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La théâtralisation du réel Fictions et sujets, emprises et déprises

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Academic year: 2021

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La théâtralisation du réel Fictions et sujets, emprises et

déprises

Simon Lemoine

To cite this version:

Simon Lemoine. La théâtralisation du réel Fictions et sujets, emprises et déprises. La fiction éclaire-t-elle les savoirs, Nov 2016, Poitiers, France. �hal-03147543�

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La théâtralisation du réel

Fictions et sujets, emprises et déprises Simon Lemoine

Chercheur associé au laboratoire Métaphysique allemande et philosophie pratique, Université de Poitiers.

Texte tiré d’une intervention au colloque "La fiction éclaire-t-elle les savoirs" ayant eu lieu du 3 au 4 novembre 2016 à l’Université de Poitiers.

Merci à Christine Baron, Jérôme Diacre et Laurence Ellena,

Pour plus de clarté, résumons les thèses que nous allons rencontrer :

1/ Le monde est tel un théâtre, nous jouons quotidiennement, et nous nous prenons même au jeu ; il y a donc deux niveaux de fiction (la réalité dans laquelle nous pouvons jouer, par exemple faire semblant de nous intéresser à quelqu’un ; et la fiction à proprement parler).

2/ Il y a des interférences entre les deux niveaux. « Interférence » entendue au sens d’une interaction de longue date, d’une rencontre répétée qui modifie les parties en présence.

3/ Ainsi mes manières d’être, dont celle d’être sûr de moi-même, sont en bonne part empruntées aux fictions.

4/ La fiction propose en fait une réalité alternative, qui agit très profondément sur la réalité (nous enjoignant souvent paradoxalement à être aussi assuré et fixe qu’un personnage).

5/ La fiction serait même en mesure de « charpenter » nos êtres, en proposant une diversité de manières d’être, que nous reprenons à notre compte pour trouver à nous composer et à agir.

6/ La fiction, de par son influence sous-estimée, peut ainsi tout autant servir à la domination ou à l’émancipation. Dès lors elle fait plus qu’éclairer les savoirs, elle les détermine profondément (et le savant a ainsi la tâche de saisir l’ampleur de cette détermination, pour s’en dégager autant que cela sera utile et possible).

Ce travail est largement hypothétique, comme on s’en apercevra. Il doit aussi beaucoup à Foucault. Je voudrais partir aujourd’hui d’une hypothèse. Je suppose que dans les fictions, comme le cinéma, le roman, les séries télévisées, le jeu vidéo, notamment, on trouve des manières d’être, des façons d’agir, des attitudes, qui vont avoir une très large influence sur nos propres comportements dans la réalité. J’entends tout de suite deux réponses à cette hypothèse : la première, c’est qu’il n’y a rien de nouveau dans un tel propos, et la seconde, c’est qu’il s’agit même d’une évidence, que de dire que les modes de vie des personnages de fiction ont une influence certaine sur les nôtres.

Très bien, effectivement le constat que les façons d’être fictionnelles sont largement reprises par le public des fictions, est certainement très commun, mais je répondrais que pour autant, à ma connaissance, on s’arrête habituellement trop rapidement à ce constat, comme s’il suffisait à se prémunir de l’influence de la fiction, le plus souvent en estimant peut-être qu’une attitude critique du spectateur, ou du lecteur averti, suffit à s’en garantir. Selon nous, on ne prend pas assez la mesure de l’influence qu’ont les fictions sur le réel.

Voyons en quoi les manières d’être fictionnelles interfèrent plus profondément qu’on le croit, avec les manières d’être non-fictionnelles ; voyons si cette action est neutralisée par celui qui s’en est rendu compte ; voyons enfin si l’influence exercée par les manières d’être fictionnelles doit être combattue en tous points, ou si, au contraire, elles ne peuvent pas être, dans certains cas, vis-à-vis des identités, des outils précieux de soutien, de critique ou d’accompagnement.

Reformulons cette dernière idée : les façons d’agir présentes dans certaines fictions singulières ont-elle pour effet, non de renforcer des façons d’agir réont-elles normées et standardisées, mais au contraire de miner celles-ci, ou de défendre, voire d’initier des façons d’agir alternatives ? Faut-il regretter dans son ensemble l’influence des manières d’être fictionnelles, qui serait une emprise

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dont on pourrait, et devrait, se passer ; ou au contraire ne doit-on pas admettre que certaines fictions portent en elles des manières d’être profitables aux sujets, en ce qu’elles les aident à composer une identité qui les satisfasse ?

La manière d’être

Définissons ce que nous allons entendre par « manière d’être fictionnelle », mais avant cela posons quelques jalons. Une « manière d’être » est une façon qu’un sujet a trouvé d’agir dans une situation donnée. Il y a par exemple des manières de faire la cuisine (on peut chercher à en faire un art gustatif ; chercher à être le plus économe possible ; chercher à faire le moins d’efforts possible ; chercher à gagner du temps, etc.) ; il y a des manières d’être un bon mari ou une bonne épouse (on peut estimer qu’il faut se montrer attentionné(e), protecteur/protectrice, maternel(le)/paternel(le), etc.) ; des manières d’être une bonne fille ou un bon fils, un(e) employé(e) sérieux/sérieuse, un skieur/une skieuse qui a du style, etc. Ainsi nous pouvons avoir pour habitude d’offrir des fleurs, d’être à l’heure, d’être scrupuleux, d’être habillés selon un certain style, d’enterrer nos morts, de ne pas montrer que nous souffrons, etc.

Ces manières d’être semblent, aux yeux de tous ou presque, être personnelles. On se croit être quelqu’un qui aime faire une cuisine économique, être quelqu’un qui a librement choisi d’être attentionné(e) avec son conjoint, être quelqu’un qui veut profondément être parmi les plus productifs au travail, etc. Le verbe « être », ici, on le devine, est à entendre au sens où il y aurait quelque chose d’inné, d’essentiel, de propre à une personnalité substantielle. Or Bourdieu notamment a montré que l’habitus est socialement construit, que les manières d’être ne passent pour naturelles que parce qu’elles sont incorporées. Mais ce qui est intéressant n’est pas tant de monter ici à nouveau que les manières d’être sont socialement produites (en rappelant par exemple que celui qui fera de la cuisine économique fera de nécessité vertu, c’est-à-dire fera, comme le dit Bourdieu, « le choix du nécessaire »). Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est de nous demander pourquoi, alors qu’il est évident qu’un choix ne peut être tout à fait personnel (ne serait-ce que parce qu’il est pris dans un contexte social, genré, géographique et historique), on croit encore dans la vie courante mais aussi dans les gestes de la recherche savante, à une personnalité substantielle qui serait fondamentalement à l’origine d’un choix vestimentaire ou d’une nouvelle manière de faire de la science. Une manière d’être ne peut pas être substantiellement personnelle : voici une autre évidence que l’on accepte bien vite aujourd’hui dans certaines disciplines, estimant qu’elle a déjà changé notre regard, et qu’on ne nous y reprendra plus à dire qu’il y a un sujet souverain et substantiel ; en vérité nous continuons tous encore, insensiblement, dans nos pratiques communes, à vouloir être reconnu, soi, comme quelqu’un qui sait bien s’habiller ou qui est un penseur original. Une raison à cela : on ne se défait pas facilement de son habitus, car une contrainte naturelle et sociale puissante nous enjoint à le garder, même après une prise de conscience. Que peut bien changer, à son art de faire une cuisine économique, un individu pauvre et vivant dans une société ne partageant pas ses richesses ? Se rendrait-il compte qu’il a fait « le choix du nécessaire », quelle liberté lui serait alors ouverte (on pense à Marx et aux chaînes recouvertes des fleurs de la religion1) ? L’universitaire, même si ses marges de manœuvre sont bien plus importantes que celle de l’individu pauvre, est pris aussi dans des contraintes naturelles et sociales, qui l’enjoignent à s’occuper de tel domaine, selon telle école, avec telles spécificités disciplinaires, dans une certaine forme, avec certains concepts, etc. Résumons ce point : il ne suffit pas de savoir en théorie que la manière d’être est éminemment sociale pour se défaire en pratique de l’illusion – partout reconduite, et notamment, bien sûr, par les fictions – que la manière d’être appartient en propre à un sujet souverain.

Ajoutons un point, concernant la définition des manières d’être. Elles sont souvent une façon de se subjectiver sous l’assujettissement. L’assujettissement, terme que l’on reprend de Foucault, c’est l’emprise puissante subie par un individu, qui doit trouver à se faire sujet, à former une identité,

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dans cette emprise (naturelle et sociale). L’assujettissement est exercé aujourd’hui par différentes institutions2, et par certaines fictions3, et vise à produire un sujet selon des objectifs qui communément ne sont pas ceux de ce sujet (un sujet productif, bien souvent, mais aussi un sujet discipliné, moral, résigné parfois, ou même qui se sent profondément insuffisant ou coupable). L’assujettissement peut être tout à fait profitable pour le sujet, notamment si celui-ci est pris pour fin du processus d’assujettissement, et y est impliqué en conscience. La subjectivation, terme que nous reprenons également de Foucault, est la manière que l’individu trouve à se subjectiver précisément sous l’assujettissement que nous venons d’évoquer. Je suis pauvre et je dois faire manger ma famille tous les jours : j’invente une cuisine à la fois équilibrée et peu coûteuse ; je dois trouver un travail, certains secteurs d’emplois recrutent, je cherche un type d’emploi, non pas « qui

me corresponde » comme par magie, mais dans lequel j’espère trouver une vie la plus heureuse

possible. Les possibilités et les chances de trouver une subjectivation heureuse sont relatives à la position socio-économique de l’individu. En temps de crise, les assujettissements se durcissent et les subjectivations heureuses se raréfient.

Venons-en enfin aux manières d’être fictionnelles. Elles sont jouées par des personnages, éventuellement par des acteurs. Elles peuvent être des copies de manières d’être réelles ou des copies de manières d’être déjà fictionnelles. Un acteur peut avoir une manière de parler, par exemple, qui soit sera prise momentanément à un autre individu, individu imité (qu’il soit acteur ou non), soit sera sa manière habituelle de parler, manière qu’il pourra avoir lui-même empruntée à quelqu’un dans son passé, puis incorporée. Il y a peut-être, ainsi, une très ancienne interférence4, entre les manières d’être fictionnelles et les manières d’être réelles, puisque lorsqu’un acteur imite une manière d’être réelle, il est possible que celle-ci provienne elle-même d’une plus ou moins lointaine imitation d’une manière d’être fictionnelle. Pour le cinéma ou la télévision, l’interférence serait récente, mais pour des manières d’être relevant du roman ou du théâtre, voire des récits religieux, elle serait ancienne et serait alors une composante, peut-être essentielle, du tissu de notre culture. À ce stade, se pose la question suivante : un acteur peut-il créer une manière d’être de toutes pièces ? Nous en doutons beaucoup, tout au plus, peut-on penser, il aura la capacité de

composer, plus ou moins ingénieusement, des manières d’être élémentaires collectées par ses soins

ou données par un metteur en scène.

Intéressons-nous aux effets des manières d’être fictionnelles sur les manières d’être réelles. À quelle interférence avons-nous affaire ? Est-elle source de confusion et d’aliénation, ou peut-elle au contraire participer à la construction d’identités lucides et heureuses ?

Le monde est tel un théâtre

À ce stade de notre exposé il nous faut poser une seconde hypothèse, que nous n’avons pas la place ici d’étayer solidement. Mettons-nous sous le patronage de Goffman pour donner du crédit à cette hypothèse. Je le cite : « le monde entier, cela va de soi, n'est pas un théâtre, mais il n'est pas facile de définir ce par quoi il s'en distingue5 ». Autre citation : « il n’existe pas, dans la réalité concrète [/] des conduites qui seraient toutes de spontanéité ou au contraire d’autres qui seraient tout entière de cérémonie, bien qu’on ait habituellement tendance à orienter la définition de la situation dans l’une ou l’autre de ces deux directions » (p. 125). On le voit, il n’est pas facile, à y regarder de près, de

2 Donnons une illustration. Foucault montre, dans Surveiller et punir, à quel point le prisonnier est assujetti par le dispositif de pouvoir qu’est la prison (et notamment le panoptique). Il n’est pas seulement contraint, il est profondément discipliné (une « âme » est produite).

3 L’assujettissement fictionnel est combiné à l’assujettissement institutionnel. Il vise à faire croire à une histoire (fausse ou exagérée) pour obtenir une attitude attendue (par exemple faire croire que l’entreprise dans laquelle nous travaillons est en danger ; ou faire croire à un individu qu’il n’aura jamais les capacités nécessaires pour prétendre à ne plus être subalterne).

4 Nous renvoyons à la définition donnée en introduction.

5 Erwing Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 1 : La présentation de soi, Les Editions de Minuit, 1973, p. 73.

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distinguer les manières d’être réelles des manières d’être fictionnelles. En fait, c’est que nous sommes tous, nous aussi, au quotidien, des acteurs. Il nous faut souvent faire semblant, d’autant plus lorsqu’une relation asymétrique de pouvoir est exercée. Au travail, à l’école, dans un magasin, chez le médecin, à l’église, dans la famille, etc., il faut très souvent faire semblant pour qu’une action attendue ait lieu. La franchise est rare et cela pour des raisons parfois tout à fait louables. Pour des raisons diverses il nous est impossible de dire la vérité tout au long d’une journée, lorsque nous sommes en interaction avec autrui. Pour s’en convaincre, si cela est nécessaire, imaginons ce qu’il se passerait si nous étions tout à fait honnêtes dans nos discours pendant toute une journée passée au travail. Et il ne s’agit pas que de discours, il s’agit aussi de postures corporelles et d’axes du regard que nous réprimons ou que nous mettons en œuvre par feinte. Le monde réel est tel un théâtre, et nous finissons par l’oublier. On se prend au jeu, on « prend son parti de la situation », comme dit l’expression, on s’accommode. On finit même bien souvent par oublier que l’on joue, tel le garçon de café sartrien6, devenu virtuose dans son activité, qui semble être sienne, qui nous semble lui être essentielle, bien qu’elle soit de toute évidence acquise. C’est sans doute que pour être virtuose, nous devons être entièrement dans le rôle. Pour Goffman, qui décrit les acteurs dans des « équipes » (par exemple un couple qui invite un autre couple à dîner pourra faire équipe pour paraître à son avantage), les membres de l’équipe « doivent se laisser suffisamment prendre à leur propre représentation pour éviter que leur jeu ne sonne creux et faux pour le public » (p. 202). Pour être crédible, il faut avoir l’air sincère, mais le mieux est d’être sincère, c’est-à-dire d’épouser son rôle. Qu’il nous soit accordée l’hypothèse suivante : nous jouons tous, nous nous prenons au jeu à force de jouer, et nous oublions, quand bien même nous aurions lu Sartre ou Goffman, que nous avons endossé un personnage, personnage qui ne nous est pas substantiel.

Relevons que l’on affaire ici à une troisième évidence que l’on ne parvient pas à faire passer de la théorie à la pratique. On sait que les fictions nous influencent, et ce savoir ne suffit pourtant pas à tenir à distance cette influence. On sait qu’une manière d’être ne peut pas être substantiellement

personnelle, et pourtant au quotidien on agit encore très souvent comme si c’était le cas. On sait,

enfin, nous venons de l’esquisser, que nos manières d’être réelles nous apparaissent bien souvent comme spontanées et intimement voulues, alors qu’elles ont été acquises et pourtant ce savoir théorique est comme engourdi, et son exploitation toujours remise à plus tard. Ces trois évidences sont très proches, et à chaque fois ce qui résiste au savoir c’est l’illusion d’un sujet souverain, dont nous ne nous déprenons pas en pratique. À quoi le savoir théorique se heurte-t-il ? Qu’est-ce qui nous empêche de donner véritablement suite à la prise de conscience de l’influence des fictions et de la fiction même de nos identités ? L’habitude, les mœurs, l’engrenage du quotidien, une « lancée » sur laquelle il est difficile de ne pas rester, voire un emballement ou une chute continuelle que l’on ne maîtrise qu’avec peine ? Tenons-nous en au rôle des fictions, et faisons se rencontrer à présent nos deux premières hypothèses (les manières d’être fictionnelles interfèrent sur les manières d’être réelles, et réciproquement ; les manières d’être réelles sont toujours déjà largement des rôles, passant souvent pour naturels car leur incorporation a été oubliée7).

Le sujet des fictions

Nous avons donc affaire à deux niveaux de fiction. Le niveau reconnu comme réel, niveau de la vie quotidienne, dans lequel nous avons à jouer la comédie dans de nombreuses interactions sociales, et le niveau reconnu comme fictionnel8. Dans le premier niveau (la réalité) on se prend au jeu jusqu’à oublier qu’on a d’abord joué un rôle ; dans le second (la fiction) on se prend également au jeu, mais cette fois on n’est pas dupe, on peut toujours revenir à la réalité.

6 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Gallimard, 1993, p. 95-96. 7 On pourrait parler d’un fétichisme de l’identité.

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On peut voir la fiction comme opium du peuple9. On sait que chez Marx la religion (largement fictionnelle) joue ce rôle ; la fiction serait un auxiliaire de la domination d’une classe sur une autre ; elle proposerait d’innombrables manières d’être de soumission, d’acceptation, de résignation ; elle décrirait des subjectivations possibles dans des modalités limitées, sans questionner le cadre assujettissant lui-même, lui apportant dès lors une sorte de caution, ou du moins la reconnaissance qu’il serait indépassable (ce cadre peut être par exemple la domination de genre, la domination de propriété, la domination de l’homme « blanc », etc.). Et pour Marx il ne sert à rien de détruire la fiction qui nous console de notre condition, si l’on ne change pas ce qui fait que nous avons dû créer une illusion pour supporter nos existences : les rapports de production.

On peut également proposer une autre perspective. Les fictions, qu’elles soient déployées dans le monde réel (par exemple la fiction de la supériorité naturelle de l’homme sur la femme, ou du riche sur le pauvre, qui sert à justifier la domination) ou dans le monde proprement fictionnel (par exemple une série télévisée dans laquelle des femmes trouvent à agir très souvent sous une domination masculine qui ne sera jamais vraiment interrogée), ne serviraient pas uniquement à supporter une organisation sociale contingente et fortement inégalitaire, elles seraient, encore plus profondément, au cœur même de ce que nous sommes comme individu. Elles soutiendraient, d’une façon dont nous allons esquisser la description, des identités, et des subjectivations, c’est-à-dire, rappelons-le, des manières de trouver à être sujet, sous un assujettissement. La fiction ne serait pas seulement ce sur quoi un rapport de domination peut s’appuyer pour perdurer, elle serait aussi plus profondément encore, une composante de tout rapport humain. Cette perspective doit être étayée, remarquons avant cela qu’elle permettrait de comprendre pourquoi la prise de conscience de l’influence de la fiction et de sa présence dans nos vies mêmes, ne suffit pas à s’en déprendre ; la fiction ne serait pas une simple illusion dont on pourrait se passer avec un peu de volonté, elle serait le matériau nécessaire d’une des dimensions des rapports humains. Ne doit-on pas parfois recourir à la fiction lorsque nous agissions avec tact, avec politesse, et même avec prudence ? Dès que l’on est sous le regard d’autrui il faut faire attention à la présentation de soi et à la présentation de l’autre (pour ne pas le mettre dans l’embarras par exemple). Dès que l’on est dans un groupe, qui a ses propres mœurs, il faut « se tenir », veiller à ne pas faire de faux pas, si l’enjeu ne le justifie pas. L’enfant lui-même, pourrait-il être éduqué sans qu’on joue parfois la comédie devant lui et sans qu’il joue lui-même longuement avec des jouets, des fictions innombrables ? On peut imaginer que face aux situations que nous vivons, et qui sont aujourd’hui très largement répétitives, puisque nous sommes sédentaires et que nous avons des emplois du temps réguliers, nous disposons d’une panoplie de manières d’être, d’un équipement, d’un assortiment de façons d’agir, que l’on utilise pour se tirer d’affaire ou pour maintenir un équilibre. Dans cette perspective, la fiction propose d’innombrables modèles de conduite, que nous pouvons ou non reprendre (comment agit une bonne mère, une famille unie et heureuse, un employé qui dit ce qu’il pense ?, etc.). Bien sûr elle prescrit, de façon explicite ou non, des conduites dont les normes sont à discuter, lorsqu’elle en répète certaines sans arrêt ou les décline sous de nombreuses formes (on peut penser à sa contribution massive à la domination masculine par exemple). Mais elle met aussi à disposition des individus, des manières d’être permettant d’échapper, de déjouer ou déjà simplement de résister à des identités d’aliénation.

Si, donc, les manières d’être ne sont pas propres aux sujets, mais qu’elles sont très largement empruntées, à des individus réels ou fictionnels, et qu’elles sont comme des outils qui permettent aux individus de tenir ou de gagner des positions, de faire face à des situations, de trouver à être un sujet qui soit viable, qui se maintienne, alors on conçoit qu’elles deviennent des enjeux de pouvoir. Nous reprenons cette idée de Foucault, qu’il utilise notamment pour qualifier les discours. Les manières d’être pourraient être un enjeu de pouvoir dans la mesure ou comme un outil, ou comme une technique, elles permettent d’affronter la vie quotidienne, de faire front, de résister à mille et une contraintes et obligations qui se présentent sans cesse. Il y aura au moins deux moyens de

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neutraliser des manières d’être jugées inacceptables : on peut les supprimer à la source, en interdisant, par exemple, un film, ou en le noyant dans d’innombrables productions clinquantes ; on peut aussi refuser qu’une manière d’être soit mise en œuvre, dans un groupe d’individu particulièrement, on peut interdire, implicitement ou non, qu’une attitude soit prise. Tout comme il y a pour Foucault, un ordre du discours, une économie des discours, nous supposons ici qu’il y a un ordre, une économie des manières d’être. Une manière d’être n’a pas sa place n’importe où, n’importe quand, effectuée par n’importe qui, dans n’importe quelles conditions.

Déplaçons un peu la réflexion. Alors que dans la fiction, l'acteur fait tout pour que son jeu ait l'air crédible, dans la réalité un individu peut faire aussi peu d'efforts qu'il est possible pour tenir son rôle (exemple parfois dans certains magasins, dans un centre d'appel, derrière un guichet, etc.). Allons un plus loin : la fiction donne à voir une représentation du monde réel dans laquelle est gommée

une part de la fiction de la réalité. Reformulons et expliquons ce paradoxe. Nous avons posé que

beaucoup de manières d’être réelles étaient en fait fictionnelles, c’est-à-dire que beaucoup de nos interactions quotidienne étaient feintes. Ainsi on peut dire que le monde réel est tel un théâtre. Mais que se passe-t-il cette fois dans un vrai théâtre ? Les acteurs donnent une prestation dans laquelle ils doivent avoir l’air crédibles, dès lors ils feront disparaître, ils seront contraints de faire disparaître, ce qui pourtant est une composante de la réalité qu’ils imitent : une part de la fiction qui est présente dans les activités réelles (ils devront faire preuve d’un engagement et d’une assurance dans le rôle qu’ils tiennent, qui ne sont pas toujours mis en œuvre dans le monde réel). Bien sûr parfois un acteur particulièrement habile, ou particulièrement bien dirigé, pourra réussir à montrer, tout en jouant son rôle, que le personnage qu’il incarne fait semblant (qu’il « ne joue pas le rôle » socialement attendu). Mais cela reste exceptionnel10, ou propre à un genre spécifique11. Nous constatons que la fiction a l’air, sous certains aspects, plus sérieuse, plus sincère, plus honnête, plus convaincante que le réel. Car dans le réel on peut souvent remarquer qu’un individu avec qui on est en interaction n’est pas sincère, alors que dans la fiction, si l’on a affaire à des acteurs dignes de ce nom, les individus en situation paraissent usuellement toujours tout à fait sincères12, puisque précisément tout concourt à ce que ce soit le cas (le casting, les costumes, la mise en scène, le cadrage, le scénario, l’acteur lui-même, etc.). Le réel a du mal à masquer ses fictions, les fictions sont expertes à se faire passer pour réelles.

Cette situation apparaîtrait comme tout à fait problématique, si l’on pouvait montrer que les individus réels aspirent au degré de sincérité et d’assurance qu’ils observent communément dans les fictions. L’acteur apparaît forcément comme engagé de tout son être dans son activité, de père de

famille, de mari attentionné, de citoyen qui fait son devoir, etc. Ainsi, si cette idée est juste, la fiction ne diffuse pas que des manières d’être, elle enjoint également à longueur de journée le spectateur à être pleinement dans son rôle, à se rendre coûte que coûte sincère et sûr de lui dans ce qu’il fait. Mais ne peut-on faire encore un pas de plus ? La fiction, ainsi décrite, en poussant à vivre authentiquement, à épouser de tout son être son rôle social, à s’arranger pour perdre, pour cacher, ou pour refouler de toutes les manières possibles une part du caractère fictif de nos vies, n’est-elle pas une des raisons possibles de la solidité, évoquée tout à l’heure, de notre croyance en un sujet substantiel et souverain ? Et si la fiction, par effet de miroir, génère des sujets, faut-il le regretter ?

10 Nous pensons ici à un film de Noah Baumbach, intitulé Frances Ha, sorti en 2012. L’actrice principale, Greta Gerwig, parvient à jouer avec une grande vérité un personnage en décalage avec la réalité, gauche, accumulant les « fausses notes » (c’est-à-dire finalement profondément juste, si nous avons raison lorsque nous avançons

qu’aujourd’hui nous jouons l’assurance outre mesure, influencés par les fictions et conduits à le faire pour trouver à nous composer et à vivre pratiquement).

11 Lorsque, dans certaines formes de théâtre, il est manifeste qu’un acteur fait semblant (par exemple un personnage de noble qui joue un personnage de valet), on notera que lorsqu’il aura à jouer le personnage qu’il est censé être effectivement, il devra alors être tout à fait crédible.

12 Jusque dans l’insincérité (l’acteur qui joue le menteur, dans une scène où il est accepté ou même attendu que le spectateur le reconnaisse mentir, non seulement paraît usuellement crédible dans son mensonge même, mais nous semble crédible aussi en tant qu’individu se sachant, et voulant, mentir : le mensonge semble pleinement assumé).

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En imitant des manières d’être, les acteurs de fiction ajouteraient un supplément communément invisible : l’assurance, la sincérité, l’engagement dans le personnage. Le spectateur serait influencé à la fois par les manières d’être fictionnelles, mais aussi par la manière dont ces manières d’être sont jouées. La fiction serait assujettissante non seulement en prescrivant inlassablement des façons d’agir, mais aussi en incitant à vivre authentiquement et avec certitude ces façons d’agir. L’aliénation serait ici particulièrement puissante, puisqu’elle imposerait des conduites et même des manières de déployer ces conduites. On pourrait parler, ici, de théâtralisation du monde réel. Tout ou presque pourrait concourir à ce que l’on joue, et la pression pourrait être telle que l’on soit conduit à se prendre au jeu, non pas par abandon, incorporation, ou lâcheté, mais bien plutôt par une injonction diffuse et continue, portée certes par le monde réel, mais portée aussi très largement par le monde fictionnel.

Fictions et déterminations

Il faudra poursuivre ailleurs cette critique du rôle doublement assujettissant des fictions (influence par les manières d’être, et par la manière assurée dont elles sont mises en œuvre) ; pour le moment demandons-nous si cet assujettissement est purement aliénant, ou s’il ne serait pas aussi une condition de possibilité pour une vie de sujet à laquelle nous n’avons pas envie de renoncer. Nous avons avancé que la fiction avait cet avantage de proposer des manières d’être, des subjectivations, permettant de faire face à des situations contraignantes. Distinguons deux types de contraintes : les contraintes naturelles et les contraintes sociales. Dans les premières on trouve notamment le corps à nourrir, la maladie, la mort bien sûr, mais aussi le rapport à la nature lorsque l’on souhaite la transformer. La subjectivation consistera à trouver à vivre ces contraintes du mieux possibles ; par exemple, en optant pour certains régimes alimentaires devant la nécessité de se nourrir (on peut chercher l’économie, le plaisir, la perfection, etc.) ; en méditant sur la mort (en s’y préparant, en cherchant à « laisser quelque chose », etc.) ; en développant des techniques pour tirer profit de la nature, etc. Dans les secondes, les contraintes sociales, on trouve notamment, bien sûr, le type d’organisation de la société dans laquelle on a une place assignée, place que l’on ne quitte pas sans efforts ; on trouve également la propriété privée, qui là aussi assigne à des activités : si je ne possède pas une terre qui me permette de me loger et de produire de la nourriture, il me faudra louer un logement, acheter des vivres et donc, pour cela, entrer dans le marché du travail (marché sur lequel je n’ai pas prise) ; on trouve encore, dans les contraintes sociales, les mœurs, qui sont à la fois les garantes d’un certain équilibre, mais aussi, on le sait, de certaines inégalités. L’homme est contraint, l’homme est assujetti (il doit trouver à se faire sujet) par des pressions naturelles et sociales (contraintes qui, bien sûr, se croisent et se renforcent toutes deux). Nous avons établi cette distinction pour la raison suivante : si les contraintes naturelles peuvent être reconnues comme nécessaires, et acceptées comme indépassables, les contraintes sociales, elles, se présentent comme nécessaires, alors qu’elles sont contingentes, alors qu’elles pourraient être autres. La fiction a, aujourd’hui, schématiquement, trois rôles possibles relativement à cette situation.

- soit elle sert de justification à l’assujettissement social (l’assujettissement naturel n’en a pas besoin), par exemple lorsqu’elle fait l’apologie du self-made-man, de l’homme qui, parti de rien, grimpe l’échelle sociale seul, grâce à ses qualités (qu’il a su découvrir et exploiter) et grâce à sa volonté.

- soit la fiction sert d’aide à la subjectivation, et cela sans interroger la légitimité de l’assujettissement. Cette aide est souvent bienvenue. On peut penser ici particulièrement à la série télévisée Shameless (au moins la saison 1 de la version reprise aux États-Unis), qui décrit la vie débrouillarde (on se fait sujet roublard, dégourdi, fraudeur, etc.) d’une famille très pauvre, sans que les causes sociales de cette pauvreté soient montrées. Ces causes sont comme hors d’atteinte (et sans doute le sont-elles presque à coup sûr, malheureusement, dans une situation réelle de pauvreté). - soit la fiction sert, enfin, à la fois d’aide à la subjectivation, mais en dévoilant aussi la contingence des contraintes sociales. On peut citer ici les séries télévisées The Wire (Sur écoute), ou Treme,

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créées notamment par David Simon. Dans ces séries, on voit à la fois des manières de faire face aux assujettissements, des manières de se subjectiver au mieux dans des situations difficiles ; et on voit aussi que ces situations ne sont pas indépassables, qu’elles pourraient être tout autres sans les inégalités sociales, la corruption, l’ambition démesurée, etc. Certains personnages luttent contre les causes sociales des assujettissements (policiers, journalistes, avocats, artiste13, etc.).

Le troisième type de fiction a un rôle critique de premier plan. Remarquons un point intéressant : les personnages qui résistent, qui ne font pas que trouver des formes viables de subjectivation, mais qui tentent de mettre en cause l’assujettissement, élaborent des formes de subjectivation qui précisément sont à la fois des manières de vivre, mais aussi, en même temps, des manières de lutter. Le plus souvent c’est depuis un métier qui permet de gagner sa vie, que l’individu agit pour que les conditions de vie changent. Les modes de subjectivation permettent des résistances plus ou moins efficaces14.

Si nos précédentes hypothèses sont justes, il faut prendre la mesure de l’importance de l’effet des fictions sur nos vies. Nous ne pouvons pas nous en passer pour le moment parce qu’elles nourrissent nos subjectivités, en proposant une gamme très riche de subjectivations possibles. Peut-être même sont-elles si profondément liées au sujet, qu’elles seraient, avec d’autres instances, au fondement de celui-ci, notamment lorsqu’elles nous pressent à être pleinement des sujets, lorsqu’elles nous poussent à être des personnages, c’est-à-dire tout comme les personnages de fictions, des individus assurés, résolus à être d’une façon bien définie, ayant un caractère propre qui les rend uniques. Il n’y aurait donc pas à rejeter toute fiction, si elles sont effectivement un support à nos vies de sujets. Mais pour autant il n’y aurait pas à fréquenter régulièrement n’importe quelle fiction, puisque nous avons avancé que certaines d’entre-elles favorisaient la résignation devant les conditions de vie possibles des sujets15, alors que d’autres proposaient des subjectivations alternatives, voire même questionnaient la nécessité des conditions sociales de nos vies possibles. Ainsi il y a sans doute, et ce propos n’a rien de nouveau, à bien choisir à quelles fictions on se confronte.

Revenons sur la question du personnage. J’utilise ce mot à dessein, car il porte au moins deux sens qui se rencontrent ici heureusement. Le personnage, dans un premier sens, est le personnage de fiction, la sorcière, le pirate, l’inspecteur las, l’homme sans morale, etc. Mais le personnage c’est aussi, dans le monde réel, celui qui se distingue, qui attire l’attention et éventuellement suscite l’admiration. Nous avons demandé si l’assurance des « personnages » de fiction (mot entendu au premier sens), ne nous poussait pas fortement, en tant que spectateurs, précisément à devenir, à nous faire, « personnages », mot entendu au second sens. On peut, comme on l’a fait plus haut, supposer que les personnages réels (second sens) inspirent aussi les personnages de fiction. L’hypothèse d’une corrélation forte entre manières d’être fictionnelles et manières d’être réelles est renforcée. Ajoutons que les personnages de fiction vont d’autant plus nous inciter à devenir des personnages réels, que pour les premiers, et pour reprendre, en l’inversant, la formule de Sartre, « l’essence

13 Davis McAlary dénonce notamment la réponse du gouvernement fédéral suite à l’ouragan Katrina (dans le titre

Shame, Shame, Shame).

14 Le sujet survit, ou maintient une existence plus ou moins confortable, ce qui demande déjà, souvent, beaucoup d’efforts. Et dans certains cas il parvient en même temps à agir, de surcroît, sur ses conditions d’existence. Lorsque la position est favorable à une forte résistance à l’assujettissement, elle pourra être, en retour, minée, de façon plus ou moins intentionnelle : on la rend plus précaire, moins avantageuse, plus coûteuse à conserver, etc. Ainsi la perte progressive des acquis sociaux en France a cela de terrible qu’elle supprime corrélativement d’autant la capacité des personnes touchées, à lutter contre des contraintes à venir.

15 Donnons un exemple : dans la série de films Iron Man, Tony Stark, le personnage principal, ne profite pas de sa force matérielle, économique et symbolique pour réduire sensiblement les inégalités. Il mène au contraire une vie de milliardaire et de patron de multinationale (d’innombrables employés travaillent pour lui). Sa position

privilégiée n’est fondamentalement pas remise en cause, ce qui laisse supposer que cette situation peut être méritée, légitime (en tant qu’héritier, génie, homme d’affaire avisé, héros). Ainsi, ces films invitent-ils à respecter sa parole, ou à prendre soin de sa famille, par exemple ; mais également à estimer que l’on ne saurait questionner

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précède l’existence ». En effet, si dans le monde réel, dans une perspective sartrienne, l’homme est ce qu’il se fait, dans la fiction le personnage est presque à coup sûr, et d’autant plus dans les séries télévisées, un être dont les caractères sont fixes. Et si un changement doit advenir, il est, bien entendu, déjà fixé lui-même à l’avance dans le scénario. Ainsi, notamment pour des raisons de cohérence de l’histoire, les personnages de fiction (premier sens) sont nécessairement des personnages (second sens). Ils ont des caractères bien délimités, des ressorts assez grossiers, des manières d’être dessinées à gros traits. La pression que nous ressentons à être un personnage assuré et bien défini, est-elle ou non problématique ? Sans doute l’est-elle, lorsqu’elle est vécue, comme c’est le cas très souvent aujourd’hui, dans la souffrance. Nous avons évoqué l’idée qu’il puisse exister une théâtralisation du réel, c’est-à-dire que nous nous comportons largement dans le monde réel comme des personnages de fiction. Nous reprenons des manières d’être, des façons de nous subjectiver sous l’assujettissement, et nous reprenons aussi une manière de se prendre au sérieux, de s’affirmer comme unique et caractérisé, sujet autonome, bien décidé, spécifié vis-à-vis des autres, ayant une identité propre.

Ainsi la fiction participe-t-elle de la détermination des sujets. Ici encore on peut faire jouer la polysémie du mot que nous utilisons. Le mot « détermination », dans l’expression « détermination des sujets » peut s’entendre notamment en trois sens qui se croisent d’une manière opportune pour notre propos. La détermination c’est à la fois un rapport de cause à effet (1) ; la manifestation de la volonté (2) ; et le fait de définir, de caractériser, de délimiter (3). Ainsi, si lorsque nous disons que la fiction participe de la détermination des sujets, nous disons à la fois qu’elle participe à la production des sujets, qu’elle les conduit à se faire souverains dans leurs choix et volontaires, et, enfin, qu’elle les conduits à se rendre et à se reconnaître bien définis, bien délimités, caractérisés. La fiction participe à une injonction à être sujet, à laquelle les individus essayent d’obéir tant bien que mal. Le savant peut bien s’en rendre compte, nous avons remarqué que la prise de conscience ne suffisait pas toujours à se défaire d’une emprise profonde. En fait, le problème, avons-nous avancé, n’est peut-être pas tant d’être sous emprise, car être un sujet n’est pas forcément une situation douloureuse, le problème est d’être sous une emprise qui assigne à une vie pauvre, malheureuse et/ou instrumentalisée. Ainsi la science a-t-elle, selon nous, tout intérêt à étudier la manière dont les fictions « charpentent16 » nos vies, pour le pire comme pour le meilleur.

Le sujet savant

Toutes les fictions ne participent pas à déterminer des sujets malheureux. Certaines, nous l’avons dit, proposent des manières salutaires de se subjectiver, d’autres révèlent la contingence de l’agencement des conditions de vie dans lesquelles nous avons à nous subjectiver aujourd’hui. Et même, avons-nous avancé, les fictions contribuent de façon décisive à ce que nous nous déterminions comme sujets, ce qui ne présente pas que des désavantages. Un individu n’a-t-il pas en effet tout intérêt à devenir autonome, responsable et libre de ses choix, autant que faire se peut ? Le savant lui-même, en tant que sujet, subit aussi l’emprise des fictions. Ainsi selon le schéma que nous avons esquissé, il y aurait trois influences desquelles il faudrait théoriquement se soustraire. Premièrement il faudrait qu’il s’assure que ses manières d’être un savant, ses manières de faire de la science, sont bien plus que de simple mœurs momentanément en vigueur et reprises par lui sans vraiment y penser. Deuxièmement il faudrait qu’il s’assure que l’assujettissement existant, dans lequel il déploie des subjectivations, est bien indépassable et qu’il ne mérite pas d’être interrogé. Troisièmement, enfin, il faudrait qu’il s’assure que le personnage qu’il est, personnage déterminé, bien défini, assuré, identifié par ses pairs et par l’institution comme ayant tel statut précis, occupe bien une position propice à l’objectivité. Qu’est-ce qui assure, en effet, au savant, que son désir de vérité est désintéressé ? Peut-être a-t-il développé plutôt un désir d’être le meilleur, encouragé imperceptiblement, notamment, par d’innombrables fictions dont il a été spectateur ? Le savant travaille dans un cadre : un champ disciplinaire délimité, des devoirs et limites morales, des

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concepts qu’il peut ou non utiliser, une forme de langage dans laquelle il doit se glisser, des objets qu’il peut étudier, etc. Les fictions, aux côtés d’autres discours, participent plus ou moins silencieusement à l’élaboration de ce cadre, communément peu interrogé. Enfin, le savant, en tant que sujet déterminé, selon les sens que nous avons donnés, est à la fois sans s’en rendre compte, sujet qui se rend sûr de lui et qui se veut parfaitement défini, alors qu’il est en fait largement sous influence de fictions, qui depuis l’enfance le conduisent à se dire souverain et capable d’autonomie, c’est-à-dire de se donner à soi-même ses propres lois, sous la lumière de sa propre raison. On voit que le « sol17 » (nous reprenons ce mot de Foucault) sur lequel le sujet savant s’appuie pour faire de la science, n’a rien de neutre, et qu’il est déjà lui-même à interroger, ou du moins à mettre en perspective. Bien sûr la fiction est un moyen privilégié pour provoquer cette mise en perspective, pour créer du trouble, pour révéler de la contingence ; elle l’est d’autant plus lorsqu’elle est, en même temps que fiction, document historique : théâtre de l’antiquité, romans du siècle des Lumières, ou même fiction contemporaine historique (je pense à la série télévisée réaliste The

Knick, réalisée par Steven Soderbergh, dont l’objet est un hôpital de New York au début du XXe

siècle18).

La bataille des identités

On peut d’ailleurs se demander en quoi le réalisme de fictions comme celles de Zola19, de David Simon ou de Steven Soderbergh20 notamment, permet précisément de questionner le sol depuis lequel nos vies se déploient, sol qui justement est largement produit par des fictions, comme nous l’avons avancé. Cette question est d’autant plus intéressante que nous avons souligné ici l’étonnante porosité qui existe entre réalité et fiction. Nous avons avancé que le monde est tel un théâtre ; n’est-il pas étonnant que dans le théâtre de notre réalité on trouve un théâtre fictionnel réaliste ? Qu’est-ce que le réalisme nous renvoie ? Il semble nous faire voir Qu’est-ce que nous ne sommes plus capables de voir dans le monde réel quotidien. Tout porte à croire que nous ne puissions plus nous passer de la fiction pour vivre dans la réalité. Là où une fiction non réaliste peut troubler le sol depuis lequel on vit, en représentant un autre sol, qui par la comparaison met en question le nôtre (on peut penser ici à L’Ingénu de Voltaire, ou peut-être à Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch), la fiction réaliste trouble notre sol d’une autre façon, en représentant un sol depuis lequel on perçoit la réalité nue, révélant du même coup que le sol que nous occupons nous coupe de la vérité du monde.

Pour finir j’aimerais évoquer le dernier épisode de la série Treme, sans en dévoiler la fin pour autant. On voit bien que l’épisode, tout comme l’ensemble de la série, propose effectivement de nombreuses voies de subjectivation pour certains habitants de La Nouvelle-Orléans, particulièrement salutaires parce qu’elles se déploient dans un assujettissement puissant, occasionné par la vie aux États-Unis, difficile pour la population précaire, par les conséquences dévastatrices de l’ouragan Katrina (2005), et par de nombreuses défaillances de l’administration, concernant notamment la gestion des budgets de reconstruction, et la police. Chacun des personnages parvient plus ou moins difficilement à s’organiser une vie supportable, en faisant des compromis, en prenant des risques, en jouant et/ou en écoutant de la musique, en luttant de toutes ses forces contre l’assujettissement, etc. Ces subjectivations ont ceci de particulier dans cette série qu’elle sont souvent, artistiques. L’art de cuisiner, l’art du costume, l’art traditionnel, etc., sont souvent des activités que l’on essaye de préserver pour que la vie reste quelque peu heureuse. Ici la fiction est critique et salvatrice en ce qu’elle permet de diffuser des modèles de subjectivations heureuses. Et cette série, nous l’avons dit, ne se contente pas de cela, elle propose aussi une mise en cause de ce

17 On trouve le mot « sol » notamment dans l’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 26 et 267.

18 La série montre bien que la pratique de la recherche scientifique est largement conditionnée par d’autres pratiques qui lui sont hétérogènes (intérêts économiques, racisme, sexisme, rivalité, etc.).

19 Je pense notamment à Au Bonheur des Dames, dans lequel on découvre par exemple que les préoccupations d’une rentabilisation maximale du capital étaient déjà en œuvre à la fin du XIXe siècle (par exemple concernant la vitesse de rotation du capital).

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qui rend les subjectivations si difficiles à élaborer. L’assujettissement puissant subi par les personnages de Treme, est dû aux inégalités sociales profondes, à la corruption, à l’égoïsme, etc. La fiction ici a un rôle paradoxal de rappel à la réalité. Nous reprenons un instant conscience que certaines contraintes ne sont pas une nécessité indépassable. Dans le dernier épisode, on trouve aussi de quoi réfléchir à ce que nous avons nommé l’injonction à être un sujet déterminé. On a en effet à la fois le personnage d’Annie, qui insiste sur le fait qu’elle veut faire sa musique, par opposition à une musique commerciale attendue, laissant supposer que cette musique puisse être

sienne, puisse en bonne part émaner d’elle et de ce qui serait sa personnalité profonde, sa propre

sensibilité, voire son talent. Ici la série semble entretenir ce qui nous a semblé ici être une illusion : celle d’être un sujet déterminé, souverain, substantiel, ayant des caractères propres qui ne proviendraient pas directement d’un habitus social, voire une vocation profonde. Le personnage de Davis McAlary subit toutefois, dans ce même épisode, ce que l’on pourrait nommer une « crise d’identité », liée, semble-t-il, au passage de la « quarantaine », « DJ Davis est mort » dit-il, « Je suis Monsieur McAlary, comme mon père, et son père avant lui. ». Sa crise vient troubler un instant le sol d’une identité déterminée, ne faudrait-il pas, se demande-t-il, qu’il soit plus sérieux, moins dispersé, qu’il accomplisse quelque chose ? Remarquons, pour terminer, que la nouvelle identité, plus responsable, plus mûre, plus conventionnelle que Davis McAlary hésite à prendre, est précisément une identité normée donnée du dehors, et notamment bien sûr par d’innombrables fictions. C’est-à-dire que ce qui vient troubler son identité du moment n’a rien d’une identité qui lui serait propre. Nous avons demandé ici si toute identité ne serait pas de cette nature, c’est-à-dire toujours déjà largement sociale, donnée du dehors, proposée comme une charpente pour l’être. Si c’est le cas, les fictions sont bien le lieu privilégié de déploiement, d’exposition, pour les charpentes actuellement existantes. La réflexion que nous avons menée dans ce travail tend à montrer que l’influence de ces charpentes sur nos vies ne doit pas être minimisée. Elle rappelle également que les manières d’être sont « ce par quoi on lutte » (pour paraphraser Foucault, qui utilise cette formule à propos des discours21). Les manières d’être nous permettent de résister tant bien que mal à des assujettissements, elles nous permettent parfois de tirer profit d’eux, ou d’avoir prise sur eux. Nous avons dit que les manières d’être étaient des enjeux de pouvoir, qu’elles étaient soumises à un ordre, à une économie qui en favorise certaines et en défavorise d’autres, et cela en fonction d’intérêts qui ne sont pas toujours ceux des individus22. Nous avons à nous mêler à la bataille, et apparaissent ici trois fronts : il faut protéger des subjectivations possibles qui sont en danger et favoriser l’apparition de nouvelles subjectivations ; il faut renverser les assujettissements qui se font passer pour indépassables alors qu’ils sont contingents, puisqu’ils interdisent d’innombrables subjectivations possibles ; et, enfin, il faut contribuer à desserrer l’étau qui corsète toujours plus les sujets, les acculant à se rendre assurés, bien définis, ayant une vocation et une singularité assumée. Cette injonction à être un personnage, à la nature assurée, fixe et bien définie, réduit encore le champ des subjectivations possibles pour les individus. Le plus difficile aujourd’hui est sans doute de ne pas se borner à l’écrire ou à le dire, en espérant que la bonne parole va se propager et être reprise, il faudrait sans doute surtout trouver à le faire au quotidien.

21 Michel Foucault, L’ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 12. 22 Des intérêts de pouvoir principalement (faire faire).

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