poème depuis le centre blanc, soit depuis l’intériorité où le sujet est confiné et qu’il doit sans cesse creuser16 ». La figure du centre blanc est directement marquée par la notion blanchotienne de neutre, de même que par l’idée inspirée par Mallarmé « d’une écriture qui ne s’appuie sur rien d’autre que les mots comme point de départ17 », comme la définisse Karim Larose et Rosalie Lessard. Cette « révolution du langage poétique », pour emprunter le titre de l’ouvrage célèbre18 de Julia Kristeva contemporain à la publication du Centre blanc, s’effectue toutefois dans un contexte qui déplace la question du formalisme en l’associant dès le départ à un sujet féminin. Le recueil verra ainsi se construire en opposition son texte, formaliste, et son sujet, féminin, voire féministe.

En se disant sujet et féminin, le « je » du recueil permet à une subjectivité révolutionnaire de s’établir. Le caractère subversif du recueil ne tiendrait donc pas seulement dans le désir suicidaire du neutre, mais également dans le désir d’un sujet-femme. Cette « impossibilité » notée par Denise Brassard constituerait en fait la richesse du Centre blanc. En effet, Évelyne Gagnon note que « par le truchement d’une remise en question des genres littéraires, [les écritures de femmes] ont accompagné la redéfinition d’une subjectivité poétique assumant son ipséité et ses discordances19 ». Le sujet-femme du recueil porte en lui un héritage littéraire formaliste qui n’a pas été écrit pour inclure le féminin, qui a été écrit pour nier toute caractéristique extérieure à l’œuvre20. C’est dans un espace qui l’a construite comme objet que le sujet-femme s’incarne, se dit, s’écrit à partir de lui-même. J’ai ici choisi de parler plus simplement de sujet féminin vu le manque de termes établis pour parler de cette subjectivité féminine qui apparaît de plus en plus en littérature. Je souhaite tout de même avancer une proposition qui inscrirait la féminité d’une autre façon que simplement par un

16 D. Brassard, « Noyer les lieux du livre », p. 44.

17 K. Larose et R. Lessard, « Entretien avec Nicole Brossard », p. 17.

18 J. Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Éditions du seuil, 1974, 646 p. 19 É. Gagnon, « Circulation lyrique et persistance critique », p. 72.

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appendice à la figure inaltérable de « sujet » : personne. Cette « personne », qui se distingue du sujet en philosophie, est ici avancée comme un sujet absent et indéterminé, mais surtout féminin, et s’inspire directement d’un vers du Centre blanc : « personne personne là21 » qui par sa répétition évoque cette double signification du terme, absence et présence physique, et en brouille les pistes. Je ne l’ai toutefois pas élaborée ici, puisque les bases philosophiques à l’élaboration d’une « personne » en tant que sujet féminin auraient pris au moins tout un chapitre et les chapitres me manquent déjà, mais je l’ai employée lorsque le féminin s’imposait.

Il s’agira donc tout à la fois de répondre à la question « Qu’est-ce que le centre blanc? », mais également à celle-ci : « En quoi ce centre permet-il l’émergence du sujet féminin dès les premiers textes brossardiens? » Pour cela, j'étudierai tout d’abord les liens qui unissent le centre blanc aux périodes – lyrique, formaliste et féministe – comprises par la rétrospective du Centre blanc, puis je me pencherai sur la question du centre blanc en tant que dimension unique du recueil, absorbant en elle le temps et l'espace, pour finir par la question du sujet féminin. Mon hypothèse est que le sujet féminin s’écrit malgré le centre blanc occupant tout l’espace textuel et s'abolit faute de pouvoir exister au sein de cet espace.

Plan et choix théoriques

Le premier chapitre décrira comment les périodes de l'écriture brossardienne ont permis différentes itérations du centre blanc, mais servira surtout à faire une analyse de la réception critique de ses premiers recueils. Je verrai ainsi comment les critiques de La barre du jour, une des multiples revues constitutives de l'avant-garde québécoise des décennies 1960-1970, a pu percevoir la poésie que Brossard publie à cette époque. Je dégagerai aussi à partir de cette critique les principales périodes brossardiennes (lyrisme, formalisme, féminisme) et les liens unissant ces périodes et ma lecture du Centre blanc. La critique de Brossard

21 Poèmes V-6.

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ayant été abondante, je me contenterai de voir ce qui a été dit sur sa période d’émergence et plus spécifiquement sur les publications poétiques comprises dans la rétrospective du Centre blanc.

Le deuxième chapitre proposera directement l’analyse du recueil de 1970. Je tâcherai de voir comment la figure du centre blanc, métaphore filée tout au long du recueil, évide le temps, l'espace et la parole et comment cette figure finit par absorber en elle toutes ces autres dimensions du texte. Il s'agira également de définir en quoi ces trois dimensions du recueil s'inspirent du neutre blanchotien de L’espace littéraire, liens établis par Denise Brassard dans son article « Noyer les lieux du livre » à partir desquels j’élaborerai mon analyse du centre.

Ce travail d’analyse formelle débouchera sur l’étude du sujet féminin, qui fera l’objet du troisième chapitre. Cette spécificité du sujet-femme me porte vers une analyse féministe. Dans ma lecture de ce recueil écrit par un sujet féminin, « la critique au féminin ne remplace aucune autre approche [...] comme aucune approche ne peut la remplacer22 », comme le souligne Lori Saint-Martin. Ce dernier chapitre s’appuiera, entre autres, sur les travaux de Renée-Berthe Drapeau, Louise Dupré et Louise Forsyth pour analyser non seulement la constitution de ce sujet dans le texte, mais également sa mort. Sur la question plus large des relations entre le langage et le féminin, je m’appuierai sur certaines définitions clés par Julia Kristeva dans La

révolution du langage poétique et Toril Moi dans Sexual/Textual Politics. Les définitions de Toril Moi me

permettront d'explorer ce qui, dans le texte, se lit comme féministe, tout en reconstruisant la notion d’« écritures féminines » telle qu’énoncée par Louise Dupré dans Stratégies du vertige.

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Chapitre I : Utopies du Centre blanc

Avant d’analyser Le centre blanc, je me propose de voir où ce recueil s’inscrit dans les débuts de la carrière de Brossard. La critique ayant souvent divergé dans ses délimitations des différentes périodes de son écriture, une étude de la réception de ses premiers recueils est nécessaire. Le recueil ouvrant la période lyrique de Brossard (Aube à la saison, 1965), son tout premier livre, ne suscite pas de débats, pas plus que l'appartenance de son second opus (Mordre en sa chair, 1966) à cette période. La critique hésite toutefois devant le troisième recueil, L’écho bouge beau, paru en 1968, parfois associé aux œuvres poétiques lui succédant, Suite

logique et Le centre blanc (tous deux parus en 1970). Plus largement, c’est la pertinence et l’apport de cette

période lyrique à l’écriture brossardienne qui soulève des questions. François Charron rejette ainsi les deux premiers opus de Brossard : « ses premiers recueils (qui pour moi commencent par et incluent L’Écho bouge

beau (1968), Le centre blanc (19[70]) et Suite logique (1970))23 ». L’écho bouge beau apparaît ici comme un texte plus maîtrisé et lié à la période formaliste. Louise Dupré dit aussi de cette période lyrique qu’elle est « une période d’apprentissage, de 1965 à 1970, pendant laquelle l’auteure cherche sa propre voix, déjà plus assurée dans

L’écho bouge beau (1968) », puis propose « une période formaliste débutant avec Suite logique (1970) et se

terminant avec Mécanique jongleuse (1974) et une période féministe avec Partie pour le tout (1975) et Amantes (1980)24 ». En plus d’offrir des pistes de réflexion quant aux délimitations des périodes formalistes et féministes, Dupré crée surtout un contraste entre ces deux dernières périodes, nommées d’après un mouvement, et la première n’étant qu’un exercice de style. On notera que Charron et Dupré rattachent respectivement L’écho bouge beau à deux différentes périodes brossardiennes. Si j’ai choisi de définir ce texte comme appartenant à la période lyrique de Brossard, il constitue cependant un moment charnière à partir duquel le diptyque formaliste de Suite logique et du Centre blanc se développera.

23 F. Charron, « Nicole Brossard, écrivain classique », p. 71. 24 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 85-86.

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Le texte le plus problématique dans ma délimitation, L’écho bouge beau, ayant été traité ici comme faisant partie de la période lyrique de l’auteure, je m'intéresserai plus particulièrement au contexte entourant les deux textes proprement formalistes, dont font partie notre recueil principal, Le centre blanc, ainsi que Suite logique. Je tenterai donc de voir ce qui permet et anime la période formaliste, ce qui, du texte, y est en jeu. Malgré que cette période ne soit constituée que de deux recueils, la critique du formalisme brossardien a été abondante, peut-être du fait que celui-ci qualifie tout autant un moment de son écriture qu’un trait de celle-ci à travers le temps. Les liens multiples de ce diptyque expliquent aussi pourquoi leur lecture a été si féconde. Inscrite dans une démarche résolument moderne, contrastant avec les idéaux de la période lyrique, l’écriture formaliste brossardienne s’interroge sur le sens : sur sa possibilité même et sur sa forme, ainsi que sur la méthode pour arriver à créer du sens par sa forme. Sur presque tous les plans, les textes formalistes se distinguent vivement des textes lyriques. Alors que le lyrisme brossardien établissait une filiation avec celui des poètes du pays dans son imaginaire incarné et son sujet lyrique, le formalisme brossardien et de La barre

du jour s’assoit sur les acquis de ce mouvement dans son rejet du sujet (lyrique québécois). À ses premières

parutions, La barre du jour émet le souhait de préserver l’histoire littéraire québécoise en faisant « mieux connaître nos écrivains d’hier et d’aujourd'hui25 » et en publiant côte à côte l’œuvre de contemporains de Brossard et d’autres datant du début du siècle. Quelques années et numéros plus tard cependant, la volonté littéraire de la revue s’affichera plutôt dans la textualité exacerbée d’une nouvelle avant-garde. Au tournant des années 1970, au moment où La barre du jour publie son numéro en solidarité avec Gaston Miron lors de son emprisonnement arbitraire, la « Nuit de la poésie » permet à une nouvelle génération et à « une

manifestation sinon concertée du moins dorénavant plus cohérente de la “modernité” québécoise26 » d’émerger, comme le souligne Normand de Bellefeuille. Avec le choc d’Octobre 70 et par la solidarité de la « Nuit de la poésie », une avant-garde se dessine au Québec.

25 La barre du jour, « Présentation », p. 2. Cette profession de foi s’actualisera dès le premier numéro, où des textes originaux sont publiés avec d’autres écrits en 1919 ou 1914.

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La troisième et dernière période couverte par la décennie de la rétrospective Le centre blanc est la période féministe. Louky Bersianik choisit l’année de la parution du « Cortex exubérant » comme celle des débuts féministes brossardiens : « Après 1974, on voit apparaître chez Nicole Brossard d’autres traces que j’appellerais “cortextuelles” explicites d’écritures de femmes27 ». Elle utilise ici un dérivé du titre, « cortextuelles », terme réinscrivant le corps comme faisant partie du processus de réflexion du poème et constituant selon Jean Fisette « le moteur, le cœur de l'écriture28 » de ce recueil. Cette réaffirmation du corps féminin, et donc du sujet féminin, est vue par Bersianik comme féministe, comme un des moyens par lesquels Brossard permet à une écriture de femmes d’émerger dans la littérature québécoise. Louise Forsyth choisit la même périodisation, mais voit plutôt dans le recueil de Brossard paru la même année : « Her first explicitly feminist text was Mécanique jongleuse29 ». Ce faisant, Forsyth recentre les débuts du féminisme chez Brossard dans son corpus principal. Même en suivant ces critiques dans leur périodisation féministe précoce, on remarquera qu’entre la période formaliste de Brossard qui garde comme point central 1970 et sa période féministe, quelques années s’écoulent, comme si une pause avait été nécessaire à l’auteure pour qu’une réflexion politique émerge au sein de sa poésie. Robert Giroux note cependant qu’un texte échappe à la linéarité de la rétrospective :

Dernier recueil du Centre blanc, les textes de Champ d’action sont pourtant chronologiquement antérieurs à ceux de Masculin grammaticale, Mécanique jongleuse et la Partie pour le tout. Mais pourquoi alors avoir fermé le livre avec ces textes écrits entre 1970 et 1973. Il semble bien que la moralité s’inscrive là, que la portée politique s’énonce comme un mot d’ordre, que l’utopie se montre le bout du nez. [...] On est loin de la neutralité, du rond-point mythique, du centre blanc, de la vitre zéro, du calme comme si… de L’écho bouge beau30.

Cette période de battement dans la disposition des textes de la rétrospective ne rend pas compte de l’émergence précoce du questionnement politique de Brossard dans sa démarche poétique. Comme le fait

27 L. Bersianik, « Fieffée désirante », p. 103. 28 J. Fisette, « Écrire pour le plaisir », p. 198.

29 L. Forsyth, « To Write : In the Feminine Is Heavy with Consequences», p. 46. Ma traduction : « Son premier texte explicitement féministe fut Mécanique jongleuse ».

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remarquer Giroux, les thématiques et le ton de Champ d’action sont éloignés de l’ascétisme de la période formaliste de l'auteure. C’est donc dire qu’en très peu de temps, peut-être même l'année suivante, puisque « Champ d'action pour figures inédites » paraît à l'été 1971 dans La barre du jour, son écriture poétique passerait d’une recherche de neutralité à un questionnement qui réinscrit le politique dans le poème. Ceci me porte à croire que la recherche formaliste de Brossard remet déjà en question le sujet et la position de la littérature en société – réflexions primordiales de sa période féministe. En cela, la recherche féministe de Brossard serait l’aboutissement de sa réflexion sur la possibilité d'une portée politique de la littérature et la conséquence de l’échec de l’effacement du sujet (féminin) du texte. Les deux périodes ne seraient pas opposées, mais en continuité, ce qui expliquerait les divergences de la critique dans la périodisation de l’œuvre.

Lyrisme

La période lyrique, nommée ainsi de par ses liens avec les poètes du pays, s'anime déjà des principaux enjeux brossardiens, soit le texte et le sujet. Le texte de cette période diffère cependant de celui de ses prédécesseurs par son évacuation de la question nationale; les membres de La barre du jour, forts des acquis des poètes du pays, se concentrent plutôt sur l’établissement d’une esthétique. Durant cette période lyrique, l’auteure explorera des formes poétiques courtes qui diffèrent des poèmes-fleuves de Chamberland ou de Miron, mais se portent héritières de leur « je ». Pourtant, même ce sujet se distinguera imperceptiblement de celui de ses prédécesseurs en s’écrivant grammaticalement au féminin.

Traits poétiques

Nicole Brossard adopte à l’époque une vision que la critique appellera classique, pour ne pas dire traditionnelle, du sujet et de l’écriture poétique. Ainsi, Louise Dupré affirme que « Nicole Brossard est bien une auteure classique, car sa vision de la modernité tend constamment vers une conception “classique” de la

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poésie31 » comme distincte du texte en prose, comme possédant sa/une « vérité », un idéal purement poétique. Toutefois, l’écriture brossardienne de la période lyrique ne pousse pas cette distinction entre poésie et prose à sa conclusion logique : elle ne crée pas de langue alternative dans ses recueils comme ce sera le cas plus tard dans Le centre blanc. Dupré affirme ainsi qu’au sein des textes lyriques « la syntaxe ne peut pas être remise en question et, de fait, elle ne le sera pas32 ». La vérité du texte poétique doit encore pour Brossard être atteinte dans les limites imposées par la langue. Dupré reconnaît Brossard comme une auteure moderne, mais pas encore révolutionnaire; on n’en est pas encore à l’illisibilité du texte formaliste. L’écrivaine est pourtant déjà consciente des limites de l’écriture. Ainsi, quand François Charron explicite le titre de son texte « Nicole Brossard, écrivain classique », il semble que ce soit du côté d’un savoir « noir33 », intraduisible et dangereux, d’un idéal poétique jamais vraiment atteint que se situe le classicisme brossardien. Le texte lyrique resterait classique dans sa recherche d’une vérité littéraire inatteignable et dans sa langue relativement conventionnelle. Ce classicisme correspond mal à sa vision poétique, à son idéal. Ainsi, Dupré affirme que chez Brossard, « la poésie se bute sur ses utopies : elle ne rencontre que très provisoirement la pureté tant désirée, elle défaille et retourne toujours à son imperfection34 ». La poésie de Brossard a pour but la représentation d’un idéal poétique quelque peu emprunté, celui d’une poésie « pure » (qui se rapproche déjà en cela de l’idéal formaliste), mais le faire poétique bloque la possibilité d’incarnation de cet idéal. Cette impureté n’empêche toutefois pas l’auteure de poursuivre sa pratique d’écrivaine, comme ce sera le cas à la suite du projet du

Centre blanc, le projet d'un texte qui dirait sa propre essentialité, lorsqu’elle traversera un passage à vide et

qu’elle croira qu’elle n’écrira plus jamais35. D’ailleurs, en préface de son anthologie de l’œuvre de Brossard intitulée D’aube et de civilisation, Dupré remarque l’optimisme de l’auteure face à l’écriture et à ses possibilités : « On ne perçoit pas, dans sa poésie, les traces d’une mélancolie reliée à une lutte perdue d’avance

31 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 143. 32 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 89.

33 F. Charron, « Nicole Brossard, écrivain classique », p. 74. 34 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 150.

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contre l’irreprésentable. Au contraire, l’auteure a toujours montré une confiance en son matériau, une euphorie même à explorer les possibilités qu’offre la phrase36 ». L’auteure ne peut pas toucher à cette vérité poétique par sa pratique scripturale, mais tente tout de même de l’atteindre, puisqu’elle se voit offrir d’autant plus d’avenues d’écriture que sa vision ne peut pas s’incarner sous sa forme utopique. La perfection est inatteignable et dès lors, les erreurs sont permises, voire fécondes; elles ne sont plus perte de temps dans la recherche de cet idéal, mais exploration du matériau de son œuvre. Et si la lutte pour dire l’âme des choses est « perdue d’avance », la lutte pour nommer leur chair est, elle, bien engagée : « la capacité de dire, de nommer, d’identifier les structures de la réalité tient la tristesse à distance37 ». On notera que ces deux citations précédentes font état d’une tristesse et d’une mélancolie qui manqueraient presque à la figure auctoriale brossardienne et laisseraient plutôt place à un optimisme, une volonté d'exploration chez Brossard.

Le lien le plus fort entre ces premiers textes lyriques et les textes formalistes réside dans une présence subjective, même si celle-ci tend à s'abolir. Pour Brossard, le questionnement de la subjectivité neutre de Suite

logique et du Centre blanc trouve ses racines dans la recherche de sa voix trouvant racine dans L’écho bouge beau,

le « je » y est encore le sien :

L’écho, c’est moi, Nicole, l’individu, qui prend plus d’espace dans le texte. Même si je dis neutre le monde m’enveloppe neutre, même si je veux parler au neutre des mots. C’est avec ce recueil que j’ai commencé

à prendre mon espace dans le texte, puis avec toute la recherche qui s’ensuivit dans Suite logique, Le

centre blanc et Mécanique jongleuse38.

Elle se sait désormais auteure et Brossard se tourne donc vers des questions plus théoriques, soit celles du neutre et du vide, et procède à l’effacement du sujet. Les nouveaux enjeux textuels – le neutre, le vide – ne sont pas sans conséquence sur le sujet, victime des attaques répétées des questionnements de son auteure. Cette fragilité du sujet ébranle à son tour la langue dans laquelle il s’est réfugié, montrant sa distance avec la réalité qu'il énonce : « La métaphore, qui instaure habituellement des équivalences fictives, marque ici la réalité

36 L. Dupré, « Préface », p. 8. 37 L. Dupré, « Préface », p. 8.

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du sujet, son manque à être39 ». Le sujet ne se réalise que dans le texte, en nommant la distance entre son existence et son énonciation. Encore une fois, L'écho bouge beau fait figure de moment charnière à partir duquel s'élaborera la recherche formaliste de l'auteure.

Présences du Centre

Tout comme le sujet formaliste prend racine dans L’écho bouge beau, la figure du centre blanc s’élabore dans ce texte. Cette figure est évoquée dans ce texte charnière, comme le remarque Dupré dans « Les utopies du réel » : « Cette recherche poétique se déploie à partir du centre : “le centre atomique” dans L’écho bouge

beau (1968)40 ». Le centre atomique, tout comme le centre blanc, est animé d'une double potentialité, constitué d’une énergie aussi pure que létale, entraînant à sa suite le cratère, le trou, un espace béant chargé de reliquats d’énergie. Cet espace s’incarne autrement que simplement dans le silence du texte et mine le potentiel de la parole poétique : « Pourtant entre ce désir et sa réalisation, entre le dire et le faire se creuse un espace impossible à combler41 ». Encore ici, on voit évoquée la différence entre le projet poétique, le dire, et sa réalisation, le poème, le faire. Le poème n'est pas pure pensée poétique, il est concrétisation d'un projet textuel dans les limites imposées par la langue. Cependant, Brossard est consciente de ces limites, et les explorera dans l’espace vide du centre. Dupré poursuit sur la question du vide en la connotant plus positivement : « Car l’écriture bée : [...] elle s’affirme vivante, mobile, mutante, créatrice; par là, elle se régénère, se transforme, évolue42 ». Le trou dans l’écriture serait créé dans et par le texte et non pas seulement subi comme conséquence d'une langue toujours insuffisante. La béance atomique en serait une chargée, éminemment transformatrice et potentielle, détruisant toutes les limites du texte.

39 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 89. 40 L. Dupré, « Les utopies du réel », p. 83. 41 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 150. 42 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 150-151.

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Les poèmes lyriques manifestent très clairement ces frontières textuelles, bien plus que Le centre blanc dont l’espace reste indéfini. Louise Forsyth dit des textes de Brossard qu’ils posent leurs « regards sur tous les paysages, tous les horizons43 », mais cette affirmation est d’autant plus vraie pour les poèmes lyriques qui se déploient comme lieux où la lectrice44 pose son regard. Le maintien d’une référentialité dans ces premiers textes lyriques contraste vivement avec l'absolue présence du vide dans Le centre blanc. Ce recueil s’écrit sans qu’on puisse nommer le lieu où son propos s’inscrit, sans savoir qu’il y a plus qu’un espace de déploiement et de recueillement. Les poèmes lyriques de Brossard peignent plutôt des paysages, directement mentionnés45 ou évoqués par métonymie46. Brossard elle-même admettra l'importance de ces lieux dans son écriture : « the horizon, the sea, the desert [are] so important in my texts, [...] that is the distance which makes it possible for my looking to capture the world47 ». Ces larges espaces fondamentaux, déjà évoqués dans les textes lyriques, reprendront leur place dans l’œuvre de Brossard après avoir été évacués de sa période formaliste – on n'a qu'à penser au désert éponyme du Désert mauve. S’ils sont presque absents du Centre blanc (on n'y trouve qu'une seule occurrence du mot « déserts48 »), ils s’y incarnent sous la forme de cet espace potentiel que constitue le centre.

Formalisme

Malgré ce ralliement à la génération précédente, c’est bel et bien une nouvelle voix qui émerge au tournant de la décennie dans les textes de Brossard. Pierre Milot en fait la remarque : « il existait des

43 L. Forsyth, « Regards, Reflets, Reflux, Réflexions », p. 13.

44 Le féminin « lectrice » est utilisé « pour alléger le texte » et surtout pour valoriser le féminin.

45 « lac aux violentes abîmes », p. 10, « l’île abandonnée », p. 14, « la mer chavirée », p. 27. (N. Brossard, Le centre blanc: poèmes 1965-1975.)

46 « algues lisses et azur brouillé », p. 10, « vertige dans le sablon », p. 14, « sable doux; de l’eau/ pour un coquillage », p 27. (N. Brossard, Le centre blanc: poèmes 1965-1975.)

47 L. Forsyth, « Fragments of a Conversation », p. 21. Ma traduction : « L’horizon, la mer, le désert sont si importants dans mes textes, ils incarnent cette distance qui permet à mon regard d’embrasser le monde. »

48 Poème II-8 : « les battements le rythme si obsédant que seuls les déserts et cet étrange isolement du souffle souvenu s'éprouvent avec tant de frayeur ».

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conditions sociales et institutionnelles pour qu'émerge, au début des années 1970, un groupe d'agents réunis autour de pratiques se réclamant d'une “nouvelle écriture”49. » À la suite de la Révolution tranquille, et malgré la violence de la répression d’Octobre, le peuple québécois existe; il n’est plus à construire. Le sujet québécois s’est établi à travers des crises politiques, mais ce sera dans et par le texte que les littéraires d'ici le réfléchiront, s’éloignant du tumulte politique de la génération précédente. Cette nouvelle écriture se distingue de celle de la génération précédente par son évacuation de la question du sujet, peut-être surtout du sujet national québécois, et dans une recherche de pureté de la forme. Brossard explique cette distinction : « En 1969, après le Speak White de Michèle Lalonde [...] les Québécois savaient qu’ils n’étaient plus seuls. La poésie [...] s’engagea formellement et ce formellement fut sa preuve d’engagement50. » Les contestations et les constatations des poètes du pays ont créé un espace littéraire québécois assez solide pour que le projet formaliste brossardien s’avance, assuré que ses revendications seront comprises par sa forme, sans que l’auteure ait besoin d’expliciter les buts de sa recherche : le texte. À l’époque, Brossard croit encore à la vérité du texte poétique, à son indépendance du texte en prose, et n’explicite pas encore sa démarche dans des essais, contrairement à plusieurs de ses contemporains (elle ne signe presque aucun des premiers éditoriaux et explicatifs de La barre du jour, par exemple). Cette écriture théorique comme engagement politique, en évacuant la question identitaire, se soucie peu de l’intérêt de sa démarche pour la lectrice, prêtant le flanc à des accusations d’hermétisme. La critique débattra de cet hermétisme, certains refusant de lire Brossard, estimant que c'est une tâche impossible, voire ingrate. Dupré discute ainsi de la lisibilité des textes brossardiens : « L’écriture formelle des années 1970, que d’aucuns ont qualifié[e] d’hermétique, est devenue plus lisible dès La partie pour le tout, quand elle réinscrit un je féminin et lesbien dans le texte51 ». Sans engagement ailleurs qu’auprès du texte, la poésie formaliste s’approche de l’illisible et ce n'est qu'avec le retour d’une revendication politique, celle d’un sujet féminin et lesbien, d’un sujet féministe, que le texte

49 P. Milot, « La légitimité offensée de l’avant-garde littéraire des années 70 », p. 525. 50 N. Brossard, « Poésie engagée », p. 124.

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brossardien se voit de nouveau ouvert à la possibilité d’être lu par toutes. Pour cette génération, la révolution littéraire équivaut pourtant à un engagement social. C’est ce qu’exprime Renée-Berthe Drapeau, suivant Julia Kristeva dans son ouvrage sur l’écriture de Brossard, Féminins singuliers : « dans sa violence destructrice, le langage poétique rejoint les crises sociales52 ». En modifiant la langue, en la trouant, en la tordant, le langage poétique fait révolution contre les carcans institutionnels – pour le poème, celui de la langue.

Modernité

On a souvent dit de l’écriture brossardienne qu'elle participait de cette problématique « modernité », l’auteure émergeant à un moment où cette étiquette est omniprésente dans le milieu littéraire québécois. Cette modernité la place en dialogue avec ses instigateurs québécois, d’Anne Hébert à Gaston Miron en passant par Hubert Aquin, mais définit également une nouvelle avant-garde qui s’établit au tournant de 1970. Cette nouvelle modernité québécoise vise à abolir les distinctions entre les genres, comme l’indique Dupré :

The modernist poets publishing during the 1970s in two important literary magazines in Québec, La

Barre du Jour and Les Herbes Rouges, sought to abolish the boundaries between poetry and prose,

narrative, the personal journal, the epistolary, theoretical reflection and sometimes even dramatic writing53.

C’est donc durant la décennie de 1970, avec deux groupes d’avant-garde, La barre du jour et Les herbes rouges, que la modernité québécoise s’installerait définitivement dans le paysage littéraire québécois. Ces deux groupes place le texte et sa pratique au centre de la littérature et se départissent pour ce faire de toute catégorie prédéterminée de critique, donc de lecture. L'abolition des frontières du texte menace effectivement la lecture, comme le souligne François Charron : « Nous voici donc au bord du gouffre, les interprétations colmatent : textualité, formalisme, nouvelle écriture, illisibilité54 ». Ces catégories émergent pour permettre à

52 R.-B. Drapeau, Féminins singuliers, p. 24.

53 L. Dupré, « Novels on the Edge », p. 84. Ma traduction : « Les écrits des poètes modernes en 1970 dans deux magazines littéraires importants au Québec, La barre du jour et Les herbes rouges, visaient à abolir les frontières entre poésie et prose, le narratif, le journal, l’épistolaire, l’essai, voire la dramaturgie. » J’ai choisi « modernes » plutôt que modernistes puisque c'est le terme utilisé en français par Dupré pour parler de ces poètes.

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la critique de se raccrocher à quelque chose, alors même que le texte se dérobe à sa lecture. Le texte formaliste, en poussant son hermétisme à l’extrême, force une participation d’autant plus active de la lectrice que le sens s’en échappe. La lectrice du texte moderne peut ainsi être dissuadée de sa tâche, pressentant son épuisement, ou son incompétence, comme le soulignent Robert Giroux et Hélène Dame : « Depuis le début des années 70, il se produit au Québec ce que l'on pourrait appeler une hyper-littérature tellement elle exige la connaissance de codes de lecture pour en apprécier la modernité55 ». Pour ces critiques, la littérature de la modernité dépasse les normes de la littérature référentielle et appelle une lecture érudite, trop sophistiquée pour l’amateur non-spécialiste. La modernité québécoise, établie à partir des acquis des poètes du pays, s’éloigne de leurs buts et du peuple, québécois, auquel elle s’adresse. Cette hyper-lecture peut cependant devenir l’expérience même pour laquelle la lectrice moderne revient vers le texte, comme en témoigne Drapeau : « En lisant les textes de la modernité, nous éprouvons une sensation de drogue forte. Nous entrons dans un monde anarchique56. » Le poème formaliste est anarchique parce qu’il se refuse à établir des règles de lectures claires; le texte est fragmenté et son sens est ainsi à la discrétion des lectrices. La métaphore de Drapeau souligne les réactions dichotomiques possibles face au texte moderne : la lectrice est emportée ou rebutée par l’effort de lecture. L’anarchisme poétique moderne devient pour Drapeau un espace grisant où tout est possible. La réaction inverse, celle de Giroux et Dame, voire celle de Charron, consiste plutôt en une crispation, un retour vers l’établissement de codes de lecture.

Impossibilités du sens

Peu importe le parti pris de la lectrice moderne, il est clair que, devant le texte brossardien, elle n’a d’autre choix que de s’y engager totalement, de travailler activement à sa construction. Drapeau souligne de nouveau son engouement pour le texte brossardien et son engagement auprès de celui-ci : « Quand je lis un

55 R. Giroux et H. Dame. « Les critères de poéticité dans l’histoire de la poésie québécoise (sémiotique littéraire) », p. 154. 56 R.-B. Drapeau, Féminins singuliers, p. 24.

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texte moderne, je dois participer à sa structuration comme s’il s’écrivait, polyforme, devant moi57. » Devant la multiplicité de possibilités de sens créée par les ruptures poétiques, c’est à la lectrice de faire un choix et c’est à elle que revient le sens final. La lecture offre la possibilité de remettre de l’ordre entre les mots, de donner corps à leur sens et un sens au corps – le sens s’incarne à travers le sujet et le sujet se lit lui-même dans sa lecture. Le nécessaire soutien de cette écriture en construction est souligné par Nepveu : « une fois arrachée au silence, l’écriture ne va pas toute seule : il ne suffit pas d’écrire, encore faut-il soutenir cette écriture, y mettre du corps et de la voix, chercher “l’impossible coïncidence avec ce qui s’écrit”58 ». Le poème brossardien demande à l’auteure comme à ses lectrices d’accepter l'impossibilité comme espace de son déploiement. Celle-ci pourrait constituer l'espace du centre blanc, celui au sein duquel le sujet tente de s’écrire. Cet espace impossible serait celui de la quête de tout artiste selon Blanchot qui rappelle que l’œuvre est exigence « hors du monde59 », toujours à côté des possibles offerts dans la réalité. Le trajet de ce sujet au creux de cet espace textuel pour chercher la « coïncidence avec ce qui s’écrit » est d’abord traversé par l’auteure qui énonce ce sujet, puis par la lectrice retraçant le passage des mots. Mais l’impossibilité de cette coïncidence entraîne la négation du sens, comme le souligne Normand de Bellefeuille : « il semble bien que l’on propose toujours, comme l’un des critères de cette façon de dire ou de faire, la question de l’illisibilité60 ». L’illisibilité caractéristique de l’époque formaliste remet en question le texte pour de Bellefeuille. Elle n’est pas seulement « écran61 » empêchant la lecture, mais elle transforme le texte. Ces deux blocages, l’impossibilité de l’écriture pour l’auteure et l’illisibilité pour la lectrice, existent à travers le texte sous la forme d’un indicible, comme le souligne Karen Gould : « The notion of the unrepresentable is perceptible throughout this early poetry and its increasingly experimental form refuses to allow us the accustomed conventional pleasures of reading62 ».

57 R.-B. Drapeau, Féminins singuliers, p. 23.

58 P. Nepveu, « La voix inquiète », À tout regard, p. 9. 59 M. Blanchot, L’espace littéraire, p. 47.

60 N. de Bellefeuille, « Suite Logique », p. 92.

61 Poème 1-II : « je tente l’exploration cherchant l’évidence propre à détruire l’écran ».

62 K. Gould, Writing in the Feminine, p. 60. Ma traduction : « La notion de l’irreprésentable est perceptible à travers la poésie des débuts dans sa forme de plus en plus expérimentale qui nous refuse un plaisir conventionnel de lecture. »

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L’irreprésentable, ce qui ne peut pas être exprimé par manque de moyens, bloque le canal de communication à sa source : la langue. La lectrice se voit refuser un plaisir de lecture conventionnel et offrir de plutôt participer à la constitution du sens du texte. La lectrice formaliste – portant le titre de la période tout autant que le texte de par la spécificité de sa tâche – à force de travail, expose les tenants de la langue et non pas seulement ceux de son poème. Le texte, miné par les impossibilités du sens, dévoile l’inutilité de la langue. Car le sens s'invente toujours, comme Jacques Michon en fait la remarque dans son texte sur les liens entre surréalisme et modernité : « Le sens, qui est une fiction, est sans cesse repoussé hors-texte et se laisse désirer dans les mots sans jamais se donner63 ». Le texte poétique se refuse presque naturellement au sens et c'est sa forme qui le travaille. Michon lit dans la rigueur poétique de Brossard un jeu signifiant frôlant l’absence à lui-même. Cette absence ne fait toutefois qu'intensifier la question du sens dans la réception des textes formalistes brossardiens.

Formation du sens

La question du sens obnubile plusieurs des critiques de l’œuvre formaliste de Brossard. Comme je l'explorerai ici, bien que le texte brossardien s’écrive en se refusant à la représentation et aux évidences signifiantes, toute lecture tend à voir de la référentialité dans le texte, à rapprocher le texte du réel, comme le souligne Louise Dupré : « Atteindre à une écriture réflexive reste impossible. On peut parler du livre s’écrivant, on peut développer une thématique de l’écriture : il n’en reste pas moins que les textes ne peuvent jamais ne référer qu’à eux-mêmes64 ». Toute mise en page du texte, toute syntaxe, tout mot évoquent à l’extérieur de leur inscription dans le texte un ensemble de référents pour la lectrice, son horizon d’attente. La lectrice ouvre l’autoréférentialité à la lecture, y remet du référent, ne serait-ce que dans ce qu'un projet autoréférentiel peut évoquer. L’expérience de lecture et l’investissement qu’elle demande sont pour Dupré

63 J. Michon, « Surréalisme et modernité », p. 7. 64 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 108.

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chargés de sens : « On s’interroge sur la nature de certains mots [...]. Il se produit, on le voit, des ambivalences, des brouillages sémantiques et syntaxiques qui pluralisent le sens65 ». Le blocage du sens dans le texte met sous pression la lectrice, qui s’acharne à remettre du sens dans le texte. En empêchant la lecture évidente du texte, Brossard crée en fait plutôt des faisceaux de sens qui s’étendent à toutes les possibilités de lecture du texte, tous les sens d’un mot. Cette toile de sens se déployant à chaque rupture s’éloigne du texte traditionnel dans sa non-linéarité; la signifiance s'écrit de façon éclatée. Au lieu d’un texte où le sens est construit au fil du poème, les textes formalistes n’offrent que des éclats de sens, une structure construite brutalement dans l’espace béant du rien et dont le « quelque chose » survient presque malgré eux.

L'éclatement du texte demande dès lors à la lectrice d’en reconstituer le sens. L’exigence du texte formaliste énonce sa réalité poétique comme utopie; les dimensions dans lesquelles s'écrit le texte sont nominalement les mêmes – le temps et l'espace –, mais sont impossibles à fixer dans leur pureté textuelle. Se creuse alors un espace infranchissable entre l'utopie du projet poétique et son actualisation dans le réel, par l'écriture et par la lecture. En parcourant la distance entre le réel et le texte brossardien, la lectrice est happée dans cet immense gouffre, dans cet entre-deux; comme le souligne Dupré, « l’impensable se produit : cette poésie nous laisse croire que son énoncé se réalise aussitôt, que son dire devient un faire66 ». En faisant de sa poésie un lieu d’expérience de l’inadéquation du langage, Brossard y engage ses lectrices. C'est-à-dire que le travail de la forme réalisé par l'auteure crée des architectures qui deviennent le seul espace du sens, celui d’une sensibilité alternative où la lecture se produit. Le texte formaliste ne veut créer son sens qu’à travers sa forme, jusqu'à ce que le propos soit évacué du poème; le sens point ailleurs, dans sa construction.

65 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 91. 66 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 108.

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La forme

Ce travail de la forme sera un véritable parti-pris pour Brossard qui, s’éloignant du propos politique des poètes du pays, charge plutôt la forme de ses poèmes d’une fonction révolutionnaire. La transmission de sa volonté politique à travers son travail formel, Brossard la définit comme une « politisation des textes par le dedans formel67 ». La force de son engagement dans le texte est telle qu’elle est, selon Brossard, politique. Cette perception de l'engagement textuel comme suffisant pour se réclamer d'un engagement politique n'est cependant pas évidente pour tous. Dans sa réponse à Brossard, Normand de Bellefeuille fait un tout autre constat. Cette forme chargée ne serait pas synonyme de changement dans le réel, elle ne serait conséquente que dans les limites du poème : « Le texte engagé ne devrait pas se satisfaire d’être celui qui SE change, mais également et surtout celui qui change. L’écart formel n’impliquant pas nécessairement l’efficacité stratégique du texte68 ». Pour de Bellefeuille, le changement et le chargement formels du texte brossardien n’amènent pas forcément un engagement de la lectrice ni une turbulence dans la langue. La forme tant investie par Brossard ne l’est peut-être pas par son lectorat et l’ampleur du travail formel ne témoignerait pas nécessairement d’un engagement politique, malgré l’évidence de ce lien pour Brossard.

Malgré tout, l'ampleur du travail formel de l’auteure est indéniable. Après une période lyrique qui la voit surtout s’inspirer de ses prédécesseurs, la période formaliste de Brossard lui permet de démontrer toute la vigueur de son engagement poétique. L’écriture et la voix brossardiennes naissent de sa poésie formaliste, mais c’est une naissance paradoxale, comme le souligne Pierre Nepveu : « C’est d’un seul et même mouvement que la poésie de Brossard embrasse la “poésie de la fondation” et l’“esthétique suicidaire”69. » Son écriture, tout en tentant de créer la possibilité d’une forme nouvelle de poésie, empêche quelque ancrage sémantique ou syntaxique – l’écriture s’écrit en mouvement, en un aller-retour entre sa naissance et sa mort. Brossard écrit, on l’a déjà dit, dans cette distance entre le réel et le dire poétique formaliste, dans un espace

67 N. Brossard, « Poésie engagée », p. 124.

68 N. de Bellefeuille, « Réponse à “Poésie engagée” de Nicole Brossard », p. 127. 69 P. Nepveu, L’écologie du réel, p. 144.

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constitué de blocages et d’impossibilités (d’écriture et de lecture). La nature du projet formaliste donne lieu à une période radicalement négative, creuse, « suicidaire » dans l’écriture poétique de Brossard. Ce projet laissant une belle part à l’esthétique du vide peut cependant être perçu comme positif vu sa différence, vu la place laissée à l’anormalité dans une écriture s’offrant à la fois comme sa naissance et sa mort. En ce sens, Normand de Bellefeuille fait cet appel : « il est grand temps de cesser enfin d’expertiser le “contraire de la norme” en termes d’“anormalité” [pour tenter] une théorie et même, pourquoi pas, ne serait-elle que formelle, une “grammaire de la différence”70. » L’inclusion par Brossard de négatifs dans sa pratique – l’impossible, l’illisible, l’irreprésentable – participe de cette réflexion faite à partir d’une « anormalité ». Or donc, la grammaire brossardienne pourrait constituer les balbutiements de cette « grammaire de la différence », une grammaire-architecture qui demanderait à la lectrice de l'explorer, de participer à la construction du sens poétique, de creuser les fissures textuelles. L’avant-garde échappe par ces blocages au logocentrisme littéraire, le sens ne s'écrit pas selon une volonté de parole, mais selon une volonté de forme, le texte formaliste étant presque plus machine qu’œuvre, comme le remarque Renée-Berthe Drapeau : « Rendant son processus générateur visible, il se montre machine ou machination, une pratique71. » C’est cette pratique du texte, ce travail exposé directement dans le poème, qui occupera Brossard à partir de sa période formaliste. Si les trois premiers textes se voulaient esthétiques, la mécanique active dorénavant la lecture, engageant la lectrice comme ouvrière de la machine textuelle.

Méthode

Pour arriver à fonder ce formalisme dans sa pratique d’écriture, Brossard établit une méthode. La révolution textuelle motivant le projet formaliste demande effectivement une réflexion poussée qui transparaît dans l’écriture. France Théoret dira de Brossard qu’elle a un style72, mais ce style se remarque

70 N. de Bellefeuille, « Suite Logique », p. 93. 71 R.-B. Drapeau, Féminins singuliers, p. 22. 72 F. Théoret, « Le sens de la formule », p. 77.

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d’autant plus à partir de L’écho bouge beau, c’est-à-dire au tournant de la période formaliste. Il ne fait pas qu’apparaître dans les textes brossardiens, il est réfléchi, inspiré – une série de techniques, dont les différents blocages sémantiques, que Brossard emploie pour écrire ses textes modernes. Nepveu note au sujet du projet poétique de Brossard : « Dire que l’écriture est née méthode, c’est nommer ce qui en elle est forcément didactique, et on n’a peut-être pas assez souligné combien ce didactisme fait partie intégrante de la démarche poétique de Nicole Brossard73. » L’écriture de Brossard, malgré ce qu'a pu en dire de Bellefeuille, s'engage dans le monde, ne serait-ce que dans le monde littéraire, puisqu’elle prend le temps d’expliquer dans ses poèmes les rouages de sa poésie. Cette pratique « didactique » de la poésie chez Brossard trouve sa source dans une considération particulière de la langue, comme le souligne Dupré : « Travail du matériau linguistique donc, qui consiste à considérer l’écriture comme un objet de connaissance avec sa méthode propre74. » Elle lie ici entre elles la matérialité du texte et la réflexion toute particulière entourant la pratique scripturale de Brossard. Dupré nous rappelle comment le travail du texte brossardien constitue une réflexion sur les possibilités d’une écriture dont le principal souci serait sa pratique. L’inscription du processus et de la réflexion d’écriture à l’intérieur du poème permet une nouvelle théorisation qui, en disant le poème comme un travail, le radicalise. La pratique poétique de Brossard aurait de ce fait pour but d’« exacerber les codes », comme le note de Bellefeuille, du sujet, de la grammaire et de la syntaxe75. C’est en poussant ces éléments fondamentaux de la langue à leurs extrêmes, quitte à risquer leur déplacement jusqu'à l'illisible – le sujet devenant signe, le blanc de la page devenant virgule ou point – que la poésie formaliste chez Brossard fonde sa pratique. Cet éclatement a une conséquence étonnante, notée par de Bellefeuille :

Il sera ici satisfaisant de signaler l’étonnante prolifération de prépositions, conjonctions et adverbes. [...] [I]ls sont, d’une part, la parfaite illustration grammaticale de l’invariable, du neutre et, d’autre part, par leur nature même et leur rôle dans la chaîne du discours, la non moins parfaite figure de la liaison, de la jonction, de la mise en rapport, de l’entre.76

73 P. Nepveu, « La voix inquiète », À tout regard, p. 9-10. 74 L. Dupré, Stratégies du vertige, p. 105.

75 N. de Bellefeuille, « Suite Logique », p. 93. 76 N. de Bellefeuille, « Suite Logique », p. 96.

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Le critique remarque qu’une catégorie de mots (les marqueurs de relation) occupe les pages de la période formaliste de Brossard. Cette catégorie, de par sa fonction de liaison et de par sa qualité neutre, constitue un bon exemple du code formaliste brossardien, permettant à la fois le mouvement dans la phrase, même asyntaxique, et neutralisant les catégories de genre. Ces constructions en mouvement, en rupture sont caractéristiques de l’écriture du centre blanc.

Comme la syntaxe des poèmes est rompue et que la subjectivité est effacée du poème, ces marqueurs de liaison assurent le relais. C’est parce que le formalisme déconstruit le texte que des catégories grammaticales auparavant beaucoup moins signifiantes, prépositions, conjonctions et adverbes selon de Bellefeuille, prennent le relais du sens. Ces différentes fractures constituent la marque du formalisme brossardien, comme le souligne Pierre Nepveu : « La désarticulation syntaxique, tant de fois mentionnée comme la manifestation la plus typique du “formalisme brossardien” [...] contrevient aux prévisions du lecteur et l’oblige à rester là où “cela” se passe, ici-maintenant dans le texte77. » Ces ruptures ont pour but de forcer la lectrice à prendre part à la création du texte, à transformer le dire en faire (textuel). Le pacte de lecture particulier des poèmes brossardiens est annoncé par ces blocages qui créent une autonomisation des différents segments poétiques, comme l’indique de Bellefeuille : « Par une syntaxe infiniment rupturée et elliptique, Brossard provoque, presque systématiquement, l’autonomie de chacun des vers78 ». Le texte formaliste creuse le texte non seulement dans sa grammaire, mais dans sa mise en page. Les éléments du texte s’isolent les uns des autres et pluralisent ainsi les possibilités de lecture.

La poésie brossardienne, comme l’affirme Pierre Nepveu, est didactique et transmet sa théorie par sa méthode, sa structure. Pourtant, ces poèmes tentent aussi radicalement d’évacuer le sens de leur propos au profit de la forme. De cette manière, ils s’éloignent d’un didactisme ne se voulant qu’efficace et du simple endoctrinement. Ces paradoxes de l’écriture brossardienne sont soulignés par de Bellefeuille : « personne

77 P. Nepveu, L’écologie du réel, p. 144. 78 N. de Bellefeuille, « Suite Logique », p. 97.

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encore n’avait posé de façon aussi aiguë les partages forme/fond, signe/sujet, poésie/théorie79. » La théorisation traditionnelle de ces binômes littéraires est désamorcée par l’écriture de Brossard qui fait découler le fond de la forme, traite le « je » comme un signe et teinte sa poésie de principes théoriques. Les césures brossardiennes surviennent dans le texte et empêchent ainsi l’application de ces grandes catégories de la critique littéraire, telles que les énonce de Bellefeuille, à la lecture du texte. Ces ruptures affectent également le sujet, en le lisant comme signe de son propre message et en effaçant sa position privilégiée au sein du texte, toujours selon de Bellefeuille : « “rupture” ou plus précisément “abstention” du sujet, absence, tout au moins, d’“affirmation grammaticale du sujet”80. » De Bellefeuille touche juste dans sa lecture de Suite

logique en y notant le caractère élusif du sujet, qui s’énonce subrepticement par quelques marqueurs

d’énonciation, mais se réduit à ceux-ci. Cet effacement du sujet du centre du texte est un autre des traits du formalisme brossardien, au moment où les sujets que sont l'écrivaine et les lectrices se voient paradoxalement davantage sollicités pour accomplir leur tâche.

À cet égard, le texte formaliste est une mise en forme de la prise de parole d’un sujet formaliste, n’existant qu’à travers le texte. Pour Pierre Nepveu, « ce “joual syntaxique” (l’expression est de Brossard elle-même) constitue d’abord une mise en scène du corps parlant81. » L’écriture soi-disant neutre serait en fait l’itération d’un corps dont l’incarnation (féminine) fait irruption dans le texte, marquant le texte des ruptures de sa respiration et de ses mouvements. Alors même que, durant la période formaliste de Brossard, son écriture ascétique vise à épurer le texte, à faire table rase, la question du sujet persiste. Nepveu lit cette période comme celle d’une rupture d’avec ses prédécesseurs, une période de « relecture des années soixante comme lieu d’un illusionnisme du social et du sens : désormais, la poésie dit avant tout l’extrême solitude, l’extrême anonymat du “centre”82 ». Les années soixante ne seraient plus le lieu d’une construction identitaire

79 N. de Bellefeuille, « Suite Logique », p. 93. 80 N. de Bellefeuille, « Suite Logique », p. 93. 81 P. Nepveu, L’écologie du réel, p. 144. 82 P. Nepveu, L’écologie du réel, p. 146.

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québécoise, mais bien celle de l'utopie d'un pays auquel on ne veut plus rêver. Le sujet québécois se retrouve inutile au sein d'une nation dorénavant construite. Le texte formaliste autoréférentiel choisirait alors de montrer son sujet à travers ses machinations, comme un marionnettiste montrant ses fils, soulignant le caractère construit et instrumental du sujet.

Féminisme

Ce travail de la forme comme revendication politique sera poursuivi durant la période féministe. Toutefois, ces ruptures formelles s’accompagneront désormais d’un projet politique de fond, celui d’une place pour une voix féminine en littérature. Si le projet formaliste n’est politique que dans le texte et ne se réfère au réel que par les actes d'écriture et de lecture lui donnant naissance, l’essence du projet féministe est dans ses visées politiques – qui sont également des visées littéraires. C'est-à-dire que si une voix féminine est à définir en société, cette voix manque également en littérature; le travail de recherche dans les textes brossardiens n'est plus seulement littéraire à partir de cette période féministe. L'énonciation d'une voix au féminin, but premier du féminisme de Brossard, garde du projet formaliste son aspect révolutionnaire, son engagement auprès de la lectrice et son travail de la forme. Brossard rappelle par ailleurs que le poème n’est pas un pamphlet et que la poésie engagée ne l’est qu’à la lecture : « Doit-on y lire la question du pays ou la question femme. Ou rien de cela, sinon que la vie elle-même. [...] La lecture que nous en faisons détermine à tort ou à raison de quoi il s’agit83. » Les réflexions littéraires de l'auteure ont souvent été initiées par des circonstances de sa vie personnelle, que ce soit son entrée en littérature qu’elle dit avoir faite « tout naturellement84 » à travers des rencontres, ou sa réflexion féministe qui se solidifie l’année de son premier amour lesbien et de sa grossesse. C'est peut-être ce lien si fort entre la vie de l’auteure et sa pratique d’écriture qui lui fait dire que toute lecture vivante est valide, et qu’une lectrice peut tirer de la force de tout sens que

83 N. Brossard, « Poésie engagée », p. 123.

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prend le texte pour elle. Ce projet féministe est articulé par deux forces polarisantes : une utopie, celle d’une parole féminine à venir, et une perception aiguë de la catastrophe féminine, soit la place ancillaire laissée aux femmes dans le patriarcat.

Utopie

La période féministe de Brossard contrasterait en fait moins avec la période formaliste, également placée sous le signe de la rupture, que cette dernière ne contrastait avec la période lyrique. Le féminisme de Brossard ferait suite à son formalisme, constituerait une itération politique de ses questionnements littéraires quant à la possibilité de dire l’essentiel, qui se féminisera en « essentielle ». Louky Bersianik rappelle ce lien primordial entre la démarche formaliste de l’auteure et son engagement féministe : « l’écrivain qui tient très haut le flambeau de la modernité outre-Atlantique devient une écrivaine tenant bien haut le flambeau du féminisme radical d’ici et d’ailleurs85. » Le féminisme, radical qui plus est – soit exclusif aux femmes et foncièrement centré sur leur émancipation par la destruction du patriarcat86 – est vu comme la « suite logique » de la modernité des textes brossardiens formalistes. Le féminisme de Brossard, celui de la seconde vague, celui privilégiant la cause de la Femme (comme si toutes pouvaient se reconnaître et se mobiliser derrière une image archétypale), éloigne donc la poète de « l’ici et maintenant » du texte formaliste que Nepveu évoquait plus haut. De la même façon que ses réflexions formalistes sur la langue l’avaient amenée à élaborer un « joual syntaxique » comme une façon de dire dans la forme la spécificité québécoise, sa période féministe l'amènera à élaborer une écriture au féminin.

Puisqu’une question politique motive désormais la poésie chez Brossard, celle-ci s’engage dorénavant de façon lisible dans ses textes, motivée par une utopie qui ne serait pas que littéraire. L’utopie féministe constitue une réplique à une réalité politique insupportable pour les femmes que l’auteure dénoncera. Ainsi,

85 L. Bersianik, « Fieffée désirante », p. 103.

86 L'introduction « La maternité au cœur des débats féministes » dans l'ouvrage Espaces et temps de la maternité, de Francine Descarries et Christine Corbeil, est éclairante quant aux distinctions des différents mouvements du féminisme.

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