La genèse de l’expression causale dans le discours
narratif du jeune enfant en contexte de lecture
interactive avec sa mère
Thèse
Claudia Patricia Sánchez Madrid
Doctorat en psychopédagogie
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
La genèse de l’expression causale dans le discours
narratif du jeune enfant en contexte de lecture
interactive avec sa mère
Thèse
Claudia Patricia Sánchez Madrid
Sous la direction de :
Hélène Makdissi, directrice de recherche
Andrée Boisclair, codirectrice de recherche
RÉSUMÉ
Le discours narratif fait partie des discours formels que l’enfant doit maîtriser pour réussir à l’école. Les habiletés narratives précoces se développent à travers des contextes particuliers d’interaction, notamment le contexte dialogique et de discussion autour des livres alors que l’adulte priorise une médiation favorisant la participation active de l’enfant dans la négociation de sens autour de cet objet culturel qu’est le récit.
Intervenir de façon précoce sur la structuration du récit requiert une connaissance de la genèse et de la complexification des relations causales qui sous-tendent la compréhension du discours narratif. Le but de cette étude de cas est précisément, d’une part, de tracer la genèse de l’expression des relations causales chez un jeune garçon (entre 1 an 11 mois et 3 ans et 4 mois) en situation de lecture interactive avec sa mère et, d’autre part, de décrire les interventions maternelles ayant contribué à l’expression causale centrée sur la trame causale du récit.
Les résultats de l’analyse de cinq lectures interactives suggèrent que, déjà à 1 an 11 mois, l’enfant exprime des liens de causalité contribuant à la construction des composantes macrostructurales du récit. En effet, les premiers liens manifestés représentent une forme de causalité précoce impliquant l’énonciation simultanée entre la cause et la conséquence ainsi que l’apparition de causalités suivant des mouvements explicatifs/rétrospectifs.
Par ailleurs, au fil des lectures avec l’enfant, les liens causaux se multiplient et se complexifient allant de l’expression simultanée et unidirectionnelle explicative/rétrospective sans extension et sans profondeur causale (1 an 11 mois et 2 ans 2 mois) vers des liens bidirectionnels, incluant le mouvement prospectif, avec profondeur causale impliquant un schéma causal complexe, et ce, dès l’âge de 2 ans 4 mois. Dès que l’architecture causale s’installe autour de trois éléments, différents schémas de diverses complexités apparaissent, ce qui permet de penser qu’il y a une réorganisation majorante de la pensée causale. Cette progression causale se traduit aussi par l’intégration graduelle de différentes composantes du schéma du récit, d’abord, par des liens intracomposantes (1 an 11 mois), ensuite par des liens intercomposantes (2 ans 4 mois) et finalement par des liens
transcomposantes (3 ans 4 mois). Enfin, l’utilisation de marqueurs de causalité de type « parce que » et l’émergence de questions de type «pourquoi», formulées par l’enfant lui-même, coïncident avec l’utilisation de structures causales complexes de type intracomposante.
Cette complexité causale majorante s’inscrit dans l’évolution même des interactions mère-enfant autour du récit. L’étude permet de mettre en relief une catégorisation originale de divers types d’interactions maternelles en situation de lecture interactive et relation avec l’expression causale de l’enfant. Par ailleurs, dès la première lecture, un réel dialogue s’installe entre partenaires grâce à un mode de médiation dialogique manifestée par l’intermédiaire de questions ouvertes, de l’accueil du propos de l’enfant, de l’explicitation de son écoute, relance et des provocations. Les résultats de l’étude démontrent empiriquement que les contributions maternelles les plus propices à l’expression causale de l’enfant autour du récit sont l’accueil de son propos, les questions ouvertes axées sur la macrostructure et les provocations de son raisonnement.
Cette thèse contribue aux connaissances scientifiques sur l’émergence de la littératie en ce qu’elle trace, pour une première fois, la complexification de l’expression causale émise par l’enfant en situation de lecture d’un récit fictif avant même l’âge de trois ans. De surcroît, tant sous l’angle d’un apport scientifique que sous celui des implications pédagogiques, l’étude permet un nouveau regard d’analyse sur les interactions adulte-enfant en situation de lecture interactive.
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ... III TABLE DES MATIÈRES ... V LISTE DES TABLEAUX ... VIII LISTE DES FIGURES ... X LISTE DES SCHÉMAS D’EXPRESSION CAUSALE ... XI LISTE DES EXTRAITS DE LECTURE ... XIII LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES ... XIV DÉDICACES ... XV REMERCIEMENTS ... XVI
INTRODUCTION ... 1
1 CADRE CONCEPTUEL ... 3
1.1 Le récit ... 5
1.2 Causalité dans le récit ... 6
1.3 Deux mouvements discursifs à l’expression causale ... 11
1.4 La causalité chez l’enfant ... 12
1.5 Développement de la structuration causale du récit chez l’enfant ... 16
1.6 Interactions mère-enfant centrées sur le dialogue ... 18
1.7 Interactions dialogiques autour du livre ... 24
1.8 Interventions dialogiques centrées sur les relations causales et sur la structuration du récit ... 26
2 MÉTHODOLOGIE ... 33
2.1 Objectifs ... 33
2.2 Sujets ... 34
2.3 Contexte élargi ... 35
2.4 Collecte des données ... 35
2.5 Analyse de l’objet de connaissance : le livre « Le voyage de Plume » ... 38
2.6 Analyses ... 41
2.6.1 Transcription des données ... 43
2.6.2 Délimitation des unités de sens en interjuge ... 43
2.6.3 Identification, extraction et catégorisation des causalités exprimées par l'enfant en lien avec la trame causale du récit ... 47
2.6.5 Identification, extraction et catégorisation des interventions maternelles entourant les causalités exprimées par l’enfant en lien
avec la trame causale du récit ... 55
3 ANALYSES ... 60
3.1 Lecture interactive 1 ... 60
3.1.1 Causalités autour de l’UDS 1 (première de couverture) ... 60
3.1.2 Causalités autour de l’UDS 2 (solution) ... 68
3.2 Lecture interactive 2 ... 72
3.2.1 Causalités autour de l’UDS 1 (première de couverture) ... 72
3.2.2 Causalités autour de UDS 2 (solution) ... 76
3.3 Lecture interactive 3 ... 79
3.3.1 Causalités autour de UDS 1 (sous-problème 2) ... 79
3.3.2 Causalités autour de l’UDS 2 (tentative d’action 3A) ... 87
3.4 Lecture interactive 4 ... 91
3.4.1 Causalités autour de l’UDS 1 (première de couverture) ... 91
3.4.2 Causalités autour de l’UDS 2 (situation initiale A) ... 100
3.4.3 Causalités autour de l’UDS 3 (problème) ... 108
3.4.4 Causalités autour de l’UDS 4 (action transitoire 2A) ... 116
3.4.5 Causalités autour de l’UDS 5 (action transitoire 4B) ... 120
3.5 Lecture interactive 5 ... 125
3.5.1 Causalités autour de l’UDS 1 (première de couverture) ... 125
3.5.2 Causalités autour de l’UDS 2 (situation initiale A) ... 134
3.5.3 Causalités autour de l’UDS 3 (situation initiale B) ... 138
3.5.4 Causalités autour de l’UDS 4 (situation initiale D) ... 147
3.5.5 Causalités autour de l’UDS 5 (sous-problème 1) ... 154
3.5.6 Causalités autour de l’UDS 6 (tentative d’action 1) ... 165
3.5.7 Causalités autour de l’UDS 7 (sous-problème 2) ... 172
3.5.8 Causalités autour de l’UDS 8 (action transitoire 1A) ... 176
3.5.9 Causalités autour de l’UDS 9 (action transitoire 2B) ... 180
3.5.10 Causalités autour de l’UDS 10 (action transitoire 2C) ... 184
3.5.11 Causalités autour de l’UDS 11 (sous-but 3) ... 190
3.5.12 Causalités autour de l’UDS 12 (tentative d’action 3A) ... 197
3.5.13 Causalités autour de l’UDS 13 (tentative d’action 3C) ... 204
3.5.14 Causalités autour de l’UDS 14 (sous-but 4) ... 213
3.5.15 Causalités autour de l’UDS 15 (action transitoire 4A) ... 217
3.5.16 Causalités autour de l’ UDS 16 (action transitoire 4B) ... 223
4 DISCUSSION ... 240
4.1 Émergence des liens de causalité qui sous-tendent la structuration du récit chez l’enfant lors des lectures interactives ... 240
4.1.1 Les architectures causales ... 243
4.1.2 Les composantes convoquées dans l’expression causale ... 246
4.1.3 Les connecteurs utilisés dans l’expression causale et la formulation des questions de type « pourquoi » ... 249
4.1.4 Synthèse des manifestations des causalités chez l’enfant ... 251
4.2 Interventions privilégiées par l’adulte lors des interactions ... 253
4.3 Interventions contribuant à l’expression causale de l’enfant en lien avec le schéma du récit ... 256
4.3.1 Apports scientifiques et pédagogiques de la présente étude ... 259
4.3.2 Les limites de l’étude ... 260
4.3.3 Les avenues prospectives ... 261
CONCLUSION ... 263
RÉFÉRENCES ... 265
ANNEXES (LE VOYAGE DE PLUME) ... 274
LISTE DES TABLEAUX
Tableau 1 : Nombre de lectures interactives analysées et âge de l’enfant lors de
celles-ci ... 37
Tableau 2 : étayage UDS 1 (lecture interactive 1)... 66
Tableau 3 : étayage UDS 2 (lecture interactive 1)... 70
Tableau 4 : étayage UDS 1 (lecture interactive 2)... 75
Tableau 5 : étayage UDS 2 (lecture interactive 2)... 78
Tableau 6 : étayage UDS 1 (lecture interactive 3)... 86
Tableau 7 : étayage UDS 2 (lecture interactive 3)... 90
Tableau 8 : étayage UDS 1 (lecture interactive 4)... 99
Tableau 9 : étayage UDS 2 (lecture interactive 4)... 106
Tableau 10 : étayage UDS 3 (lecture interactive 4)... 115
Tableau 11 : étayage UDS 4 (lecture interactive 4)... 119
Tableau 12 : étayage UDS 5 (lecture interactive 4)... 123
Tableau 13 : étayage UDS 1 (lecture interactive 5)... 134
Tableau 14 : étayage UDS 2 (lecture interactive 5)... 137
Tableau 15 : étayage UDS 3 (lecture interactive 5)... 146
Tableau 16 : étayage UDS 4 (lecture interactive 5)... 152
Tableau 17 : étayage UDS 5 (lecture interactive 5)... 162
Tableau 18 : étayage UDS 6 (lecture interactive 5)... 170
Tableau 19 : étayage UDS 7 (lecture interactive 5)... 176
Tableau 20 : étayage UDS 8 (lecture interactive 5)... 179
Tableau 21 : étayage UDS 9 (lecture interactive 5)... 183
Tableau 22 : étayage UDS 10 (lecture interactive 5)... 189
Tableau 23 : étayage UDS 11 (lecture interactive 5)... 196
Tableau 24 : étayage UDS 12 (lecture interactive 5)... 202
Tableau 25 : étayage UDS 13 (lecture interactive 5)... 212
Tableau 26 : étayage UDS 14 (lecture interactive 5)... 216
Tableau 27 : étayage UDS 15 (lecture interactive 5)... 221
Tableau 28 : étayage UDS 16 (lecture interactive 5)... 229
Tableau 29 : étayage UDS 17 (lecture interactive 5)... 237
Tableau 30 : Genèse des expressions causales répertoriées centrées sur le schéma du récit à travers l’ensemble des lectures interactives ... 241
Tableau 31 : Expressions causales analysées sous l’angle des éléments/composantes mis en relation ... 247
Tableau 32 : Fréquence d’utilisation du marqueur causal « parce que » dans les expressions causales de l’enfant/formulation des questions de type
« pourquoi » à l’intérieur des relances effectuées par l’enfant ... 250 Tableau 33 : Ensemble des interventions maternelles autour des causalités exprimées
par l’enfant ... 254 Tableau 34 : Réactions de l’enfant en fonction des interventions privilégiées par
LISTE DES FIGURES
Figure 1 : Schéma simplifié du récit du livre « Le voyage de Plume »... 9 Figure 2 : Schéma du récit « Le voyage de Plume » version complète ... 40 Figure 3 : Principales opérations analytiques privilégiées ... 42
LISTE DES SCHÉMAS D’EXPRESSION CAUSALE
Schéma 1 : expression causale 1 ... 65
Schéma 2 : expression causale 2 ... 69
Schéma 3 : expression causale 3 ... 74
Schéma 4 : expression causale 4 ... 77
Schéma 5 : expression causale 5 ... 85
Schéma 6 : expression causale 6 ... 89
Schéma 7 : expression causale 7 ... 96
Schéma 8 : expression causale 8 ... 98
Schéma 9 : expression causale 9 ... 104
Schéma 10 : expression causale 10... 105
Schéma 11 : expression causale 11... 111
Schéma 12 : expression causale 12... 112
Schéma 13 : expression causale 13... 113
Schéma 14 : expression causale 14... 118
Schéma 15 : expression causale 15... 122
Schéma 16 : expression causale 16... 129
Schéma 17 : expression causale 17... 132
Schéma 18 : expression causale 18... 136
Schéma 19 : expression causale 19... 143
Schéma 20 : expression causale 20... 145
Schéma 21 : expression causale 21... 151
Schéma 22 : expression causale 22... 160
Schéma 23 : expression causale 23... 161
Schéma 24 : expression causale 24... 169
Schéma 25 : expression causale 25... 175
Schéma 26 : expression causale 26... 178
Schéma 27 : expression causale 27... 182
Schéma 28 : expression causale 28... 188
Schéma 29 : expression causale 29... 195
Schéma 30 : expression causale 30... 201
Schéma 31 : expression causale 31... 210
Schéma 32 : expression causale 32... 215
Schéma 33 : expression causale 33... 220
Schéma 34 : expression causale 34... 225
Schéma 36 : expression causale 36... 234 Schéma 37 : expression causale 37... 236
LISTE DES EXTRAITS DE LECTURE
Extrait 1 ... 61 Extrait 2 ... 68 Extrait 3 ... 72 Extrait 4 ... 76 Extrait 5 ... 79 Extrait 6 ... 87 Extrait 7 ... 92 Extrait 8 ... 101 Extrait 9 ... 108 Extrait 10 ... 116 Extrait 11 ... 120 Extrait 12 ... 125 Extrait 13 ... 135 Extrait 14 ... 139 Extrait 15 ... 149 Extrait 16 ... 155 Extrait 17 ... 166 Extrait 18 ... 172 Extrait 19 ... 177 Extrait 20 ... 180 Extrait 21 ... 185 Extrait 22 ... 190 Extrait 23 ... 198 Extrait 24 ... 205 Extrait 25 ... 214 Extrait 26 ... 218 Extrait 27 ... 223 Extrait 28 ... 230LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES
ACCESE Association des chercheures et des chercheurs étudiant en sciences de l’éducation
CRIRES Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire
CRSH Conseil des recherches en sciences humaines du
Canada
GRIES Groupe de recherche et d’intervention auprès de l’enfant sourd
DÉDICACES
À David
qui, par ses mots et ses actions de tous les jours, m’aide à m’épanouir et à me construire.
À Léo et Emiliano qui illuminent mes jours.
REMERCIEMENTS
Difficile de décrire pour le « novice », tant sur le plan académique que personnel, le processus et les implications d’un tel projet. La plupart du temps, le sentier emprunté est plus irrégulier, long et sinueux que prévu. À différents moments du parcours, l’arrivée d’éléments imprévus qui dépassaient, souvent, ma capacité d’action m’a obligée à mettre en cause ce que je tenais souvent pour acquis, à déconstruire de vieux schémas, à me rendre compte qu’il n’y a pas de certitudes, mais surtout, à me remettre en question.
Sur le plan personnel, l’un des apprentissages les plus importants que je tire de cette expérience est d’avoir expérimenté de façon concrète le concept d’« interdépendance » selon lequel toute expérience ou connaissance est dépendante de quelque chose d’autre. Que ça soit concernant les savoirs à construire à partir des auteurs et des professeurs, l’encadrement de ma direction de recherche au moment opportun ou le soutien offert par d’autres personnes lors des étapes charnières (collègues, amis et famille), j’aimerais exprimer ma plus grande reconnaissance envers tous ceux qui ont participé d’une façon ou d’une autre à ce que ce projet puisse se concrétiser.
Merci alors à ceux qui m’ont conseillée et qui m’ont encouragée à poursuivre malgré les conditions parfois difficiles.
Pour commencer, j’aimerais remercier les différents organismes boursiers ayant contribué au financement de cette recherche : CRSH, CRIRES, GRIES et ACCESE.
À chacun des auteurs ayant inspiré la construction de mon cadre conceptuel toujours en mouvance, merci pour ces heures de plaisir ou d’inconfort que j’ai passées en votre compagnie par la lecture de vos écrits!
Chers membres du jury : Mesdames Andrée Boisclair, Christiane Moro, Caroline Bouchard et Edy Veneziano, un sincère merci pour votre implication dans l’évaluation du projet ainsi que pour vos commentaires constructifs et toujours pertinents.
Alexandre Buysse, merci d’avoir pris le temps et la peine de me questionner sur mon projet. Des fois, je suis en dialogue avec toi sans que tu ne le saches. J’essaie de répondre à tes interrogations. J’espère que j’aurai l’occasion de le faire en personne.
Jacques Désautels, merci pour les belles discussions. Il est très intéressant de t’écouter réfléchir. J’espère qu’on aura d’autres occasions d’échanger sur des sujets si passionnants comme le langage et la pensée.
Marie Larochelle, tu as fait basculer mes conceptions initiales, mais tu m’as donné espoir. Quel vertige et quel plaisir de suivre tes cours! Jamais, je ne les oublierai. J’aimerais également te remercier de m’avoir encouragée à sortir des sentiers battus et de m’avoir soutenue dans l’écriture de mon texte de séminaire. Depuis, je ne sais plus combien de fois j’ai lu tes annotations et commentaires à l’encre bleue.
Pauline, comment te remercier de ton soutien et de ton aide inestimables à des moments critiques : à l’aéroport de Québec lors de mon arrivée, lors des moments personnels difficiles et de deuil ainsi qu’à la fin du parcours. Merci pour tes encouragements, le partage de ton expérience et ta gentillesse.
Madame Boisclair, ma codirectrice, sans vous, rien de cela ne serait possible. Merci de m’avoir accueillie les bras grands ouverts à l’Université Laval. Merci de m’avoir montré que théorie et pratique sont indissociables et que celui qui sait écouter l’enfant peut changer le monde.
Trouver les mots justes pour souligner la contribution majeure de ma directrice de thèse, Hélène Makdissi, m’est impossible. Hélène, tu es pour moi une source d’inspiration constante. Tu es un guide avec des qualités professionnelles et humaines exceptionnelles. De plus, tu es une personne intègre comme j’ai rarement connu. Ta générosité, ton intelligence, ta passion, ta sensibilité et ton encadrement au moment opportun ont été un moteur pour mon avancement. Tu es une collègue, ma directrice, ma professeure, un modèle, une grande sœur. Les moments plus difficiles, nous avons su les traverser ensemble et nous en sommes là, aujourd’hui, fières du travail accompli.
Que dire des collègues qui sont devenus des amis et qui ont rendu le chemin parcouru moins solitaire et un peu plus drôle : Alice Vanlint, Céline Renaulaud, David Litalien, Matthias Pépin, Isabelle Savage, Enkeleda Arapi et Nathalie Dorée, vous avez une place très importante dans mon cœur.
Et puis, celles avec qui j’ai partagé le bureau de recherche, mais surtout et avant tout le quotidien, les rires, les soupirs, les angoisses, les pleurs et (oui!) les moments de procrastination. Après tant d’années, j’espère n’oublier personne : Émélie Morin, Marie-Hélène Blais-Bergeron, Mélanie Darveau, Caroline Leclerc, Isabelle Malouin, Marie-Pierre Baron, Karen Donnely, Maha Hassoun, Kako, et notre nouvelle arrivée, Catherine Montminy, merci pour votre amitié.
Si vous saviez le bien que ça me fait de vous savoir si proches : Nicole, Sylvie, Isabelle et Vanessa. Merci pour les dîners, les pauses, les rires et votre complicité.
Marie-Claude Bernard, ma compatriote préférée, tu as une place spéciale dans mon cœur. Et puis quand on est loin de la famille, on en adopte une : Gabriela, Jacques, Gilles, Karine, Aurélie, Luis, Melisa, Christian, Vicky, Christian, Alice, Arnaud, Marie-Ève, Sivane, Yigal et Jenni et, évidemment, leurs bambins respectifs, merci pour votre compréhension, votre soutien et votre patience lors des dernières années!
Ricky, mon frère, Barbara et Adri, mes sœurs, j’espère ne plus avoir d’excuses pour venir vous embrasser personnellement.
Bruno et Marie, vous êtes ma famille. Vous avez contribué de différentes formes à la réalisation de ce projet. Merci pour vos encouragements et votre soutien infinis.
Raúl y Vena, mes parents, que vous me manquez! Malgré la distance, vous avez été si présents dans les moments joyeux et les moins drôles comme vous le faites si bien, dans tous les moments importants de ma vie. Votre exemple, votre soutien et votre amour inconditionnel me donnent des ailes. Je vous aime profondément.
David, si j’avais les mots pour te remercier, pour exprimer ce que je ressens pour toi… Tu es un compagnon, un ami, mon amoureux. Pour le meilleur et pour le pire. Ce projet
t’appartient aussi : tu l’as encouragé, tu l’as subi, tu m’as aidée à l’accoucher comme nos enfants.
Léo et Emiliano, mes trésors et ma raison de vivre. Vous avez été d’une patience inouïe envers votre Mamá souvent stressée et fatiguée. Je vous aime et je vous remercie d’avoir participé plus que personne à la réalisation de ce projet. Par vos questions, vos intérêts, votre curiosité, votre sensibilité, votre ouverture et votre intelligence, vous m’avez démontré que cela valait la peine de vous écouter réfléchir autour des mondes imaginaires comme nous le faisons. Après toutes les lectures que nous avons et continuons de partager ensemble, je suis convaincue qu’il faut encourager d’autres parents et intervenants à favoriser le dialogue avec les petits autour du récit, mais aussi autour d’autres objets de connaissance.
INTRODUCTION
Depuis plusieurs années, on reconnaît que l’enfant développe de façon précoce plusieurs compétences, connaissances et motivations liées à l’écrit (Burns, Espinosa et Snow, 2003; Ferreiro et Teberosky, 1979) en interaction avec les adultes significatifs et en fonction de ce qui est valorisé dans sa culture (van Kleeck, 2010). Plus précisément, les interactions centrées sur le dialogue autour du livre semblent avoir des effets très positifs chez le jeune enfant, et ce, sur différents plans : développement du goût et de l’intérêt pour la lecture (Giasson et Boisclair, 1997), développement du vocabulaire réceptif et expressif (Arnold, Lonigan, Whitehurst et Epstein, 1994), reconnaissance des lettres et des sons (Whitehurst et
al., 1988), etc. Cependant, l’élaboration causale précoce contribuant à la structuration du
récit en contexte de lecture interactive reste à explorer.
Les habiletés narratives, développées à l’âge préscolaire, jouent un rôle central dans l’émergence de la littératie (Dickinson, 2001; Snow et Dickinson, 1990). La narration repose, en effet, sur différentes connaissances et compétences dont la construction de liens
de causalité constitue l’un des fondements majeurs (Dougherty Stahl, 2014; Makdissi et
Boisclair, 2006; Silva et Cain, 2015; Trabasso et van den Broek, 1985; Veneziano, 2010, 2016; van den Broek, 1990a; Trabasso et Wiley, 2005). En effet, la difficulté à élaborer des relations causales entre les événements racontés dans le récit ou bien entre ces événements et les connaissances sur le monde peut engendrer des problèmes de compréhension en lecture (Kendeou, van den Broek, Helder et Karlsson, 2014).
Par ailleurs, les interactions langagières que l’enfant expérimente tant dans sa famille que dans le milieu scolaire qu’au sein de la communauté où il vit contribuent de façon importante à la réussite scolaire de ce dernier (Cantin, Bouchard et Bigras, 2012). Dans cette perspective, il est pertinent de chercher à mieux comprendre comment les interactions mère-enfant autour du récit peuvent constituer un contexte favorable à l’émergence des liens de causalité nécessaires à la compréhension du discours narratif chez le jeune enfant. Intervenir de façon précoce sur la structuration du récit requiert une connaissance de la genèse et de la complexification des relations causales qui sous-tendent la compréhension
du discours narratif (Makdissi et Boisclair, 2010). En effet, dans une perspective développementale, il convient pour l’adulte d’intervenir en fonction de la structuration déjà construite par l’enfant afin de le soutenir vers la construction des niveaux supérieurs de structuration. Le but de cette étude est précisément, d’une part, de mettre en relief cette structuration progressive en traçant la genèse des relations causales exprimées par un enfant, entre l’âge de 23 mois et de 40 mois en contexte de lecture interactive avec sa mère, et, d’autre part, de décrire les interventions maternelles contribuant à l’expression de ces causalités.
Dans cette optique, le premier chapitre de la thèse présente des concepts clés liés à la structure causale du récit chez l’enfant du point de vue de l’objet de connaissance (récit, causalité dans le récit et mouvements discursifs inhérents aux expressions causales), à l’émergence de la structuration du sujet (la causalité chez l’enfant et le développement de la structuration causale du récit chez l’enfant) et au contexte situé d’interactions (interactions mère-enfant centrées sur le dialogue, interactions dialogiques autour du livre et interventions dialogiques centrées sur la causalité et sur la structuration causale du récit). Le deuxième chapitre traite de la méthodologie, plus précisément des objectifs de recherche, des sujets, du contexte élargi, de la collecte des données, de l’analyse de l’objet de connaissance (récit) et enfin des analyses des interactions mère-enfant. Le troisième chapitre est consacré à la présentation des analyses et concerne, pour les cinq lectures interactives traitées, les causalités dégagées autour des différentes unités de sens ainsi que les étayages de la mère lors des interactions autour du livre. Dans le quatrième chapitre, les résultats sont discutés en fonction des objectifs de recherche. Pour conclure, les limites de l’étude et des avenues prospectives en recherche et en intervention sont abordées.
1 CADRE CONCEPTUEL
Le discours narratif émerge très tôt dans le développement de l’enfant (Nelson, 1996; Nelson et Horowitz, 2001; Nelson, Moskovitz et Steiner, 2008). Il est le produit de l’organisation cognitive, de l’interaction sociale et des modèles culturels fournis à travers des formes linguistiques spécifiques (Nelson, 1999). Dans cette optique, l’humain s’approprie le type d’histoires valorisées dans son entourage social et réciproquement les conduites narratives deviennent des modèles pour sa société.
Le discours narratif fait partie des discours formels que l’enfant doit maîtriser pour réussir à l’école (Dickinson, 2001; Lonigan et Whitehurst, 1998; Whitehurst et Lonigan, 2001) et que Gee (2004) nomme les Discours (avec un d majuscule) impliquant non seulement des formes particulières de langage (vocabulaire, syntaxe, connecteurs discursifs, etc.), mais aussi des façons spécifiques de parler, d’écouter, de lire, d’agir, d’interagir, d’évaluer, de croire et de sentir au service d’activités significatives situées socialement. Parmi les diverses formes du discours narratif, le récit prend une place prépondérante à l’école, particulièrement lors de l’entrée dans l’écrit et tout au long de la scolarisation.
Contrairement aux discours informels reposant sur un contexte commun partagé entre interlocuteurs ainsi que sur des artéfacts matériels et des indices extralinguistiques (gestes, pointage, mimiques, intonation, etc.) pour préciser le sens coconstruit (Wells, 2007), le récit exige l’explicitation des informations non verbales. La narration requiert donc que l’enfant s’éloigne de l’action et de ce qui est observable pour être en mesure de construire du sens presque uniquement à partir du langage, car le partenaire conversationnel est absent (Schick et Melzi, 2010). Dès lors, une certaine distanciation est nécessaire pour organiser ce qui est raconté de façon cohérente à l’aide, entre autres, de liens causaux. D’ailleurs, parmi les habiletés langagières que l’enfant développe à l’âge préscolaire, ce sont justement celles qui reposent sur l’explication et sur l’énonciation verbale du contexte pour préciser des informations (Gee, 2004) qui constituent la clé de la réussite en littératie tout au long de l’école primaire (Dickinson, 2001). Ainsi, lors de la scolarisation formelle, plus que les difficultés liées au décodage, ce serait un faible niveau dans le développement de ces
habiletés qui serait à l’origine des difficultés rencontrées par certains élèves à l’écrit (Gee, 2004).
Les habiletés narratives précoces se développent à travers des contextes particuliers d’interaction, notamment le contexte dialogique et celui de la discussion autour des livres (Dickinson, 2001; Griffin, Hemphill, Camp et Wolf, 2004) alors que l’adulte priorise une médiation favorisant la participation active de l’enfant dans la négociation de sens autour de cet objet culturel qu’est le récit. La qualité des interventions de l’adulte semble donc exercer une influence positive sur le développement précoce d’habiletés narratives chez l’enfant (Bingham, 2007).
L’émergence de capacités discursives, situées en contexte dialogique adulte-enfant, a suscité l’intérêt de plusieurs auteurs (Peterson et McCabe, 1992; Veneziano, 2008; Veneziano et Sinclair, 1995). En revanche, l’émergence et le développement précoce de
liens causaux nécessaires à la structuration du récit demeurent un aspect peu exploré dans
les recherches malgré le fait qu’ils soient considérés déterminants pour le développement de la littératie et donc essentiels à la réussite scolaire. En effet, cette capacité indispensable à la compréhension du récit est rarement mise en évidence dans le contexte du développement de la littératie chez le tout jeune enfant qui amorce l’acquisition du langage. Pourtant, en contexte naturel de dialogue, au sein des familles où la mère justifie et explique ses propos et ses actions à son enfant1, ce dernier exprime de façon précoce (dès
l’âge de 18 mois) des conduites langagières complexes impliquant l’élaboration de relations causales (Hood et Bloom, 1979; Veneziano, 2005a). En conséquence, il convient de se demander si dans un contexte dialogique d’interaction similaire, axé toutefois sur le schéma causal du récit (lecture interactive adulte-enfant), l’enfant utilise précocement cette capacité pour exprimer la complexification des représentations autour du récit. Le cas échéant, y a-t-il des interventions maternelles spécifiques qui favorisent davantage l’expression causale inhérente à la narration.
1 Au Canada comme aux États-Unis, les parents de la classe moyenne issus de la culture dominante ont tendance à considérer leur bébé
comme un réel partenaire apte pour le dialogue. De plus, au sein de ces familles, les habiletés de littératie sont grandement valorisées (Van Kleeck, 2010).
Dans l’optique de saisir l’expression causale de l’enfant en situation de lecture interactive avec sa mère, cinq concepts clés seront d’abord présentés et mis en relation : le récit comme objet de connaissance sociale, la causalité inhérente au récit, la causalité chez l’enfant, les deux mouvements caractéristiques de l’expression causale et le développement de la structuration causale du récit chez l’enfant. Dans un deuxième temps, il sera question des modes d’interaction mère-enfant centrés sur le dialogue, du type d’interaction autour du livre et, finalement, des interventions sur la causalité et sur la structuration du récit.
1.1 L
E RÉCITLe discours narratif occupe une place prépondérante dans la vie de l’être humain. Le récit fictif, centré sur la résolution de problèmes, de conflits et de dilemmes qui provoquent l’interruption d’une situation initiale calme, donne souvent l’occasion aux personnages d’évoluer en fonction de motivations et de buts orientant un plan d’action (Trabasso, Stein, Rodkin, Munger et Baughn, 1992; Trabasso et Wiley, 2005). Bien que les thèmes abordés (la jalousie, l’autorité versus l’obéissance, l’amour, la haine, etc.) soient universels, la forme de présentation et de résolution de conflits varie d’une culture à l’autre (Bruner, 2005). La transmission des récits peut aussi prendre des formes singulières selon les cultures (et les contextes d’interaction spécifique). Dans nombre de sociétés occidentales, le récit joue un rôle central dans le quotidien de l’enfant d’âge préscolaire; comptines, albums d’enfance et récits télévisuels font souvent partie des routines d’interaction, de socialisation et de détente du jeune enfant.
À partir des travaux de Propp (1970), l’analyse de la structure narrative a été mise en relief et a ultérieurement pris une place majeure au sein des études portant sur le récit (Stein, 1988; Stein et Glenn, 1979; Trabasso, Secco et van den Broek, 1984; Trabasso et van den Broek, 1985). Ainsi, les recherches des dernières décennies étudiant les compétences nécessaires à la compréhension du récit écrit mettent l’accent sur la macrostructure du texte (Kintsch, 2004; Trabasso et Wiley, 2005) en se centrant davantage sur les différents éléments constitutifs ou composantes de la « grammaire des motifs » (Burke, 1945) ou de la « grammaire du récit » (Stein et Glenn, 1979). Selon Stein et Glenn (1979), ces événements ou composantes réfèrent plus précisément aux émotions, à la situation initiale,
le problème principal, le but du protagoniste, les tentatives d’action ou épisodes, la solution et la situation finale. À travers une diversité d’intrigues qui peuvent varier en forme et en contenu, ces composantes récurrentes permettent une continuité dans la structure formelle qui compose ces histoires. Plus précisément, cette structure se caractérise, souvent, par une
situation initiale qui est perturbée par un événement. Cette situation est restaurée par les
actions du protagoniste à la recherche d’une solution. Néanmoins, il peut arriver, au contraire, que la situation ne soit pas rétablie, ce qui provoque une crise qui devra, à son tour, être résolue. Cette structuration logique du récit n’est pas donnée d’emblée; elle implique la mobilisation de diverses connaissances du lecteur2 (ou de l’auditeur dans le cas
d’une histoire lue ou racontée par l’adulte à l’intention du jeune enfant) dont l’élaboration de liens de causalité qui jouent un rôle central.
1.2 C
AUSALITÉ DANS LE RÉCITSur la base des travaux d’analyse structurale du récit comme objet de connaissance, les études se sont développées autour du modèle de réseau causal (causal network model) dans lequel on conçoit que les événements décrits dans l’histoire sont hiérarchisés à l’intérieur d’une structure complexe de relations causales (Suh, Trabasso et van den Broek, 1989; Trabasso et Stein, 1997; van den Broek, 1989). Selon ce modèle, certains événements, délimités en propositions, sont considérés centraux selon le nombre élevé de relations causales qu’ils entretiennent entre eux et selon la force de ces relations. Dans la même perspective, Trabasso et al. (1984) constatent que les énoncés ayant un nombre important de relations causales avec les autres éléments du texte correspondent, justement, aux événements les plus évoqués par les lecteurs experts lors de leur rappel d’un bref récit qui leur a été présenté au préalable. En realité, la sensibilité à la structure causale du récit se développe en fonction de l’âge et continue à évoluer jusqu’à l’adolescence (Pavias, van den Broek, Hickendorff, Beker et Van Leijenhorst, 2016).
2 L’interprétation du récit est influencée, certes, par l’intention du lecteur, mais aussi par ses connaissances générales sur le monde et sur
la langue, ses capacités logiques incluant les liens qu’il établit entre les événements racontés et son propre vécu (Makdissi, 2010). En effet, le sens profond d’une histoire peut également varier chez un même individu dans différents moments de sa vie. Néanmoins, pour tout lecteur, il existe des éléments spécifiques qui doivent être pris en considération et mis en relation par l’intermédiaire de liens causaux afin de construire une représentation globale et valable du récit (Makdissi, Boisclair, Blais-Bergeron, Sanchez et Darveau, 2010; Trabasso et Wiley, 2005).
Pour déterminer l’existence de causalités entre les propositions, van den Broek (1990a) établit la présence de quatre critères: 1) temporalité ; une cause A ne peut jamais arriver après sa conséquence B (A arrive avant B), 2) opérativité ; lorsque la conséquence se manifeste, sa cause doit rester toujours active (A reste actif lorsque B arrive), 3) nécessité ; dans les circonstances de l’histoire, sans la présence de la cause, la conséquence ne serait pas arrivée (si non A, alors non B) et 4) suffisance; dans les circonstances de l’histoire, l’arrivée de la cause provoque l’arrivée de sa conséquence (si A, alors B). Parmi ces critères, la temporalité et l’opérativité sont obligatoires pour l’existence de la relation causale. Pour ce qui est de la nécessité et de la suffisance, il s’agit plutôt de critères ayant une influence sur la force de la relation, force pouvant s’exprimer à différents degrés. Il est toutefois nécessaire que l’un de ces deux derniers critères soit présent pour que la relation causale existe (van den Broek, 1990a).
Afin d’illustrer ces critères, considérons les deux propositions suivantes pour déterminer s’il y a ou non présence de causalité:
Effectivement, on peut dire que A (la pluie intense tombait sur la ville) est la cause de B (André était trempé de la tête aux pieds) puisque les quatre critères de causalité sont respectés :
a. La pluie intense tombait sur la ville (cause A) arrive avant qu’André ne soit trempé de la tête aux pieds (conséquence B), critère de la temporalité respecté.
b. Il pleuvait toujours sur la ville (A) lorsque André fut trempé de la tête aux pieds (B), critère d’opérativité respecté.
c. S’il n’avait pas plu sur la ville (non A) alors, André ne serait pas trempé de la tête aux pieds (non B), critère de nécessité respecté.
A= Une pluie intense tombait sur la ville. B= André était trempé de la tête aux pieds.
d. Il ne suffit qu’il pleuve sur la ville (A) pour que, automatiquement, André soit trempé de la tête aux pieds (B) dans les circonstances de l’histoire, critère de suffisance respecté3.
Au contraire, si la conséquence (être trempé) était arrivée avant la cause (début de la pluie), le critère de temporalité ne serait pas respecté et il n’y aurait donc pas de causalité entre les deux éléments. Dans un tel cas, il faudrait chercher la cause ailleurs. Par exemple, en
traversant le parc, André a été aspergé d’eau par le système d’arrosage. Également, si la
pluie s’était arrêtée avant qu’André ne soit trempé, le critère d’opérativité ne serait non plus respecté et il n’aurait donc pas de présence causale entre les deux actions. A n’étant plus actif, la cause doit être attribuée à un autre événement. Par exemple, André se fait arroser
par une voiture à l’arrêt d’autobus. Il est important de noter que les marqueurs de causalité
ne sont pas nécessaires pour qu’il y ait un lien causal entre ces deux propositions.
Partant du modèle de réseau causal, Makdissi (2004), dans sa thèse doctorale puis dans ses travaux réalisés par la suite (Makdissi et Boisclair, 2006a, 2006b, 2008), propose une analyse de hiérarchie causale non plus entre les propositions, mais entre les composantes constitutives du récit, ceci afin de procéder à une analyse des relations causales nécessaires pour la compréhension de la trame de fond du récit: la macrostructure. Les mêmes critères pour établir la présence de causalités seront transposés sur les composantes constitutives du récit de l’album Le voyage de Plume pour permettre l’exemplification4. En effet, alors que
les travaux de Trabasso et ses collaborateurs reposent sur l’analyse de propositions d’un court récit5, les unités ici considérées sont plutôt les grandes composantes constitutives du
3 Dans la mesure où, dans les circonstances de l’histoire, André est allé se promener dehors.
4 La structure causale de cette histoire est en réalité plus complexe que le schéma présenté dans cette section. Aux fins de notre
démonstration, nous avons considéré uniquement les éléments faisant partie de la structure canonique de base (problème, structure épisodique et solution). Toutefois, la structure complète de cette histoire est constituée également de quatre sous-problèmes qui engendrent, chacun, un sous-but, des tentatives d’actions spécifiques et des actions transitoires s’enchâssant à la structure principale. Effectivement, la résolution de chaque sous-problème est contributoire de l’obtention de la solution finale.
5 Dans leurs travaux, Trabasso et ses collaborateurs étudient la structure causale du récit par l’analyse des propositions (énoncés à un seul
verbe fléchi) d’une histoire conçue aux fins expérimentales permettant l’identification de l’ensemble des relations causales possibles entre les différentes unités propositionnelles du textoïde. Toutefois ces brefs textoïdes ne reflètent pas la richesse littéraire ni la complexité structurale des albums destinés aux jeunes enfants. En effet, le nombre de propositions constituant un textoïde représente une infime fraction de celui d’un réel récit issu de la littérature d’enfance. En outre, certains des éléments qui constituent la singularité du texte narratif sont plutôt absents de ces textes expérimentaux, ce qui les rend artificiels : les évènements racontés ainsi que les réactions, les émotions et les motivations des personnages demeurent expéditifs et peu détaillés. Le langage véhiculé est peu littéraire: la totalité des énoncés sont des phrases déclaratives sans présence de dialogues et le lexique privilégié est assez familier. En outre, les albums pour enfants s’appuient également sur l’image pour créer une dynamique narrative particulière favorisant la provocation des éléments de surprise, de suspense ainsi que l’introduction des péripéties (Grossmann, 1996). En contexte naturel, lorsque l’enfant se fait raconter des histoires ou qu’il regarde des récits télévisuels de façon précoce, il est vite exposé à des structures canoniques les plus diverses impliquant différents niveaux de complexité tant en ce qui concerne la structure causale et langagière que les motivations et les intentions des personnages. Si l’on pense aux récits suivants : le petit chaperon rouge, Boucles d’or et les trois oursons, le vilain petit canard, histoire des jouets, le roi lion, etc., on constate qu’il s’agit de récits pouvant présenter des schémas causaux complexes avec présence de
récit, tel que proposé par Makdissi et Boisclair (2008). De ce fait, lorsqu’on s’attarde à celles-ci, on constate, tout d’abord, que l’émotion négative, vécue par le protagoniste de l’histoire est liée de façon causale6 avec l’événement perturbateur donnant naissance ainsi
au problème. En effet, la journée calme, permettant à l’ourson Plume de faire d’importants apprentissages en compagnie de son père, est perturbée lorsque la glace, sur laquelle les deux ours dorment, se casse, ce qui entraîne la dérive de Plume vers le sud. Cet événement, parce qu’il est problématique, occasionne sine qua non une émotion négative chez le protagoniste (peur, tristesse, désespoir). Autrement dit, si cet événement-là n’avait pas suscité l’état émotionnel négatif motivant le protagoniste à entreprendre des actions spécifiques (tentatives d’action) à la recherche d’une solution, il ne se ferait pas attribuer le statut de problème central au sein de cette structure causale.
Figure 1 : Schéma simplifié du récit du livre « Le voyage de Plume »
En outre, le BUT (retrouver son père et sa maison) est également construit par le lien causal établi avec le problème et viendra ainsi diriger causalement les différentes tentatives
sous-problèmes, des sous-buts et d’actions transitoires se greffant à la structure épisodique de base ou bien ayant des schémas parallèles opposant les intentions de l’antagoniste à celles du protagoniste, etc. D’ailleurs, Kintsch (2004) affirme qu’il ne faut pas limiter les études scientifiques aux situations contrôlées, mais qu’il convient, voire qu’il est essentiel, d’élargir à la pratique quotidienne insérant donc les objets de culture réels en provenance de la littérature d’enfance.
d’action entreprises PAR l’ourson (partir à la recherche DE quelqu’un (action) POUR se faire aider À retrouver son père et sa maison (but)).
Les tentatives d’action, regroupées ici dans la composante « structure épisodique », doivent
être reliées causalement, à la fois avec le but et avec le problème. Plume et Hippo partent À la recherche de l’aigle des montagnes qui a beaucoup voyagé et qui connaît plein de choses (tentative d’action) AFIN de trouver une façon de retrouver son père et sa maison (but) PUISQUE l’ourson est loin de sa maison (problème).
Enfin, la solution est le résultat de l’élaboration causale entre un événement spécifique (sur le dos d’Orque, Plume traverse l’océan pour aller au Pôle Nord) et l’émotion positive qui en résulte (joie) permettant ainsi de restituer l’équilibre émotionnel du personnage principal pour l’obtention du but (retrouver son père et sa maison).
Tel que mentionné précédemment, chaque composante constitutive est située au sein de cette structure hiérarchique en fonction du nombre de liens causaux entretenus avec les autres événements clés de l’histoire. De ce fait, par exemple, le thème se retrouve tout en haut de la hiérarchie puisqu’il détient des liens causaux avec toutes les autres composantes (figure 1). Autrement dit, pour construire l’idée que l’histoire parle de la découverte de la différence et de l’appréciation de la diversité7, la mise en relation causale préalable de
l’ensemble des composantes est nécessaire. C’est ce que Makdissi et Boisclair (2008) décrivent comme la double causalité puisque la causalité construite est issue de plusieurs relations causales antérieures tout en permettant au thème d’apparaître.
En dessous du thème se retrouve le but ayant également un nombre très élevé de liens causaux avec les autres composantes (Trabasso et al., 1984; Trabasso et Wiley, 2005) puisqu’il dirige les actions du protagoniste à l’intérieur de la structure épisodique (tentatives d’action) à la recherche d’une solution. En effet, le but, issu causalement du problème, doit être maintenu à travers les différentes péripéties contribuant ainsi à une représentation d’ensemble et non à l’identification d’événements isolés sans lien entre eux. Les actions, les événements et les réactions des personnages ayant peu ou pas de relations
7 Plume rencontre l’hippopotame, l’aigle des montagnes et l’orque, personnages qui lui sont d’abord étrangers et qui diffèrent
complètement de ce qu’il connaissait dans son blanc pays. Malgré leurs différences, ces animaux aident l’ourson à trouver une façon de rentrer à la maison et deviennent alors ses guides et amis lors de son aventure.
causales directes avec les composantes du récit ne font pas partie de cette structure et ne sont pas d’ailleurs évoqués par les lecteurs expérimentés lorsqu’ils font des rappels de récit (Trabasso et al., 1984). Par souci de clarté, voici un extrait tiré du livre « Le voyage de Plume » : le sable est brûlant. Plume remet rapidement les pieds dans l’eau. Ces propositions n’ayant pas d’incidence causale dans la suite des événements ne contribuent pas à la constitution d’une composante macrostructurale du récit et, ainsi, ne sont pas intégrées dans le schéma.
La compréhension mature du récit, permettant d’accéder à une représentation globale du texte, est ainsi envisagée comme un processus complexe de résolution de problèmes fondé, entre autres, sur l’élaboration des relations causales entre les composantes racontées qui constituent un schéma causal hiérarchisé. La construction même de ces composantes dépendrait de l’établissement de relations causales entre des événements spécifiques et les émotions engendrées par ceux-ci créant des composantes d’un premier niveau : problème et solution. À un second niveau, la création de ces premières composantes permet l’élaboration du but comme résultat de la mise en relation causale entre le problème et les tentatives d’action, le but étant, d’une part, la conséquence du problème et, d’autre part, la cause des tentatives d’action.
1.3 D
EUX MOUVEMENTS DISCURSIFS À L’
EXPRESSION CAUSALELes relations causales sur lesquelles la structuration du récit repose se manifestent à travers deux mouvements discursifs spécifiques l’un rétrospectif/explicatif et l’autre prospectif. Pour les illustrer, il convient de prendre à nouveau les mêmes propositions A et B qui ont servi à exemplifier les quatre critères permettant d’établir la présence causale. Comme démontré précédemment, on peut considérer A (une pluie intense tombait sur la ville) comme la cause de B (André était trempé de la tête aux pieds). Bien que, par définition, la cause survienne chronologiquement avant la conséquence, il en va autrement dans la mise en mots, dans l’énonciation. Ainsi, la conséquence comme la cause peuvent apparaître en premier dans le discours. Ceci engendre deux mouvements discursifs à l’expression causale : 1. soit la conséquence est énoncée en premier et on en précise rétrospectivement la cause, ce mouvement rétrospectif engendrant une explication de forme B parce que A; 2.
soit la cause est énoncée en premier et on en précise prospectivement la conséquence, ce mouvement prospectif engendrant une forme A alors B.
La manifestation du mouvement rétrospectif, l’explication, constitue une conduite discursive complexe qui vise à établir, pour un destinataire, une relation entre un « événement cible » (explanandum) et une cause ou une raison (explanans) (Grize, 1990)8.
En tant que capacité pragmatique, l’explication vise, plus précisément, à rétablir la cohérence d’un discours adressé à un destinataire pour qui un bris de cohérence semble possible (Grize, 2008)9. Pour combler ce manque, l’interlocuteur propose une nouvelle
construction qui peut prendre appui sur des indices linguistiques ou extralinguistiques, comme le pointage d’objets (ou d’actions) dans l’environnement. À titre d’exemple, si
André arrive trempé de la tête aux pieds (B) et que son partenaire n’en saisit pas la raison,
ce dernier manifestera son incompréhension. Ceci amènera André à préciser : parce que
une pluie intense tombait sur la ville (A). L’explication implique ainsi un mouvement
rétrospectif sur la cause à partir de sa conséquence. Toutefois, la causalité peut s’exprimer également par un mouvement prospectif se manifestant dans le discours par l’énonciation de la cause d’un événement avant sa conséquence : une pluie intense tombait sur la ville (A)
alors André était trempé de la tête aux pieds (B).
1.4 L
A CAUSALITE CHEZ L’
ENFANTSi la construction de relations causales est essentielle à la compréhension de l’histoire et si l’on envisage d’intervenir chez le jeune enfant, il devient dès lors primordial de se pencher sur les capacités causales précoces.
Cette capacité apparaît très tôt chez l’enfant. Piaget (1948) décrit comment, dès la période sensorimotrice, le bébé est en mesure d’établir des liens de causalité entre ses propres actions et leur effet sur les objets. Ainsi, lorsque le bébé tire une couverture sur laquelle se retrouve son biberon et qu’il s’aperçoit de l’effet de son action sur l’objet, il répétera son
8 Les termes explanans et explanandum seront utilisés dans le texte exclusivement pour faire référence aux constituants de la causalité
manifestée par un mouvement rétrospectif d’explication.
9 Le récit se caractérise justement par la présence d’une ou de plusieurs situations problématiques à résoudre, ce qui demande
geste de façon intentionnelle, cette fois-ci, pour avoir accès au biberon. Tranquillement, il élargira cette capacité à d’autres éléments (événements, motifs et idées) (Piaget, 1963) en fonction de son niveau de développement cognitif, affectif, langagier et social et sur la base de ses motivations puisque c’est l’état intentionnel de l’enfant qui déterminera ses actions et ses interactions dans le monde et qui guidera donc son développement (Bloom, 2000; Tomasello, 2015).
Le développement du langage entraîne une complexification dans l’élaboration et l’expression de liens de causalité. L’utilisation des structures syntaxiques complexes, permettant l’enchâssement de plusieurs propositions, favorise en ce sens l’expression causale : si je me mets debout dans le bain, je vais tomber ou je veux mon biberon parce
que j’ai faim. Toutefois, selon Veneziano (1999), dès l’âge de 18 mois, l’enfant ne
s’exprimant qu’à l’aide de gestes, de pointages et de mots isolés (étape de l’holophrase) est déjà en mesure de manifester cette capacité d’attribution causale en contexte dialogique par l’intermédiaire des conduites explicatives/justificatives (CEJ) ainsi que dans ses discours narratifs précoces qui, progressivement, se détacheront de l’ici et maintenant. Toujours selon Veneziano (1999, 2008), même si la structuration initiale de l’enfant est incomplète d’un point de vue linguistique, il est possible de suivre l’émergence des explications lorsque ce dernier produit des énoncés contenant seulement un mot identifiable puisque les
explananda peuvent rester implicites dans la situation d’énonciation. Ainsi, selon cette
auteure, l’une des implications des caractéristiques des CEJs serait justement que, du point de vue communicatif, l’élément à expliquer, l’explanandum, puisse être exprimé par des gestes et rester implicite (l’enfant tend à sa mère un boîtier fermé contenant une cassette VHS pour qu’elle l’ouvre) alors que l’explanans doit absolument être énoncé verbalement (peux pas [je ne peux pas l’ouvrir]).
Cette capacité causale précoce se complexifiera sur plusieurs années de manière concomitante avec les capacités linguistiques, notamment les capacités syntaxiques et discursives.
De cette manière, l’enfant semble développer de façon progressive, et par l’intermédiaire du dialogue, l’habileté à fournir des justifications (lien causal où l’explanans/cause est une raison psychologique) qui reflètent une plus grande appréciation des perceptions et des
pensées d’autrui, et ce, à travers des contextes discursifs particuliers (Goetz, 2010). En fonction de l’âge de l’enfant, la justification semble, justement, se manifester avec une plus grande fréquence selon des contextes précis d’interaction. Afin de tracer ce développement, Goetz (2010) a analysé les conversations de quatre dyades adulte-enfant en période de jeu et d’alimentation lorsque les enfants étaient âgés entre 2 ans 6 mois et 4 ans 11 mois.
Selon cette auteure, à l’âge de deux ans, les conflits constituent le principal contexte pour l’élaboration de causalités; à l’âge de 3 ans, ce sont plutôt les réponses à des questions de l’adulte demandant une justification qui engendrent l’expression causale et, enfin, à l’âge de 4 ans, les causalités utilisées correspondent plutôt à des extensions de l’enfant à la suite de ses propres énonciations. Chez les enfants plus vieux, la justification utilisée comme prolongation de ses propres propos implique, selon Goetz (2010), une construction élaborée qui serait fondée sur une meilleure compréhension des stratégies persuasives et, probablement, d’une meilleure sensibilité aux intentions d’autrui.
Certains contextes d’interaction adulte-enfant semblent alors davantage favoriser l’expression causale du jeune enfant. Parmi ceux-ci, la discussion autour du récit axée sur la trame causale y semble particulièrement propice (Makdissi, 2010; Veneziano, 2010). En situation de lecture interactive, tel que proposée par Makdissi et Boisclair (2006a), l’enfant est invité, en cours de lecture, à négocier sa compréhension de l’histoire avec l’adulte tout en se centrant sur les principales composantes du récit et des relations causales qui les unissent en un tout. De plus, il doit également considérer les motivations, les intentions et les émotions des personnages et les relier de façon causale aux événements clés de l’histoire afin de mieux comprendre les actions entreprises par ces derniers.
En outre, la lecture interactive favorise l’inclusion des mouvements rétrospectif et
prospectif dans l’expression causale de l’enfant. Lorsque ce dernier identifie, par exemple,
la cause de l’événement déclencheur après l’énonciation de la conséquence (Il est tout seul
parce que son papa est parti), il manifeste une relation rétrospective/explicative
contribuant, par le fait même, à l’identification du problème. En revanche, si l’enfant anticipe la conséquence d’un événement (Plume court) après l’énonciation de sa cause (un hippopotame sort de l’eau), la relation causale est plutôt prospective (l’hippopotame sort de l’eau alors Plume court).
Hood et Bloom (1979) se sont intéressées au développement causal et à la direction du mouvement dans l’expression causale chez l’enfant entre 2 et 3 ans. À partir des observations effectuées auprès de huit dyades mère-enfant suivies longitudinalement en contexte naturel de dialogue (entre 2 ans 6 mois et 3 ans 6 mois), il y aurait une utilisation précoce des mouvements rétrospectif et prospectif chez le petit. Néanmoins, selon ces auteures, il ne semble pas y avoir une progression dans l’ordre d’utilisation de ces mouvements dans l’expression causale chez les enfants participants, mais plutôt des possibles préférences individuelles correspondant aux modèles suivants: a) distribution égale dans l’utilisation des deux mouvements, b) prédominance dans l’utilisation du mouvement prospectif et c) prédominance dans l’utilisation du mouvement explicatif. Selon Hood et Bloom (1979), ces préférences seraient déjà présentes lorsque l’enfant exprime la causalité sans présence de connecteurs. De plus, lorsque les connecteurs sont intégrés à l’énonciation de l’enfant, ceux-ci suivent la tendance de la direction privilégiée dans l’expression causale sans connecteurs.
En outre, il y aurait une complexification graduelle de la causalité de 2 à 3 ans, caractérisée par : 1) l’énonciation spontanée de liens causaux avec utilisation progressive et sans méprises des connecteurs causaux « parce que » (because) et « alors » (so), 2) apparition de réponses aux questions de l’adulte du type « pourquoi » avec présence causale par opposition aux réponses de l’enfant où il n’établit pas de liens de causalité : il est triste
parce qu’il est triste et 3) l’élaboration des questions du type « pourquoi » par l’enfant
lui-même. Il est à noter que très peu d’erreurs ont été répertoriées quant à l’utilisation de marqueurs de causalité bien qu’il puisse en avoir: « je me suis blessé la cheville parce que
j’ai un pansement » (traduction libre de l’exemple tiré de Hood et Bloom, 1979; p. 27). Tel
qu’utilisé par l’enfant, dans l’exemple ci-dessus, le connecteur « parce que » indique que la raison de la blessure est le pansement posé sur son genou alors qu’il s’agit plutôt de la conséquence. Autrement dit, l’enfant remplace, de façon erronée, le connecteur « alors » par le marqueur causal « parce que ». Par ailleurs, il est intéressant de constater que l’utilisation du connecteur « et» semble être le précurseur du connecteur « alors ».
De plus, selon ces auteures, l’expression causale évolue non seulement en ce qui a trait aux intentions des partenaires dans l’interaction, mais aussi en ce qui concerne la nature des
événements auxquels l’enfant fait référence dans l’énonciation causale. D’une part, l’expression causale servant au début à exprimer ses propres intentions s’élargit par la prise en considération des intentions d’autrui et, d’autre part, la causalité impliquant, au début, uniquement des événements en cours d’action ou imminents s’élargit également à des événements passés (Hood et Bloom, 1979).
En somme, la causalité semble se développer précocement chez l’enfant et s’exprimer sous forme explicative/rétrospective et prospective avec intégration progressive de connecteurs causaux.
Si l’on conçoit l’évolution de la pensée causale comme une capacité qui s’étend à travers les différentes sphères du développement de l’enfant, on peut se demander à partir de quel moment l’enfant est en mesure d’établir de relations causales entre les événements du récit et comment le fait-il?
1.5 D
EVELOPPEMENT DE LA STRUCTURATION CAUSALE DU RECIT CHEZL
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ENFANTConcernant le développement du récit, les auteurs se sont principalement intéressés, aux fondements de la construction et de la compréhension d’histoires chez l’enfant à partir de 3 ans. À travers une variété de contextes, histoires élaborées à partir d’un thème spécifique donné (Stein, 1988), histoires construites à partir d’illustrations (Berman et Slobin, 1994) et rappel de récit d’une histoire lue par l’adulte (Ducret, Jamet et Saada, 2010; Makdissi et Boisclair, 2006a; Veneziano et Hudelot, 2008), les recherches rapportent une évolution dans la façon de structurer les histoires en allant d’une description d’événements isolés vers une intégration épisodique caractérisée par une explicitation de liens causaux.
Dans la même perspective, Makdissi et Boisclair (2008) suggèrent que les enfants structurent leur rappel de récit d’une manière organisée lorsqu’ils font un rappel du récit d’une histoire qui leur a été lue au préalable par l’adulte. De plus, cette structure semble suivre des étapes à travers lesquelles il est possible de retracer certaines régularités. Ces auteures ont mené une étude dans la région de Québec auprès de 148 enfants âgés entre 3 et 6 ans afin de décrire leur structuration du récit. Plus spécifiquement, elles identifient six
différents niveaux de développement : dénomination d’un ou plusieurs personnages de l’histoire (niveau 1); description d’actions isolées sans présence causale (niveau 2); identification des composantes centrales à la structure causale pouvant comporter des liens causaux à l’intérieur d’une même composante (causalité intracomposante) (niveau 3); présence de liens de temporalité entre les différentes composantes (niveau 4); présence de liens causaux entre composantes (causalité intercomposante) (niveau 5); l’explication des conséquences entre composantes donne naissance à un thème ou une morale (causalité transcomposante) (niveau 6). Il convient de mentionner que les deux premiers niveaux d’organisation concernent la microstructure puisque les éléments/événements identifiés ne contribuent pas à l’avancement de l’intrigue. Ainsi, souvent, même si la situation initiale est considérée comme un élément de structure dans le récit (Stein, 1988), elle demeure souvent d’ordre microstructural, avançant de proche en proche. D’ailleurs, c’est seulement à partir du niveau 3 que l’enfant élabore la macrostructure du récit.
En outre, aux derniers niveaux, on observe l’expression et la complexification progressive des liens de causalité, ce qui engendre non seulement l’identification des composantes de l’histoire, mais aussi la clarification de liens de causalité entre elles, liens qui sont plus ou moins complexes. Toutefois, selon ces auteures, la causalité peut déjà s’exprimer dès le niveau 3 lorsque l’enfant établit un lien causal entre des événements ou des actions se manifestant à l’intérieur d’une même composante, ce qu’elles nomment intracomposante. L’enfant peut soulever, par exemple, que Plume est seul parce que son père est parti. Ce lien est ainsi construit à l’intérieur du problème et demeure spécifique à cette composante. Il en est de même lorsqu’il y a explication pour préciser la solution. Dans l’histoire de Plume, par exemple, l’enfant peut dire que l’ourson est content parce qu’il a retrouvé son papa. Ce lien explicatif est aussi inclus dans une seule composante, mais il demeure capital puisqu’il contribue à donner naissance à des composantes macrostructurales constitutives du récit.
Par ailleurs, selon les résultats de cette recherche, c’est grâce à la mise en relation causale
intracomposante, contribuant à l’émergence des composantes de l’histoire, que le problème
et la solution sont exprimés chez des enfants seulement âgés de 3 ans. Cette causalité se complexifie, par la suite, en permettant à l’enfant de relier de façon causale deux
composantes principales de l’histoire par une causalité intercomposante, comme le sous-problème et les tentatives d’action, ce qui donne naissance au sous-but du protagoniste :
Plume court parce que l’hippopotame fait « groua ». Enfin, dans un niveau plus avancé,
l’enfant parvient à faire des liens transcomposantes qui concernent les relations impliquant plusieurs composantes et qui convergent vers la construction du thème de l’histoire.
Dès lors, on observe comment la construction de relations causales permet non seulement de mettre en lien les différents événements de l’histoire, mais également de donner naissance à certaines des composantes souvent implicites du récit (but et thème), éléments indispensables à la représentation globale et cohérente du texte.
Les performances assez élaborées des enfants dans cette étude, lorsque comparées avec celles d’autres recherches portant sur la structuration du récit (Berman et Slobin, 1994) peuvent s’expliquer par deux principales raisons. D’une part, la complexité même du récit auquel les enfants sont exposés, peut être fort différente, et, d’autre part, la tâche de production d’une histoire à partir d’illustrations pourrait être plus complexe que la reconstitution d’un récit à partir d’une histoire lue.
Dans le cadre de la recherche rapportée par Makdissi et Boisclair (2008), on voit la causalité s’exprimer précocement, dès l’âge de 3 ans. Mais est-il possible de retracer des formes plus précoces de causalité en lien avec la structuration du récit dans des contextes d’interaction adulte-enfant centrés sur le dialogue autour d’un livre? Y a-t-il des médiations plus favorables que d’autres pour soutenir l’enfant dans le développement du discours narratif?
1.6 I
NTERACTIONS MERE-
ENFANT CENTREES SUR LE DIALOGUESi l’on considère que toute interaction discursive possède un caractère dialogique dans la mesure où elle sous-entend une négociation active du sens entre interlocuteurs (Bakhtin, 1986)10, on peut penser que les échanges axés sur le récit ne sont pas l’exception. Pour
négocier le sens lors des discussions autour du récit, les participants doivent s’ajuster
10 À l’oral comme à l’écrit, on s’adresse toujours à un interlocuteur même si celui-ci est absent. Ceci va dans la même optique que