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Marivaux moraliste dans Le spectateur français

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

César Rouben

(2)

La Spectateur français

by

César Rouben

A the ais submi tted to the Facul ty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements for the degree of Master of Arts.

Department of Romance Languages, French,

McGill University, Montreal.

(3)

INTRODUCTION • • CHAPITRE I CHAPITRE II CHAPITRE III CHAPITRE IV

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CHAPITRE V

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CHAPITRE VI

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CONCLUSION

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APPENDICE

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

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L1état de la pensée moraliste au début du dix-huiti~me siècle • • Importance de la

morale dans les essais

Pages 1 5 de Marivaux • • • • • • 20 Marivaux et l'honnête homme • • •

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32 Marivaux et la f'emme

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42 Marivaux et la religion • • • •

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• 50 Les thèmes moraux

traités par Marivaux • 56

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• • • 76

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a;

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• 88

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92

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Les essais de Marivaux sont peu connus. Rarement publiés, il faut les chercher dans les recueils d'"oeuvres compl.tes". Il ne faut pas s'étonner, car ces essais, publiés sans vraie continuité, ne son~ en fait, que des pi.ces

détachées. La Vie de Marianne et Le Jeu de l'Amour et du Hasard allaient les reléguer dans l'ombre.

Diverses dates de publication ont été avancées pour les articles de Marivaux. Larroumet1 suggère 1722-1723 pour Le Spectateur fr~ais, 1728 pour l'Indigent Philosophe,

2

1734 pour Le Cabinet du Philosophe. Baldwin avance les m3mes dates que Larroumet, mais Deloffre3 suggère les

sui-vantes : 1717-1720 pour les articles du Mercure; Le Spectateur, qui prend la suite, devait para1tre pendant plus de trois ans, de 1721 à 1724; les sept feuilles de l'Indigent Philosophe ont été sans doute publiées en 1726 et 1727i enfin, les onze feuilles du Cabinet du Philosophe.en 1733 et 1734.

Marivaux a donc cultivé le genre des essais avec une certaine persévérance de l'âge de trente ans à l'âge de quarante-cinq ans environ. Il ne s'agit donc pas d'oeuvres de toute première jeunesse; elles ne sont pas, en tout cas, les premières de Marivaux. Deloffre4 ne pense pas que Le

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P•re Prudent ait été écrit avant

1708;

si l'on prend donc cette date comme le début de la carri.re d'écrivain de Marivaux, il faudra attendre encore huit à neuf ans avant de le voir cultiver le genre des essais.

Il est important de situer ces essais dans un contexte chronologique de l'époque. En effet, Marivaux a, sans nul doute, subi l'influence de son milieu. Sa vie est peu connue : Deloffre écrit :

" Les sources utilisées habituellement pour obtenir des précisions de ce genre font défaut. '• • On ne le rencontre pas dans les cafés littéraires de l'époque. Chose plus surprenante, il est rarement mentionné dans les mémoires relatifs au

5 salon de Mme de Lambert, qu'il a fréquenté." Malgré la carence de sources bien précises, il n'est pas un auteur qui conteste que Marivaux ait effectivement fréquenté l'HOtel Mazarin.

Madame de Lambert devait recevoir jusqu'en

1733.

Il est donc vraisemblable qu'au temps où Marivaux écrivait ses essais, il n'était pas fermé aux courants de la pensée et aux modes littéraires que l'on discutait à l 1H0tel Mazarin, dont les principaux habitués furent

La Motte, Fontenelle, Montesquieu, le président Hénault, le marquis d'Argenson, l'abbé de Saint-Pierre.

Il circule

A

cette époque une foule de maximes antiques et d'idées modernes : "Le plus souvent on épar-pille sa petite philosophie dans des correspondances, des

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mémoires, quelquefois des romans.n 6 C'est précisément ce que fait Marivaux dans son oeuvre de journaliste.

C1est l'oeuvre du moraliste que nous nous proposons

d'examiner dans Le Spectateur français. Ce recueil est riche en heureuses trouvailles, en maximes pertinentes.

Le

ton moralisant du Spectateur ne lasse jamais; c'est que Marivaux montre aussi de curieux talents d1homme de lettres. La

variété très riche des thèmes moraux étudiés, la subtilité de l'analyse psychologique, le brillant de la technique de présentation, le style ample, fréquemment oratoire et pathé-tique, mais parfois teinté d'humour, sont souvent un régal pour les goûts les plus délicats.

Noua nous proposons d'abord de passer en revue l'état de la pensée moraliste dans la période de transition qui suit 11âge classique et précède le siècle des lumières. C1est au cours de cette période que Marivaux mûrit et commence à fréquenter le salon de Madame de Lambert.

La lecture des essais de Marivaux nous a ensuite incité à adopter le plan d1étude qui suit. Après avoir établi le rôle important de la morale dans les feuilles du Spectateur, nous avons abouti à la conclusion que la notion d1honnête homme

et d'honnêteté occupe une place fondamentale chez Marivaux. Ces termes reviennent d'ailleurs fréquemment sous sa plume. Aussi, une brève mise au point nous permettra de montrer leur évolution depuis le dix-septième siècle.

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Les th~mes moraux qui ont intéressé le Spectateur seront ensuite étudiés. La femme occupe une place de choix dans les réflexions du futur créateur de Marianne et de Silvia; aussi, avons-nous jugé pertinent d'examiner laques-tion séparément. Nous en avons fait de même pour la religion, bien qu'elle soit reléguée au second plan dans les feuilles du Spectateur; mais la position de Marivaux, sur ce sujet, est remarquable : sinc~rement catholique, il se dissocie déjh, au début du si~cle, du mouvement philosophique auquel Voltaire et Montesquieu ont commencé à donner un certain élan. Finalement,

noua passerons en revue les principaux th~es moraux abordés par Le Spectateur.

Enfin, la question des sources de Marivaux a posé quelques probl~mes : les données de premi~re main n'étaient pas disponibles. Nous voulons plus précisément parler des périodi-ques qui ont précédé Le Spec~ateur, tels ceux d'Addison et de Steele (dont nous n'avons pas vu les traductions françaises, les seules que Marivaux aurait pu lire), et ceux de Van Effen. ·c•est

donc un relevé de données de seconde main que nous donnons en appendice de ce mémoire.

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L'ETAT DE LA PENSEE MORALISTE AU DEBUT DU DIX-HUITIEME SIECLE.

On aime se pencher sur la 11 zone incertaine" 1 qui

sépare le dix-septi~me du dix-huiti~me si~cle. Paul Hazard a parcouru cette période, et il choisit pour la borner deux dates "incertaines" : d1une part 1680, et d'autre part 1715 :

"Nous y avons rencontré Spinoza, dont l'influence commençait de s'y faire sentir; Malebranche, Pontenelle, Locke, Leibniz, Bossuet, Pénelon, Bayle, pour ne citer que les plus grands, et sans parler de l'ombre de Descartes qui l'habitait encoreu.2

Il est difficile de découper dans le temps avec exactitude ces trente-cinq années où l'on se demandait si l'homme "était né innocent ou coupable, s'il voulait parier sur le présent ou sur 11éternité."3 Cette période conna!t

une activité considérable de la part des moralistes; leur préoccupation était de savoir si l'on croirait ou non, si l'on obéirait aux traditions ou s1il faudrait au contraire

les secouer : des oeuvres d1une grande densité intellectuelle

posent les probl~mes religieux, philosophiques, moraux et même sociaux. Et il ne s'agit pas uniquement d'oeuvres françaises. Les idées sont contagieuses; elles pass~rent

donc d'un pays européen

K

l'autre. Nous mentionnerons dans ce chapitre quelques-unes des oeuvres qui prépar~rent le

si~cle des lumières.

Durant cette période, nous notons un effort

décisif pour dissocier la morale de la religion. Pierre Bayle va contribuer ~ cette tâche de la manière la plus vigoureuse :

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"Cela me fait croire, que la raison sans la connaissance de Dieu, peut quelquefois persuader à l'homme, qu'il y a des choses honnêtes, qu'il est beau et louable de faire, non pas à cause de l'utilité qui en revient, mais ~arce que eela est conforme à la raison".

La morale latque fait son chemin de mani~re inéluctable. On comprendra mieux les raisons de cette tendance si l'on passe rapidement en revue la pen$ée moraliste du Grand

Si~cle qui s1ach~ve.

La vie de société a des exigences, et souvent il est difficile de les concilier avec les principes de la religion. Si les chrétiens croient au dogme, leur morale, de fait, est libertine; il est peu de gens qui

soient prêts à sacrifier leur bonheur immédiat pour la promesse d'une éternité de bonheur. Le conflit entre Pascal et les Jésuites a contribué à discréditer les casuistes; il a rappelé aux chrétiens que la pratique scrupuleuse du culte ne dispense nullement de l'observance des principes chrétiens.

Les sermons et les traités de morale de l'époque se chargent de rappeler aux chrétiens la contradiction qu'il y a entre leur pratique religieuse et leur r~gle de conduite. Les grands prédicateurs comme Bossuet n'ignorent pas le probl~me; celui-ci écrit dana son sermon Sur l'Amour des Plaisirs : "Je n'ignore pas, chrétiens, que plusieurs murmurent ici contre la sévérité de 1 'Evangile." 5 Les

(10)

"Et certainement, chrétiens, il ne faut pas s'étonner que Jésus-christ noua commande de persécuter en nous-mêmes l'amour des plaisirs, puisque

sous prétexte d18tre nos amis, igs

.nous causent de si grands maux".

Pascal avait, comme nous 11 avons signalé, ouvert

les yeux aux hommes de bonne foi. On s'aperçut que les

casuistes étaient de mauvais chrétiens. Mais la vertu auat~re

dea jansénistes n1était pas de nature ~ attirer des disciples

en grand nombre. La morale théologique de Pascal ne consistait pas !1. suivre la nature comme la suivaient les philosophes rationa-listes et païens : "La vraie et unique vertu est donc de se

h a1r. • • ~ n7 so~-meme. · A La morale .selon Pascal ne saurait donc

être qu'une contrainte perpétuelle. Non seulement cette morale

aust~re devait-elle eftr21er les gens du monde, mais d'autres causes encore favoria~rent le développement d'une morale laïque.

J • P. Zimmermann en voit deux : "D'une part, 11 éduc

a-tion classique, toute païenne, dea coll~gea, d'autre part le succ~a vraiment prodigieux de la philosophie cartéaienne".a Depuis la Renaissance, on étudiait les philosophes anciens; on les connaissait aussi bien que la Bible. Leur enseignement moral. permet le choix, tandis que l.a morale chrétienne et le dogme cathol.ique s'imposent en bloc. Montaigne n'avait-il. pas déjh au seizi~me siècle cherché son "art de vivre" dans la lecture des Anciens?

(11)

réalise un accord provisoire entre l'idéal de l'Antiquité et l1idéal du Moyen-Age, accord d'idées et de sentiments

analogue

A

celui qui s'établit alors dans l'ordre politique et social. Il s'agit d'un équilibre de divers éléments de vie morale disposés dans un ordre et une mesure hiérarchiques. L'époque favorise d'ailleurs l'ordre : c'est la fin des

luttes religieuses du seizième siècle et des luttes civiles, c1est la fin de la Fronde, le triomphe du pouvoir absolu.

La raison est l'instrument qui va assurer l'équilibre des divers éléments d'une règle de conduite. On connâ1t, en

effet, le succès prodigieux qu'eut la philosophie cartésienne. L'habitude de démontrer le dogme devait, naturelle-ment, appauvrir le sentiment religieux. :Même :Malebranche

éprouve le besoin de justifier la vérité de la religion, et il prend le nom de philosophe chrétien :10

"Après avoir lu plusieurs fois la Recherche de la Vérité, et médité les réflexions chrétiennes qui sont répandues dans cet

ouvrage, j 1ai cru que j'avais de quoi justifier la vérité de la religion et de la morale par des raisons qui me paraissent assez claires. Peut-être que ceux qu1on appelle cartésiens en demeureront d'accord, car je ne suppose rien pour la suite dont on ne convienne! et cette manière de raisonner leur pla1t".l

Peu à peu, une théologie naturelle se substitue A la théologie traditionnelle; de mêm~ la morale théologique devient morale rationnelle. Il n'y a rien de proprement théologique dans ces mots de :Malebranche :

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rrLa foi, dis-~e, sans aucune lumi~re, si cela est possible, ne peut rendre solidement vertueux. C1est la lumi~re qui perfectionne

l'esprit et qui r~gle le coeur.nl2

Vers la fin du dix-septi~me si~cle, les bienfaits de l'ordre et du compromis entre idéal chrétien et idéal antique se font de moins en moins sentir. D. Parodi écrit que ce compromis consistait en un ~quilibre" plut6t qu'en "une conciliation ou une fusion profonde.nl;

"Or, il devait suttire que les circonstances intellectuelles, politiques et sociales qui avaient assuré~cet équilibre vinssent à

changer pour qu.til commençât à appara1tre contingent et précaire; ce qui n'était, après tout, qu'un heureux compromis se laissa

reconna1tre peu à peu polir tel.1114

Et ainsi, graduellement et lentement, religion et moralité se dissocient. Mais en détruisant la morale d'ordre divin, tallait-il revenir vers l'Antiquité et reprendre les païens pour guides? A cela, Paul Hazard répond sans doute à juste titre : "Ces doctrines que 11on

prétendait faire revivre, il y avait dix-sept cents ans que le Christianisme les avait balayées. 1115 c'est donc une autre morale qui va, à la fin du dix-septième si~cle,

s'édifier sur les ruines de la morale chrétienne. C1est

une morale psychologique qui puise aux sources antiques, et qui invoque la raison : "Une raison qui s'était civilisée, qui n'était plus rude et austère comme autrefois, qui ne conservait presque plus rien de son ancienne rigidité.nl6

(13)

Il est important de signaler à ce sujet deux philosophes qui devaient avoir, à l'époque, une influence considérable sur 11état de la pensée moraliste.

John Locke devait lancer un appel éloquent et généreux pour la tolérance

dans

son Epistola de Tolerantia qu'il publia en 1689. Quels critères communs trouver pour les moeurs humaines? Les normes dépendent tellement des communautés o~ elles sont nées, et varient tellement de l'une à l'autre. Une seule morale était fondamentale et paraissait légitime partout : celle qui est absolument nécessaire à la co~servation de la société:

"The general rule whereof, and the most constant that I can find, is, that those actions are esteemed virtuous which tend absolutely to the preservation of society; and those that dissolve the bonds of society are ewerywhere esteemed ill and vicious • • • 11 17

Le bien social est, pour Locke, pure vertu puisqu'il consiste à préserver 11humanité. Ainsi,prenait corps

une morale dont le fondement était notre existence collective.

Cette existence collective, les nouveaux moralistes la veulent heureuse; ils ne misent pas sur

l'autre vie, mais ils cherchent le bonheur sur cette terre. Pour le trouver, il fallait modérer notre imagination qui a tendance à exagérer les maux. Il tallait tout ramener à

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une juste perspective, et goater les joies s~ples et les petits bonheurs. Ce sentiment, cette aspiration au bonheur, on devait les trouver dans les oeuvres du Comte de Shaftesbury. Shaftesbury trouve la vie belle; il pense que le bonheur est en nous, qu'il ne faut pas le réprimer; il est tr~s loin de Pascal et du tragique de l'existence. La religion elle-même ne doit pas être traitée avec mélancolie. Shaftesbury met les hommes en garde contre l'exaltation et l'enthousiasme dévot. Teintée d'ironie et d'humour, sa morale devient une médecine.

Shaftesbury devait avoir une influence considérable, non seulement en Angleterre, mais aussi sur le continent.

Legouis et Cazamian écrivent : ''Son influence tr~s large en Europe est un élément de la contagion internationale de la

sensibilité philosophique.nl8 Riche, Shaftesbury avait pu

aider des hommes de lettres moins fortunés, tels que Des Maizeaux, Bayle et Leclerc; il avait pu voyager et rencontrer Pierre Bayle

en Hollande. Ses relations avaient certainement contribué h répandre sa morale du sentim.ênt, où le coeur détermine, en quelque sorte, la r~gle de conduite. Shaftesbury voit dans le coeur humain une harmonie qui lui fait aimer le bien et hair le vice. Ainsi, il développe 11idée d'un sens moral inné qui remplace les sanctions de la morale religieuse :

"Sense of Right and Wrong therefore being as natural to us as natural Affection i tselt, and being a tiret Principle in our Constitution

(15)

and Make, there is no speculative Opinion, persuasion or beliet, w~ich is capable

immediately or directly to exclude or destroy i t. nl9

Le sens moral, qui est naturel, peut se cultiver comme l'on cultive le sens esthétique, et permet à l'homme de trouver un art de vivre; il lui permet de trouver l'harmonie

nécessaire entre ses intérêts propres et sa conduite en société. Shaftesbury pose la question : "Is there then, said he, a natural beauty of Pigures? and is there not as natural a one of Actions?"20 A quoi il répond :

11No sooner the eye opens upon Pigures, the

Ear to Sounds, than straight the Beauti!ul re sul ta, and Grace and Harmony are known and acknowledg1 d. __ No ·sooner are Actions

view1d, no sooner the human Affections and

Passions discern1d (and they are most of 1em

as soon discern1d as telt) than straight an

inward Eye distinguishes, and sees the Pair and Shapely, the Amiable and Admirable , apart from the De!orm'd, the Poul, the Odious, or the Despicable. How is it possible there!ore not to own, that as these Distinctions have their Poundation in Nature, the Discernment

1 itsel! is natural, and !rom Nature alone?" 2 Les oeuvres de Shaftesbury furent traduites en français. Jamieson 22nous apporte les informations suivantes The Letter Concerning Enthusiasm fut traduite en 1708, et

The Essay on the Freedom of Wit and Humor en 1710. Ces oeuvres devaient être, par ailleurs, commentées dans Le Journal des -savants, La :Biblioth~que choisie, et Les Nouvelles de la

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Shaftesbury, publia de nombreux articles sur l'oeuvre de celui-ci, ainsi qu'un résumé du Enquiry Concerning Virtue and Merit. Leibniz devait écrire des remarques sur The Letter Concer.ning Enthusiasm, qui furent traduites en 1720 ·par

Des Maizeaux. Dans ces remarques, Leibniz !ait un commentaire favorable sur 11 idée centrale de la Lettre, à savoir la beauté

de la vertu. On voit ainsi que les'Français n'attendirent pas la traduction du Enquiry faite par Di~erot en 1745 pour connaître Shaftesbury.

Sans avoir la certitude que la "morale du sentiment" de Shaftesbury fût connue. des:hamitûés du salon de Madame de Lambert, Jamieson23 écrit qu1il'est probable que la théorie du sens moral qui distingue entre le bien et le mal y a été discutée.· Toujours est-il que la notion d1une morale venant du coeur n1est

pas étrang~re à Madame de Lambert qui dit à son fils : "Je pourrais, mon fils, me placer dans l'ordre des devoirs, mais je veux tout

tenir de votre coeur.n24

La religion occupe peu de place dans la morale de Madame de Lambert. Que de chemin". parcouru. depuis Pasc~ quan:l

elle écrit à sa fille : "La morale n 1 a pas pour objet de détruire

. 25

la nature mais de la perfectionner." Où est le tribunal de Dieu dans cette phrase sur la conscience?

nvous avez deux tribunaux inévitables, devant lesquels vous devez passer, la conscience et le monde. Vous pouvez échapper au monde1 mais

vous n'échapperez pas à la conscience.n~6

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vertus chrétiennes, mais celles-ci font largement place aux vertus morales; si le~ premi~res sont encore présentes, elles ne sont 1~ que pour soutenir les autres quand elles seront en danger. Madame de Lambert est donc tout jus te prudente et conservatrice en mati~re de religion :

"Les vertus morales sont en danger s~s les chrétiennes. Je ne vous demande point une piété remplie de faiblesse et de supersti-tion : je demande seulement que

i

1amour de

l'ordre soumette à Dieu vos lumi~res et vos sentiments, que le même amour de l'ordre se répande sur votre conduite : il vous donnera la justice, et la justice assure toutes les vertùs.n27

Il ne s.1 agit pas là d 1 un appel à la dévotion, mais uniquement

d'un appel~ 11amour.de l'ordre. Or, n'allons pas détruire

l'ordre des institutions établies :

"Ceux mêJile qui ne sont pas assez heureux pour croire comme ils doivent, se soumettent à la

religion établie : ils savent que ce-qui s1appeile

préjugé tien~ ùn grand rang dans le monde, et qu'il faut le respecter.n28

Il y a peu de piété véritable dans ce passage, mais plutôt un conseil de prudence, celui de ne pas heurter les préjugés.

La tâche de Madame de Lambert consiste à faire de ses enfants des honnêtes gens. Elle écrit à sa fille· : "Vous vous devez à vous-même le témoignage que vous 3tes une honnête personne." 29 Mais aussi à son fils :

"Ce n'est ni la naissance, ni les richesses qui distinguent les hommes : la supériorité réelle et véritable entre eux, c'est le mérite. Le titre d'honnête homme est bien au-dessus des titres de la fortune.1130 ·

(18)

On constate dans ce passage de Madame de Lambert que le titre d'honnête homme suit immédiatement la mention du mérite, comme si l'un était nécessairement lié h 11autre. Cela a son importance

nous verrons par la suite que le terme d*honnête homme revient aussi, fréque~ent, sous la plume de Marivaux.

A la fin du Grand Si~cle, on remplace graduellement la morale chrétienne par une morale de plus en plus laïque, et celle que 11on professe au salon de Madame de Lambert est celle

des honnêtes gens. Le terme n'est pas nouveau, mais il a changé de sens depuis qu'on en fait usage en France. Pour qu1il devint

le fondement d'une morale, il fallait que le sens de ce terme s1élarg1t pour impliquer davantage que la bienséance. Et c'est

bien ce sens plus larg~ qu 1 enten<l Madame de Lambert quand elle

associe l'honnêteté au mérite.

Le Grand Si~cle avait honoré l'honnête homme. Paul Hazard le décrit ainsi ;

"Il était fait de contrastes, mais si habilement ajustés qu'il finissait par présenter une harmonie parfaite : conciliation entre la sagesse antique et les vertus chrétiennes, entre les exigences de la pensée et celles de la vie, entre l'âme et le corps, entre le journalier et le sublime."31

L'honnête homme se pique d1honneur, il exerce sur lui-même une

discipline constante pour empêcher le moi de déborder. La notion d'honnête homme s'était lentement formée ~partir du Courtisan de Castiglione, mais elle est restée imprécise. Si le Courtisan "songe surtout ~jouir de l'éclat de ses vertusn32 , il n'en va

(19)

pas de même pour Montaigne qui, lui aussi, est un modèle parfait d'honnête homme : Montaigne est loin de prêcher la vanité du Courtisan, qui veut être partout le premier. Gentilhomme, Montaigne 11a été, certes, mais il tenait à

l'indépendance de son jugement33, eth une vie rangée "La grandeur de 11ame n1est pas tant tirer

à mont et tirer avant, comme sçavoir se ranger et circonscrire; elle tient pour grand:<:',tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les eminentes.n34

De nombreux ouvrages devaient développer, au

dix-septième siècle, le concept de l'honnête homme, notamment L'Honnête Homme ou l'Art de Plaire à la Cour de Nicolas Faret. Cet ouvrage date de 1630. S1il est bien vrai que Faret

com-mente les principes de la vertu, il demeure qu'il insiste surtout sur l'apparence et le maintien : c'est une conception toute mondaine de l'honnêteté. Le Chevalier de Méré a été, lui aussi, un professeur de bienséances fort

à

la mode! Bien que les oeuvres de Méré ne nous permettent guère de conna1tre sa conception de l'honnêteté avec précision35, il semblerait qu'il y ait pour lui deux catégories d'honnêtes hommes.3 6 Les premiers observent fidèlement les usages du monde; les seconds sont les hommes de mérite que seuls les connaisseurs savent apprécier :

"Il faut pouvoir être honnête homme du commun, je veux dire ne pas ignorer ce qui se pratique dans la vie ordinaire,

(20)

pour acquérir l'estime d'un honnête homme de haut prix; si Socrate revenait au monde, et qu'on le vit à la Cour, on ne le croirait pas honnête homme, s1il ne savait la mode

comme M ••• , et la mani~re de s'habiller comme M ••• n37

L'oeuvre de Méré est postérieure à celle de Far~t.38 On voit donc, qu'avec le temps, se développe une conception plus absolue de l'honnêteté, qui n'est plus exclusivement le

privil~ge des gens de Cour se conformant aux belles mani~res.

D'ordinaire, on a donc l'impression que l'honnête homme du

dix-septi~me si~cle est l'homme qui observe soigneusement les usagee du monde. A la fin du dix-septi~me si~cle, - et cela est déjà le cas chez Faret - , la notion d'honnête homme commence à s1'élargir. Au début du dix-huiti~me siàcle, la

société change; la sensibilité s~aifirme, et l'honnête homme commence à devenir l'homme honnête et vertueux. Ce sont là des développements intéressants qui vont permettre à Madame de Lambert et à d'autres moralistes de fonder leur morale sur l'honnêteté, puisque le terme à pris un sens plus large. Ces moralistes vont donc substituer à la morale religieuse celle dite des honnêtes gens; morale provisoire qui ne fait qu'assurer une transition avant le ràgne du philosophe, et le plein

épanouissement de la bourgeoisie. Pour Paul Hazard, ce sont les derniers jours de l'honnête homme :

"A peu pr~s tous les principes, en somme, qui constituaient la philosophie de l'honnête homme se sont effondrés; la belle statue tombe en morceaux.n39

(21)

Mais Madame de Lambert et Marivaux professent encore la morale des honnêtes gens. Pour que le terme d'honnêteté puisse être associé ~un code de morale, il est évident quiil ne signifie plus uniquement la pratique des belles manières, mais que l'honnête homme veut dire aussi l'homme de mérite.

Dans cette période qui cherche sa voie, les traités de morale tentent de trouver des règles de conduite, de

perfectionner les qualités individuelles; mais 11on n'oublie

guère que le premier devoir d'un honnête homme est de s'adapter

~la société dans laquelle il vit. Or, il s1agit d'une

société purement aristocratique : ainsi, la morale professée par Madame de Lambert, Lord Halifax, Lord Chesterfield, ou Saint-Evremond, ne peut-elle prétendre ~ une valeur univer-selle comme la morale chrétienne. Si la morale des honnêtes gens est bonne dans une certaine société, pour le peuple, on évitera d'écarter les superstitions de la religion.

Dans les ouvrages moralisants de l'époque, - qu'il s'agisse de correspondances, de mémoires, de romans ou de traités de morale - , 11auteur cherche à entraîner l'adhésion

de l'esprit. Le dogmatisme n'a plus coursf on veut du vécu, du vrai; on est au siècle de l'empirisme. Ainsi, le

Spectateur nous raconte sa longue expérience d'homme mftr : "lion âge avancé, mes voyages, la longue habitude de ne vivre que pour voir et que pour entendre, et l'expérience

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que j'ai acquise • • • n40 Voilk des mots, répétés d'ailleurs bien des fois, dont le dessein est d'entraîner avec subtilité notre adhésion. On est loin des grands prédicateurs

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IMPORTANCE DE LA MORALE DANS LES ESSAIS DE MARIVAUX.

On trouve dans Le SEectateur de la critique et des notes de lecture, des récits, des reportages ou des rêves, des maximes, et tout cela s'entremêle dans un heureux désordre. Il y a peu de continuité dans ces fragments présentés à bâtons rompus, mais il reste à tous les écrits périodiques de Marivaux, - qu'ils soient tirés du S,Ee,ctateur ou d'un autre recueil - , un point commun : ils moralisent à propos de tout. Marivaux fait de l'observation morale. Il ne fait pas que cela exclu-sivement; il fait aussi de l'analyse psychologique; il se plonge dans les questions sociales, esthétiques et littéraires; il aborde à l'occasion, -mais rarement - , les questions religieuses; et le plus souvent, ses

réflexions sur ces sujets divers sont l'occasion de maximes de portée morale. Là morale est donc souvent intimement liée à toutes les questions abordées par le journaliste.

Le Spectateur français porte bien son nom; on lit d~s la premi~re feuille :

fi:Mon dessein n'est de :penser ni bien ni mal, mais simplement de recueillir

fid~lement ce qui me vient d1apr~s le

tour d'imagination que me donnent les choses que je vois ou que j 1entends."l

(24)

Le Spectateur se pose donc en observateur, et ce rôle qui est défini dès la première feuille, Marivaux ne se lasse pas de le faire ressortir à plusieurs reprises : il est "un contemplateur des choses humaines, un homme âgé qui doit être raisonnable, tranchons le mot, un philosophe.n2

Voilà prononcé une fois parmi tant d'autres le mot de philosophe; ce mot, on le retrouve, d'ailleurs, au titre des deux autres recueils dea écrits périodiques du même auteur. Qu'entend exactement Marivaux par philosophe? Est-ce qu'il se compte parmi ceux qui seront les "philosophes" du dix-huitième siècle, les Voltaire, les Montesquieu? En vérité, il n'existe point d'histoire de la littérature française qui classe l'auteur des Fausses Confidences

parmi les philosophes du dix-huitième siècle. Marivaux fait transition entre la période classique et le siècle des

lumières. Il ne s'intéresse pas à 11étude abstraite des

grandes théories sociales, politiques, économiques que les nphilosophes" du dix-huitième siècle vont substituer aux

thèmes traditionnels de la philosophie (c'est-à-dire la métaphysique, la psychologie, la morale). D'ailleurs, Marivaux aurait-il davantage été considéré un philosophe

comme on l'entendait au dix-septième siècle? Il s'intéresse, certes,

à

la morale comme on le faisait au dix-septième siècle, mais il ne le fait pas dans le but d'élaborer un

(25)

système ou d'écrire un traité : il n'est question dans les écrits périodiques de Marivaux ni d'études abstraites, ni de spéculations sur les principes et les causes; il s'agit, plutôt, pour le Spectateur, et selon ses mots, de "surprendre. les pensées que le hasard me fait.n3 Marivaux ne professe pas de système précis, et il ne prétend pas se hausser au niveau des spéculations philosophiques; au contraire, il s1en défend:

"Je ne destine aucun caractère ~ mes idées; c1 est le hasard

qui leur donne le ton.u4

Ainsi, Marivaux, est le philosophe du sens commun. Il est philosophe au sens étroit du terme, au sens d'observateur qui fait de l'analyse psychologique et morale; ce sens était sans doute acceptable au début du dix-huitième siècles. Voil~ donc défini le rôle que remplit Marivaux j.ournaliste, un ·rôle d'observateUr. Le Spectateur est un curieux qui regarde et qui écoute, et l'observation morale est souvent mêlée aux pensées qu'il met sur le papier. A ses yeux, la morale est sans doute ce qu'il y a de plus important dans la philosophie. Et sa morale a une portée pratique; elle n'a rien d1une étude systé-matique des moeurs :

"Laissez ~ certains savants, je veux dire aux faiseurs de systèmes, l ceux que le vulgaire appelle philosophes, laissez-leur entasser

méthodiquement visions sur visions en raisonnant sur la nature des deux substances ou sur choses pareilles; ~ quoi servent leurs méditations

1~-dessus, qu'A multiplier les preuves que nous avons déjà de notre ignorance invinc.l.blett6

(26)

Marivaux re3ette donc lui-même la qualité de philosophe spéculatif. C'est une autre tâche A laquelle il aspire : "Soyons bons et vertueux. • • voilA toute la science dont il s1 agit.r•7 Marivaux ne laisse pas planer

de doute: sur le but moral qu~il se propose, et qu'il énonce clairement quand il écrit

"Ce sont la plupart des morceaux détachés, des fragments de pensées sur une infini té

de sujets, et dans toutes sortes de tournures : réflexions gaies, sérieuses, morales,

chrétiennes, beaucoup de ces deux derni~res." 8 La morale que Marivaux met

A

la disposition. du lecteur se veut utile et pratique :

"Je souhaite que mes réflexions puissent être utiles • • • ce n'est que dans cette vue que je les donne • • • si je voyais que quelqu'un eût fait quelque profit en lisant mes réflexions, se fût corrigé. d1un défaut, oh! cela me toucherait et ce plaisir-Hl. serait encore de ma compétence. tt9 On ne saurait énoncer plus clairement l'aspect utilitaire de ses écrits, et Marivaux ne se fait pas prier pour reprendre cette idée A plusieurs reprises : "mais c.e que je dis lA, moi, est fait pour être suivi, et voilA la bonne morale, le reste n'est que vanité, que folie.nlO

Bien que la morale de Marivaux, - pratique comme elle est - , soit loin d'une étude de moeurs, il 11él~ve

cependant k la dignité de science, la plus noble qui soit : "Ce que je voudrais raisonnablement qu'un

autre f!t pour moi, ne le f!t-11 point, m'enseigne ce que je dois faire pour lui;

(27)

voilA toute la science dont il s'agit, et la seule qui soit nécessaire, qui est

h la portée de tous les hommes et n1exige

presque aucun frais d'étude.nll

La morale mérite donc le statut de science, plus que toute autre discipline de la philosophie; en effet, d~~~il, dans le passage qui vient d'être cité, c'est "la seule qui soit nécessaire."

L'oeuvre du moraliste est donc indéniable chez Marivaux journaliste. De quoi proc~de sa morale? Nous avons vu qu'elle n'était pas le fait d'un syst~me

philosophique. Elle n'est pas non plus liée h la

religion chrétienne, bien que Marivaux soit h cet égard prudent et conservateur. Il n'est point un moraliste abstrait; ses idées morales ne se présentent pas comme un traité dogmatique, mais sont le résultat des hasards de l'observation ou de la réflexion. Le passage suivant 'est une satire des gens qui ne font confiance qu'aux longs

traités de morale :

11Voici un traité de morale ; •• c1est de

la morale et de la morale déterminée, toute crue. Male pestel vous voyez bien que cela fait une lecture importante • • • peut-être même la trouverez-vous ennuyeuse, et tant mieux! • • • Si l'on avait du

plaisir A la lire, cela gâterait tout : voilA une plaisante morale que celle qui instruit agréablement! Tout le monde peut s'instruire A ce prix-lA : ce n'est pas lA de quoi l'homme raisonnable doit être avide •• Cette ironie fort spirituelle nous montre que Marivaux a

nl2 •

(28)

choisi d'instruire le lecteur agréablement : "J'aime h varier les sujets et je crois que mes lecteurs approuveront mon goO.t.ttl3 Aussi, pour livrer ses impressions, Marivaux les varie-t-il par des inventions, des journaux intimesl4, des mémoires15, des lettres16; bref, il fait preuve de la fécondité d1invention la plus prodigieuse afin de rendre

sa morale plus accessible. Ce sont :

"des Avantures, dea Dialogues, des Lettres, des Mémoires, des Jugemens sur différens Auteurs, et partout un esprit de Philosophe; mais d1un Philosophe dont les réflexions se

sentent des différens âges où il a passé.u~7 Ce goftt de la variété permet ~Marivaux de faire défiler dans Le Spectateur une multitude de personnages, ce qui donne au périodique une valeur de· document humain tr~s

diversifié, pour ainsi dire universel. Avec le Spectateur, le lecteur se déplace, en effet, dans le temps et dans l'espace; il ne rencontre pas seulement des Français, mais aussi des Espagnolsl8, des Polonaisl9, des Grecs20, des hommes et des femmes de toujours, jeunes ou vieux, vertueux ou méchants. Ils nous apparaissent dans le cadre d 1 un rêve

allégorique, de contes, de mémoires, d1épitres, cette derni~re

for.me étant particuli~rement ch~re au Spectateur. Le lecteur a ainsi l'impression qu'on lui raconte une expérience diversi-fiée, compl~te, universelle. Chaque nouvelle feuille est riche en imprévu et en maximes.

(29)

Avec l'artifice de sa mise en sc~ne, Marivaux n'est pas seul à jouer le jeu du moraliste : des personnages imagi-naires, et même des lecteurs fictifs contribuent à la rédaction de ses feuilles

nun inconnu m'envoya un pq.quet • • • avec une lettre • • • la voici: Monsieur •• ·• le peu de progr~s que j'ai fait moi-même dans cette étude me persuade que je dois, si je puis, aider au progr~s que vous y pouvez faire. Le secours que j1ai à vous

donner, c1est l'histoire de ma vie.n21

Les épîtres ne sont donc pas là par la seule volonté de Jlarivaux, mais elles sont les effets du hasard; le public

écrit, demande

à

@tre publié, et il faut le satisfaire : "Le secours, dont j 1ai besoin de votre part, est que vous

produisiez la lettre que je vous écris, et les deux autres que vous voyez ici.n22 Ou encore :

"Peut-être êtes-vous quelquefois embarrassé de trouver le sujet de vos feuilles, et ma situation vous en fournit un que vous pourriez rendre utile et agréable.n23

Dans le feu de la narration, Marivaux s'égare et son Spectateur utilise des moyens qui heurtent notre

délicatesse. En effet, il ne peut publier les mémoires de la dame de soixante-quatorze ans que parce qu'il les lui a arrachés brusqueaent des mains24; Eléonore ne peut se rendre compte de la perfidie de son fiancé que quand elle lui a sacrifié la vertu d'une jeune eaclave2

5.

(30)

Quant aux feu~lles de L'Indigent PhilosoEhe, elles distillent de belles leçons de morale, pleines de bon sens, mais c'est un ivrogne qui les donne. ~oua ces subterfuges peu orthodoxes

n'inqui~tent gu~re Marivaux. Ce qui importe pour lui, c'est que les histoires racontées permettent au moraliste de dégager une leçon utile : l'Indigent Philosophe est un ivrogne, certès, mais il est sage aussi, et ses maximes n 1 en seront pas moins

profitables au lecteur.

On se rend bien vite compte que Marivaux n'a aucune méthode, si ce n'est celle de varier les suJets. Son "liber-tinage d'idées

.

. .

ne peut s'accommoder d'un sujet fix:e.n26 Le manque de continuité ne permet pas au lecteur de trouver des opinions définitives. La morale de Marivaux: semble hésiter entre deux points d'appui : la raison et le sentiment, avec une préférence marquée, cependant, pour le second. La conscience peut, pour Marivaux, se manifester de deux: façons : ration-nellement et instinctivement. Marivaux: balance entre ces deux possibilités, au gré du moment; il n'a pas de théorie morale ~ proprement parler. La notion de conscience ration-nelle découle des idées en vogue au di:x:-septi~me si~cle, et Marivaux: y souscrit dans une certaine mesure quand il écr~t

"Il est vrai que nous naissons tous méchants, mais cette méchanceté nous ne l'apportons que

comme un monstre qu1il nous faut combattre • • •

Nous sommes frappés de la nécessité qu1il y a

d'observer un certain ordre qui noua mette à

l'abri des effets de nos mauvaises dispositions; et la raison qui nous montre cette nécessité est le correctif de notre ~quité même.n27

(31)

Dans cette réflexion, Marivaux fait appel au secours correctif et modérateur de la raison. Le crit~re de moralité, c'est la conservation générale, le bien commun; on croit trouver un peu de l'influence de Locke dans les mots qui suivent :

n Cet ordre donc une fois trouvé nécessaire pour la conservation générale, devient ( à ne parler même qu'humainement ) un devoir indispensable • • • u28

Cet ordre est une "loi de bon sens universelle"; qu'on n'essaye pas de violer cet ordre, "la raison le condamne.n29 Marivaux sacrifie donc à la raison. Homme de coeur, il 11est

intensé-ment, mais il ne suffit gu~re de sentir; il faut aussi réfléchir : "Je suis né de mani~re que tout me devient une

mati~re de réflexion.n30

Mais n'oublions pas que le coeur tient toujours une place considérable dans les réflexions de Marivaux :

"Au reste, on ne doit s'attendre dans mes réflexions qu'à des discours généreux. Il ne m'est jamais venu dans l'esprit ni rien de malin, ni rien de trop libre. Je hais donc tout ce qui s'écarte des bonnes moeurs. Je suis né le plus humain de tous les hommes, et ce caractère a toujours présidé sur toutes mes idées.031

Le mouvement de sensibilité du début du dix-huiti~me si~ole

voit en Marivaux 11un de ses plus illustres représentants.

Sans doute une certaine pudeur tend encore à concentrer les mouvements de l'âme, dit Gustave Lanson32;

lllliikcl~homm.e

aime à laisser entendre qu1il a une puissance de sentiment

(32)

.e

supérieure. Les moralistes, comme nous l'avons vu, enseignent la bienfaisance, la tolérance, la pitié, 11humanité33 • Celle-ci

a été le grand z~le de Shaftesbury, qui croyait avec optimisme

à une conscience innée. Marivaux souscrit à la doctrine de ShaftesbW"y :

"Il :raut que les hommes portent dans le fond de leur âme un furieux fonds de justice, &: qu 1ils aient originairement une bien forte vocation dans l'ordre, puisqu'il se trouve encore d'honnêtes-gens parmi eux. n34

Marivaux n'a pas tout à fait l'optimisme d1un Shaftesbury ou

d'un Vauvenargues dans les élans du coeur ht.Uiiain, puisqu'il a écrit, par ailleurs, que "nous naissons tous méchants35; mais il reste qu'il revient souvent à 11idée d1un sens inné qui

nous oriente vers le bien~ Ce sens inné est une délicatesse du coeur qu'on a ou qu'on n'a pas (Marivaux n'est pas toujours

optimiste); ceux qui en sont dôtés appartiennent à une

aristo-cratie, non pas celle 4.e. 1~. naissance, .mais celle des gens de coeur "Ces sortes de choses paraîtront peut-être des

délicatesses qui demandent de l'esprit. Non, avec tout l'esprit possible, souvent on ne les a point; non, je le rép~te, il ne faut pour cela qu'un peu de sentiment, et qu'est-ce que ce sentiment? C'est un instinct qui nous conduit et qui nous fait agir sans réflexion, en nous présentant quelque chose qui nous touche, qui n1est pas développé dans de

certaines gens et qui 11est dans d'autres; ceux en

qui cel~ se développe sont de bons coeurs qui disent · bien ce qu1ils sentent; odt~ en qui cela ne se

développe pas~ le disent mal et n1en font pas moins.

Cependant c'est toujours l'esprit de part et d'autre que cet instinct-là, seulement plus ou moins confus dans celui-ci que dans celui-là; mais c'est une sorte d'esprit dont on peut manquer, quoiqu'on en ait

(33)

beaucoup d1ailleurs, et qu'on peut avoir aussi

sans être spirituel en d'autres matières; et c'est là toute l'explication que j'en puis donner.tt36

Voilà un fort bel exposé à l'appui de la morale du sentiment : les délicatesses viennent du coeur; mais il y a des restrictions : seuls quelques privilégiés (et il ne s'agit guère des privilégiés du rang et de la fortune) peuvent ressentir ces délicatesses; aussi, s'abstiendra-t-on d'écarter la raison et la religion comme points d'appui à la morale; ceux-ci restent utiles et servent de frein

à ceux "qui ne sentent rien, qui n'ont point d'âme.n37 Il demeure que la morale du sentiment occupe une place prépondérante dans Le Spectateur. Le plaisir de sentir, l 1effet, la sanction de l'humanité deviennent des voluptés,

des récompenses à la vertu. La sympathie, la générosité émeuvent les hommes de coeur :

"Qu1il est triste de voir souffrir quelqu'un

quand on n'est point en état de le secourir, et qu'on a reçu de la nature une âme sensible, qui pénètre toute l'affliction des malheureux, qui l'approfondit involontairement,pour qui c'est comme une nécessité de la comprendre, et de ne rien perdre de la douleur qui peut en rejaillir sur elle-même 1'138

Cette phrase exprime avec intensité le besoin de sentir, et de compatir aux misères de nos semblables. Quelle tristesse quand on est dans l'impuissance de les aider! Et quelle volupté quand on ~ait que l'on a rempli ses devoirs avec vertu :

(34)

aux témoignages flatteurs qu1on se rend

à soi-même apr~s une action vertueuse; voluptés bien différentes des plaisirs que fournit le vice : de celles-ci, jamais · l'âme n'en a satiété; elle se trouve, en les goûtant, dans la façon d'être la plus délicieuse et la plus superbe.n39

(35)

·-

MARIVAUX ET L1HONNETE HOMME.

Nous avons déjh parlé de la morale des honnêtes gens professée par la société qui fréquentait 11H8tel Mazarin.

L'idéal de l'honnête homme, au sens où on l'entendait .. au début du dix-huiti~me si~cle, ne semble gu~re avoir été étudié. L1étude la plus poussée sur l'honnête homme, celle

de Maurice Magendie1 , traite de la période 1600

A

1660. D'autres études sont signalées par Oscar Haac2• Il s'agit de celle de P. Toldo : "Le Courtisan dans la littérature française et ses rapports avec l'oeuvre de Castiglione", Archiv fÜr das studium der neueren S~rachen, CIV (1900), 75- 121, 313- 30;

cv,

60- 85; et de l'édition critique de F. Albert Valentin sur les R~gles de la bienséance et de la civilité chrétiennes (Paris, 1956). Mais il s1agit lh, surtout, d'études sur 11honnête homme et la politesse

mondaine au dix-septi~me si~cle. Rien de pareil n'a été publié sur la morale des honnêtes gens du temps de Marivaux, si ce n'est un article d10scar Haac intitulé "Marivaux and the honnête homme.113 Dans cet article, l'auteur examine le contraste entre les deux types d'honnêteté : la politesse et la bienséance d'une part, le mérite et la vertu d'autre part. Pour illustrer son analyse, Haac a choisi notamment des

passages de La Double Inconstance, du Paysan Parvenu, et de La Vie de Marianne.

On se doute bien que Le SEectateur, périodique moralisant, fait, - comme les autres ouvrages de Marivaux - ,

(36)

usage des termes honnête, honnêteté, honnête homme, honnêtes gens. Marivaux ne donne pas une définition clai~e de ces termes, mais comme ils reviennent fréquemment sous sa plume, il est intéressant d'examiner quel usage il en fait.

Dàs la pre~àre feuille du Spectateur français, Marivaux ne tarde pas ~ introduire un honnête homme, et il disserte alors sur les caractéristiques de ce personnage : "Je l'examinais parce que je lui trouvais un air de probité."4 Nous voilà rassurés sans tarder que l'honnêteté est liée à la probité. Cet homme, que Le Spectateur nous a présenté, n'est ni un courtisan ni un homme du monde :

"Il n'a point d1amis, parce que son amitié

n'est bonne à rien; on dit de lui c1est un

honnête homme, mais ceux qui le disent le

fuient~ le dédaignent, le méprisent, rougissent même de se trouver avec lui.115

On ne reconnaît pas à cette description l'homme du monde

évoluant dans la belle société avec les maniàres et les ràgles de la bienséance. Cet honnête homme n1est pas un homme du

monde; ce n'est qu'un homme "estimable116 , Ç.it Marivaux. Probe et estimable, voilà les caractéristiques de l'honnête homme; dàs les premi~res pages du S~ectateur français, l'honnête homme nous apparaît donc comme un idéal moral, et Marivaux prend bien soin de l'opposer, dans la même feuille, à d1autres hommes d'une

condition sociale supérieure qui n'ont pas, pour cela, les mêmes qualités de coeur :

(37)

11Je revoyais, dans lamême salle, des

hommes d'une physionomie libre et hardie. je leur devinais un coeur dur,à travers

l'air tranquille et satisfait de leur visage.n7 Celui-ci a "son équipage et ses valets" qui "l'attendent h la porte."a L'or et l'argent brillent sur les habits de cet autre, et la "morale" du Spectateur les lui "dispute.n9 On voit bien qu'avec son idéal moral représenté par l'hon-nête homme, Mari vaux est loin d 1 attacher une importance

capitale aux beaux habits et aux r~gles du maintien. Il ne faut gu~re se fier aux apparences pour décider de l'honnêteté des gens. L'homme de mérite peut fort bien ne pas payer de mine, et rester dans l'ombre

"il n'a ni biens, ni rang, ni crédit, voilà le fant8me qui nous frappe, h la place de l'homme que nous n'apercevons pas;

voil~ le masque qui nous cache son visage.nlO

Par contre, l'homme qui a du bien, un grand équipage, un grand nombre de valets, une bonne table, de l'esprit et des bons mots pourra fort bien être~ntouré de curieux qui lui trouvent un mérite qu'il n'a pointnll le plus souvent. Une jeune fille abusée paie fort cher l'erreur du jugement favorable qu'elle a porté sur un jeune homme, en se fiant uniquement aux apparences :

ttBélas! je le crus bien différent de ce

qu'il se montre aujourd'hui. Jamais physionomie ne garantit tant de candeur, tant de grâces mêlées avec tant d'apparence de probité.nl2 C'est l'idéal moral de l'honnêteté que le

(38)

Spectateur prescrit comme enseignement aux jeunes, et non seulement les règles de la bienséance. Le Spectateur observe un jeune homme de dix-sept ans, qui a de belles manières, se "conformer" aux "intentions" de son pèrel3. Si ce jeune homme satisfait aux règles de la bienséance, ce n'est pas 1~ une condition nécessairement suffisante pour faire de lui un honnête homme. Continuant sa descrip~ion des autres enfants de cette famille, le Spectateur écrit :

" Je les appelle machines parce qu'on les avait seulement dressées ~ prononcer quelques paroles comme "je suis votre serviteur, vous me faites bien de l'honneur", etc., ce qui ne me plut guère.nl4

Non, il vaut mieux écouter les impertinences dea enfants, quitte ~les reprendre par la suite, plutat que de remplir leur esprit avec des phrases creuses. Et le Spectateur énonce alors son idéal moral d'honnêteté, qu'il est bon de commencer ~ professer même avec les enfants :

"Voulez~vous faire des honnêtes gens de vos enfanta? Ne soyez que leur père et non pas leur juge et leur tyran • • • Vous

verrez alors avec quelle facilité la raison passera dans leur âme. n 15

Marivaux attache donc plus d'importance aux critères moraux

qu'~ ceux dU savoir-faire, dont les règles sont enseignées et répétées machinalement.

Marivaux fait appel aux ressources morales de '!L'honnêteté" présentes chez tout honnête homme, bien plus

(39)

qu'h celles de la bienséance ou de la religion. Celle-ci ne sera pas ignorée, mais l'idéal de l'honnête homme devient en quelque sorte une religion en soi; c'est un idéal fait

d'indulgence, de bonté, de générosité, bref un idéal d'humanité. Quand le Spectateur a écouté la triste histoire d'une jeune fille pauvre et honnête qui pourrait sauver sa m~re en se déshonorant, il fait sa leçon de morale sans s'appuyer sur la charité chrétienne :

"Homme riche! • • • prêtez,moi votre attention. Ce n'est point une exhortation pieuse, ce ne sont point des sentiments dévots que vous allez entendre. Non, je vais seulement tâcher de vous tenir les discours d1un galant homme, sujet à

ses sens aussi bien que vous, faible, et si vous voulez, vicieux.nl6

Ce n 1 est point là un sermon. Mari vaux est indulgent :

1 'honnête homme n'est pas un saint, il peut avoir des faiblesses, des vices, mais il doit savoir les modérer, les ma1triser. Chez l'honnête homme, 11les vices et les

faiblesses ne sont point féroces, et ne subsistent qu'avec l'aveu d'une témérité généreuse. Oui! vicieux encore une fois, mais en homme dont le coeur est heureusement forcé,

quand il le faut, de ménager les intérêts d'autrui dans les siens, et ne peut vouloir d'un plaisir qui serait la douleur d'un autre.ul7 Les honnêtes gens sont donc sujets à la tentation et peuvent y succomber; mais ils sont armés des qualités nécessaires pour surmonter les faiblesses, car

(40)

ils ont en eux le 11goftttt de la!'vertu" et de la "générosité" .18

Idéal de bonté et de générosité, l'honnêteté n1est pas teintée dr austérité, puisque Mari vaux ne nie pas à 1 r homme le droit à la galanterie et à la femme celui d'être coquette; il traite avec indulgence la sensualité et les désirs naturels. Il est tr~s tolérant et traite les bizarreries de l'homme avec indulgence, parfois avec humour. On est loin du serm.onnaire atrabilaire, du prédicateur intraitable dans cette phrase teintée de tolérance :

"Qu'est-ce que c'est que l'homme? Quel assortiment de vices comiques, avec les plus estimables vertus! Mais ce n'est

point mon affaire que de réfléchir là-dessus. Je dirai seulement que nous sommes des

animaux bien singuliers.nl9

Le Spectateur est un homme âgé qui a vécu en observateur; il a su apprendre que la perfection absolue ne pouvait se trouver chez l'homme. Pour autant que les vertus essentielles soient préservées, on admettra avec indulgence que l'homme puisse avoir quelques vices comiques. Si l'agencement des vertus et des vices est tel que les vertus dominent, si l'on fait un effort pour vaincre ses travers, eh bien! on est encore un honnête homme. Le terme a donc une certaine élasticité pour s'adapter à l'humeur changeante de l'homme, que Marivaux a su reconna!tre. C1est avec ùne ironie

amusée qu'il appelle honnêtes gens des débitceurs qui ne veulent pas p~er leurs dettes : ce sont de "très honnêtes

(41)

·e

gens, tr~s généreux, et les meilleurs coeurs du monde; mais qui dans le cas dont il s1 agit, ont une bizarrerie

d'humeur qui leur ate l'usage de leur bon caract~re.n20 Marivaux, au lieu de se fâcher, trouve plaisant que ces gens soient "honnêtes" au sens où la société l'entend, alors qu'en vérité leur manque de solvabilité devrait leur 8ter le droit h la qualité d'honnêtes gens.

La notion d'honnête ho~e est élastique. Elle porte bien, au temps de Marivaux, une certaine mesure de bonté, de générosité, mais elle reste encore teintée du sens qu'elle avait au dix-septi~me si~ele, h savoir la politesse. Marivaux joue souvent sur le contraste des deux sens : le mérite d'une part, et la politesse mondaine d'autre part; il tire de ce contraste des effets comiques, et il peut ainsi montrer que la politesse n'assure pas toujours la véritable honnêteté. 21

Certains passages du Spectateur font aussi usage du mot honnêteté au sens de politesse mondaine, d'un salut22 , d'un compl~ent ou ·d'une galanterie :

"C'est qu'elle tomba tout subitement amoureuse de moi, et cet amour lh, c 1 est un mauvais tour que m'a joué une honnêteté que je lui fis. Peste soit de la politesse!"23

Voilà un galant bien attrapé par 11exc~s même de sa politesse.

Marivaux apprécie la politesse, mais il signale ses inconvénients quand elle n'est pas accompagnée par la sincérité. Elle peut

(42)

même être immorale si elle n'est là que pour camoufler les mauvaises intentions : "Quand le vice parle, il est d'une grossiereté qui révolte, mais qu'il parott aimable, quand la galanterie traduit ce qu'il veut dire!n24 Marivaux ne veut pas de cette politesse trompeuse. Dans Le Spectateur, il fait dire à une dame, avec humour, qu'il est heureux que les jeunes gens n'aient pas la même politesse que les hommes plus âgés; la vertu des dames en serait tellement menacée :

"Q~e d~viendr~ons-nous si leurs manières étaient aussi char.mantes que leur jeunesse? En vérité, noua n'aurions pas assez de notre vertu contre eux, mais ils sont impertinents, cela nous dégoûte d1eux; et franchement nous

nous sauvons mieux avec ce dégoût là qu'avec de la vertu.n25

Dans les deux passages qui viennent d'être cités, Marivaux fait son devoir de moraliste; il signale le danger de la politesse, qui peut, dans certains cas, camoufler le vice en le rendant aimable, et menacer ainsi la vertu des femmes. Mais ces deux passages ne traduisent pas seulement des préoccupations de moraliste; ils expriment aussi, avec humour, la satisfaction personnelle de l'observateur qui a su bien voir. Marivaux est constamment au llspectaclen, et il est satisfait d'avoir découvert le petit jeu que la plupart des hommes cachent sous le couvert des conventions

sociales. Il relate même sa découverte avec quelque indulgence, un sourire amusé : c1est sur un ton léger et badin qu'il fait

(43)

faire

à

la dam~ de soixante-quatorze ana ses réflexions sur la vertu menacée par les belles maniàres. Ces réflexions traduisent une disposition à l'indulgence morale; un moraliste plus sévàre que le Spectateur les aurait fait suivre d'une mise en garde dogmatique; mais il n'y a rien de cela chez Marivaux; nous lui trouvons, au contraire, une certaine

complaisance pour cet humour qui met la vertu

à

la merci des belles manières.

Loin de rattacher l'honnêteté aux signes extérieurs de la richesse, Mari vaux s 1 attarde à montrer que les hommes

riches manquent parfois de la générosité de coeur la plus rudimentaire26; ils manquent d'égards pour les autres. 2

7

Marivaux associe souvent richesse et vice en les opposant à

honnêteté et pauvreté :

"C'est un mauvais quart d'heure à passer pour un homme riche et vicieux que d'essuyer en pareil cas le dédain d'honnêtes gens, pauvres comme nous l'étions; je crois qu'il se trouve bien petit devant eux, qu'il se sent bien lâche, et que leur indigence et leur vertu le rendent bien honteux de ses vices et de son opulence.n28 On notera 1' association ''riche" et "vicieux" d'une part; "honnêtes gens", "pauvres" et "vertu" d'autre part.

On retiendra que 1111honnête homme" de Marivaux

ne doit guàre cette qualité à ses équipages, sa richesse, ou sa politesse. Est vraiment honnête homme celui qui respecte les sentiments des autres, qui se montre bon et

(44)

.e

généreux avec son prochain. On n'oubliera pas, cependant, que Marivaux fréquente une société aristocratique o~ la naissance et les rlgles. du. aa1iltien CO:iltinuent de ·.jouer un grand rôlei Marivaux est bien de son temps; il ne méprise pas l'homme bien né et le galant homme. Mais comme on

commence, ~ l'époque, ~ secouer légèrement les vieux préjugés, Marivaux va se joindre au mouvement : d1o~ les associations

signalées plus haut sur la richesse, le vice, le manque

d'égards et de générosité. Associations banales aujourd'hui, aucun de nos grands auteurs contemporains ne songerait h les faire avec autant d'insistance.

C1est parce que richesse, naissance et belles

manières étaient encore des atouts de première importance dans la formation de l'honnête homme, que Marivaux moraliste s'attarde ~professer un autre idéal d'honnêteté, s'appuyant de plus en plus sur des données différentes : le mérite et la probité. Il s'agit très nettement d1une attitude de

(45)

MARIVAUX ET LA FEMME.

Fleury remarque que 11ce sont les femm.es qui occupent

la place prépondérante dans Le SEectateur.nl Cette remarque nous parait justifiée. S'il y a lA un point comm.un avec les feuilles du Spectator anglais2 , il semble cependant que la proportion des essais de Marivaux sur la femme soit beaucoup plus considérable.3

La coquetterie de la femme (avec toute la morale qui s'ensuit) est un trait que Marivaux peint avec attention; la dame âgée qui raconte ses mémoires dans Le Spectateur français excuse sa coquetterie ainsi : "J'étais femme et • • • on ne peut @tre femme sans @tre coquette.n 4 Dans les Caract~res de M..M*** on lira aussi ces lignes intéressantes sur la coquetterie féminine :

"Les Femmes ont un sentiment de coquetterie, qui ne désempare jamais leur âme • • • toujours présent, toujours sur le qui-vive : c'est en un mot le mouvement perpétuel de leur âme; c'est le feu sacré qui ne s'éteint jamais • • • Une ~emme qui n'est plus une coquette, c'est une Femme qui

a cessé d13tre.n5

La coquetterie n1est pas le seul trait de la femme

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