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Le sublime dans les relations des jésuites de Nouvelle-France

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(2)

des jésuites de Nouvelle-France

par

Marc-Olivier Laflamme

Mémoire présentéà la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du grade

de maître ès arts

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mars

1995

(3)

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ISBN 0-612-05399-7

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~

.

.

~,esume

Ce mémoire d'analyse littéraire étudie la r otion rhétorique du sublime à partir de certains discours àes B&atioos des jésuites de Nouve!!e-France, notamment des harangues de chefs amérindiens, des panégyriques, des lettres de missionnaires et des récits de songes. En se basant sur des modèles du sublime proposés par des rhéteurs de l'Antiquité, ce travail montre les liens étroits chez les jésuites entre l'éthique et l'esthétique. Il s'agit de voir selon quels critères les missionnaires sont sensibles aux effets des grands discours. Cette étude souligne aussi l'influence de ia parole sublime,àpartir de laquelle se justifient la vocation apostolique et la quête mystique des jésuites.

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This master's essay of literary analysis studies the rhetorical notion of the sublime in a number of discourses drawn from the Relations des jésuites de Nouvelle-France, including harangues pronounced by Amerindian leaders, panegyrics, letters of missionaries and dream accounts. In view of models of the sublime proposed by rhetoricians of classical Antiquity, this study shows the close bond which unites ethics and aesthetics in the JesuÏl's mind. The criterions according to which the missionaries are affected by the great discourses are considered. This study also emphasizes the influence of the sublime, which provides the impetus for the apostolic vocation and the mystical quest of the Jesuits.

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Remerciemen~

Je remercie Normand Doiron, qui m'a guidé avec patience et rigueur tout au long de mes recherches, et qui m'a fait découvrir avec bonheur les textes de l'Antiquité et de l'humanisme.

Je voudrais aussi remercier Pierre et Marie pour leur soutien, ainsi que les amis qui ont bien voulu m'aider et me conseiller: Élyse, Maxime, Sophie, Luc, Guylaine et Mawy.

(7)

,

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(9)

Aucomm~nc~m~nt. Dicucr~alecidct la terre. Or la terre ctait vague ct vide. kst~nèbn...s couvraient J'abimc. l'cspritd~Dicu planait sur les caux.

Dieu dit: «Que la lumière soio.~tla lumièI'C lut.'

Comment exprimer la force, la grandeur, le mystère? Comment tàire naître les passions? Sans recherche apparente, sans vocabulaire et sans ornement soutenus, mais avec un style simple. le

Ei.al1JJx

renà compte avec puissance d'un objet démesuré et absolu, qui ne cesse d'étonner par son aspect merveilleux: Boileau, à la suite du Pseudo-Longin qu'il traduit. voit dans ce passage l'expression du sublime. La Création, comme la parole des grands orateurs, des génies, est un éblouissement au milieu des ténèbres. Dès Platon, et jusqu'au XVIIe siècle, les rhéteurs unissent l'éloquence au surnaturel: au pouvoir inexplicable qui emporte l'orateur et ses auditeurs correspondent les fureurs divines ou, pour les discours sacrés, le souffle de Dieu; les Nymphes qui habitent le platane au pied duquel discutent Socrate et Phèdre deviennent, avec le christianisme, le Saint-Esprit.

L'invention sublime repose ainsi sur un «flux divin» semblable àcelui qui possède Socrate2•L'orateur doué joue avec des forces incommensurables

'. LaGenèse, l, 1-3.

2. Plato~Phèdre,trad. de L. Brisson, coll. «OF», Paris, Flammarion, 1989,238 c. Même

Cicéron, dont pourtant la rhétoriqueestaYal."; tout civile, n'imagine pas «de véritable poète

sansaccompagnement d'enthousiasme etsans une inspiration qui tient du délire (furoris)>> (De l'orateur. trad. E. Combaud, Paris, Les Belles Lettres, 1966, II, XLVI, 194); pour le Pseudo-Longin, la passion noble «s'exhale commesousl'actiond'untransport,d'unsouffle enthousiaste, et semble animer les discours de l'inspiration de Phoebos» (Du sublime, trac!. H. Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 1965, VIII, 4); se référant au Nouveau Testament

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et inhumaines. Plt:s son âme est habitée par une présence divine, plus son talen! est grand et plus les motifs qui l'animent sont nobles3. De l'adéquation

entre la pensée et la divinité naît la sagesse. Seule la parole des hommes vertueux mérite d'être imitée et d'accéder à la postérité. Les orateurs servant de modèles aux rhéteurs sont élevés au rang de demi-diewt Si les hommes doivent leur talent à la divinité, ils doivent aussi le cultiver selon leur nature et leur génie propre. Les rhéteurs s'entendent pour affirmer l'insuffisance des règles et des codes oratoires pour atteindre au sublime.

Une telle sagesse sera partagée avec la foule si l'orateur arrive à insuffler à son discours les passions qui l'animent, en une parfaite adéquation entre l'~et le pathos. L'influence sur les âmes est le véritable triomphe de l'orateur. C'est sans doute là que réside la principale caractéristique du sublime: il domine irrésistiblement l'auditoire par les émotions. Alors apparaît l'harmonie entre l'orateur et la Cité, qui partagent la sagesse de la divinité et qui vivent ensemble à la cadence du cosmos. Augustin fait du discours sublime l'instrument qui, en manipulant les croyances et les passions, pousse les gens à agirs.

(Mt,X, 19-20), Augustin croit que le Saint-Esprit parle en ceuxqui ont «une âme droite» (De la doctrine chrétienne, LivreIV,trad. deG. Combès et M. Farges, dans lel> Oeuvres de

saint AU~D. Il, «Bibliothèque augustinienne», Paris, Desclée de Brouwer, 1949, XV,

~.,)

. ~_.

3.

Pe

fait, Cicéron range l'éloquence parmi les vertus (De J'orateur,012,cit"III,XV, 55).

4. Le Pseudo-Longin voit en Homère et Platon des «héros» (soit, au sens éthymologique,

des demi-dielLx: Du sublime.,012 cit, IV, 4); Augustin propose dessaintscomme modèles d'éloquencesacrée.

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L'expression sublime repose sur un rythme et des tigures qui trahiss<.'nt le mouvement impétueux de la parole. qui sont propres :i faire l1aitre l'émotion (les métaphores. les prosopopées. les hyperboles. les asyndi:tes. etc.). Ces figures doivent absolument être utilisées dans le respect de l'aptum. c'est-à-dire dans l'adéquation entre l'orateur. le discours. l'auditoire et les circonstances. Toutefois. à partir de Cicéron. deux visions du style sublime se font face chez les rhéteurs de l'Antiquité. Le courant cicéronien voit le sublime dans le genus grande, dans la parole magnifique et éclatante. dans la réussite plastique sans faute, dont la beauté est le reflet même de l'harmonie de la naturé. Le grand style représente la quintessence oratoire. ('idéal que doit rechercher l'orateur talentueux. A cette conception de la parole sublime s'oppose celle qui accepte plus volontiers un style moins régulier, où la tension est inégale, mais qui offre une plus grande énergie dans l'expression. Augustin et le Pseudo-Longin, notamment, conçoivent que le sublime délaisse l'élégance et l'harmonie pour mieux suivre la simplicité de l'enthousiasme7• Le Pseudo-Longin résume ces àifférences en comparant Cicéron,

6. Pour Cicéron, «la plus grande puissance» se trouve chez «l'orateur majestueux.

abondant, grave, orné», dont l'éloquence est capable de «remuer les coeurs» (L'Orateur, trad.A. Yon, Paris, Les Belles Lettres, 1964, XXVIII, 97).

7. Augustin écrit que le sublime «est moins élégant par les parures de l'expression,

qu'impétueux par les sentiments de l'âme. [...

l

Il lui suffit, en raison du sujet traité, que les mots ne soient pas choisis par les soins industrieux de la bouche, mais suivent le mouvement enflammé du coeUD> CPe la doctrine chrétienne, 011 cit" IV,

xx,

42). «Pour moi, je le sais, affinne le Pseudo-Longin, les natures supérieures sont le moins exemptes de défauts, car le souci d'être correct en tout exposeà la minutie, et il en est des grands talents comme des immenses fortunes: ilfautylaisser quelque placeàla négligence» CI2l.I

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qui tel un ince:1die qui se propage, dévore tout autour de lui, se déroule de toutes parts avec un feu abondant et durable, sans cesse en combustion, qui se porte à la fois d'un côté et d'un autre et qui se nourrit par s2' ~ontinuation et sa succession mêmes, et Démosthène, qui

grâce à la force, grâce à la rapidité, à l'élan, à la violence irrésistible qui le mettent en état de tout brûler, de tout mettre en pièces en même temps, pourrait être comparéà une trombe ou à la foudre.8

A la Renaissance, ces deux esthétiques du sublime pourront prendre pour modèles Raphaël (qui a lajuste mesure de Cicéron) et Michel-Ange (qui a la force de Démosthènet

Au XVIIe siècle, elles divisent aussi les théoriciens de la Compagnie de Jésus, qui se séparent en deux écoles: les érudits, peu nombreux, proposant une doctrine cicéronienne, et les rhéteurs, sensibles avant tout à l'efficacité de la prédicationla. L'éloquence ecclésiastique s'avère d'ailleurs un des lieux privilégiés pour l'application des préceptes des rhéteurs de l'Antiquité. Ainsi, le Ratio studjorum, qui règle la formation des jésuites dans

8.Pseudo-Longin,0ll ciLXII,4.

9. Voir M. Fumaroli, «Rhétorique d'école et rhétorique adulte: remarques sur la réception

européenne dutraité"Du sublime" au XVIe et XVIIe siècle», Revue d'histoire Unérajre de France, no l,janvier-février 1986, pp. 40-41, et L'A2e de l'éloquence RhétorjQue et «TeS

Iiterarilll, dela Renaissanceau seuilde !'é.llOQue c!1L5SiQue. Genève, Droz, 1980, p. 549,Il. 301.

\0.Cf.M. Fumaroli,QI),cit.. p.418. Jusqu'à ce que Boileau publie sa traduction dutraité.Qy

subJjme en 1674, les débatssurle sublime ont lieu essentiellement chez les clercs érudits. Sur le sublime pendant la période classique, voir T. A. Litrnan, Le SybJjme en France 0660-\7\4\ Paris, Nizet, 1971; voir aussi S. H. Monk, The SybUme, A Stydy QfCrjtjca\ Theories jn xym..centyry En2Jan<1,ADnArbor, University ofMichigan Press,1960.

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5 les collèges, accorde une place primordiale à la rhétorique, qUi n'est pas seulement un art du discours, mais aussi toute une eruditiQ qui demande à

être mise en pratiqueIl. Sensibles au souhait de la Contre-Réforme de recréer

l'éloquence des Pères de l'Eglise, les rhéteurs vont être int1uencés par le modèle augustinien. Les jésuites de la Nouvelle-France semblent bien avoir eux aussi adopté la rhétorique de l'évêque d'Hippone, tout a"ée sur la conversion.

Les exigences de l'ordre apostolique donnent lieu à une forme particulière du sublime, qu'on retrouve dans les Relations de la Nouvelle-France, publiées sans interruption de 1632 à 1672. En gardant à l'esprit le lien que faisaient les Anciens entre le sublime et la divinité, il s'agit de voir comment les pères de la Nouvelle-France présentent le sublime, selon une gradation qui va de laparole païenne à l'éloquence mystique, en passant par le discours des missionnaires. Poursuivant les travaux qui ont déjà été publiés sur la rhétorique des jésuites en Amérique du Nord -essentiellement celle de Paul Lejeunel2_ cette étude se propose de couvrir les Relations de

l'.F. de Dainville, «L'évolution de la rhétorique au XVIIe siècle», XVIIe sjècle, no 80-81, 1968, p. 22.

12. VoirR. Ouellet, «Bibliographie», Rhétoriqueetconquête missionnaire: le jésuite Paul Lejeune. Montréal, Septentrion, 1993; sur les Relations, voir L. Pouliot, Etudes sur les Relations des jésuites de la Nouvelle-France CI 632-16Ul, Paris et Montréal, Desclée de Brouwer, 1940; C. Rigault et R. Ouellet, «Relations des jésuites», Djctionnaire des Oèuvres littéraires du Ouébec, Montréal, Fides, 1978, vol. 1, pp. 637-649; Les Jésujtes parmj les hommes aux XVIe et XVUe ~;ècJes, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Clennont-Ferrand, 1987; LesFieuresde l'Ina,en, Montréal, coll. «Les Cahiers du Département d'études littéraires», no 9, Université du QuébecàMontréal, 1988;R.Ferland, Les Relations des jésuites· un art de persuasion, Québec, Ed. de la Huit, 1992, pp. 113-123.

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1640 à 1672, période qui a été moms étudiée. Il s'agit d'années

mouvementées, où l'établissement de la colonie est menacé par les guerres, où les missionnaires découvrent des peuples encore inconnus. La situation historique justifie l'appel au sublime, que les jésuites adaptent à leur idéologie. et dont ils se serviront dans leur lutte contre le paganisme, pour la fondation d'une cité et d'une Eglise.

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Le suhJime païen

La mauvaise foi de Kiotsaeton

Un homme qui n'a d'autre estude que ce que la nature luy a appris sans regles et sans preceptes."

Pour les Européens du XVIIe siècle, la Nouvelle-France se présente comme le lieu de la parole naturelle, de la parole sans les artifices que l'homme et sa culture ont sur elle greffés. Les jésuites et les voyageurs classiques, poursuivant le mythe renaissant de l'Age d'Or, voient dans la civilisation amérindienne l'image de l'humanité primitive. Dans l'imaginaire jésuite, les peuplades d'Amérique se confondent avec

ces peuples d'Allemagne et des vieilles Gaules, lors qu'elles n'estoient encore que d'espaisses forests, habitées par des bestes et des hommes sauvages qui braverent si longtemps les forces de l'Empire Romain14•

Les orateurs sauvages apparaissent dès lors comme autant d'exemples vivants de l'éloquence des origines.

13.Vimont, Relation de 1645, Les Relations des jésuitesenNouyelle=france(J611-1672),

Montréal, Editions du Jour, 1972, 6 tomes, p. 27. Toutes les citations renvoient à cene édition.

14. Le Mercier, Relation de 1665, p. 2; voir aussi R. Ouellet, «Monde sauvage et monde

chrétien dans les Relations des jésuites»,

Littératures

classjQlJes, no 22, automne 1994, pp. 70-72.

(17)

9

Bien qu'elle se réclame de la nature, cette parole primitive est comprise par les jésuites à l'aide des modèles rhétoriques de l'Antiquité. si bien que les discours sauvages rapportés dans les Relatjons. tout «primitits» qu'ils soient, répondent aux caractéristiques établies par la tradition érudite européennel5• Parmi les nombreuses harangues retranscrites par les jésuites. celle prononcée «d'une voix forte»16 par le capitaine iroquois Kiotsaeton,

lors d'une audience en vue de signer un traité de paix avec les Français et leurs alliés montagnais et attikamegues, rejoint à plusieurs égards les préceptes propres au sublime cicéronien. Le contexte implique que le discours ait une certaine élévation, afin qu'il réponde aux exigences de son sujet, les intérêts de l'Etat. Le capitaine parle, comme le recommande CicérùD, avec «élévation et éclat»17, en sorte que la grandeur de sa harangue va correspondre au genus grande tel que l'a défini le rhéteur latin. Le discours de Kiotsaeton se compose de trois parties: il s'efforce d'abord de faire oublier les différends passés, pour ensuite tenter de convaincre l'auditoire de son amitié, ce qui mènera à l'établissement d'une cité commune.

Suivant la coutume des nations huronnes et iroquoises, le Sauvage utilise une série de colliers, qui symbolisent chacun des points importants de

1s.. Sur les différents modèles antiques de la rhétorique sauvage selon les jésuites, voir

l'article de N. Doiron, «Rhétorique jésuite de l'éloquence sauvage au XVTIe siècle. Les Relations de Paul Lejeune (1632-1642»), XVUe siècle, no 4,1991, pp. 375-402.

16.Cette harangueestrapportée par Vimont dans la Relation de )64S,pp. 23-29.

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la harangue. La diplomatie amérindienne fait appel au rituel du wampum, où

chaque présent évoque un argumentl8• La description par Vimont des

préparatifs du traité évoque cette particularité; maniant à merveille l'art de la représentation, les Iroquois

firent planter [sur la place où les ambassadeurs sont réunisj deux

perches, et tirer une corde de l'un à l'autre pour y pendre et

attacher les paroles qu'ils devoient porter, c'est à dire, les presens

qu'ils nous vouloient faire, lesquels consistoient en dix-sept colliers de pourcelainel9•

Kiotsaeton utilise ainsi un langage symbolique, dont l'herméneutique passe par les présents, qui sont porteurs du sens de la parole.

A) L'inspiration de la nature

La force oratoire du discours de Kiotsaeton réside, il le précise

lui-même en donnant un sens aux divers présents qu'il offre à l'assemblée, dans

la nature. Le souffle qui anime sa parole et qui l'emporte provient du monde matériel, celui de la terre et des astres. La harangue se construit en effet dans un premier temps autour du soleil sur lequel, avant même de prendre la

18.Un capitaine iroquois négociant le sort de deux captifsfrançais, fit «quantité de presens,

selon la coutume du pais, où le mot de presenssenomme parole,pourfaireentendre que c'est le present qui parle plus fortement que la bouche»(Relationde 1641, p. 43, cité parA.

Va'chon, «Colliers et ceinturesdeporcelaine dans la diplomatie indienne», Les Cahjers des

I&, no 36, 1971, p. 181).

sur

la coutume du wampUlD, cf. M. Ratelle, I.e «Iwo Row WamllYID» ou Les Vojes parallèles, Québec, Gouvernement du Québec, Ministère de l'énergieetdesressources,1992.

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11 parole, le capitaine jette son regard10, geste qu'il répétera tout au cours de son allocution, inscrivant ainsi ses propos sous le signe de l'astre. Celui-ci est associé à la vérité, puisque sa lumière permet de «donner jour partout», et que les coeurs «ne fussent point cachez»11, Paul Ragueneau, dans la Relation aux Hurons de 1648, explicite le rôle que joue le soleil chez les Amérindiens (ici chez les Hurons), où il prend une dimension spirituelle: il est le génie auquel on fait appel lors des traités avec les autres nations parce qu'il est «l'arbitre de leur sincérité, qui void le plus profond des coeurs et qui est pour venger la perfidie de ceux qui trahissent leur foy et ne tiennent pas leur parole»:22. Kiotsaeton renvoie ainsi constamment à une espèce de justice cosmique; il veut montrer qu'il n'est pas un apôtre du mensonge. L'immanence de cette justice rend possible l'entente entre les hommes. Kiotsaeton place ses espoirs dans cette harmonie céleste: «les hommes ont des esprits et des pensées trop differentes pour tomber d'accord, c'est le Ciel qui réunira tOUD)23. Encore, avant de partir, il dit: «Je vous remercie de ce que je voy encore le Soleil»24.

20.Ihil1.,p.24.

21.Ibid., p.26.

22.Ragueneau, RelatioD de 1648, p. 77.

23. lIDon!,V' Q12,cJt" p.. 24.

24.Ibid.,p. 28. Les conceptions du capitaine sur le soleil s'apparentent à celles de Platon: «Dieu a inventé et nous a donné la vue, afin qu'en contemplant les révolutions de l'intelligencedansle ciel, nous les appliquions aux révolutions de notre propre pensée, qui, bien que désordonnées, sont parentes des révolutions impertubables du cieb> (Timée, éd.

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Si le discours du capitaine a pour juge le ciel et les astres, il prend sa source dans la terre. Kiotsaeton se présente comme la «bouche de tout son pays»2S. 1l est plus que le porte-parole d'une nation, il s'exprime au nom de la terre où vivent les siens. Les images qu'il emploie pour signifier les relations entre les peuples renvoient aux habitations et, par conséquent, au sol qui les porte, ce qui est particulièrement clair pour les huitième et neuvième présents. Une partie de son pouvoir d'orateur est assurée par ce rôle d'ambassadeur d'une nation. Porte-parole des vivants, il donne néanmoins voix à l'esprit des morts. Par une prosopopée aussi frapp;mte que celle de la patrie dans les CatiJinaires26, la terre lui fait entendre les cris de ses «Ancêtres massacrez»27 qui lui demandent de quitter sa fureur et de ne pas chercher à venger leur mort. Le sol est la voix des aïeux, celle qui peut calmer la colère et les volontés guerrières du chef. Kiotsaeton est donc l'interprète de toute une nation, de toute une terre, et sa parole, qui provient d'au-delà de la mort, s'inscrit en continuité avec celle des générations l'ayant précédée.

Le discours du capitaine participe ainsi d'un ordre universel déterminé par la nature. La cohésion de la parole sauvage s'apparente

à

celle qui régit les révolutions des astres et la disposition de la nature en général. Lieu commun des traités de rhétorique de l'Antiquité, cette adéquation entre les règles du discours et celles de l'univers se retrouve notamment chez Cicéron,

25. unont,V' ~,:1.,,, p.25.

26.Cicéron. Les Catilinaires, 1, 27à29.

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13 qui voit dans l'hannonie du monde. sur laquelle doit se calquer le style de l'orateur, un ensemble «si bien ordonné. que le moindre changement en détruirait la cohésion. si beau qu'on ne peut pas imaginer de spectacle plus magnifique»2s. Les mouvements cosmiques obéissent, selon le rhéteur. aux lois mêmes qui régissent la raison humaine. La correspondance du rythme et des sons du langage avec la nature se double dans la harangue de Kiotsaeton d'une union entre la parole présente et celle des hommes des temps jadis. faisant de son discours l'aboutissement de deux forces qui renvoient aux origines, celles du monde et celles de la nation iroquoise. Kiotsaeton puise son pouvoir dans des puissances indépendantes de sa propre personne; son éloquence repose sur le souffle de la nature et sur les conseils des âmes des morts.

B) La puissance du pathos

L'inspiration conférée par les forces de l'univers garantit au discours une fougue et une élévation propres à soulever les passions. Toute la stratégie discursive du capitaine iroquois repose sur le~, en utilisant en guise d'arguments des images métaphoriques de la nature, tout en suivant les préceptes cicéroniens du genre délibératif. Ainsi, pour gagner la confiance des Français et de leurs alliés, Kiotsaeton rappelle des événements passés qui

28. De l'oratew:, op. cit.. ID, XLV, 19. Platon, insisteaussi sur l'ordre de l'univers: «Les savants [...] affirment que le ciel et la terre, les dieux et les hommes, sont liés ensemble par l'amitié, lerespectde l'ordre, la modération et la justice, et pour cette raison ils:appellent l'univers l'ordre des choses, non le désordrenile dérèglement» (GO[~jas, éd. de A. Croise4 Paris, Les Belles Lettres, 1960, SOga).

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visent à prouver ses bonnes intentions et celles de son peuple. Le Sauvage tente de faire naître le remords chez ses auditeurs en évoquant des souvenirs qui sont comme autant de reproches pour leur comportement passé et qui, dans un même temps, disculpent la conduite de la nation iroquoise. Sachant sa crédibilité mise en cause par l'enlèvement du père Jogues, Kiotsaeton retourne la situation en faisant porter l'odieux par les Français: les Iroquois ne s'emparèrent du missionnaire qu'afin de prouver leur courage guerrier, après que les Français les eurent reçus à coups d'arquebuse. De manière plus subtile, dès le début de la harangue, le capitaine souligne d'un présent l'acte de bonté du gouverneur, qui a sauvé un Iroquois du bûcher algonquin, mais qui a eu l'inconscience de le laisser partir seul au milieu des dangers de la nature. Ce remerciement teinté de reproches permetàl'orateur d'identifier un

ennemi commun aux siens et à ses auditeurs: les éléments naturels

désordonnés, obstaclesàl'union des nations.

Pour le montrer, le capitaine iroquois décrit la nature soumise aux éléments incontrôlables (<<les grans courans», «les vents») et chaotiques (<<saults», «cheutes d'eau»)29. A ce désordre, Kiotsaeton oppose son langage, qui apaise les tempêtes, qui domine les éléments. Par son discours, il compte «applanir les saults», «donner une grande bonace au grand Lac de Sainct Louys», «appaiser les vens» et <<temperer la colere des eawo>30. Sa parole rend possible que le «chemin [soit] frayé»3\ entre les pays; par conséquent,

'9 V' . 6

-. unont,QI).CIl..p.2 •

30.Ihili., p.26.

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lS c'est sur elle que repose l'établissement d'une cité réunissant toutes les nations. La parole insuffle un principe d'ordre, d'harmonie aux éléments naturels qui ne sont menaçants qu'aussi longtemps que les peuples sont eux-mêmes en guerre. Le discours lie si bien les hommes que la puissance de la nature ne saurait briser les liens qui les unissent: «Quand la foudre tomberait sur nous, elle ne pourrait nous séparer» 32.

Le pathos du discours naît de la conjugaison de deux sources. D'une part, la parole se montre plus puissante que le chaos, elle crée l'harmonie lumineuse qui réglait le mouvement des astres; grandeur et puissance du discours, donc, propres à émouvoir les coeurs. D'autre part, Kiotsaeton harangue selon le précepte cicéronien que pour faire naître efficacement les sentiments, «il est plus profitable de faire espérer un avantage futur que de rappeler quelque service passé»33. Le Sauvage sait gagner l'affection de ses auditeurs: il évite de trop insister sur les fautes des Français et de leurs alliés, afinde ne pas perdre leur bonne disposition; il se plairrt, mais «gentiment»34. Il s'efforce de réveiller leur espérance en témoignant d'une volonté ferme d'établir une alliance avec eux.

La cohérence entre le pathos de ces visées argumentatives et le style du discours est assurée par la retranscription de Vimont. Les figures que comportent les quelques passages en style direct illustrent la vigueur de la parole sauV'ige, qui tend vers l'oratio grandis. Kiotsaeton utilise en effet les

3'-..., p. - .n..:.. '6

33.De J'orateur, op cit.li,51, 206. 34• 11Ilont, op.V' Clt.,. p.25.

(24)

différents moyens que propose Cicéron pour donner de l'éclat et de l'élégance au style. Pé:r de nombreuses métaphores, dont celles des présents, essentiellesà la construction du discours, par des anaphores (<<si son canot se fust renversé, si les vents l'eussent fait submerger, s'il eût esté noyé, vous eussiez long-temps attendu le retour de ce pauvre homme abysmé»3s), par des hyperboles (<<on verra la fumée de nos bourgades depuis Quebec jusques au fonds de nostre pays»36), le capitaine renforce les effets pathétiques de sa harangue. Le choix qu'opère Vimont des citations de l'Amérindien étaye la grandeur du discours; le jésuite veut bien illustrer le sublime sauvage païen, d'autant plus que ces extraits ont une valeur exemplaire et qu'ils marquent, sous forme de traces, les moments forts de la harangue. Vimont confesse son incapacitéà rendre compte de l'ensemble:

Je n'ay recueilly que quelques pièces comme décousuës tirées de la bouche de l'interprete, qui ne parlait qu'a bâtons rompus, et non dans la suitte que gardoit ce Barbare.37

Dans

ces conditions, les passages en style direct témoignent plus de la perception de Vimont que de la harangue comme a pu l'énoncer Kiotsaeton. Ces extraits évoquent l'enthousiasme qui saisit l'orateur et emporte son discours, mais aussi le plaisir qu'a éprouvé Vimont en l'écoutant.

Toutefois, la principale force du capitaine -Vimont le précise

à

plusieurs reprises- repose sur sa maîtrise de l'~. Ses gestes, surtout,

35...,p._.n.:.. "S

36...,p.- .n.:.. "6

(25)

17

émeuvent l'auditoire. Après avoir décrit le jeu théâtral de Kiotsaeton. Vimont avoue qu'il n'a <~amais rien veu de mieux exprimé que cette action». Les mouvements du capitaine changent l'assemblée des ambassadeurs en théâtre. voire en scène de ballet. L'orateur n'hésite pas. en etTet. à danser par «rejoüissance» ou encore à chanter accompagné par ses compatriotes. Le ballet ainsi créé figure la danse de toutes les nations réunies «avec beaucoup d'allégresse», àquoi doivent mener les négociations. On connaît l'importance qu'accordaient les jésuites au ballet dans leur éducation. Il était. avec le théâtre, le lieu de la mise en pratique des leçons tirées des cours de rhétorique38. Sans doute Vimont fut-il charmé par cette harangue qui est jouée en grande partie. Le ballet se rattache, par l'admiration et l'étonnement qu'il provoque, par ses fonctions ornementales et ses effets pathétiques, au genus grande. Il est le mode d'expression allégorique des sujets importants; il

sert à exprimer les idées nobles, à faire l'éloge des grands. Des théoriciens jésuites, comme C.-F. Ménestrier, y verront un art supérieur à ceux de la peinture et de la sculpture, un art où les gestes sont une imitation de la nature, où les mouvements du corps «sont les Interpretes des Passions, & des sentimens interieurs»39. La chorégraphie de Kiotsaeton est d'ailleurs très riche: il utilise admirablement la grande place où il parle; il va jusqu'à introduire des auditeurs comme figurants, donnant plus de force aux images, aux «tableawo> qu'il crée. Un sommet du pathétique est atteint lorsqu'il mime

38. Voiràce sujet F. de Dainville, L'Educatjon des jésuites OCVIe-XVIUe siècles), Paris,

Minuit,1978,p.477.

39. C.-F. Ménestrier, Des ballets anciens et modernes, Paris, 1682, Genève, Minkoff

(26)

la misère de l'homme face àla nature déchaînée, faceàson sort. En évoquant «la détresse humaine»4o, un des sentiments les plus forts pour Cicéron, il

s'efforce clairement d'éveiller la pitié. L'évocation de la nature impitoyable est ici moteur de l'émotion.

Kiotsaeton paraît donc posséder une grande maîtrise de la

pronuntjatjo, une cohérence entre la voix et le geste, qui lui permet d'émerveiller l'auditoire. Sa performance plaît aux jésuites qui reconnaissent avec Cicéron que «l'action est en effet ce qui atteint le plus profondément les coeurs; elle les prend, les pétrit, les plie à son gré. Elle fait que l'orateur paraît être ce qu'en effet il veut paraître»41.

C) La corruption del'étbQS

Kiotsaeton serait-il alors un modèle d'éloquence et le vecteur irrésistible d'une parole sublime? Non, car c'est aussi à travers l'~ qu'apparaissent les faiblesses morales du capitaine. Sa performance confine davantage au jeu d'acteur qu'à l'attitude d'un orateur. Il importe de rappeler la distinction établie par Cicéron entre ces deux interprètes de la parole. Pour le rhéteur romain, l'acteur n'est que le «simple imitateur du vrai», puisqu'il exprime des sentiments qu'il n'éprouve pas, alors que l'orateur est «l'organe même de la vérité»42. En forçant son jeu, Kiotsaeton crée une distance.

40.Cicéron, De l'orateur, op cit.,II, LII, 211.

41.Cicéron. Brutus,trad.J. Martha, Paris,LesBelles Lettres, 1923, XXXVIII, 142.

(27)

19 L'imposture du capitaine est évoquée par Vimont qui commente ainsi les gestes de l'Iroquois:

Il commença à les exprim.~r, mais si pathetiquement qu'il n'y a tabann en France si naïf que ce Barbare.43

La nuance péjorative qu'introduit le terme «tabarin» rabaisse l'orateur au rang des vendeurs ambulants et des charlatans qui veulent attirer leur clientèle à l'aide de farces tabaraniques014. La dignité d'ambassadeur de

Kiotsaeton ne pourrait être qu'une façade derrière laquelle se cache un vantard semblable au Capitan farcesque4S. Plus grave aux yeux des jésuites,

il s'éloigne de l'humilité chrétienne: Lejeune n'a-t-il pas prêché en 1642 que «l'esprit de Dieu ne s'accorde pas bien avec un esprit altier et bouffon»?46

Les soupçons qui pèsent sur la parole de Kiotsaeton se confirment par la suite. Il vient un moment où les auditeurs doutent de la sincérité de l'orateur, brisant dès lors, à son insu, tous ses efforts de persuasion. L'auditoire ne croit pas que le capitaine ait voulu épargner la vie des jésuites capturés. Jogues, qui était son prisonnier, l'accuse de mentir:

Le bucher estoit preparé, si Dieu ne m'eust sauvé, cent fois ils m'eussent osté la vie, ce bon homme dit tout ce qu'il veut.47

43.unont, 0ll Clt" p.. 25.

44. Voirà ce sujet lanotice «Tabarin» dans l'édition de J. Scherer duThéâtre dy XVIIe

~,Pléiade,1.1, pp.1199à 1203.

45. Le personnage du fanfaron a connu une belle fortunedans les Farces tabaraniQYes. Cf. R.Guichemerre, La ComédjeayantMoUère )

649-)

660, Paris,A. Colin, 1972, p. 144.

46.Lejeune, Relation de )

642,

p. 15.

(28)

La brisure que le jeu d'acteur introduisait entre le discours et la vérité devient un gouffre où tombent Kiotsaeton et son discours. L'éthique de l'orateur est prise en défaut, ce qui compromet toute visée au sublime. L'efficacité du pathos est ainsi détruite. A la suite de Cicéron, les jésuites pourraient affirmer: «personne ne saurait devenir un orateur accompli, s'il ne possède tout ce que l'esprit humain a conçu de grand et d'é!evé»48. Or, cette grandeur

siège dans le pathos et demeure étroitement liée à la morale49• Le pathétisme

s'appuie en effet essentiellement sur des concepts moraux, la pitié et la

caritas50. Bien qu'il ait su éveiller la pitié chez son auditoire, le Sauvage n'a

pas été capable de l'assurer de sa charité.

Cette dernière vertu, éminemment chrétienne s'il en fut, désigne dans

un contexte païen plusieurs sentiments, dont l'amour de la patrie et le lien

affectif «qui unit les hommes vertuewo>51. Kiotsaeton ne manque pas

d'amour dt: la patrie et de courage. Il évoque les dangers que sa position

d'ambassadeur lui font courir, montrant par le fait même sa grandeur d'âme:

on m'a dit à mon depart que je venois chercher la mort, et que je

ne verrois plus jamais ma patrie, mais je me suis volontairement

exposé pour le bien de la paix.52

48.Cicéron, De l'orateur,op, cjt,.l, VI,20.

49.Voir, entre autres, De l'mateur,l, XIV, 60 et 1, XV, 69.

SO.,Voir l'article d'A. Michel, «Sublime et parole de Dieu: de Saint Augustinà FéneloID>, Revue d'histoire littéraire de laFrance.nol,janvier-février 1986, p. 54.

SI. A. Michel, Rhétorique el philoSQphiei:hez Cjcéron, Presses Universitaires de France, 1960, p. 290,n.204.

(29)

21

Sa charité apparaît aussi dans sa mansuétude. qui pardonne aux Français leurs fautes passées. Mais à cause du mensonge. ces vertus sont minées par le doute, ce qui compromet l'issue même du discours. qui est d'établir la paix et de réunir en une même nation les peuples présents à l'audience. Chez Cicéron et chez les chrétiens, l'établissement d'une cité commune demande que chacun fasse montre de vertu:

Rien n'est plus aimable et n'unit davantage que la ressemblance d'une belle vie morale; car chez ceux ql:: ont les mêmes préoccupations et les mêmes volontés, il arrive que chacun trouve à l'autre le même charme qu'à soi-même et il en résulte ce que veut Pythagore dans l'amitié: que plusieurs ne fassent qu'un seul hommé3•

Ici apparaît ce qui ruine le sublime du discours de Kiotsaeton: sa mauvaise foi. Son mensonge, sa faiblesse morale aussi bien que son paganisme empêchent que ses propos soient reçus sans méfiance par ses auditeurs. Il est difficile dès lors que les missionnaires puissent trouver quelque charme à l'attitude de l'Iroquois. La formation d'une cité de gens de bien présuppose

1· • S4

une re 19lon commune .

De façon plus profonde, le mensonge de Kiots:leton remet en cause l'inspiration de son discours. L'harmonie cosmique qu'il revendique ne serait-elle an"si qu'une illusion? L'absence de la grâce semble signifier que la

53.Cicéron, Les Devoirs. éd. de M. Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1970, l, XVII, 56. La

formule de Pythagore aétérepriseparAugustin (Confessjons., IV, 8, 13).

54.Dans Des !ojs, éd. de G.dePlinval, Paris, Les Belles Lettres, 1968, l, VII, Cicéron écrit:

«[Les hommes] obéissent à l'ordre qui règne dans les cieux, au principe divin qui anime le monde, au Dieutoutpuissant; de sorte qu'on peut regardercet univers comme la patrie commune des dieux et des hommes».

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nature, et par extension les Sauvages, sont essentiellement corrompus; l'homme qui ne connaît pas les lumières de la foi reste une bête. Les mouvements de l'univers, sans la signification qu'apporte la Révélation, perdent tout sens moral. Sans Dieu, la justice universelle dont se réclame le chef iroquois à travers ses références au soleil n'est plus qu'une idole. N'étant plus balisées par la morale, les qualités rhétoriques de l'éloquence païenne peuvent servir à défendre le mensonge. Dans ces conditions, toute prétention à un discours sublime qui touche, par la force de sa vérité, un auditoire universel, devient vaine. En fait, seuls pourraient être emportés par cette parole trompeuse ceux qui ne connaissent pas la grâce, les païens. Quoi qu'il fasse, Kiotsaeton sera incapable d'agir efficacement sur les esprits et sur les coeurs des chrétiens, puisque ceux-ci se méfient d'une parole dépourvue de la lumière de la connaissance de Dieu. La relation de confiance que nécessite tout discours manque. Entre jésuites et Amérindiens, l'accord initial essentiel à tout dialogue argumentatif fait défaut: avant même qu'un Sauvage parle pèse sur lui l'accusation d'impureté.

Ce refus du discours de l'Autre se vérifie tout au long des Relations. Les jésuites associent la parole des païens au mensonge tant que ceux-ci ne sont pas baptisés. Un personnage très connu de la Nouvelle-France, le capitaine algonquin de l'Ile, TessouehatSS, dit le Borgne, qui prendra à son

baptême le prénom de Paul, est considéré jusqu'à sa conversion en 1643 comme un des adversaires les plus acharnés du christianisme, et comme un homme dont la force de l'éloquence représente un obstacle sérieux à la

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diffusion de la foi. A sa mort, en 1654, le jésuite Le Mercier tàit son panégyrique en rappelant qu'il «a esté l'orateur de son siècle en ces contrées. le mieux disant de son temps»56. Or, à chaque fois que les jésuites commentent les harangues de Tessouehat avant son baptême, ils insistent sur sa prétention et sur les mensonges qu'il véhicule. Lejeune parle de lui en 1641 comme d'un homme «à la grande vanité et à l'insupportable superbe»57. Cette insistance sur l'insolence païenne, une des topiques dans la

présentation des Sauvages58, permet aux missionnaires de réfuter les discours

amérindiens,

La prétention de Tessouehat apparaît dans ses paroles, qui créent une distance ironique par rapport à la réalité. Le regarder, commente Lejeune,

c'est <<voir [",] une squelette [sk], ou plus tost un gueux, marcher en

President, et parler en Roy, c'est voir l'orgueil et la superbe sous les haillons»59. Ce manque de respect pour la convenance, pour l'aptum, dévoile la discordance entre l'orateur et son discours. Si, comme le pense Cicéron, le

S6.Le Mercier, Relation de 1654, p. 29. S7.Lejeune, Relation de 1641. p. 8.

SS.Comme le diable, les Sauvages sont pétris du péché suprême, la vanité: Lejeune estime

qu'ils sont «nattIrellement superbes et orgueilleux» (Relation de 1641, p.8). A sa suite, on trouveparexemple Vimont, Relation de 1644, p. 34: des «mauvais Chrestiens, infideles et sorciers [...] s'estoient comportés insolemment»; et Lalemant, Relation de 1646,p. 38 et p. 44; «ce Barbare extremement superbe»; «un superbe Iroquois» qui «vouloit paroistre un Guillaume sanspeur,ou comme un Samson qui seul bravoit les Philistinsdansleur propre païs». Voir aussi P. Bertbiaume, «Les Relations des jésuites: nouvel avatar de la l.él:ende

~», Les ri~ de J'Indien, coll. «Les Cahiers du Département d'études littéraireS», Université duQuébecàMontréal, no 9,1988, surtout pp. 121-125.

(32)

decorum rend «manifeste à tous les yeux la beauté intérieure»6o, alors la parole trompeuse du capitaine algonquin metà jour la corruption de son âme. Le jésuite ne reconnaît pas la grandeur des propos de l'Algonquin, qui se pose comme le pilier de l'ensemble de sa nation grâceàla force de sa parole: «Si tost que j'ouvre la bouche, tout le monde m'écoute: aussi est-il vray que je soustiens et que je conserve tout le païs», de telle sorte qu'il poursuit plus loin: «il ne se fait rien de ce que j'ai dans la pensée; je suis comme un arbre, les hommes en sont les branches, ausquelles je donne la vigueur».61 Le Borgne tient un langage sublime en ceci qu'il unit tout le pays, mais trompeur par sa nature même, si bien que pour essentiel qu'il soitàsa nation, il s'avère pour Lejeune «sec comme un vieil arbre sans feililles»62. L'Algonquin devient alors le chef dérisoire d'un pays décrépit.

L'ensemble des discours des païens est donc présenté par les jésuites comme porteur du mensonge. Lorsqu'ils s'opposent au message apostolique, les Infidèles ne luttent, àl'image de Tessouehat, qu'en frappant «de travers et à coups fourrés»63. Interprètes de la parole souillée de la nature sans la grâce, hors de la réalité et de la raison, ne connaissant pas Dieu, les Sauvages païens sont incapables de tenir des propos qui puissent séduire et émouvoir un auditoire universel. Ces discours viciés témoignent en outre de l'influence

60.,A.Michel, RhétoriQyeetpbjJQSOJ)bje chez Cjcéron, QI!. cjt.,p.312. 61.Lejeune, RelatiQn de ]64].p.8.

62... p. .n.:", 8

(33)

25 de la parole trompeuse par excellence. de la noirceur et de i'illusion. celle contre laquelle les missionnaires se battent: la parole du Malin.

Le subljme djabQUQue

Aux yeux des missionnaires, les Amérindiens sont corrompus non seulement parce qu'ils appartiennent à un monde d'où la grâce est absente. mais aussi parce qu'ils sont les «esclaves du diable»64. Les jésuites accusent les Sauvages d'être séduits par la parole du démon, qui manifeste son influence essentiellement à travers les songes. L'importance de l'onirisme est telle qu'il forme le principe organisateur de la société sauvage. Les rêves semblent en effet avoir joué un rôle fondamental dans les cultures amérindiennes6s, déterminant aussi bien la forme que prennent certaines institutions, comme les cérémonies religieuses et les rencontres politiques, que la psyché des Sauvages. Devant l'absence d'organisation sociale coercitive, ils servent d'éléments unificateurs du comportement amérindien. A l'aide du discours onirique, le diable se pose comme guide dans les moments importants de la vie des Sauvages, montrant alors l'étendue de sa force.

64.Les Relations abondent en expressions où les Amérindiens sont associés à des esclaves

de Satan. Lejeune Œelatjon de 1639, p.87) parle de «la servitude et [de) l'esclavage» des Sauvages par rapport aux démons; H. Lalemant voitdansles peuples hurons «des esclaves de '[la) puissance» du «malin esprit» ŒeJatjon de1641,p.64).

65. Voir A. Wallace, «Dreams and the Wishes of the Soul: A Type of Psychoanalytic

Theory among the Seventeenth Century Iroquois», Amerjcan AntbropolQgjst. 60, 1958, pp. 234-248; N. Doiron, «Songes sauvages. De l'interprétation jésuite des rêves amérindiens», L'Esprit créateur, vol.

xxx,

no 3, Louisiana State University, Baton Rouge, pp.59-66.

(34)

A) Le songe comme pouvoir diabolique

La puissance de la parole du diable peut être attribuée au statut que les populations amérindiennes donnent au rêve. Celui-ci n'est pas la simple expression d'un esprit humain, mais représente plutôt un message d'une

entité surnaturellé6. Lejeune note la différence entre le statut européen de

l'onirisme, aussi ambigu soit-il à l'âge baroqué', et celui des peuples

d'Amérique: «Un songe en France n'est qu'un songe, mais c'est icy un point de Theologie, ou un article de Foy», si bien que «les Sauvages n'ont point de

plus forte creance que les songes, ausquels ils obeissent comme à une

Divinité»68. Le songe renvoie au domaine spirituel, de telle manière qu'il se

pose chez les missionnaires comme un obstac1.,; majeur àla conversion. De

Quen rappelle que «la creance aux songesest incompatible avec la Foy»69. Les rêves prouvent que les Sauvages sont des insensés, «qui préfèrent

d'absurdes superstitionsàla vérité de la raison divine»'o. Parole d'une langue

fourchue, l'onirisme domine par ses qualités surnaturelles le coeur et l'esprit des nations barbares.

66. Ilestétonnant deconstaterque l'assimilation entre le songe et le diable s'estperpétuée

jusqu'au XXe siècle, notamment chez Freud. Voirà ce sujetL.de Urtubey, Freud et diable,

PressesUniversitaires de France,1983,p. 50 et ss.

67. Voir N. Doiron, «Songe et mensonge. Etude d'un lieu commun baroque» Stwii

Françesj,Turin, 1991,pp.7-28.

68•.Lejeune, Relation de 1642, p.40. A dire vrai, la remarque du jésuite pourrait aussi

s'appliquer aux Français, qui vont réagir de façon semblable lorsqu'ils vont croire leurs propres rêves inspirésdeDieu(ct:infm, «Le sublime mystique»).'

69.De Quen, Relation de 1656, p.22• 70.P. Berthiaume,10;; cjt"p. 123.

(35)

27

La divinisation des rêves conduit les Sauvages à leur attribuer une valeur prophétique: les songes sont des «Oracles»71. La psyché amérindienne

évoque ici celle de l'Antiquité, et particulièrement des Romains. qui s'intéressaient surtout à «l'aspect ominal»72, c'est-à-dire l'aspect augural des songes. Or, le diable étant trompeur, les prémonitions des rêves servent davantage à nuire qu'à assurer le salut des Sauvages. Prenant à témoin la défaite à la guerre des Arendaenhronons qui, pourtant, avaient eu par un rêve l'assurance de la victoire, Lalemant juge que les promesses du diable. quoique parfois (<véritables», trompent les païens le plus souvent «et les précipite[nt] tout à fait dans le malheur»73. Les Amérindiens sont donc aveuglés par un discours faux et malveillant qui jouit toutefois d'un charme tel qu'il se porte garant de l'avenir, qu'il se fait la voix du destin.

Au-delà de la fureur prophétique mensongère, ce qui inquiète davantage les jésuites reste l'espèce d'élan mystique vers le diable que créent les songes. L'abandon total des Infidèles au discours du Malin étonne les missionnaires, qui aimeraient voir autant de ferveur chez les chrétiens. Lemoine, qui séjourne chez les Iroquois, rapporte qu'un Sauvage fut gravement brûlé pour satisfaire à son rêve, et s'exclame:

Quel spectacle! de voir ce martyr du songe, se faire rostir tout de bon, si longtemps et si cruellement, qu'il luy fallut six mois pour se voir guerir de ses bruslures. Ah mon Dieu! qu'il se trouve peu

71.Lejeune, Re!ation de 1642,p.40.

72. M. Dulaey, I.e Rêve dans la vje et la pensée de saint AulWSin, Paris, Etudes Augustiniennes, 1973, p. 16.

(36)

de Chrestiens qui voulussent souffrir pour Jesus-Christ la centiesme partie de ce que cet infidele a souffert pour le diable!74

L'exaltation que provoque le discours onirique ne saurait s'expliquer que par sa nature surnaturelle. Une partie de sa puissance provient des liens qu'il tisse avec le pathos. Le songe s'adresse avant tout aux coeurs; il est la parole de l'âme. Lalemant voit dans l'onirisme le siège de la sensibilité amérindienne:

Je pourrois dire en vérité, que le songe est en effet le Dieu de ces pauvres Infideles, puis que c'est luy qui commande dans le Païs, que luy seul s'y fait obeir, et qu'il y est par tout honoré; et que s'ils ont des craintes, des esperances, des desirs, des ~assions et des amours, quasi tout se fait en suite de leurs Songes7 •

La parole du songe se compareàcelle des grands orateurs qui éveillent <<tous les mouvements en rapport avec [les] diverses passions de l'âme humaine>/6. L'emprise de l'onirisme sur les coeurs des païens est exemplaire de ces discours qui, par la force du pathétique, manipulent les masses. Les passions fortnent une arme redoutable entre les mains de l'orateur qui veut détourner l'auditoire d'une vérité qui lui est contraire. Dès lors, il n'est pas étonnant de voir le démon user à ce point des sentiments pour conduire ses fidèles à l'erreur. Le triomphe oratoire du diable se compare à celui de Dieu. La Nouvelle-France devient le lieu d'une parole du Mal dont la force crée une véritable Eglise et s'assure de l'obéissance des fidèles.

74.Lemoine, Relation de )662, p. 9. 75.Lalemant, Relation de )

642,

p.86.

(37)

29

Pour les païens, une désobéissance aux songes peut entraîner des conséquences catastrophiques. L'ordre du monde s'en trouverait brisé. Un Iroquois estime que si son rêve demeure insatisfait, sa nation serait perdue, et il faudrait s'attendre «à un renversement, à un debris universel de la terre»77. La décadence du pays Huron nouvellement converti est attribuée au fait que les néophytes ont cessé de suivre leurs songes78• L'onirisme se présente pour

les Amérindiens comme le discours unificateur du monde.

En même temps qu'ils reconnaissent la puissance de la parole du démon, les jésuites s'attachentàmontrer sa nature essentiellement mauvaise, de sorte qu'elle mène à la folie. L'enthousiasme diabolique est comparéà un vent qui balaie l'esprit et le coeur. A de nombreuses reprises, les néophytes avouent que, lorsque les missionnaires sont absents, le diable se joue d'eu;,< comme le vent d'une paille79•Le mouvement de la parole trompeuse n'a pas

la régularité de la droite raison. Informe, il se déplace plutôt comme le vent, au gré de ses caprices, sans but, en détruisant, s'il est assez fort, ce qu'il rencontre sur son passage. Du souffle du diable naît la <<tempeste contre la foy», symbole des obstaclesà la conversion. Chaos à la force brutale, univers insensé, irrégulier, sans début ni fin, la tempête du diable représente bien cette parole qui détruitàla fois la nature et la raison. Elle résumeàelle seule

77.Dablon, Relation de 1656. p. 26.

78.De Quen,

m.

p. 22.

79. Un néophyte, pour expliquer les écarts involontaires à la foi qu'a commis son peuple,

affinne: «comme le vent se joüe d'une paille, ainsi le demon nous ballotteetnous fait aller oùilveut» (Lalemant, Relation de1646.p.31).

(38)

l'errance et la folie de l'esprit sauvage sans la foi. A cause de son inspiration corrompue, la parole amérindienne ne combat pas les éléments de la nature déchaînée, comme le voulait Kiotsaeton. Elle incarne, au contraire, ce monde où l'ordre est renversé, écarteléo.

B) Le langage de la folie

L'établissement des coutumes dépend «du songe ou de l'ondjnonc d'un chacun», dont l'ensemble forme la «terre» ou, «comme qui diroit le soustien et la manutention de tout leur Estat»81. La pérennité des institutions païennes, voire du monde, est donc assurée par le songe, qui renvoie à l'origine de la société, puisque les superstitions viennent de la <<tradition de leurs Ancestres»82. De toutes les cérémonies dont le rêve est la source, celle qui est faite en l'honneur du <<Demon des songes», que Dablon qualifie de «feste des fous, ou [de] Carnaval des mauvais Chrestiens»83, symbolise tout àfait pour les jésuites l'erreur des Amérindiens attachésàleurs superstitions. Cette tète des fous pouvant être vue comme un emblème de l'ensemble des coutumes païennes, tout se passe comme si la société sauvage était une

80. Même pour Ragueneau, seul jésuite peut-être à nepascroire à une communication avec

le diable, le songerestedépendant du mensonge, de l'erreur et de la folie. Voir Ragueneau, Relation de ]648, chapitre XII, pp. 70-71.

81.Lejeune, Relation de ]639. p. 94.

8Z.Lalemant. Relation de ]642, p. 83. 83.Dablon. Relation de ]656, p. 26.

(39)

31 représentation pennanente du carnavalesque européen. Le songe. qui règle la vie quotidienne en définissant les rites religieux, spirituels et même médicaux, crée un monde où les institutions telles que peuvent les concevoir les jésuites sont renversées au profit d'une société parodique. Le songe assure en quelque sorte un état pennanent de folie. Il n'est pas étonnant de trouver alors sous la plume de Dablon:

S'il est vray de dire que tous les hommes ont quelque grain de folie, puis que Stultorum jnfinirus ~ nymerus, il faut confesser que ces peuples en ont chacun plus de demie onceS4•

Par sa parole, le démon établit ainsi une société où les coutumes participent de la déraison. Affectant profondément les mentalités, il brise aussi le rapport qu'ont les païens avec la réalité. Suivant l'étymologie, le diable (du grec: diabolos) est bien celui qui divise. Les songes instaurent le règne de l'arbitraire, où les comportements sont soumis au tourbillon des passions. A l'instar de ce «martyr des songes» qui se fera brûler par les siens pour que son rêve s'accomplisse, les Amérindiens, qui ne semblent pas toujours distinguer les rêves de l'état de veilless, veulent réaliser ce que leur songe leur a commandé, même si la quête semble extravagante, même si cela demande la participation de l'ensemble de la nation. L'ondjnonc de chacun, quelque éloigné du réel et arbitraire qu'il soit, doit absolument être satisfait par la communauté. Le souffle du diable n'a pas l'unité du souffle du Saint-Esprit. Il se divise au contraire en une pluralité d'esprits, en une pluralité

84.«Le nombre des fousestinfini»,ililii,p. 27.

(40)

d'ondjnoncs, dont chacun reflète un désir individucl. Le chaos s'élabore à

partir du délire d'une série de fantasmes. Le songe reprend ici ('un des sens

qu'il avait au moyen âge, alors qu'il signifiaità la fois «rôder» et «délirer»86.

Il témoigne de l'errance de l'esprit soumis à l'influence des émotions. Il

introduit ainsi un discours incohérent qui confond la réalité avec ses propres passions.

Ces écarts dans le domaine de l'illusion se creusent parfois au point de

mener à un délire impétueux. Par leurs effets les plus puissants, certains

rêves inspirent chez les Sauvages une véritable fureur. L'homme est transformé par le discours diabolique et perd tout contrôle sur lui-même. Les effets de ces songes peuvent se faire ressentir longtemps, Lalemant rapporte

qu'un Huron ayant rêvé qu'il étaità un festin, entendit une chanson, «laquelle

il fut estonné à son resveil de sçavoir en perfectioro>. Lorsque plus tard, au

cours d'un véritable festin, il entonne cette chanson,

voila petità petit qu'il entre en fureur: il prend les braizes et les

pierres ardentes avec les mains et les dents du milieu des braziers

[ ]... ; en un mot el VOl' 1 'a maIstre passe .·87

Les songes diaboliques pénètrent profondément dans l'esprit des rêveurs

pour les pousser vers la démence, Cette fureur onirique est présente dans les images mêmes qu'ont les Amérindiens des démons des rêves. Personnages

86.R Morrissey, «Vers un topos littéraire:Lapréhistoire de la rêverie», Modem Phj!o!oev,

vol.77,no3,1980, p. 270.

87.Lalemant, Relation de 1641, p. 64.

(41)

---•

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menaçants au visage défonné par la c~)lère et la folie. ces dieux inspirent

l,effr0\·S8•

Déraison suprême. le discours du Malin entraîne le rejet de la doctrine chrétienne. Ici. il s'agit de la folie de ceu.x qui refusent ou défonnent la vérité du Verbe pour accepter le mensonge d'une parole protéifonne et trompeuse. Si l'ordre naturel et la raison de l'homme sont rompus par le démon. il en est de même de l'enseignement des pères. Lemoine estime que «de toutes les machines dont le diable se sert, pour ruiner les bons desseins du Pere, il n'y en a quasi point de plus forte que le songe»89. Les songes poussent les Sauvages à se méfier de la parole apostolique. Une néophyte gravement malade reçoit en songe la visite d'un démon qui l'assure qu'elle va bientôt guérir. Ce rêve est interprété comme une illusion du diable, qui veut empêcher l'Amérindienne de se préparer chrétiennement à la morëo. Le doute s'instaure de manière plus profonde toutefois lorsque les songes remettent en question les symboles tirés de l'imaginaire chrétien. Miroir déformant du discours missionnaire, l'onirisme sauvage s'approprie les images théologiques pour les adapter aux croyances païennes. Ainsi, un «esprit superbe» apparaît à un Sauvage et dit être celui «que les François

88.Le terrible dieu de laguerredes Hurons, par exemple, prend «quelquefois le visage d'un

homme forcené de rage, d'autrefois d'une femme qui n'a que des traits de fureun>

(L~emant, Relation de 1642. p. 83). A la même page, lepèrerapporte le songe d'un «jeune homme» saisi par un «Demon de fureun> qui prend la forme «d'une Megere, armée de tiSOIlS», dont les «horribles regards» troublentl'esprit.

89.Lemoine, Relation de 1662. p. 9. 90.Le Mercier, Relation de 1668, p. 29.

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appellent mal à propos Jesus, mais ils ne me connaissent pas», avant d'affirmer vouloir prendre l'Amérindien et son pays sous sa protection, en ajoutant qu'il faut chasser les jésuites91• Ces songes impliquent que les

enseignements de la religion, qui ont déjà été acceptés et reconnus, sont susceptibles d'être transformés par la parole du diable.

En sortant les images de la symbolique catholique à laquelle elles appartiennent, les songes ruinent l'herméneutique jésuite. La ccnnaissance profonde des choses, qui vient de leur signification symbolique, ne peut plus dès lors se faire. Le songe coupe le lien qui unit l'objet à son sens. La raison jésuite, qui se construit à partir de cette interprétation symbolique, ne tient plus. La «rationalité hiératique»92 qui permet d'approcher et de comprendre le monde disparaît. Les images religieuses perdent leur pouvoir didactique. Devant cette remise en cause de leur enseignement, les jésuites sont réduits à associer le songe sauvage au «mensonge» et à la «sottise», puisqu'il est incompatible avec leur propre système de pensée. L'universalité de l'herméneutique jésuite est remplacée par celle du diable: «le songe ou plus tost le diable se fait obeyr [...) par un désordre ou une folie universelle»93. Les pères constatent ainsi les limites de leur prédication face au pouvoir de

91. Lalemant, ReJation de 1640, p. 92. A titre d'exemple de cette appropriation de la symbolique chrétienne par les Sauvages, on peut aussi citer l'exemple d'une Vierge qui annonce qu'i: faut se méfier des Français (Le Mercier, Relation de 1668, p. 28), ou celui d'une visiteenrêve d'unParadisqui ressembleàs'y méprendreàl'enfer (Lejeune, Relation de 1657, p. 40).

9'-.R.M·omssey,oc, Clt, p. 275.1 . 93.Lalemant, ReJation de 1640, p. 94.

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l'onirisme. Avec le discours des prédicateurs et celui des rèves deux paroles s'affrontent, celle de Dieu et celle du diable. combat entre puissances surnaturelles dont l'issue décidera du salut des peuples de Nouvelle-France.

De façon plus précise. deux langages s'opposent, celui de la chair et celui de l'Esprit. Les songes se concrétisent le plus souvent dans des tèstins. des adultères ou des cérémonies impies. A l'exemple de la chair chez Paul. ils sont le siège des forces du mal associées au péché et aux passions. Les songes ne conduisent-ils pas aux erreurs charnelles: «fornication. impureté. débauche, idolâtrie, magie [...), sentiments d'envie, orgies, ripailles et choses semblables»94? La perception des songes par les pères est exemplaire de l'influence particulière qu'a eue l'Apôtre des gentils sur eux. Le langage du diable vise à satisfaire la chair avant l'esprit. Un songe prémonitoire d'un Sauvage illustre l'importance que l'imagerie diabolique donne au corps. L'Amérindien reçoit la visite onirique d'un démon, qui lui demande de sceller un pacte en mangeant de la viande d'ours et de la viande humaine, ce qui lui garantirait un avenir heureux tant à la guerre qu'à la chasse9s• Pour le Sauvage, le salut passe en assimilant cette chair, seul gage d'une vie réussie. L'absorption des viandes que tend l'esprit onirique symbolise la soumission à un ordre corporel. Elle confirme pour les jésuites la nature perverse des songes. En instituant un régime de l'erreur, la parole du diable corrompt la pensée de J'infidèle et l'empêche de comprendre la parole de Dieu. Lalemant explique qu'un homme ait refusé le baptême avant sa mort en disant que

94.GaS, 20-21.

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«cette âme estoit trop de chair, pour gouster les choses de l'esprit»96. Les jésuites reprennentà leur tour la lutte que menait Paul contre le langage de la chair. Même s'il est le royaume de Satan, le Nouveau Monde devient après l'arrivée des pères le lieu de l'épanouissement d'une parole antagonisteà celle du Mal. Les Relations, en proposant un affrontement entre l'ordre diabolique et l'ordre de Dieu, tiennent de la tradition apologétique97• Comme leur

modèle apostolique, les missionnaires développent une rhétorique sublime de l'Esprit qui s'efforcera de briser la loi de la chair98pour instaurer la loi de Dieu.

96 .

. Lalemant, Relation de 1639, p. 84.

97.P.Berthiaume, lac cit"p. 125.

98.Lanotion de loi de la chair,associéeau péché et à la mort, opposée à «la loi del'esprit

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..

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Le sublime missionnaire

Dans phèdre, Platon conçoit l'art oratoire comme un instrument de la volonté divine: l'homme s'applique à maîtriser la rhétorique «pour être capable de dire ce qui plaît aux dieux et d'avoir, en toutes choses, une conduite qui les agrée, autant que faire se peut»99. Le philosophe athénien résume ici toute la prédication des jésuites, qui s'efforcent de répandre le Verbe tout en agissant selon la volonté divine. Sans doute, Platon eut une influence marquée sur les théoriciens de l'éloquence chrétienne et sur leur conception de la parole100. Comme Socrate, ils attribuent la sagesse et le génie de leur discoursàla divinité, sans laquelle ils ne pourraient qu'aspirerà une vérité hors d'atteinte. L'art oratoire des prédicateurs se sépare toutefois du platonisme par une insistance particulière sur le caractère militant de la parole puisqu'il s'agit,àtravers elle, de fonder une Eglise qui soit le pilier de la société. Dès ses débuts, l'éloquence chrétienne est perçue comme une arme contre l'erreur et la folie des hommes sans Dieu. Ainsi, l'Apôtre des gentils,

99. Platon. Phèdre,Q12.cit.,273 e.

100. Le christianisme doit beaucoup à la philosophie platonicienne. Pour Dean Inge.

spécialiste de Plotin, «platonism is part of thevitalstructureofCbristian theology»; «[there is an] utter impossibility of excising Platonism from Christianity without tearing Cbristianity to pieces» (cité par B. Russel, A HiSlory ofWestern PhiloSQphy. London,

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peu enclin à l'irénisme. oppose sa rhétorique de l'Esprit aux discours de la chair. La lune contre le paganisme. très présente dans les épîtres de Paul ou dans la Doctrine chrétjenne d'Augustin. donne lieu à une prédication qui s'élabore à partir d'une vision exclusive du vrai. en accord avec les desseins célestes. L'éloquence sacrée trouve sa qualité essentielle dans la sagesse. Augustin précise que la rhétorique n'est qu'un outil utile à «persuader le vrai comme le faux» 101. La démarche théorique de l'évêque d'Hippone consiste à faire de l'art oratoire, sans valeur morale en soi, ayant pour objet le vraisemblable, un instrument au service du vrai. L'orateur n'est qu'un «médiateur entre la vérité enclose dans l'Ecriture, et l'ignorance et l'aveuglement des pécheurs»102. La frontière entre le prédicateur chrétien et l'orateur païen se situe au niveau éthique. C'est par son esprit avant tout que l'apôtre triomphe. La rhétorique se met au service de la vérité de Dieu en exprimant la science constitutive de tout discours des croyants.

La Bible, source de cette sagesse, fournit aussi les modèles oratoires. L'orateur chrétien se pose comme imitateur du Verbe incarné, le Christ, et aussi des apôtres, parmi lesquels se distingue l'exemple de Paul. La réflexion d'Augustin, une des premières et des plus influentes sur la rhétorique ecclésiastique, s'appuie en grande partie surPau~ le «prince d'éloquence»103.

101~ De la doctrine chrétienne.op,cit., IV, II, 3.

102. M. Fumaroli, L'Ai\:de l'élOQuence. Rhétorique el «res !jlerarja» de la Renaissance au seui! de J'époque classique,op cil,p. 72.

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Dans l'optique de la réfonne tridentine\04, les jésuites de Nouvelle-France prennent à leur tour pour modèle la parole paulinienne, perpétuant à leur façon la tradition oratoire de l'Eglise.

A) Le modèle paulinien: l'esprit de la sagesse

«Le sublime est la résonance d'une grande âme» lOS. Pour s'élever, les jésuites s'appuient sur les orateurs bibliques, parangons de sagesse. Le Christ et les apôtres sont les reflets les plus fidèles de l'âme du monde, la plus sublime qui soit, celle de Dieu. La grandeur de l'homme passe par l'imitation de ceux, touchés par la grâce, qui illuminent l'âme des autres par leurs textes. L'imitation des auteurs sacrés est une voie qui conduit au sublimel06. Parmi les modèles offerts par les Ecritures, les missionnaires privilégient celui de Paul,àqui ils s'identifient Brébeuf, par exemple, ayant des visions, entend la même «response que Jesus-Christ fit autrefois à S. Paul»107. Le contexte colonial favorise ce rapprochement Comme Paul, les pères annoncent le Verbe àdes peuples païens; comme lui, ils sont contraints de voyager en des terres hostiles. Pour signifier les dangers qui les guettent, ils empruntent volontiers un passage de la deuxième épître aux Corinthiens:

ln

itineribus ~, perjcu!is fluminum, pericu!is latronum,

periculis ~ geneœ, periculis ~ gentibus, periculis

in

cjuitate, \1).1.Voir à cet égard M. Fumaroli, op,cjt,p. 140.

lOS,Pseudo-Longin, Dusubljme..op cjt,IX,2,

106. Pour le Pseudo-Longin, il s'agit de l'imitation des grands auteurs, dont Homère,

Démosthéne, Platon et Sappho (ihid.,

xm,

2).

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C’est pourquoi, beaucoup de spécialistes se sont mis d’accord pour que la compréhension de l’écrit se définit comme la mise en œuvre de la capacité