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Elie Wiesel et la littérature de témoignage

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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ELIE WIESEL ET LA LITTÉRATURE DE TÉMOIGNAGE

a:>Yvette Mizrahi

by

Yvette Mizrahi

A thesis submitted to the

Faculty of Gr~duate Studies and Research in partial fulfllment of the requirements

for the degree of Master of Arts

Department of French Language and Literature

McGiII University, Montreal

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ABSTRACT

Elie Wicsel's work has its roots in the concentrationary universe. Wiesel, the survivor, has committed himsclf to the role of witness. This thesis attempts to clarify the uncertain position of what could be called the "literature 0f testimony" considered mldway between on the one hand, a formaI literature, WhlCh tends to bè out of touch with its "subjectif, and 011 the other hand, the writing of "reportage" and history. The

study IS divided into three chapters. In the first one we will examine the act of bearing witness and the act of writing In the second chapter, we will analyse the components of beanng witness in Elie WieseI's writings regarding to the enunciation and commitment, the pragmatic aspect and the difference between bearing witness and reporting. Finally, the narrative La NUIt will be at the centre of our analysis of

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\1 RESUME

Toute l'oeuvre d'Elie Wiesel a ses racines dans l'expérience concentratIOnnaire. Wiese1 écrit: "pour le survivant [ ... ] seul le rôle ùe témo1l1 m'attirait." L'objet de cc mémoire est de cIanfier le statut tncertam de ce qu'on pourrait appLier la "littérature cie témoignage", prise d'un côté. entre une littérature de recherche t'onre1k, qUI tend à sc vider de tout "sujet", et, d'autre part, l'écriture du reportage el de l·hl~tO\rc. L'~lude

S~ divise en trois chapitres. Dans le premier chapitre, on s'll1terrogl' \UT l'acte de témoignage et l'acte d'écriture, b gravité de l'acte de h.~mOlgnage ct la malllère dont l'acte d'écnture le prend en charge. Dans le deuxième chapitre, 011 étudlcr:! Ic~ composantes du témoignage dans l'oeuvre d'Elte Wle~c\ : It'~ modalités de l'énonCiation et de l'engagement, l'aspect pragmatique de l'écriture et la différence entre le témoignage et le reportage. Enfin, c'est le récit La Nuit qui fera J'objet central de notre analyse de l'oeuvre de Wiesel.

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Nous tenons à adrt','ler nos remerciements les plus chaleureux au professeur Jean~Claude Morisot pour ses comeils et son appui.

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IV

TABLE DES MA TIERES

INTRODUCTION . . . .

CHAPITRE 1 : Acte de témoignage et acte d'écriture .. , . . . .. 7

CHAPITRE 2 : Les composantes du témoignage dans l'oeuvre d'2tie Wiesel . . . . 18

CHAPITRE 3 : Le témoin de la nuit . . . 43

CONCLUSION . . . 64

BIBLIOGRAPHIE . . . .

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INTRODUCTION

Le besOIn Impérieux de témoIgner caracténse la VIC et l'oeuvre du survivant de

l'Holocauste, Elle WIC~CI. Ob~édé par le devOIr de ~e ~ouvcnlr et de transmettre l'hl~tOlrc de~ ~ix J1lJllJon~ dc JUifs anmhllés par les naZiS, Wiesel s'engage à témOIgner. ct cette tâche dcvlent lùJlIstlflcatlOn GC SI)11 eXistence: " .. pour le 511rvlvant, écmc n'est

pas un métler mal~ une obligation; un devOIr. III et : "seullc rôle de témOIn m'attIrait. II:!

Toutes ~e~ OCllvre~, romans, réCIts, jJlèces de théâtre, légendes, portrans et e~saIS, ~e rapportcf1t directement ou II1dlreclement à cet événement accablant de i'Holocau~te. Sa VI~lon artI~tlque et personnelle est marquée d:! manière Indélébile par l'expénence des call1p~ de la mort, comme 51 la VOIX du témolfl, dans ses écnts,

émergeaIt de la profondeur de ces ténèbres.

Et, même SI La NUIt e~t le seul récit qUi décTl'.'e son Itméraire dans les camps ct la mort de son père, toutes ses oeuvres sont InspIrées de l'Holocauste. Dans ses oeuvres IInagmal res comme dans les oeuvres qUI ne le sont pas, JI sera toujours questlOTl

de cette expénence atroce. Cela dit, le lecteur non informé du génocide nazI aura de la difficulté à saiSIr le sens des livres de WIesel. L'Holocauste est le point central autour duquel tout sera ordonné et évalué dans son '..>euvre. Et même quand cette expérience n'est pas mentionnée dnectemenl, tous ~es ouvrages en sont 1 mprégnés.

Am<;1 pour étudlcr et comprendre l'oeuvre de WIesel, Il è'it inconcevable de

séparer 1\/~uvre de J'homme qUI l'a écnte et de l'expérience qu'il a vécue.

WIesel deVIent el,sentlcllcment un messager, profondément concerné par le devoir d'mformer et de mettre en garde! 'humanIté contre les hom~lJrs du génocIde. Et, tout en étant conSCIent de \'1I11pOSSlblhté de transmettre 1 essence de son expénence, Il ~c

découvre néanmOIns la vocatIon d'écnvall1. Il se sert d'une sorte de "parole écnte", pour créer un univers httéraJn! basé sur ce que la mémOIre lUi livrera de son expénence. Le

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thème central de son oeuvre sera celui du témOin. Le témOin ~lll not~ seulement ob'\crve en tant que spectateur, mais celui qui participe et cPO\~tt de témOIgner, qUI prend la

responsabtltté de nppmer.

Il a pour but d'mformcr le monde entlcr de l'abol1llllallon du génoCIde, de l'C qlll' ~etle eXiJéncnce a détrUit dans l'hommc, de cc qUI est arnvé aux rdallOlh el1lre le\

hommes. Il veut avertir tou~ les hon'tncs du danger Ll11l\tant qUI pè<,c ,>ur le monde aprè\

Auschwit2. La "solution finale", ce plan ~yslématlquc, celte lllàchlllC de tuene pour l'extermmatlon de tout un peuple, on ne pourra Jamal~ la comprendre M;lI') '>1 la comprendre est Impo~slble, la connaÎtrc e<,t absolument I1l\C'I'Ialre, parœ que cc qUI c ... t

arrivé peut se reprodulfl: de nouveau. Sa répon'îc au voyage dan.'-l la Nlllt, prend la forllle également d'une créallon artIstIque; ~c~ oeuvrc,> rcpr6,entent lIll modc de :..urVle, une

tentative pour explorer les pOSSibilItés de l'exl.'-Itp'lCC dall~ le lllOlHk de

Itl'aprl.:~-Holocauste" .

L'objet de ce mémOire ~era d'étudier la Itttérature de témOignage d'EI\I,~ WIC<,c\, en nous référant surtout à son réCit

L..a

NUl!. qlll nou~ paraît comilluer hi ba'\e de !oute son oeuvre. C'est aussI de clanfier le statut mcertalll dc celte "littérature dc témoignage", prise, de nos jours, entre une littérature de r~chcrche~ formelle), d'ull côté, qui tend à se vider de tout "sujet", et, d'autre part, l'écflture du reportage ct de l'histoire.

L'étude sera divisée en trol~ chapitres. Dans le prenller chapllre, on cherchera à définir l'acte de témoignage et l'acte d'écritL1re. Dan~ le deUXième chapitre, on étudiera les composantes de l'acte de Irr~O\gnage dam l'oellvre de Wlc'Icl . le) modalité) de l'énonCiation et de l'engagement, l'a\pect pragmatIque de l'écnture, et. enfin, Id

différence entre le témOignage ct le reportage. Dan~ le dernIer chapitre flOU'I verron\ comment l'auteur de La NUlt a réus~1 à recréer, d'une manière artl,>lIque, <,011 expérience

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Afin de comprendre pourquoi et comment Wiesel s'est consacré à son oeuvre de témoignage httéraIre, nous dcvon'i consIdérer les deux facteurs pnnCIpaux qUI ont rnflucncé 'la vocatIOn d'écnvalr : le milieu religieux dt; T~.l1f plCUX ct 1 'cxpénence de

l' Holocau\tc

Né à Slghct, une vlllc paisIble de TransylvanIe, Elle Wlc'iel auraIt pli y rester toute sa vic JUIf et plOfondé:nent croyant, Il cst attiré dès son Jeune âge par l'étudt de la Torah et par l'analy~e des textcs sacrés. Il aspm~ à être gUidé dans l'étude de la Kabbale.

"J'avais douzc ans. J'étals profondément croyant. Le Jour, j'étudIaIs le Talmud, et, la nUlt, je courais à la synagogue pour pleurer sur la destruction du Temple ,,3

MaIS, au mOlS de mars 1944, Adolph Eichmann, un des architectes de la

"Solution finale" de Hitler, prend en main le dOS~lcr dcs JUlfç de Honene. La communauté JUIve dc la ville de Sighct est mclu')c dans lcs plans dc déportatIon à

Auschwltl. Ellc Wlcsel. adolcscr' - de qUinze ans, était l'un des JUIfs de cctte communauté, qUi a survécu pour en raconter l'hIstOIre. 11 passe un an dans les camps de concentration nazIs. Il perd sa mère et sa petltc soeur à l'arm'ée au camp, son père meurt juste avant la IIbératJOn. Ses deux "oeurs aînées réusslsser: à ~lIrvivre mais d~s millions d'autres hllfs, dont plus d'un mIllion d'enfants, péns~cnt dans les camp~.

Ehe Wiesel n'oubliera jamais cette éprei..'Vf' ~t se faIt un devoIr de consacrer sa vie et son oeuvre pour commémorer les morts sans sépulture. Il va leur ériger une pIerre tombale en évoquant leur TllOn, en faIsant revivre leur monde qUI a été anéantI et C: t mOllté en tlammes avec toutes ses victimes. Sans cesse, il va rappeler, mettre en garde, po;lr empêcher la répéhtlOn de cc cnme.

Issu d'un rmlleu croyant, Elle Wlcsel se plonge très tôt dans les études de la Torah ct du Talmud, qu'II apprend avec ferveur souvent pour plus de dIX heures par

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qu'un amour partic'Jlier pour l'hIstoire, le passé et la tradJtlon orale, transmise par k~ contes.

Ses études IIlten~ives développent en lui une ngucur ct ulle dl'iclphne

remarquables qUI contnbucnt à ~a créalion littéraire. Le milieu hnglll~tlqlle dl' :.011 enfance étant partJcul'~rement nche, li se trouve expo~é d~s ~on Jcune âge aux quatre langue, qU'II maÎtn"e le y,ddish, le hongrol~, le roUJ11alll et l'hébreu Sa nouvelle langue, le français, JI J'apprendra aprè~ la guerre Il reconnaît la valeur de l'acte d'écriture et le conSidere avec beallcoup dc re~pecl.

Après le ~ermcnt de diX <ln'l de 'll\cnce qU'II ~ 'lInpo<'c, Wle~el ~e heurte à la réalité douloureuse qu'Il n 't.~xl\te lM"> de vocabulaire pour expnmer ct raconler l'Evénemcnt. Il est ol)\t~dé par \.1 I11IS"10n de témolpner, tI ,,>alt que "chaque "urVlvant se devait de dcvcl11r un Illc~.,agcr, lin conteur, de tl~I1lO1gnl'r pour IOU" ceux qUI n'ont pa~ survécu ,,4

A l'exceptIOn de La NUit, son témOIgnage de la déportatlOll ct de'l camp", ct du Chant des Morts, tous les écnts de WIesel sont ,>Hué\ \Olt à la pénphénc de

l'Holocauste, sOIt dan~ l'éclalfage rétrospcctlf à l'Hl1!ocausle L~~lhe, ~Jour et La

ville de la C'hance, qUOique "ttués J. la tin de la gucrre, et dan" le monde d'aprè\ l'Holccauste, traitent dCI} relatlom ct Jc~ problème~ "()ldcvé~ dan<., le contexte concentratlOnnane. Ces problèmes ~ont le., rok, ct le" rc"pon.,ahtlllé" de'l Vlrllllle\, de., bourreaux et des s,pcctal~l1r~, le s,t.'ntlll1cnt de culpabilité ct le dé\lr de lIlounr du survivant. Et Lc mcncl!ant de Jéru.,alem, qUI a pOUl centre le Mur de" Lalllentall()l1~ après la Gucrre de" ~IX Jour", est hanté de "ouvel1lr., de lï-Iolocau.,te. L~ .. ~enne!lL de

Kolvdlàg, réCit d'un pogrome qUI s'cst pwdllii en 19LO C<.,l perc,:u commc un rHéllld~

à l'Holocauste. Les poCtes dç l" forêt, explore lc~ trot" po.,.,lhJltté" de "urvle pour k~ Juifs au temps de l'cxtcrmJllatlOll . Isolé~ ct caché~ dan<, de\ cave\, avec le., p<lrll\<ln\ dans la forêt, ou parr.11 les Chrétiens ~ou~ une faus\e IdentIté. Peu Importe pOlir l'auteur

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SI le centre dramatique de l'actIOn est éloigné de la scène des massacres, dans toutes ses

oeuvres, la hantise ou la prérlonitlOn du cataclysme est toujours présente.

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NOTES

1. Wiesel, Paroles d'étranger, p.7. 2. Ibid, p.8.

3. Wiesel, La Nuit, p.I8.

4. Harry James Cargas in conversatiol1, p. 87.

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CHAPITRE 1

ACTE DE TÉMOIGNAGE ET ACTE D'ÉCRITURE

Selon La grande Encyclopédie Larousse,1 le témoignage est, avec l'expérience ct le raisonnement, une des trois sources de la connaissance humaine. Il consiste dans

la communication d'un fait par un témoin, c'est à dire, par quelqu'un qui a vu ou entendu le fait, a d'autres personnes qui n'ont pas pu l'entendre ni le voir; c'est en somme une transmission sociale de ~onnaissances essentiellement individuelles.

D'après L'Encyclopaedia Universalis,2 témoigner est, au regard du droit, une obligation lorsqu'il s'agit de le faire en faveur d'un innocent. L'omission est sanctionnée d'une peine d'emprisonnement et d'une amende. Le refus de témoigner après en avoir

été requis est puni d'une amende civile ou pénale.

Le témoignage est un acte grave, un acte singulier, une contrainte sociale et morale, une lourde responsabilité impliquant la confrontation avec d'autres témoins.

Le témoin s'engage devant le public auquel il s'adresse et également au nom de la ou des personnes qu'il va défendre ou charger par ses dépositions. Si certaines personnes peuvent et doivent témoigner, il en est d'autres qui ne le pourraient ni ne le devraient sans gravement porter atteinte aux droits de l'individu devant la justice répressive. Ainsi ne peuvent être reçues sous la foi du serment les dépositions des ascendants de l'accusé soumis au même débat.

Si grave cst l'acte de témOlgnage, que l'individu qui témoigne, se rend coupable d'une mfraction S'Il ne rend pas compte, sciemment, de la vérité.

Le faux témOIgnage apparaît comme une altération devenue irrévocable de la vérité. Le fdit d'effectuer une déposition négative, en prétendant faussement, par

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Prouver, c'est lever les équivoques, les réticences, les hésitations: la preuve C.~t

la garantie du vrai savoir, qui est un savoir vrai, le moyen par lequel se découvre la vérité.

La réalité humaine se laisse difficilement explorer et plus encore expliquer: elle est plutôt compréhensible qu'explicable. L'histoire, en retraçant le passé humam, s'en rapporte à des faits. Or, c'est précisément au niveau de l'établissement des faits que sc manifeste l'exigence de preuve. Les faits doivent être établis de façon cr.rtaine; et, pour atteindre cette certitude, la démarche probatoire consiste à rechercher des documents ou le recoupement des témoignages. Les témoignages doivent être reconnus, authentitiés quant à leur nature, leur date, la qualité d'information qu'ils apportent; d'autre part, Ils ne doivent pas être discordants.

La mémoire des êtres humains constitue un élément de preuve ratIonnelle; ayant perçu les faits, ils sont capables d'en rapporter le témoignage. Le témoignage a une importance énorme dans la vie humaine; il met au service de chaque individu la mémoire de ses semblables, contemporains et devanciers, et étend amsi mdéfimment ses connaissances à la fois dans l'espace et dans le temps. Il est le fondement, non seulement de l'histoire, mais encore de la plupart des institutions SOCiales ct en

particulier de la justice.

Le témoignage est fondé sur l'instinct de véracité et l'instinct de crédulité. Mais la foi spontanée au témoignage résulte naturellement de cette loi de la croyance, en vertu de laquelle, toute idée suggérée à l'esprit devient immédiatement objet de croyance, si elle n'est pas contredite par une idée adverse. L'examen du témoignage dOit porter successivement sur le fait attesté, puis sur la relatiorl même du témOin.

La preuve littérale est clairement la moins fragIlc des preuves, et il n'c')t pa~ surprenant de la voir traitée avec une favet.r particulière. L'adage "Jettres pas~cnt

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écrit, c'est qu'ils ont entendu y inc1ure tout ce qui leur importait et en exclure toute autre disposition.

L'acte écrit a valeur de document.

Les faits extérieurs perçus [lT les sens ne sont transmis à la conscience que sous

une forme fragmentaire et déformée, mais, pour les témoins intéressés, tout les porte à

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L'acte de parole et l'acte d'écl'iture

Après avoir défini la structure même de l'acte de témoignage, nous allons nous pencher sur la manière dont l'acte d'écriture le prend en charge, et en quoi l'acte d'écriture diffère de l'acte de parole.

L'acte d'écriture est plus astreignant et plus grave que l'acte de parole. Dans son ouvrage, Orality and Literacy,3 Walter J .Ong montre comment l'écriture a transformé la conscience humaine. Elle a établi un langage "context-free", un langage autonome, qui ne peut être contesté directement comme le discours de la langue parlée car le discours écrit est détaché de son auteur, et vise un destinataire "absent".

Il n'y a aucun moyen de réfuter le texte. Même après l'avoir totalement contesté et réfuté, on ne peut faire qu'il ne di5e exactement la même chose qu'il disait avant. C'est pourquoi l'expression, "c'est écrit dans le livre", équivaut dans l'usage populaire à: "c'est la vérité". De là la puissance de l'écriture, mesurée à celle de la parole. C'est pourquoi des livres ont été brûlés. La qualité inhérente aux textes est qu'ils sonl obstinés.

Un deuxième avantage de l'écriture réside paradoxalement dans le manque de vie du texte, sorti de l'existence vivante de l'homme, dans sa ngidité ct sa fixIté visuelle qUi lui assurent la possibilité de durer, d'être ressuscité de mantèrc JIltmltée, dans des contextes différents, par un nombre infini de lecteurs Vivants.

De nos jours, les lettrés assument que le mot écrit a plus de force que la parole comme pièce d'évidence, spécialement en cour. Les documents InspIrent plu~ de confiance et rje crédibilité.

La parole est prononcée par une vraie personne à une autre personne vivante cn un temps précis. Les mots prononcés modifient toujours une SituatIOn qui n 'c~t pas uniquement verbale. Les mots ne se produisent pas tout seuls mais dans un contexte. Par

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contre, dans le texte, les mots sont seuls. La personne qui compose le texte est aussi seule. L'acte de l'écnture, comme celui de la lecture, exigent la solitude. On ~crit un livre dont on aimerait qu'il soit lu par des centaines de milliers de personnes, et on est isolé de tous.

Cependant, il existe une certaine richesse d'expression dans la parole qui se perd dans le texte écrit. Dans ce dernier, les mots n'ont pas leur pleine valeur phonétique. La parole comporte une certaine intonation, certain timbre de la voix: excitée, troublée, tranquille, vive, résignée, etc. Il est impossible de se prononcer oralement sans aucune intonation. Dans le texte, la ponctuation peut signaler le ton d'une manière minime; un point d'interrogation, une virgule peuvent indiquer un ton plus élevé. Les acteurs consacrent énormément de temps pour déterminer comment émettre les mots du texte qu'ils doivent Interpréter. Le même passage peut être prononcé fort par un acteur et soufflé à voix basse par un autre. Il existe une richesse dans l'acte de parole, une force de conviction aidée par les expressions faciales, les gestes et l'apparence qui peuvent influencer énormément l'interlocuteur. Par contre, dans l'écriture, ce manque fait la pauvreté du témoignage écrit.

Le sens extra-textuel échappe non seulement aux lecteurs mais à l'auteur également. Le manque de contexte vérifiable fait de l'écriture une activité plus douloureuse et plus complexe qu'une présentatIOn orale à un véritable public.

Le public de l'auteur est toujours une fiction. L'auteur doit aSSIgner un rôle dans lequel les lecteurs absents et souvent inconnus peuvent se projeter et se retrouver.

L'écriture stImule J'esprit analytique, continue Walter J. Ong. Pour se prononcer clairement, sans l'aide de gestes, d'expressions faciales, sans intonation, sans faire face

à un véritable interlocuteur, il faut prévoir tous les sens possibles que l'énoncé peut transmettre au lecteur éventuel dans une certaine situation. Il faut que le langage soit clair en soi, sans aucun recours à un contexte existentiel. On conçoit que l'acte de

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12 communication écrite, de même qu'il gagne en puissance, gagne également en gravité et en complexité . De par sa tournure réflexive (écrire, c'est raturer, retrancher, sacrifier, corriger), il impose une véritable ascèse.

L'acte d'écriture, tout en étant soumis à des normes esthétiques, possède également une dimension so-:;iale.

Le degré d'imtiative du lecteur est supérieur à celui de l'auditeur ou du spectateur. Il peut à son gré régler la cadence de transmission, modifier l'ordre des séquences, ménager les temps nécessaires à sa propre intervention. La qualité de la lecture dépend à la fois de la qualité du tex~e et de celle du lecteur.

Wiesel, en choisissant d'écrire pour témoigner, est sans aucun doute consclCnt de la responsabilité, de la gravité de l'acte de témoignage et des lin1\tcs que l'acte d'écriture, malgré tous les avantages qu'il offre, impose à l'écrivain.

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La Nuit - térnoi2na2e autobio2raphique et collectif

Après cet essaI d'analyse de l'acte de témoignage et de l'acte d'écriture, nous avons tenté de situer le témOIgnage, tel que le j)ratique Wiesel, par rapport aux modes divers de l'autobIOgraphie et de la littérature personnelle, étudIés par Philippe LeJeune. 4 Dans le récit de WIesel, La Nuit, l'auteur se comporte comme un témoin et l'objet du discouJ's est l'histoire du groupe SOCial, les déportés, auquel rI appartient. C'est un seul récit qui porte sur un seul épisode de la vie de l'auteur, et plus précîsément, sur une période limitée de sa vie, sur l'année où il a été déporté dans les camps de concentration nazis.

Le chOIX déjà fait par la mémoire et celui que faIt l'écrivain sur ce que la mémoire lui livre dé1tmiteront le récit qui sera écrit.

Le récit de Wiesel, comme c'est le cas dans l'autobiographie, est écrit à la premIère personne; il ya identité entre l'auteur, le narrateur et le protagoniste. Comme pour l'autobiographie, c'est un genre fondé sur la confiance mutuelle, sur un "pacte", en effet. Mais Wiesel dOIt "exécuter ce projet d'une impossible sincérité en se servant de tous les Instruments habituels de la fiction. ,,5 II doit croire, comme dit encore Lcjeun\.!, "qu'il y a une différence fondamentale entre sor. récit et la fiction, même si en faIt, pour dire la vérité, 11 emploie tous les procédés romanesques de son temps. ,,6 La

lecture de son récit, pour Elie WIesel, a pour but d'mformer. Ce lIvre est destmé à être lu par ceux qUI ont vécu l'expénence comme par ceux qUl ne l'ont pas vécue.

Le récit sert de point de repère pour la connaissance ou le dévoilement de "Histoire, il se dresse contre l'oubli, contre ceux qui prétendent que l'EvéI1ement n'a pas eu lieu.

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Ce récit est un enseignement, le souveOlr de ce qUI S't'st passé pour que l'homme ne répète pas le même cnme. "Les témoIns racontent leur expéncncc pour cntrctcllIr cette douleur dans la chair", dit Marck H.tltcr. 7

En écrivant, Elle Wiesel rend hommage à ceux qui sont morts, à CCliX qUI n'ont

même pas de tombes, qUi sont oubliés à Jamais. l'écnture est un moyen de lutter contre l'oubli, elle est en SOI un mémona1.

Comme dans l'autobiCigraphie, l'auteur du réCit s'engage; le pacte autobiographique existe et une des données fondamentales de ce type de réCit est la résolution de dU'e la vérité. Comme pour l'autobIOgraphie encorc, La NUIt SUit dans IL temps l'histoire d'un individu, de l'auteur lUI-même. LCJeune écnt : "De même qu'un homme ne meurt qu'une fOIS, il n'écnt qu'une seule autobIOgraphie. liS Wle~c1 a éCrIt une l'OIS ce réCit de l'Evénement, et celUI-ci constitue en effet la ba\c de tous \CS éCrIts.

Une sorte de Virginité et de dL,poOlbillté qU'II ne retrouvera Jamal~, dIStlllg,· ~ cct umquc et seul récit consacré totalemellt à l'Evénement. C'est cc récit qUI marque l'onglllc de son entreprIse: cerner sa destll1ce, embrasser son passé dans une méditation plu'i large. Wiesel fait l'exploration de son possé et de son peuple, il puise dans ses racines et dans les récits bibliques pour tl"ansm~ttrl' son expénence d'un uestlll collectif.

Il cherche à consolider sa per:mnnalité en découvrant ses sources, en remodelant son passé, en rapportant le récit de !'InCldent à l 'u~agc du pr6cnt ct de l'avenir. II rapporte un certall1 nombre d'lI1formatlOlls qu'ri est le seul à pouvOIr rcr:ueIlllr, en t.lnt que seul survivant (les autres ne som pas revenus) ct dont Il salt qu'elle~ "Iont susceptibles d'mstrUire ses contemporains et la posténté. Il le fait avec l'mtentlOn non seulement de raconter mais de témoigner. A travers son expénence per~onnclle, II raconte celle de sa génération et celle, en général, de toute~ les vieU mc~ dc\ camp\ de la mort.

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La tell~tive d'écrire est fondée sur l'instinct de conservation, constate Lejeune. Pour Wie5el, c'est pour pouvoir survivre qu'Il se doit de raconter, comme ce fut le cas pour plusieurs autres qui ont subi la même expérience (Primo LeVI ou Robert Antelme par exemple).

Il recrée k passé dans son récit personnel pour établir une gamme très complexe de relations avec le lecteur. Comme l'écriture autobIOgraphie est à la recherche du sens de la vie, Wiesel est à la recherche du sens de J'Evénement. II ne s'agit pas seulement de communiquer avec son passé JJ1ais de se dévoiler à autrui. Il est question de raconter l'inavouable et l'ineffable. L'mavouable : il s'agIt de s'~xposer nu sur la place publique par souci de la vérité; l'écriture imrosera de surmonter la pudeur. Les aveux se font dans un langage qui voile les réalités autant qu'il les montre. L'meffable, pour ceux qui devaient raconter l'expénence des camps, tenait précisément à l'insuffisance du vocabulaire pour raconter ce qui ne pvùvait être raconté, ce sentiment de dése3poir, de ne jamais arnver à faire comprendre aux autres ce qu'ils avaient vécu. "[ ... ] il nous paraissait impossible de combler la d;stance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et œtte expérience. ,,9

Comme pour l'autobiographie, l'auteur croit fermement que son entreprise est utile et, plus encore, que c'est un devoir et une nécessité absolue de fixer sa propre expénence et celle des autres. Il cherche à récupérer et structurer ses souvenirs de l'Evénemcnt dans un récIt très consciemment dirigé; l'écriture a pour fonction de fixer cette expérience, vouée sans cela à disparaître comme toutes choses en ce monde. G. Gusdorf explique que l'histOIre veut être la mémoire d'une humanité en chemin vers des destinations imprévisibles; le témoignage de chacun, sur SOI et sur les autres, enrichit le patrimoine commun de la culture. 10

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La biographie, selon Gusdorf, représente l'une des réponses au désir de l'homme de durer dans la mémoire des hommes. De même Wiesel veut Imposer son expénence de !'Evénernent à la mémOire unIverselle.

La Nuit est une seconde lecture de l'expénence, et plus vralc que la prellllère puisqu'elle en est la pnse de conscience. Lejeune explIque que dans œ genrc d't.5cnture, il s'agit d'immobIliser, de fixer cette vie passée qUI fut mouvante. La dJlliculté est insurmontable: rien ne peut empêcher le narrateur de connaître la ~llite de l'ImtOire qu'il raconte, c'est à dire de partir Cil quelque sorte du problème résolu. II C'est ainsI

que les défaillances de la mémOire, les lacunes et les déformations ne sont pas nécessairement dues au hasard, elles résultent, bien au contram:, d'une optIOn de l'écrivain qui se souVient et veut faire prévalOIr tel ou tel détail de son pa~sé.

Wiesel nous apporte un document sur sa vie dans lequel on peut contrôler le témoignage et en vérifier l'exactitude.

Mais c'est aussi une oeuvre d'art, on est sensible à l'harmonie du style, à la force descriptive des images, et nous parlerons plus lOIn de la valeur esthétlqll~ de cc récit.

Wiesel ne saurait rappeler le passé pour le passé, 11 évoque le pa~sé pour le présent et l'avenir.

Et, comme l'écrit Lejeune dans son hvre Moi aUS!;I, les gens écrivent leur autobiographie pour une série de raisons: pour conjurer le temp\, tixer leur Identité, mais aussi pour témoigner au nom d'un groupc. Pour critiquer ou ~e venger: montrer les injustices subies, de la part d'individus, de groupes ou de la ~oclété clic-même:. 12

Wiesel écrit pour temOlgner au nom d'un groupe des tnJU~tICC~ el dc l'abomination subies de la part de la SOCIété.

(22)

NOTES

1.

La

grande Encyclopédie Larousse, rubrique "témoignage". 2. L'Encyclopaedla Umversalis, rubrique "témoignage".

3. Walter J .Gng, Orahty and Llterac)' (Methuen & Co. 1982).

4. PhilIppe Lejcune, L'autobiographie en France (Armand Colin, 1971) et Moi aussi, (E<htIOns du ScuIl, 1986),

S. Philippe Lejeune, L'autobiographie en France (Armand Colin, 1971) p.28. 6. Ibid, p.28.

7. Entrevue Radio Canada. (16 avril 1990, auteur de La mémoire d'Abraham). 8. Philippe Lejeune, L'autobiographie en France (Armand Colin, 1971) p.37. 9. Robert Antelme, L'espèce humame, (Gallimard, 1957) p.9.

10. Philippe Lejeune, L'autobiographie en France, (Armand Colin, 1971) p.119. Il. Ibid p.232.

(23)

1

CHAPITRE 2

LES COMPOSANTES DU TÉMOIGNAGE DANS L'OEUVRE D'ELIE WIESEL

18

Une notion chère au 20e siècle, dans la lignée de Camus, Sartre, et Malraux , est que "l'écrivain est le témoin de son temps".

"Le rôle de l'écrivain, écnt Camus, .. ne se sépare pas de devOirs àifficiles. Par détimtion, JI ne peut se meUre aujourd'huI au service de ceux qui font l'histOIre: JI est au service de ceux qlll la ~ublsscnt. "( ... )

"le SIlence d'un pnsonmer 1I1connu, abandonné aux hUlllIliatlons à l'autre bout du monde, suftït à reUrer l'écnvatn de l'extl, chaquc f01~ du moins, qu'il parvient, au mlheù des pnvJ1ègcs de la liberté, à nc pas oublier ce silence el à le faire retentir par les moyen,; de l'art,,1

Pour Wiesel, le rôle du témoin est de constrUire un mémorial, de dénoncer Ic crime, de dénoncer les complices. Il est également celUi de mettre en garde lOl1~ te,> hommes contre le danger d'une répétition de ce cnme. Tout cela 'ilgnr tic un engagement, un combat.

Nous allons étudier les quatre composante'i du témoignage Itltéralre . l'énonciation, l'engagement, l'aspect pragmatique, ce qUI dlffélCl1CIC le témOIgnage,

enfin du repvrtage, en nous référant surtout à

La

NUIt de W1C\cl. Dan,> le hut de clarifier cero.Ïns mouf5. qUI se trouvent dan~ l'oeuvre de base de WIC~e1, La Nlllt, nou'I nous référerons également à certall1s de ses contes, essaIs et dIalogue').

"L'énonciatIOn, selon le dlctionJlalre de Imgulc;t1quc, c<,t l'acte In<!lvlduel d ... · l'utilisation de la langue, alors que l'énoncé est le résultat (le cct acte, c'e.,t J'acte

cc

création du sUjet parlant" . ~

T. Todorov fournit une détïmtlOn de J'acte d'énonCiatIOn, dont nous pourronli nous inspirer pour l'analyse de La NUlt.J

(24)

La productIOn linguistique peut être considérée comme un acte au cours duquel ses phrases s'actualIsent, assumées par un locuteur particulIer, dam des circonstances ~patlales ct temporelles préCIse'). Les premIers éléments constItutifs d'un procès d'énoncIatIOn sont le IOCl'teur, celuI qUI énonce, et l'allocutaIre, celUI à qUI est adressé l'énoncé. Dans l'énoncIation le "Je" ou le "tu" permet d'identifier le protagoniste de l'énonciation. Ici s'\n\cnvent les dllTérenœ.l. cnice l'as<;ertlOJ1 et l'mterrogatlOn, entre la demande ct l'offre, les pO~ltlOns relative,: du locuteur et l'allocutaire. Le degré d'engagement du locuteur, les différences de contenu pmposltIOnnel, les manières différentes dont la propositIOn sc relIe aux Intérêts du locuteur et de l'allocutaire, voilà alitant d'éléments de l'énonciatIon. L\~nonclation est une composante InéVitable à l'mtérleur de l'énoncé, maIs cette présence prend différentes formes à des degrés vanés d'mtenslté. Le dIscours peut être centré sur 1<:: locuteur ou s'orgal1lser autour de l'allocut2Ire. Il yale discours explIcite, autonome ou imphcite, d~ SItuatIOn... Le discours peut être pauvre en indications sm son énonciatIOn ou au contraire, s'y référer constamment. Le langage du narrateur et celui des personnages peuvent être semblables ou différents.

Dans le témOignage de Wiesel, La NUlt, Il Y a un soulignement très marqué de l'énonciatIOn. WIesel, d'une mamère explICite, veut raconter sa propre expénence dans

les camps de concentratIon nazIs. "Je Jure que chaque mot est vrai,,4 dit-il, et ce t~mOlgnage, ajoute-Hl, constItue le socle de mon oeuvre; tout Je reste n'en sera que le

. 5

commentaIre ..

Dans

La

NUI!, Il fait des constats, des assertIOns; ce qu'il !&conte est arrivé. Il ne se pme pas de questIon.;; quant à la certitude de son énoncé; Il Y était, il rapporte les faits en tant que témOIn oculaIre. 11 adopte Vis-à-vis de son énoncé une attitude détcrnwlée par laquelle Il s'y mscnt complètement. WIesel raconte son expénence dans les can'ps, surtout, po Ir analyser les "ravages irrémédiables causés d:ms l'âme des

(25)

~o

déportés" / pour nous montrer comment l'homme (l été réduit à l'extrême dénuement du

besoin, à l'état de "seus-homme".

"Je n'attachaIs plus d'intérêt qu'à mon assiette de soupe quotIdIenne, à

mon bout de pam ras~ls. Le paIn, la soupe - c'étal! tout~ ma \fIC. J'étaIs

un corps. Peut-être mOins qu'un corp') . un estomac aframé." ~

Le "je" raconte l'histOIre d'un "Je" perdu, JadIS, rédull ,1 un corps. La VOIX dll

narrateur est donc une VOIX reconquise, peut-on dlrc. Et le tcxtc en ~on cnc.;cmb\e ressemble à un énoncé ImpossIble: "quand J'étaiS 1110rl( .. )" Wle~cl m(Jlqllc qu'Il adhère à son énoncé; en utilisant le pronom ".le" pour le nanatcur qUi est égalci1wnt le tl~mOln lui-même, Ehezer, \-hesel réduit mfiniment la distance entre ~lll et ~on allocuteur. Il y

a identité entre le narrateur et le protagolllste Sntre "Elle ct EIIl'/er" un C"'rKlCC mtïme

de "fiction". Dès que le narrateur e~t représenté dans le textc, écnt Todoro'/ ,8 Il ne faut pas le confondre avec la personne de l'auteur. Seul le premier C' t dans le tex le. Le narrateur dans La Nuit a son rôle Jnscnt dan\) le texte; Il fait k récit de ~on expém~nce

et celle de la communauté JUive de Sighet, sa Ville natale, dan\) lc~ call1p~ de la mort. Dans ce témoignage, le narrateur est représenté au flIveau des per~onnagc~ qlll vlvellt l'évenement, lui deVient le témOIn et le personnage pnncipal. Le narrateur se charge volontairement de raconter ce qUI s'est passé. Il nous force à regarder cc qUI s'est passé

et il nous commumque l~s viSIOns que d'autres personnes ont CliCS.

Dans ce témOignage le discours est centré sur le locuteur, ~'est un témOIgnage autobiographIque de son séjour dans les camps naZI\).

Le narrateur de La Ntllt ~e hvre à des observations et à des JI1terprétatlons. Et si tout au long du réCIt le "Jc" représente Eliezer, le Jeune garçon de qUlll/C dm qUI

rapporte l'histOIre de son Itinéraire dans les call1p~, Il y a pIU~leur') pas..,age.., dan.., le récit ou le "Je" n'est plus le même. L'auteur du récit, dan~ ccrta\11~ pa'),>agc.." ne <,e contente pas de rapporter les faits dont Il a eu une expérIence directe, Il y aJoute des faits dont il n'a eu connaissance que plus t2.rd, II fait dc~ ob~crvd.tlons ~ubtIie~ ct dc')

(26)

commentaires. La veille du Nouvel An (Roch-Hachanah) juif, l'auteur/narrateur s'interroge au sujet de la prière : pourquoi bénir l'Eternel ? "Parce qu'Il faisait fonctionner SIX crématoires jour et nuit, les jours de Sabbat et les jours de fête 1 Parce

que dans sa grande puissance il a créé Auschwitz, Birkenau, Buna et tant d'usines de la mort,,?9 Les observations ironiques que le narrateur fait dans certaines situations sont celles de l'auteur et non pas du témoin. "Auschwitz était bien une maison de repos ... ,,10

Voici un autre exemple d'une observation faite par le narrateur, sur l'optimisme qui régnait dans la ville même après l'arrivée de l'armée allemande:

"Les Allemands étaient déjà dans la ville, les Fasciste!' étaient déjà au pouvoir, le verdict était déjà prononcé et les Juifs de Sighet souriaient encore. ,,11

Quand les n :>tables de lu .... ommunauté viennent demander au père d'Eliezer, le narrateur, ce qu'il pense du port de l'étoile jaune, le père répond: "- L'étoile jaune 1 Eh bien, quoi? On n'en meurt pas ... " L'observation du narrateur est la suivante: "(Pauvre père! De quoi es-tu donc mort 1)12

Comme d'autres témoins de l'Holocauste, Wiesel, tout en déclarant que tout ce qu'il écrit est vrai, est conscient du fait qu'il ne peut pas raconter adéquatement son expérience; Il y aura inévitablement un écart entre ce que lui et les déportés ont souffert et son récit La distance créée entre lui et le narrateur accentue le fait qu'un degré de l'horreur échappe à l'expOSition, et ne sera jamais tout à fait compris.

"Vous qui n'étiez pas sous le ciel de sang, jamais vous ne saurez ce que c'était. Même si vous lisez tous le~ ouvrages, même si vous écoutez tous les témoignages, vous resterez de ce côté de la muraille; vous ne verrez l'agome et la mort d'un peuple que de loin, comme à travers l'écran d'une mémoire qui n'est pas la vôtre. ,,13

Le survivant de l'Holocauste est une victime qui a souffert la mort tout en étant en vie, et c'est cette expérience que le témoignage de Wiesel essaye de nous

(27)

1

22

transmettre. "Le déporté a vécu jusqu'à l'usure sa mort, sa condamnation, sa damnation ... " note Jean Cayrol.I4 Wiesel exprime cette situation de la sorte:

Il A force de côtoyer la mort, nous portions son ombre. Nous étions tous

morts, et nous ne le savions pas. Mais nous savions que jamais nOliS ne serions plus vivants ... et "même si nous devions nous en sortir, nous serions incapables de porter témoignage. Or, s'il y avait en nous un désir de vivre, ou plutôt de survivre, c'était pour inscrire notre mort dans la mémoire des vivants. "t5

Il est impossible de décrire ;>leinement la réalité des camps de la mort, là où il y a absence totale de valeurs humaines et où les relations entre les hommes ont complètement changé: chacun vit seul, chacun pour soi. S'adressant à Ehezcr, (le protagoniste de La Nuit), qui essaye de faire ce qu'il peut pour sauver son père, accablé par la dysenterie, le chef du bloc lui donne le conseil suivant:

"N'oublie pas que tu es dans un camp de concentration. Ici, chacun doit lutter pour lui-même et ne pas penser aux autres. Même pas à son père. Ici, il n'y a pas de père fbui tienne, pas de frère, pas d'ami. Chacun vit et meurt pour soi, seul. ,,1

Robert Antelme exprime cette absence de relations humaines, dans son avant-propos de L'Espèce humaine, l'objectif des détenus devenait "seulement de survivre" ct

"La solidarité même était devenue affaire individuelle" .17 Dans un monde où on cst

réduit à survivre physiquement, le bourreau traite ses victimes comme des bêtes, ct l'homme est "ramené à sa pure naturalité" .18

L'auteur est conscient qu'il lui faudra trouver un moyen de raconter certaines scènes avec beaucoup de délicatesse, pour traiter des émotions. Les déportés, rédUits à n'être plus que des "chose~", perdent leur qualité humaine; comment donc raconter ce qUi cst arrivé à ces hommes sans les trahir ?

(28)

Un exemple frappant de cette abomination se trouve dans le passage suivant de

La Nuit:

Après avoir voyagé dix jours dans des wagons scellés et sans recevoir de nourriture, les déportés "vivaient de neige". Un jour le train s'est arrêté et un ouvrier allemand jeta un bout de pain dans un wagon.

"Un groupe d'ouvriers et de curieux s'était rassemblé le long du train. lis n'avaient sans doute encore jamais vu un train avec un tel chargement. Bientôt, d'un peu partout, des morceaux de pain tombèrent dans les wagons. Les spectateurs contemplaient ces hommes squelettiques s'entretuant pour une bouchée. Un morceau tomba dans notre wagon. Je décidai de ne pas bouger. Je savais d'ailleurs que je n'aurais pas la force nécessaire pour lutter contre ces dizaines d'hommes déchaînés! J'aperçus non lQin de moi Iln vieillard qui se traînait à quatre pattes. Il venait de se dégager de la mêlée. Il porta une main à son coeur. Je crus d'abord qu'Il avait reçu un coup dans la poitrine. Puis je compris: il avait sous sa veste un bout de pain. Avec une rapidité extraordinaire, il le retira, le porta à sa bouche. Ses yeux s'illuminèrent; un sourire pareil à une grimace, éclaIra son visage mort. Et s'éteIgmt aussitôt. Une ombre venait de s'allonger près de lui. Et cette ombre se j~ta sur lui. Assomé, ivre de coups, le vieillard criait: - Méir, mon petit Méir ! Tu ne me reconnais pas? Je suis tOI1 père... Tu me fais maL .. Tu assassines ton père... J'ai du pain... pour toi aussi... pour toi aussi...

Il s'écroula. Il tenait encore son poing refermé sur un petit morceau. Il voulut le porter a sa bouche. Mais l'autre se jeta sur lui et le lui retira. Le vieillard murmura encore quelque chose, poussa un râle, et mourut, dans l'indifférence générale. Son fils le fouilla, prit le morceau et commença à le dévorer. Il ne put aller bien loin. Deux hommes l'avaient vu et se précipitèrent sur lui. D'autres se joignirent à eux. Lorsqu'ils se retirèrent, il y avait près de moi deux morts côte à côte, le père et le fils. J'avais quinze ans ... 19

Comment transmettre ce témoignage d'une existence hallucinatoire? Le passage ci-dessus fait preuve d'un traitement délicat des émotions; le narrateur nous rapporte les faits d'une manière directe, sans chercher à nous apitoyer. Cet exemple est, sans doute, le plus dévastateur qui soit, de cet effondrement des relations humaines, que nous

(29)

24 rapporte l'auteur de La Nuit. Et si cette scène est horrifiante pour le jeune témoin, clic

le devient également pour le lecteur, qui essaye à son tour de saisir ce que fut cct univers de l'horreur.

Wiesel essaye de ressusciter le monde des camps tel qu'il était. Mais pour dépeindre ce que fut cet enfer pour les victimes, il doit se contraindre à un contrôle très strict du langage, pour que ce dernier soit sobre et approprié à cette expéncnce. Et, comme l'a constaté Camus: "L'artiste libre est celui qui, à grand-peine, crée son ordre lui-même. Plus est déchaîné ce qu'il doit ordonner, plus sa règle sera stricte et plus Il

aura affirmé sa liberté. ,,20

Avec beaucoup de pudeur, il expose les situations et sans intervenir. le narrateur nous laisse comprendre la scène. Nous reviendrons plus tard sur le problème du style, et du traitement du langage dans ce genre d'écriture.

(30)

Le

témoiKnaKe - un en&3Kement

Comme nous l'avions mentionné au sujet de l'acte de témoignage, l'auteur se prononce, il porte des jugements, exprime ses opinions, condamne.

Il prend position : contre ou pour. Il dérange la droite, irrite certaines consciences de gauche. Il trouble; son rappel constant de l'Holocauste, ce crime mémissible, gêne certains milieux.

Wiesel met en garde, il avertit. Les droits de l 'homme, il faut les défendre là où ils sont en danger, il faut agir. Partout au monde où l'on commenc,~' à bafouer la liberté de l'homme et son droit à l'égalité, le danger existe, l'écrivain doit se prononcer.

La leçon d'Auschwitz ne doit jamais être oublié.e.

Comment, demande le narrateur de La Nuit, Hitler "irait anéantir tout un peuple? Exterminer une population dispersée à travers tant de pays? Tant de millions de gens ! Avec quels moyens 1 Et en plein vingtième siècle ! ,,21 Oui, en plein vingtième siècle, cela ne pourrait certainement pas se produire, dans une société civilisée, et pourtant. ..

Dans son livre Un Juif. Aujourd'hui, Wiesel ~oulève la question: "Et pourtant le monde civilisé savait; et le monde civilisé se taisait. Mais l'homme dans tout cela? Et la culture, comment en était-elle arrivée là 1,,22

Pour Wiesel cet événement est inexplicable, incompréhensible, inconcevable. Et si Dieu "s'est éclipsé", comme dit Martin Bubei3, à Auschwitz, c'est tout de même l'homme qui, lui, a inventé et a fait marcher ces usines de la mort. Comment, se demande Wiesel, peut-on tuer, brûler et gazer des enfants?

L'indifférer.ce des spectateurs à l'égard de Wiesel, était signe de complicité. "Mais derrière leurs volets, nos amis d'hier attendaient sans doute le moment de pouvoir piller nos maisons ... 24 Les amis d'hIer n'ont rien fait pour protester ou pour

(31)

20 sauver les victImes. La police hongroise a vite fait d'exécuter les ordres des bourreaux, en y mettant beaucoup de zèle:

"Des gendarmes hongrois avaient pénétré dans le ghetto ct hurlaient... Tous les Juifs dehors! " [ ... ] Lils] frappaient de la crosse de leurs fUSils, avec des matraques, n'importe qui, sans raison, à droite ct à gauche, vieillards et femmes, enfants et infirmes.25"

Les gendarmes hongrois "étalent nos premiers oppres')cur~,,26 Et à nouveau, l'indifférence des habitants de la ville: "Derrière leurs volets, nos compatTtotes nnus

r::,~ardaient passer". 27 La communauté juive de Sighct fut déportée en 1944, alors que les camps de la mort eXIstaient depuis 1933 et que "la solution finale" battait son plCIO. Mais, écrit Wiesel dans La Nuit," nous l'ignorions. Personne ne nous l'avait dit. ,,28 cl demande-t-il, "Comment était-Il possIble qu'on brûlât des hommes, dcs enfants cl que le monde se tût ?,,29. C'est cet optimisme, cette croyance en l'homme qUI a fait que jusqu'à la fin, tous ces hommes et ces femmes refusaient de croire qu'Auschwltl fût possible. Le~ déportés étaient persuadés que les Alliés ne savaient pas ce qUI sc passait dans les camps. On se répétait : "Si seulement Roosevelt savait. Si seulement Churchill savait. Si seulement le pape savait. Si seulement les jUifs améncains,

1 . l ' . , . . t 30 ..

ang aIS, pa estmlens, suedOIS, sUisses savall~n ... Wiesel dit avoir de,> preuves formelles, irréfutables, que le monde savait et se taisait. Pour lUi, le monde était

complic,"!. Ce n'est plus un secret pour personne, dit-II : Ic~ chefs alliés ont refusé de bombarder les rails conduisant à Birkenau, là où jouI après jour, plus de dix mille Juifs étaient liquidés. Ainsi Hitler faisait marcher ses usines de la mort sans être Interrompu. "Je ne comprends pas, dit Wiesel. L'mdifférence des 5.pectatcl1r~, la complIcité des uns, la complaisance des autres... Ur million d'enfants ma~~acrés : Je ne comprendrai jamais. ,,31

(32)

i

".

À la question de Cargas, pourquoi les Juifs ne se sont pas révoltés? Wiesel répond par une autre question: Pourquoi les tueurs ne se sont pas révoltés cp'!. En plus, ajoute-t-il, les rares hommes à s'évader des trains ne trouvaient refuge nulle part.33 PourquOi, se demande l'auteur, y avait-il si peu de portes qui s'ouvraient pour héberger les JUIfs qui réussissaient à s'enfuir du ghetto? Au contraire, constate Wiesel, en Pologne et dans la plupart des pays occupés, il y avait des "experts" qui collaboraient avec les Allemands pour ramasser les juifs.

admirer l'incendie quand le ghetto brûlait.34

Les habitants de la capitale venaient

Wiesel dit ouvertement ce que peut-être plusieurs pensent mais n'expriment pas. "Comment expliquer qu'un Hitler ou un Himmler n'aient jamais été excommuniés par l'Eglise? que Pie Xli n'ait jamais lugé nécessaire, voire indispensable, de condamner Auschwitz et Treblinka 7,,35 Il fait appel ~ l'homme chez le chrétien, chez le juif, à l'humanité de l'homme. Comment pouvait-on ~tre passif à l'égard des per~écutions des Juifs? "Cela fait mal de le dire, maIs il le faut: si les victlmes sont un problème pour les juifs, les tueurs constituent un problème pour les chrétiens. ,,36

Dans le même ordre d'idée, W;esel dénonce "l'attitude de détachement, de laisser-faire,,37 des dirigeants des communautés juives libres pendant la guerre. Contrairement à la traditIon de solidarité qui prévalait toujours, dit Wiesel, cette fois-ci, pour la premIère fois, les Juifs persécutés ne pouvaient pas compter sur d'autres Juifs. Wiesel ne peut pas comprendre la complaisance du monde libre.

Pour lui, le mal réside dans l'indifférence. Auschwitz est un avertissement, une sorte de référence; c'est pourqum inlassablement il va lutter contre l'injustIce, contre les oppresseurs pour le salut des oppnmés. Pour les JUIfs de Russie, les Cambodgiens massacrés, les oubliés du Paraguay, les torturés dans les pays de l'Amérique du Sud, il va témmgner et faIre retentir leurs souffrances pour que le monde soit informé et qu'il agisse pour empêcher "la mort d'un peuple" .38

(33)

28

Pour résumer ce que Wiesel pense à propos de l'indifférence, nous citerons le passage suivant de son essai "Le péril nucléaire" :

"On le sait aujourd'hui : le mal est dans l'indifférence. On pourrait même dire que l'indifférence au mal lui permet de croître, de s'étendre et de s'enraciner. En période de crise, la neutralité n'aide que l'agresseur; jamaIs ses victimes. La politique de non-mtervention t~C peut être que néfaste. Si la guerre nucléaire éclate un jour, cc sera à cause de notre apathie. ,,39

(34)

Le témoia=naa=e - l'aspect praa=matigue

La pragmatique du témoignage sur l'Holocauste comporte deux aspects: la transmission aux générations futures et la lutte contre J'oubli.

La fidélité aux morts est la victoire de l'opprimé sur l'oppresseur. Pour le peuple juif, dit Wiesel, c'est la mémOIre qui compte:

"L'oubli: obsession majeure, lancinante, de tous les habitants de l'univers maudit. L'ennemI misait sur l'oubli et l'incrédulité. Comment faire pour déjouer ses plans '? Et si la mémoire se vidait de sa substance, qu'adviendralt-ll de ce que nous avons accumulé tout au long de la route ?40"

Toutes les victimes comptaient, espéraient qu'un jour, quelqu'un pourrait dévoiler tout ce qui s'était passé dans cet univers clos des camps de la mort.

Wiesel écrit "pour arracher les morts à l'oubli,,41 "La mémoire demeure notre seul abri, notre ultime bouclier. Nier la mémoire, c'est se renier.42

Parlant de la haine contre les Allemands, ou du désir de se venger de la part des survivants de l'Holocauste, Wiesel explique que ces deux options ont été rejetées par la majorité des Juifs. Par contre ils ont compris "qu'aux yeux du tueur, le pire des châtiments c'est la mémoire de la victime. ,,43

Wiesel a choisi d'être la voix de tous ceux qui ont disparu. A travers toute son oeuvre, il va faIre revivre, dans l'atmosphère de la tradition juive, ses parents, ses amis, ses maîtres et tout ce monde qui jadis peuplait le "shtettl" (bourgade JUIve en Europe de l'Est). II installera dans son monde imaginaire les enfants, les vieillards, les fous, les mendiants, les mystérieux étrangers. Ainsi, ses parents et ses maîtres feront leur apparition dans L'Aube, pour faire comprendre au protagoniste, le survivant qui de victime deVient bourreau, que son acte fera d'eux aussi des meurtriers, car ce sont eux qui l'ont formé. Dans Le Jour, le survivant est impliqué dans un accident, mais en fait il s'agit d'une tentative de suicide. Il essaye de retrouver le sens de la vie, de reprendre

(35)

J

JO

espoir après l'expérience de l'Holocauste. Comme il le dit à Tcd L. Estess44, après

avoir témoigné sur sa vie et sa mort dans La Nuit, WIesel va explorer les optIons dispombles pour le survivant. Le récit se termine avec l'image cadavénque du Jt'une garçon, reflétée dans le miroir, en guise de conclUSion au voyage dans le royaume de la mort.

"Un jour je pus me lever, après aVOlr rassemblé toutes mes forces. Je voulais me voir dans le miroir qui était suspendu au mur d'en face. Je ne m'étais plus vu depuis le ghetto. Du fond du mlroir, un cadavre me contemplait. Son regard dans mes yeux ne me quitte plus. ,,~~

Dans chacun de ses livres il traitera d'une possibilité dt! l'existe lCC pour le survivant: l'action politique et la tuene dans L'Aube, le slIlcide dans Le Jour, la l'ohe da;ts La ville de la chance, dans Les portes de la forêt, un survivant à qUI l'on a sauvé la vie, et le message devient un message d'espOir. Dans Le mendiant de Jérusalem, roman situé dans le présent de la guerre des "SIX jours", Jérusalem deVient le pôle Oll se rassemblent tous les personnages de Wiesel, du présent , de l' Holocauste , de la tradition hassidique, au pied du Mur des Lamentations. Il continue à évoquer Auschwitl dans Signes d'exode, Paroles d'étranger, Silences et mémoire d'homme, Le chant des morts, là où il évoque la mort de son père. Dans les dialogues d'Vn JUIf aujourd'huI,

il va évoquer son père qui lui confiera "les vestiges de [sa] mémoire"

... et puis je t'ai appelé, toi. Pour te dire que Je ne comprenais pas. Et pour te confier les vestiges de ma mémoire. Pour t'mc1ure dans ma mémoire.46

Que son oeuvre soit située dans la période "avant" ou après" l'expénence, clic

est toujours inspirée de cet Evénement, que Wiesel préfère écnre avec un E majuscule.47

Le témoignage de l'Holocauste sert également à affronter les accusateurs indécents qui prétendent que cette expérience n'a pas eu lieu, ou SImplement qu'clic a

(36)

31

été inventée de toutes pièces. Sur ce chapitre Wiesel écrit que ces accusateurs vont jusqu'à priver les survivants de leur passé. 48

Si, dit Wiesel, nous nous battons pour les victimes d'aujourd'hui, c'est parce que celles d'hier ont été oublIées, abandonnées, lIvrées à l'ennemi.49

Dans ,'essai Le Juif et la guerre, Wiesel parle de l'importance du témoignage comme avertissement , afin que cette expérience soit gravée dans la mémoire des survivants,

.. Ne pas oublier, ne pas laisser oublier, empêcher l' ennerr:i d'écrire J'histoire de ses victimes. C'était l'obsession commune à tous les habitants des ghettos, à tous les hommes des camps. Ils tenaient à raconter l'expérience afir: qu'elle serve d'avertissement, d'exemple. Ils tenaient non pas à la vie mais à la survie, pour sauvegarder l'écho d'un seul cri, d'une seule larme, l'étincelle, fût-elle unique, de cette flamme immense qui, la nuit, dévorait tout un peuple. ,,50

Si on témOIgne pour lutter contre l'oubli et pour commémorer les morts, c'est parce que le bourreau a tout fait pour effacer de la terre les Juifs; tel était le but de la "solution finale". Si on a réussI physiquement à massacrer un tiers du peuple juif, on a réussi à détruire sa culture, sa langue et sa tradition. Avec la disparition des six millions de JUIfs, a disparu également une tradition, le mode de vie de cette communauté qui était profondément religieuse et qui avait pour langue le yiddish.

Le témoignage sur l'Holocauste nous rapporte quelque chose d'insupportable, écrit Irving Howe,51 et pour cela inoubliable, sur l'existence de l'humanité; c'est également un moment crucial de notre histoire, si ce n'est de notre expérience directe.

Le fait de garder les témoignages f,U~ l'Holocauste présents à notre conscience, ne nous rendrait peut-être pas meilleurs, mais pourrait faire en sorte que nous ayons un peu le sens du temps dans lequel nous avons vécu et duquel nous sommes venus.

Le témoignage est utile, aussi, car il réserve à l'Holocauste une place définie dans 1 'histoire, pour qU'Il ne soit pas rédUIt un jour à la légende d'un petit peuple.

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Le l-'roblème de la transmission aux générations futures est ancré dam la tradition juive. Le témoignage seul peut garantir que cette expérience ténébrcll~e du peuple 1\11 f

soit transmise, afin de maintemr la contlllUIté de son histOire ct celle de l'humanité Dans Le Serment de Kolvillàg, récit d'un pogrome dans le~ années 19~O, l'auteur montre la pUIssance de la tradition. La communauté de la pdltc ville IInaglllam: de Kollvi:!àg prête serment (avant lema!lsacre)denepastémOigner.delle pas raconter la destruction, puisque ni Dieu ni les hommes ne prêtent l'oreille aux ~ouffranccs du

peuple juif. MaiS ce serment ne sera finalement pas observé. L'ullIque rcs<.:apé du massacre transmettra le secret de Kollvilàg à lin Jeune SUICidaire, ct la conlllllllté de l'histoire sera amsl assurée.

Terence des Press:! conSidère Wiesel comme le témOin artl~te. A travers la récréation imaginaire, dIt-il, il nous présente "l'histoire" de la survivance: en premier lieu il établIt son Identité, ainsi il arrive à créer sa propre voix, et c'est ~eulement après, dans un dIscours puisé du fond des ténèbres, et qui est comme le contre-puid') du silence, il commence à parler. f\fin de SaISIr le mystère d~ la VOIX du ~urvlvant dam l'oeuvre imaginaire de Wiesel, dit-il, il faut adhérer à deux pnnclpes bien Justltïé~ par E.Fme, l'auteur de Legacy of Night, : premièrement que nous pouvons applcndrc davantage d'une représentation artistIque que d'un énoncé di~ct!r~)f, ct, que deuxI~me­ ment, si nous lisons les oeuvres de Wiesel dans J'ordre qu'Il les a écrites, nOlis allom constater qu'elles constituent en elles· mêmes des unités fal',ant partie llltégralc d'un conte spintuel qui commence avec La NlIlt - établissant un cercle complet - pour en~ulte reprendre les mêmes thèmes en gUise d'ouverture sur un Illvcau plus élevé - dans Le Testament d'un poète juif assasslllé.

La voix du témom authentique est source de conscIence et ain~1 clic deVient un guide dans le monde d'après Auschwitz.53

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Dans une entrevue avec RF.Cohen, Wiesel approuve la pensée de Sartre, que les morts n'exIstent que dans la conscIence des vivants. MaIs il va plus loin encore, disant que "les vivants qui oublient les morts, meurent à leur tour. ,,54

Wiesel eX'1hque que pour le peuple juif le souvemr a une importance fon{i, ,mentale, sans cela, "11 ne subsisterait pas un siècle. ,,55

Dans Le merdiant de Jérusalem, le témoin est désigné comme "dépositaire de vérité"; le rabbIn de la communauté qui sera exécutée et jetée dans une fosse commune dit à ses discIples:

"- Celui de vous qUI s'en sortira, ... je veux qu'il regarde, qu'il écoute et qu'il se souvienne. Je me fie à lui plus qu'aux patriarches, il osera aller plus loin. Je le veux dépositaIre de vérité, porteùr d'incendie. Et si lUi aussi dOlt pénr avec nous, comme nous, je fais appel au ciel, et au vent, et aux nuages, et aux fourmis qui se terrent sous nos pieds : qu'ils témoignent pour nous, peut-être Je monde ne mérite-t-il pas d'autres témoins. ,,56

Dans La Nuit, Moché-le-Bedeau, sauvé par miracle de la persécution, revient dans sa ville pOUI prévenir les Juifs et les avertir du sort qui les attend, mais personne ne le croit; personne ne l'écoute. Dans Le mendiant de Jérusalem, l'officier qui n'arrive pas à tuer le "survi\ ant" lui dit:

"Tu parleras, maïs tes paroles tomberont dans des oreilles sourdes. Certains se moqueront de toi, d'autres tenteront de se racheter par toi. Tu crieras au scandale, à la révolte, mais on refusera de te croire, de t'écouter. Tu me maudiras de t'avoir épargné. Tu me maudiras, car tu seras en possessIon de la vérité, tu l'es déjà; mais c'est la vérité d'un fou. ,,57

Wiesel, le témOIn, arrivera-t-il, lui, à se faire écouter? Il semblerait que le monde ne soit pas sourd à son appel et la preuve en est que Wiesel continue à publier et à témoigner, se référant sans cesse à l'expérience de l'Holocauste.

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Témoi2nal:e ou ,'eporta2c ?

Le reportage se veut avant tout mformatlOnnel. Le Journaliste Oll le reporter recueille des renseIgnements et en fait un reportage, cela veut dire qu'il l'ail lin rapport ou relate de mamère vivante ce qu'II a vu ou entendu. Il ~c dOit d'être neutre ct non engagé; Il ne prend pas pOSition, il est Impartial. Il a pour but de décnre les rails tds qu'ils sont, "bruts", pour nous mettre face à la r~ahté "brute".

Le reportage VIse à fournir les informatIOns, il a plutôt valeur de document, Il

agit au niveau des connaissances. Un reportage réussI dOIt être dénué !.le commentaires; le journaliste ne doit pas prendre parti et ne doit pas porter de .Jugements, tâcht: réservée aux commentateurs de nouvelles et aux éditonalistes. Le reportage vIse à la ')lllcénté et à l'objectivité. L'écnture du reportage se veut neutre et tout en sc situant au 11lIIicli

des jugements, elle ne partiCIpe à aucun.

Cependant, le reportage non plus n'est pas tout à fait mnocent. Toujours est-il, que pour notre comparaison avec le témOIgnage, nous allons nous limiter à l'lIltcnllOll initiale et centrale de ces deux genres. Ce faisant, nous soulignerons que 'II le reportage

se veut objectif et neutre. et VIse à la connaissance plutôt qU'II ne soihclte )'émollon, le témoignage littéraire, lui. aspirç à nous guider dans une Il11tlatlOn au réel et à nous engager dans le dévoilement même de l'expérience.

Ainsi le témOIgnage littéraire diffère du reportage dans ses intentIOns. Il veut que le lecteur SOit non seulement informé des faits, de l'expénence rapportée, mais qU'Il essaye également, à travers ses émotions, de ressentiT J'expénence vécuc, de mC:mc que l'auteur engage la totah té de son être, et se refuse à être ~eu lement un .. regard" . Dam

son témoignage, l'écnvam insuffle la vie à son récit ct, à l'aide du cadre Imagmairc ou de la fiction, il va entraîner le lecteur dans le monde qu' li dépcmt.

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Le témoignage sera lu comme une expérience vécue, comme dans tout vécu, le réel se noue à l'imaginaire. Le témoignage va verbaliser la condition humaine, il va donner à la suite des jours une logique et un ordre.

Pour cette raison, dit Wiesel, "avec le recul, l'imagination prend force, sinon valeur de témoignage au même titre que le document, et parfois bien davantage. Le nier serait refuser droit de cité à l'art sous toutes ses formes. Le réel comme l'imaginaire, l'un et l'autre font partie de l'histoire l'un en est l'écorce, l'autre la sève. ,,58

Il en résulte que le témoignage littéraire ne se contente pas d'informer; il est engagé. L'écrivain fait "appel au lecteur pour qu'il fasse passer à l'existence objective le dévoilement [qu'il al entrepris par le moyen du langage. ,,59 Dans son témoignage, il va choisir Je pour ou le contre, il va dénoncer ou glorifier. C'est ainsi que Soljenitsyne, directement inspiré par son expérience du bagne et de l'exil, a réuni un immense dossier sur la répression politique et sur la formation en U.R.S.S. d'un véritable continent concentrationnaire. L'Archip-el du Goulag est un acte d'accusation monumental contre le régime de répression.

Le témoignage littéraire se fonde sur les données vécues et il adjoint aux données de pure information la structure de la narration et les éléments qu'il veut transmettre à son interlocuteur.

Wiesel veut que le lecteur puisse pénétrer dans ce monde sordide pour mesurer et comprendre la souffrance. Pour nous toucher et éveiller en nous les sentiments de haine, de compassion, de colère, il essaye de nous atteindre par les moyens de l'oeuvre littéraire. Comme Sartre le dit bien, "l'écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l'homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet mis à nu leur entière responsabilité. ,,60

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