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Comment se faire des amis : suivi de Écrire quand on n'a rien à dire

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Academic year: 2021

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(1)

COMMENT SE FAIRE DES AMIS

SUIVI DE

ÉCRIRE QUAND ON N'A RIEN

À

DIRE

MÉMOIRE

PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES

PAR

SIMON DOMINGUE-BOUCHARD

(2)

Service des bibliothèques

Avertissement

La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 – Rév.10-2015). Cette autorisation stipule que «conformément à l’article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l’auteur] concède à l’Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d’utilisation et de publication de la totalité ou d’une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l’auteur] autorise l’Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l’Internet. Cette licence et cette autorisation n’entraînent pas une renonciation de [la] part [de l’auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l’auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»

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Or, il n'en est rien: le nom sur la couverture de l'ouvrage cache celui de centaines d'autres personnes dont l'aide fut nécessaire à l'auteur pour transformer ses scribouillages initiaux en quelque chose de présentable. Elles lui auront apporté des conseils, des critiques, des ressources (qu'elles soient financières ou humaines), mais aussi, surtout, du temps. L'auteur aura beau avoir donné sang et sueur à son labeur, sans leur aide, ses écrits seraient restés vains. Leur contribution est d'autant plus admirable qu'elle est la plupart du temps invisible, malheureusement.

La solution à cette injustice serait sans doute d'arrêter d'inscrire sur les livres le nom de leur auteur. Ainsi, le travail de ce dernier resterait tout aussi peu reconnu que celui des autres. Mais bon, en attendant que ça se fasse, on peut aussi faire la liste des gens qui l'ont soutenu, ça fonctionne aussi.

Merci en premier lieu à ma famille et à tous mes amis qui ont rendu ce travail possible : Catherine, Jérôme, Hélène, Karine, Laurence, Adrien, Sarah, Guy, l'autre Laurence, Maryse, Pierre, Clermont, Claire et Chloé. J'ai clairement oublié des gens, mais il n'y aurait pas assez d'une page s'il fallait que je vous remercie tous ...

Un merci très important à mon directeur, Bertrand Gervais, qui n'a pas hésité à me prévenir lorsque ce que j'écrivais n'allait nulle part.

Enfin, un merci un peu particulier au gouvernement qui, techniquement, par le biais de mes prêts et bourses, se retrouve pour une fois à financer les projets en culture ...

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COMMENT SE FAIRE DES AMIS ... 1

IT'S SUCH A BEAUTIFUL DA Y ... 2

COURCHESNE ... 6 K ... 8 MARIUS ... 20 LUCKY ... 22 EMMA ... 30 LAURIER ... : ... 33 GEORGES ... 34 PARC ... 47 GASPARD ... 50 CORBÉNIC ... 61 RUBICON ... 69 RACHMANINOV ... 71

ÉCRIRE QUAND ON N'A RIEN À DIRE ... 81

AVANT-PROPOS ... 82

INTRODUCTION ... 85

CHAPITRE 1 FICTION ET PENSÉE ... 87

1.1 Isoler des traits ... 87

1.2 Créer des concepts ... 90

1.3 Les personnages conceptuels ... 92

1.4 L'idiot ... 94

CHAPITRE II L'IDIOT ET L'ABSURDE ... 97

2.1 Descartes ... 98

2.2 Dostoïevski ... 101

(5)

CHAPITRE III L'ESPOIR ... 108

3 .1 Les problèmes de la révolte ... 108

3 .2 La croyance ... 110

3.3 Les autres ... 113

CONCLUSION ... 117

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Ce mémoire en création littéraire s'articule en deux parties. Comment se faire des amis raconte l'histoire de Courchesne Malraux. Un jeune garçon réalisant un jour à sa grande surprise que les gens ont des choses à dire alors que lui est complètement vide. De cette révélation, émerge un rêve: trouver la phrase parfaite, celle qu'il pourra sortir dans n'importe quel contexte et qui lui permettra de devenir l'être le plus intéressant du monde. Narrateur de sa quête, Courchesne tombera au fil de ses recherches sur divers personnages tous plus étranges les uns que les autres. Chacun d'eux aura sa propre manière de parler et l'aidera à réfléchir sur ce qu'il a envie d'être.

Écrire quand on n'a rien à dire est un essai sur la figure de l'idiot. Personnage conceptuel, l'idiot est celui qui s'interroge sur les choses qu'un être humain normal accepte sans problèmes. (Ainsi se demander« Qu'est-ce qu'il faut dire?» est un problème d'idiot, car tous les jours nous parlons sans que cette question nous assaille.) L'essai se divise en trois parties. La première nous sert à mettre en contexte le personnage et à démontrer son utilité dans la création de concepts. Nous entreprenons, dans le deuxième chapitre, d'étudier des exemples de cette figure à travers trois auteurs : Descartes, Dostoïevski et Deleuze. Chacun d'eux contribue à redéfinir le personnage en lui donnant de nouveaux traits, mais aussi surtout, un nouveau rapport à l'absurde. D'un auteur à l'autre, l'idiot n'a pas la même façon de poser ses questions et n'accepte pas l'absence de réponse de la même manière. Une fois ces éléments mis en place, nous pouvons alors passer à la dernière partie de ce travail : déterminer à quoi ressemble l'idiot de notre époque.

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Courchesne Malraux sortit de chez lui ce matin-là en volant.

En fait non, il ne volait pas vraiment. Mais il gambadait avec tant d'entrain que cela n'aurait pas été tellement étonnant qu'il parte au vent. Il aurait suffi qu'un seul de ses pieds ne retombe plus au sol une fois lancé pour que voilà! il décolle.

Ne regardant pas où il allait, il passa près de tomber en s'accrochant dans un obstacle et s'imagina un instant avoir trébuché sur la plus belle femme du monde. Il s'inventa ce tableau sans jamais se retourner. Aussi, il ignora toute sa vie qu'il ne s'agissait que d'un chat.

À cette vitesse, il arriva à proximité de son école en un temps record. Il avait hâte de voir tout le monde. C'était une journée magnifique.

Ce matin-là, en attendant la cloche du début des classes, Courchesne occupa son esprit en tournant en rond dans les corridors. Il avait adopté cette habitude depuis plusieurs années déjà. Les couloirs, en se rejoignant, formaient une espèce de cloître. Entre ses cours, Cour-chesne y marchait continuellement dans un mouvement circulaire.

Sur l'heure du dîner, il acheta à la cafétéria un repas composé d'une soupe et d'une viande dont la forme lui fit penser un instant à la Norvège. Il s'assit à sa place habituelle, seul, et se pressa de manger avant de retourner se promener.

Sa marche fut interrompue quand il remarqua par la fenêtre un groupe en train de fumer sur le trottoir. Il se dit qu'il devrait se mettre à faire comme eux car cela lui donnerait une raison pour les aborder. Il pourrait leur demander une allumette ou un briquet. Et s'il n'avait plus rien à raconter après, ce ne serait pas grave étant donné qu'il aurait déjà une cigarette aux lèvres pour justifier son silence.

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Courchesne se fit alors la réflexion que c'était sans doute pour cette raison que tous les enfants

cools

fument. D'ailleurs, cette dernière affirmation ferait un bon slogan pour les compagnies de tabac. Dommage que les campagnes publicitaires pour ce produit ne soient plus permises ...

À la dernière pause de la journée, Courchesne croisa cette fille qui lui avait déjà adressé la parole à deux ou trois occasions. Il l'appréciait beaucoup. Mais, comme il ne pouvait pas se souvenir de son nom, il passa à côté d'elle en faisant semblant de ne pas l'apercevoir. Il évita ainsi d'avoir à lui demander pour une énième fois comment elle s'appelait. Tout de même, il prit note de la chercher sur Facebook afin que, à leur prochaine rencontre, il ait enfin mémo-risé son nom.

Il se promit aussi que, quand ce moment arriverait, il glisserait subtilement dans la con-versation« Je crois que je suis passé à côté de toi l'autre jour sans te voir. Mais je ne suis pas sûr, car j'étais pressé. » De cette façon, elle ne pourrait pas penser qu'il avait tenté de l'igno-rer.

Ce fut l'interaction sociale la plus importante que Courchesne eut ce jour-là. (Cette se~

maine-là, en fait.) En temps normal, il ne s'en serait pas trop préoccupé. Il aurait trouvé tout à fait habituel que personne ne lui parle. Pourtant, une chose rendait cette journée spéciale dans son existence. Un détail qui faisait en sorte que, pour une fois, il avait espéré avoir plus :

Il sortait enfin de l'hôpital.

Quatre semaines plus tôt, il était passé à un cheveu de la mort dans des circonstances que nous n'aborderons pas, parce que nous sommes de bonnes personnes respectant son intimité. Un mois plus tard, les médecins lui avaient annoncé que son état était maintenant stable et qu'il pouvait reprendre ses cours.

On avait également cru important de lui préciser que, malgré les questions que ses cama-rades allaient lui poser, Courchesne ne devait pas se sentir obligé d'expliquer quoi que ce soit. Il n'avait pas à répondre, même si tout le monde venait lui demander ce qui lui était arrivé,

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même si on lui racontait s'être fait un sang d'encre, même si on insistait à savoir pourquoi, s'il sortait de l'hôpital, il ne portait aucune trace physique de son« accident».

En fait, les médecins mirent tellement de soin à expliquer à Courchesne qu'il n'avait pas à accorder d'attention à toutes ces questions, qu'il avait commencé à avoir hâte qu'on les lui pose. Ça avait eu l'air amusant d'être, pour une fois, celui qu'on aborde. Celui à qui on sert les conversations sur un plateau d'argent, et qui s'en fait proposer tellement qu'il aurait même le luxe de refuser celles qui ne lui conviendraient pas.

***

De retour chez lui le soir, Courchesne alluma la télévision et regarda, pendant plusieurs heures, diverses émissions.

Il lui semblait qu'à la télévision ou dans les livres les personnages avaient toujours un message important à délivrer et quelqu'un pour les écouter. Ils avaient plein de problèmes, mais au moins, quand il s'agissait de raconter des histoires,

tout allait bien.

Courchesne voulut savoir où étaient passés tous ces gens qu'on lui avait promis. Com-ment était-il possible que personne n'ait remarqué son absence? Pourquoi n'était-il rien dans la tête des autres?

Est-ce que, par hasard, il pouvait y avoir un rapport avec le fait que Courchesne ne leur disait rien?

C'est à cet instant de sa vie que Courchesne eut cette révélation qui lui sembla « révolu-tionnaire », mais qui, pour nous, individus normaux, paraît d'une évidence criante:

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L'idée était simple. (À un point tel qu'on se demande comment il a pu passer les dix-sept premières années de son existence sans jamais s'en rendre compte ... ) Mais voilà, la question qui suivait était plus complexe.

Qu'est-ce qu'il faut dire exactement?

Ce jour-là, il se donna une mission: aller vers les autres, leur parler, saisir ce qui les amuse et se servir de ces informations pour un jour revenir voir tous ceux qui n'avaient ja-mais cru en lui et leur montrer qu'il était finalement devenu

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COURCHESNE

Au départ, je racontais tout ce qui me passait par la tête.

Dans les semaines précédant la fin des cours, je me suis mis à interpeller mes camarades de classe au hasard. Je leur transmettais toutes les idées qui me venaient sans distinction et les mots sortaient de ma bouche à un rythme effréné.

La pratique a fini par me convaincre que ce n'était pas la bonne façon d'aborder le monde. Cinq minutes après le début de la discussion, les gens fuyaient.

Ce n'est que plus tard que j'ai saisi qu'il fallait que je prenne des pauses pour laisser le temps à mon interlocuteur de parler lui aussi. Mais ce n'était pas le seul problème. Il y avait un ordre de priorité que je ne comprenais pas: il y a des choses qu'il vaut mieux dire que d'autres. Mais lesquelles? J'avais parfois l'impression que, à chaque nouvelle phrase, je de-venais le chat de Schrodinger; dans ma boîte crânienne, les pensées surgissaient par flashes superposés. J'avais le choix entre cent options de discours qui, avant que je n'aie ouvert la bouche, existaient toutes simultanément. Comment étais-je censé décider, parmi tout ce fouil-lis, la réplique qui en valait la peine?

Certains me répondraient sans doute « Tu dis ce que tu veux! » Mais non apparemment, si je me mets à parler de chats écrasés, les gens vont s'en aller ...

Si j'avais un moyen de me rendre intéressant sans avoir à réfléchir, ce serait plus pra-tique ... Il faudrait juste que je me trouve une formule qui se place bien dans n'importe quelle conversation et qui fonctionne avec tout le monde. J'appliquerais la recette et voilà! L'en-semble de mon discours serait décidé à l'avance et pour le restant de mes jours. Ce serait merveilleux ...

Certains ont déjà quelque chose qui ressemble à ça. Vous les écoutez et ils semblent sa-voir où ils vont. On dirait qu'ils ont une idée en tête, toujours la même, et qu'ils se laissent

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guider. Quand ils s'expriment vraiment bien, ils écrivent des livres. Ou ils font carrière à la télévision. Ils ont l'air

cool.

Pour trouver cela, j'ai changé de stratégie. Au lieu de parler, je me suis mis à analyser les interactions autour de moi. Aux pauses, j'ai commencé à m'immiscer dans les cercles de conversation que les autres enfants formaient dans les couloirs de l'école. À l'aide de mes coudes, je me glissais entre eux pour les entendre. Je les observais sans jamais rien dire, es-sayant de saisir ce qui m'échappait.

Avec le recul, ils devaient sans doute me trouver bizarre de me joindre ainsi à eux. Mais cette expérience m'a tout de même permis de comprendre deux règles:

1) Quand deux personnes discutent, il y en a toujours une qui parle et une qui écoute. Mais ces deux rôles alternent au fil de l'échange.

2) Toutes les conversations débutent de la même manière. Si je voulais interagir avec quelqu'un, il fallait donc, à chaque fois, commencer par l'échange de répliques suivant:

« - Bonjour! - Comment ça va?

-Bien, et toi?» Voilà, j'étais maintenant normal jusqu'à la troisième phrase.

Il ne me restait plus qu'à découvrir ce qui venait après. Un problème simple, ma foi, qui n'impliquait que l'ensemble des mots et toutes leurs combinaisons possibles.

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K.

Le temps d'apprendre ces deux leçons, l'école était déjà terminée. Mon enquête a stagné pendant plusieurs mois.

Non seulement devais-je m'inventer des choses à dire, j'ai également compris que j'allais devoir me trouver quelque chose à faire. Alors que les jeunes de mon âge s'orientaient vers différentes carrières étudiantes ou professionnelles, moi, je n'avais pas de travail et je vivais encore dans le sous-sol, chez mes parents. Ces derniers commençaient à me faire savoir que je ne pourrais pas rester là éternellement ...

Mon premier réflexe a bien sûr été le plus rationnel : fuir mes responsabilités en me ca-chant. Chaque matin, je partais de la maison en racontant que j'allais porter des CV quand je me dirigeais en fait vers mon refuge, le Montréal Café.

C'est là que j'ai fait la rencontre d'un individu étrange. Un homme qui allait bientôt don-ner à ma quête sa première découverte majeure. Un être extraordinaire dont le nom, encore aujourd'hui, m'inspire un immense respect ainsi que la plus grande des admirations :

Monsieur Polochon.

Monsieur Polochon était un voyageur. Dès qu'il est entré dans le café, il s'est tout de suite mis à aborder les clients en racontant toutes sortes d'histoires.

J'étais fasciné par sa capacité à enchaîner les anecdotes comme si de rien n'était : le por-traitiste qu'il avait recherché pendant des semaines dans les rues de Bruxelles pour identifier une femme sur l'un de ses tableaux; sa carrière de clown acrobate dans un cirque à Gibraltar. Bon sang, le type avait même fait naufrage sur une île quasi déserte du Pacifique, il y était resté six mois, coincé avec l'unique habitant de l'atoll à jouer d'interminables parties de Back-gammon ...

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J'avais de la difficulté à comprendre comn;ient on pouvait raconter une telle quantité de péripéties sans aucune gêne. Cet homme ne connaissait personne ici. Il était entré dans le café et s'était simplement mis à parler à tout un chacun. Quelqu'un identifiait un endroit et, aussi-tôt, il déclarait: «Oh! J'ai été là-bas moi! »,avant de narrer tout ce qu'il y avait fait.

Et le pire, c'est que ça marchait. Les autres l'écoutaient, l'air complètement captivé. Qu'est-ce que cet homme avait de si différent de moi?

Pendant qu'il m'expliquait sa nuit passée dans un château à Amsterdam, la solution m'est apparue : des aventures! Mais oui! Voilà ce qu'il me manquait.

Les gens intéressants le sont parce qu'ils ont vécu des histoires qui valent la peine d'être racontées.

C'était tout ce qu'il faisait en fait. Il partait très loin, découvrait des lieux formidables, affrontait toutes sortes d'obstacles, et, une fois terminé, il rentrait chez lui et rapportait ce qu'il avait vécu. Pour impressionner les gens, on n'avait pas besoin de plus!

Si je voulais que tout le monde m'aime, comme Monsieur Polochon, je devais donc de-venir

un aventurier.

Monsieur Polochon a disparu le lendemain de notre rencontre. (Certains pensent que sa soif d'action l'a poussé à partir à la guerre. Laquelle? On ne sait pas. Mystère ... )

Mais, la semaine d'après, en sa mémoire, j'ai pris le premier vol que j'ai pu trouver à des-tination de l'Europe ...

***

Je n'avais aucune idée de ce que je voulais visiter.

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Dès mon arrivée, j'ai tout de suite été impressionné. Jamais je n'avais vu une ville avec autant de choses. Il y avait des bâtiments qui sortaient tout droit de livres d'histoire ou de traités d'architecture. Partout, il y avait des musées et des œuvres anciennes.

Mais, si je veux être honnête, ce qui m'éblouissait par-dessus tout, ce n'étaient pas les monuments que je visitais le jour. Bon sang, il fallait voir les auberges où je dormais ...

Je n'avais en fait jamais l'occasion de m'y reposer. Les auberges de jeunesse des grandes villes touristiques sont des étages complets d'individus en train de boire et de forni-quer. Des voyageurs imbibés qui ne comprennent la plupart du temps pas la moitié de ce qu'on leur dit et qui n'en ont rien à faire, parce qu'ils sont déjà trop occupés à se coller sur les murs (et les uns sur les autres ... ) pour se préoccuper du reste.

On aurait dit que les barrières invisibles qui séparent les inconnus venaient d'être abolies d'un coup de trompette.

Et moi j'étais là, dans mon coin, sans savoir quoi faire.

J'avais cru que le simple fait d'être ici, au beau milieu d'étrangers parfaitement acces-sibles, m'ouvrirait toutes les portes. Mais j'avais oublié un détail, quand je ne suis pas dans un lieu que je connais, je deviens extrêmement timide.

J'ai passé mes premières journées de voyage sans adresser la parole à qui que ce soit. Durant le jour, je visitais la ville. Mais, malgré la masse de touristes qui m'entourait, je n'avais personne avec qui partager mes découvertes. La nuit venue, je retournais à l'auberge et mangeais seul à ma table parmi tous ces étrangers qui s'amusaient.

Entre eux et moi pourtant, a fini par s'installer un manège que j'ai appelé« le jeu dure-gard». Ce jeu consistait à observer quelqu'un jusqu'à ce qu'il s'en rende compte. Je détournais alors les yeux et, quand j'étais sûr que l'autre ne me regardait plus, je recommençais à le fixer. À chaque nouveau cycle de coups d'œil croisés, j'accélérais la cadence. L'autre, com-prenant la valse à laquelle il était invité, se joignait au jeu et se mettait à me chercher du re-gard lui aussi. Selon la personne, certaines variantes étaient adoptées : on faisait semblant de

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ne pas s'être vus, ou on s'amusait à s'observer le plus longtemps possible, jusqu'à être gênés, jusqu'à sourire, ou jusqu'à ce que l'un des deux s'enfuie.

Quand je sentais que le courant passait bien, je poussais le jeu plus loin. Une fois, après avoir échangé des regards avec une fille pendant plus d'une demi-heure dans un café, je me suis dirigé vers elle et je lui ai donné une note.

J'avais déjà vu quelqu'un dans un film faire un truc dans le genre. Mais, sur le coup, je ne parvenais pas à me rappeler ce qu'il fallait indiquer sur le papier. Ainsi, tout ce que j'ai trouvé à lui écrire c'était mon nom.

Pour m'aider dans mes recherches, je me suis acheté un magnétophone afin d'enregistrer les conversations autour de moi. Le soir, à l'auberge, je m'installais dans mon lit etje réécou-tais mes préférées en imaginant comment j'aurais pu contribuer à chacune d'elles.

Par contre, je ne parlais toujours à personne.

***

Puis; les Anglaises sont arrivées.

Je ne sais pas trop pourquoi je me suis senti autant interpellé par elles. Ce n'était pourtant pas les plus accessibles : six femmes, amies d'enfance, toujours en groupe. Elles sont arrivées à l'auberge la veille de mon départ. Dans la salle commune, elles se sont assises à une table et personne n'a osé les approcher. Elles semblaient tellement soudées par des années de compli-cité que, même de l'extérieur, on sentait qu'elles étaient ici ensemble.

Comme je le disais, encore aujourd'hui, je n'ai pas compris ce qui m'attirait autant chez elles.

Tout ce que je sais, c'est que, parmi les six, l'une était la plus belle femme du monde. Je n'ai plus aucune idée de son nom par contre ... Je me rappelle seulement qu'elle avait une ligne de maquillage au coin des paupières qui courbait vers le haut comme un deuxième sourire. Je le sais, parce que je n'arrêtais pas de fixer ses yeux. Enfin, je dis, «je n'arrêtais

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pas

» ...

je faisais tout de même attention. Aussi, dès que ses prunelles semblaient sur le point de croiser les miennes, je tournais la tête pour ne revenir sur elle que lorsque je serais sûr qu'elle ne me remarquait plus et...

Oh bon sang, j'étais en train de jouer au jeu du regard avec elle.

Je l'ai vu me dévisager, puis s'adresser à ses amies, et j'avais maintenant une douzaine d'yeux tournés dans ma direction. Ce qui se passait devenait évident pour tout le monde et c'était de plus en plus gênant de ne rien faire ...

Puis, je me suis imaginé me lever, aller vers elle, et les saluer. Et là, sans réfléchir, je l'ai fait.

Je me suis dirigé vers leur table, j'ai dit "Hi!" puis "How are you?" Elles ont répondu "Fine! Andyou?" et là, je ne savais plus quoi dire après.

Fuck

Elles ont voulu savoir d'où je venais etje me suis ressaisi. Donner une réponse, vite! On s'est mis.à parler de nos voyages respectifs. Plus les mots s'enchaînaient, plus je développais une aisance. Je passais d'une idée à l'autre sans trop me poser de question et, si un imprévu se présentait, j'improvisais. L'une d'entre elles a pointé du doigt le magnétophone avec lequel j'écoutais mes conversations plus tôt. Me demandant alors pourquoi je l'avais, je lui ai ré-pondu que j'étais dans mon pays un écrivain et que j'enregistrais là-dedans les idées de ro-mans qui me venaient pendant la journée.

Oh bon sang, mes amis, si vous saviez à quel point c'était formidable. Pour l'une des premières fois dans ma vie, je me sentais intéressant.

Elles m'ont raconté qu'elles étaient surprises que je leur parle, parce que personne dans cette auberge n'était venu le faire avant moi. Je leur ai répondu à la blague "Weil, l'm coura-geous !". Elles ont rigolé. Elles se connaissaient suffisamment pour avoir toutes le même rire.

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Ensuite, on est allés danser. J'ai eu peur au départ, car je n'ai jamais été à l'aise avec les contacts physiques. Pourtant, rapidement, je me suis acclimaté. J'étais avec celle qui avait les yeux qui souriaient. La musique, les lumières, tout autour de nous était abusivement trop fort, il y avait trop de monde, le prix des cocktails était exorbitant et, franchement, on ne s'enten-dait pas parler.

Mais, pour une fois, j'étais content.

Je suis parti de l'auberge le lendemain matin pour ne plus jamais les revoir, le hasard de mes réservations de dernière minute faisant en sorte qu'il ne restait plus de lit pour moi dans l'hôtel pour la nuit suivante. J'avais encore une semaine à passer à K. Je me suis installé dans une autre chambre à l'autre bout de la ville.

***

Après cette histoire, mon voyage a pris une nouvelle tournure: soudainement, j'arrivais à parler à tout le monde autour de moi.

J'approchais des groupes assis aux tables dans l'auberge à l'heure des repas et je savais tout de suite quoi leur dire. Il suffisait que je me mette à raconter ce que j'avais fait depuis le début de mon périple, et voilà! les gens étaient amusés. Ils m'invitaient à me joindre à eux, on sortait ensemble dans les boîtes de nuit et le lendemain, en me réveillant, tous mes souvenirs de la soirée d'hier me servaient d'anecdotes pour intéresser de nouvelles personnes. Mon plan était en train de fonctionner.

J'ai passé tout le reste de la semaine là-bas, à parler, fêter et visiter de moins en moins de lieux touristiques.

La veille de mon départ vers ma prochaine destination, j'ai croisé un type dans la salle commune qui venait de s'acheter un cerf-volant.

Assis dans un coin de la pièce, le dos retourné, il semblait presque gêné d'exister. Je ne l'aurais même jamais remarqué s'il n'avait été le seul autre individu encore à l'auberge à cette heure. (Tout le monde était à visiter la ville. J'aurais probablement dû profiter de ma dernière

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journée pour en faire autant, mais je préférais conserver mon énergie pour le soir. J'allais sortir une dernière fois avec les copains que je m'étais faits ici.)

Il était en train de déballer sa nouvelle acquisition : un cerf-volant de type deltaplane couleur arc-en-ciel. Le genre qu'on pouvait retrouver dans n'importe quel magasin à un dol-lar, ou chez n'importe quel vendeur ambulant.

Il ne semblait pas vouloir être dérangé. Mais bon, il n'y avait personne d'autre pour m'occuper l'esprit.

- Qu'est-ce que vous avez visité jusqu'à maintenant? lui demandai-je. - Dans les derniers jours, rien.

- Très bien, continuai-je. Quel est votre programme pour la semaine? -Je n'ai plus de programme.

- Si vous ne faites plus rien, c'est parce que vous partez bientôt? risquai-je. -Non. Il me reste encore cinq jours.

- Vous voulez venir avec nous ce soir? J'ai des amis qui vont dans un club et... - Je ne suis pas intéressé, désolé. J'ai déjà un truc et je compte rentrer tard. -Ah! Donc, vous sortez! Vous faites quoi? Vous allez où?

- Oh, ce n'est pas grand-chose. Je vais faire du cerf-volant au parc au coin de la rue. -Avec qui?

-Personne.

- On peut vous accompagner? - J'aimerais mieux pas. - Demain, vous faites quoi? - La même chose.

- Vous n'allez quand même pas faire la même chose toute la semaine? - Pourquoi pas?

Quelle question ...

- Donc, poursuivis-je d'un ton énervé, si j'ai bien compris, vous êtes en voyage dans une des plus grandes villes dti continent européen, vous êtes entouré de plein de gens

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formi-dables qui vous proposent de venir s'amuser avec eux, et vous refusez toutes les offres pour faire du cerf-volant?

- Qu'est-ce que vous voulez à la fin?

- Mais enfin! Du cerf-volant, vous pouvez en faire partout! Y'a tellement plus à faire! - En fait, pour être honnête avec vous, je commence à être un peu fatigué ...

- Vous avez attrapé un virus?

- Je ne sais pas, continua-t-il. J'avais du plaisir les premiers jours, mais maintenant, je me demande qu'est-ce qu'on fait ici qui est tellement différent de ce que je pourrais faire chez moi?

- Mais plein de choses! Vous rencontrez des gens comme vous n'en verrez jamais ail-leurs! Vous vivez des aventures uniques dans votre vie! Après, quand vous allez rentrer chez vous, vous aurez des histoires fascinantes à raconter!

À l'instant où j'ai terminé cette phrase, mon interlocuteur s'est arrêté un instant pour m'observer.

- Ah bon? C'est important pour vous de raconter des histoires aux autres? -Bien sûr!

- D'accord, dit-il d'un ton mi-accusateur, mi-exaspéré. Allez-y, impressionnez-moi. Dites-moi ce que vous avez fait de tellement captivant.

Je lui ai expliqué tout. Toutes les aventures déjantées que j'avais vécues dans cette ville : le jeu du regard, la fille à qui j'avais donné un bout de papier, les jeunes Anglaises, dont celle qui avait les yeux qui souriaient, et toutes les soirées que j'avais passées à faire la fête avec des gens et à (enfin) me sentir apprécié. Il n'y avait rien dont je n'étais pas fier.

Et, à l'instant où je terminais, il s'est exclamé : - W ow! Vous êtes un sacré salaud.

- Pardon?! lui criai-je.

- Bin, poursuivit-il, si j'ai bien compris, vous avez passé tout le début de votre semaine, essentiellement, à reluquer des gens. C'est-à-dire à les fixer de loin sans leur consentement et sans même vous demander si ce genre de comportement a pu en effrayer certains. Imaginez

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un peu vous faire regarder pendant une demi-heure par un type à l'autre bout de la pièce qui ne dit rien. Vous auriez pas peur un peu?

Qui plus est, continua-t-il, vous avez fait tout ça en prétextant que le but de l'exercice était de trouver une méthode

« idéale

» pour vous faire des amis. Mais, soyez honnêtes, la pratique démontre elle-même que tout n'était qu'une préoccupation secondaire et que, ce que vous vouliez avant tout, c'était trouver une méthode efficace pour aborder des filles. C'est ce que révèle votre fixation (au sens propre comme au figuré) sur ce groupe de jeunes Anglaises qui ne désiraient manifestement pas être dérangées et à qui vous êtes allé inventer toutes sortes de mensonges dans le but de 1) les impressionner; et 2) vous frotter contre elles dans des night-clubs un peu louches.

Après, vous avez passé le reste de votre séjour à vous immiscer dans toutes les conversa-tions possibles pour vous désennuyer. En d'autres mots, vous avez traité les gens comme une espèce de ressource renouvelable servant uniquement à votre bon plaisir.

Bravo.

- Non, mais ... attendez, répondis-je. Vous déformez tout! J'ai jamais reluqué personne! On jouait à un jeu.

- Ouais. On a compris, vous mettez un terme différent là-dessus. Mais, au final, on n'a qu'à changer deux ou trois mots et toute votre histoire tombe à l'eau. Vos belles expressions cutes vont pas vous sauver.

- Vous êtes de mauvaise foi...

-Ah bon? Vous trouvez? D'accord, restons factuels: vous êtes un gamin qui ne voulait pas travailler cet été et qui a décidé de partir en voyage en Europe pour réaliser des « expé-riences de vie ». J'ai bien résumé? C'est pas le discours le plus original, avouons-le ...

- De quoi est-ce que j'aurais dû parler dans ce cas?

- Oh! Je ne sais pas moi! ironisa-t-il. Peut-être de n'importe quoi qui se trouve ici? En-fin, excusez-moi mais, quand on vous écoute, on se demande: qu'est-ce que vous avez visité exactement? Dans tout ce que vous racontez, vous parlez « d'œuvres

»

ou de «bâtiment» sans jamais rien nommer!

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C'est dingue quand même quand on y pense! Vous êtes dans la fantastique ville de K., le joyau de l'industrie culturelle européenne, et vous ne mentionnez rien! Où est passée la

cha-pelle des princes Poldèves? Pourquoi n'avez-vous pas parlé du Palais nucléaire? du colosse-centaure de vingt-mille pieds? ou encore de l'attraction la plus célèbre de toutes, celle qui fait la réputation de cette métropole à travers le monde :

Fishy le Poisson.

Vous êtes venu ici pour vous trouver des histoires, mais vous vous foutez de cette ville. Elle ne vous intéresse pas. Au final, vous auriez pu vous rendre n'importe où, voire même inventer un lieu fictif avec un nom farfelu, que votre récit n'aurait pas été différent. Le décor est accessoire dans votre petite aventure de monsieur qui veut séduire des inconnues dans des pays lointains.

- Je n'avais pas remarqué ... marmonnai-je.

- Comment vous n'avez pas remarqué?! L'auberge de jeunesse où nous logeons se trouve dans l'un des sabots de la plus grande statue de centaure du monde! Comment est-ce que vous avez pu la manquer?

-Je croyais que vous n'étiez pas impressionné par ce qu'il y a dans cette ville.

- Moi, non. Mais c'est vous qui voulez trouver des histoires! J'essaie seulement de vous montrer par où vous auriez dû commencer!

- Mais ... poursuivis-je, pourquoi est-ce que j'arrive à aborder les gens aussi facilement alors? C'est bien la preuve que les aventures que j'ai vécues ici les intéressent, non?

- AH! pouffa-t-il. Vous pensez que c'est pour ça que le monde vous parle?! Attendez, je vais vous montrer ...

Il s'est retourné pour interpeller un Australien qui venait d'entrer dans la salle. - Hey Aussie! How's it going?

- Oy mate! Fine! What about you? -Ace! Wanna grab some bevvies tonight? -Sure mate!

- Cool! Bring your friends! We share the slab. Vous voyez? me dit-il pendant que l'Australien disparaissait. Vous n'avez pas besoin d'être extraordinaire pour parler à des

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gosses de riche en voyage en Europe. Se bourrer la gueule avec des inconnus, c'est tout ce qu'ils demandent!

Vous savez ce qui rend tout le monde accessible ici? C'est le fait que vous n'allez jamais revoir aucun d'entre eux. Une fois sorti de l'auberge, il n'y aura rien pour vous suivre, au-cune réputation, auau-cune notoriété, auau-cune honte. Voilà ce qui vous donne autant de courage. Quand vous savez que, demain matin, vous n'aurez déjà plus à croiser son regard, proposer une danse à quelqu'un qui vous plait n'est plus très effrayant.

D'un côté, ça facilite les choses, vos inhibitions disparaissent. Mais, à long terme, à quoi ces gens-là servent exactement? Ce ne sont ni vos collègues de travail ni vos camarades de classe. Ils ne resteront jamais suffisamment avec vous pour que vous puissiez développer quoi que ce soit avec eux. Quand est-ce que vous allez cesser de rencontrer chaque jour de nouvelles personnes pour vous séparer d'elles tout de suite après?

Combien de temps vous allez pouvoir continuer avant de sentir que vous répétez tou-jours les mêmes phrases dans le vide?

- Mais au moins je suis en train de me pratiquer! Après, je vais revenir chez moi et je vais savoir quoi dire pour garder des gens près de moi. ..

- Vous pensez? D'accord! Retournez chez vous alors! Vous viendrez me raconter en-suite si vous avez autant de facilité avec ceux qu'on croise tous les jours. C'est pas avec vos belles histoires que vous arriverez à les impressionner, croyez-moi.

La salle commune commençait à se remplir. J'ai aperçu le groupe de personnes avec qui j'étais censé prendre un verre et j'ai décidé de les rejoindre.

Je ne savais pas trop comment terminer ma conversation avec ce type un peu louche. Alors, je lui ai simplement dit salut en m'éloignant rapidement. Brièvement, je l'ai entendu murmurer:

-Hé! Vous savez dire au revoir au moins, bravo!

Puis, je n'ai plus eu de nouvelles de lui du reste de la soirée.

Le lendemain, je prenais le train pour un autre pays en essayant de chasser de ma tête cette discussion bizarre. Bon sang, il ne pouvait pas avoir raison ...

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***

Il avait raison!

Dès la ville suivante, j'ai commencé à le remarquer. J'avais beau rencontrer de nouvelles personnes, au final, peu importe les noms, nos conversations revenaient toujours au même. On se présentait, on se racontait ce qu'on avait fait en voyage jusqu'à maintenant. Mais je ne pouvais jamais avoir plus. Le temps qu'on se connaisse suffisamment pour aller plus loin, je devais changer de ville.

À la fin, je ne parlais plus à personne. C'était presque agaçant d'entendre un inconnu me raconter pour la énième fois sa visite des principaux lieux d'attractions de l'endroit où j'étais.

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MARIUS

J'ai rencontré Marius lors de mes deux dernières semaines de vacances. Je revenais d'Eu-rope et je me suis soudainement rappelé que mes parents voulaient toujours que je me trouve un travail.

Je me suis donc sauvé dans une auberge dans Charlevoix. Marius logeait là-bas, dans la chambre voisine de la mienne.

C'était quelqu'un de très serein, je dois dire. Ses journées consistaient à se promener sur la plage et y bâtir d'immenses villes qu'il réalisait en plantant un à un de petits bouts de bois dans le sable les uns à côté des autres pour imiter les silhouettes des gratte-ciels.

Quand il n'était pas occupé par ses constructions, il marchait sur le bord de l'eau sans parler à personne. Il ramassait des morceaux de verre couleur émeraude que les vagues reje-tait sur la rive. Il les déposait dans un bocal dans lequel, disait-il, il éreje-tait en train de se consti-tuer un trésor.

Un jour, il s'est donné pour objectif de détourner un cours d'eau. Il est arrivé au petit ma-tin sur la plage et y a trouvé l'ouverture d'une canalisation qui venait rejeter son eau vers le fleuve. Il s'est placé tout près de l'entrée du tuyau et a commencé à déposer dans le ruisseau de très grosses roches. Il les a empilées jusqu'à ce qu'elles forment un pont complet permet-tant de traverser ce dernier. Ensuite, il s'est mis à ramasser de grandes poignées de sable. Il n'avait pas de pelles, pas de sceau, il prenait le sable en enfonçant ses mains profondément dans le sol pour en récolter d'immenses masses dont il se servait pour former le mortier entre les pierres.

C'était une méthode de travail extrêmement peu efficace quand on y pense. Dès que le sable touchait l'eau entre les roches, les trois quarts de ses chargements étaient instantané-ment emportés.

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Mais, à la fin de la journée, Marius avait si bien construit son barrage que le cours d'eau aboutissait cinq mètres plus haut. Tout cet effort ne changeait à peu près rien dans la vie de personne et aurait très bien pu avoir encore moins de résultats; mais au moins, ça passait le temps.

Le soir venu, après ses expéditions, Marius rentrait à l'auberge pour participer au souper collectif. Il fallait toujours s'inscrire avant 2h de l'après-midi afin que le cuisinier puisse éva-luer la taille du repas en fonction du nombre de contributeurs (qui avoisinait souvent les 30 ou 40 convives). C'était un bon rapport qualité/prix. 5$ pour un repas trois services avec des portions tout à fait respectables et une excellente nourriture. Le seul point négatif était qu'en contrepartie nous devions faire nous-mêmes notre vaisselle. Mais vraiment, à ce prix-là, qui s'en plaindrait?

Marius lavait toujours son assiette parmi les derniers afin de ne pas se cogner les coudes contre les autres face à l'évier. Une fois le nettoyage terminé, il allait dans la cour arrière de l'auberge où se trouvait un bar à spectacles. On avait droit tous les soirs

à un chansonnier

différent. Les autres clients perdaient généralement intérêt pour celui-ci après deux ou trois chansons. Mais Marius l'écoutait toujours jusqu'à la fin sans rien dire.

À ce moment précis de sa vie, Marius semblait pleinement heureux dans ses interactions sociales telles qu'elles se présentaient. Il ne sentait pas le besoin de raconter ce qu'il faisait à tout le monde. Il appréciait le moment comme il passait. Comment faisait-il? J'aurais aimé le savoir. Mais comme il n'était pas très bavard, on ne s'est jamais parlé.

Il avait sa copine avec lui aussi. Elle l'accompagnait partout. Elle l'aidait à faire ses villes miniatures et elle dormait au soleil à côté de lui lorsqu'il construisait ses barrages. Ils avaient l'air d'avoir des conversations intéressantes également.

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LUCKY

Une fois cette dernière aventure passée, je suis rentré à la maison. Je n'avais plus le choix, j'étais fauché.

Nous étions au début de l'automne et je n'étais inscrit à aucun programme scolaire. Cette fois, je ne pouvais plus faire semblant. Il fallait que je me trouve un travail.

Incapable de « parler de moi » quand je passais des entrevues, cette recherche a duré plusieurs mois. Je n'ai compris que très tard que je devais mentir dans mes entretiens d'embauche pour avoir des chances d'être engagé. Aussi, lorsqu'un patron me demandait ce qui me motivait à postuler pour un poste dans son entreprise, j'ai constaté avec le recul que «J'ai besoin d'argent. »n'était pas la réponse la plus inspirante ...

Le hasard m'a enfin souri lorsque je me suis trouvé un poste dans un magasin de pein-ture. Ma tâche consistait à préparer la laque pour les planchers. Avec minutie, je devais doser les différents ingrédients, les verser dans un cylindre que je devais insérer dans une centrifu-geuse afin de mélanger le tout pendant dix à quarante minutes. Je remettais ensuite au client sa laque, prête pour utilisation immédiate, etje partais nettoyer mes contenants dans l'arrière-boutique.

Dans une économie de plus en plus concentrée dans le secteur des services et des com-munications, c'était le seul emploi où mes aptitudes sociales n'étaient pas encore un pro-blème. Ce constat était pour moi un sujet d'angoisses constantes quant à mon avenir profes-sionnel. Pour le reste, le salaire était bon.

Après quelques semaines, j'ai pu commencer à mettre de l'argent de côté. J'ai pu fran-chir une nouvelle étape dans mon intégration sociale, vivre en appartement. (C'était à deux minutes de chez mes parents, mais tout de même ... )

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Au départ, l'idée d'avoir des colocataires m'angoissait. S'ils ne me trouvaient pas dis-trayant, ils pourraient me demander de partir, non? Mon Dieu, j'allais déménager souvent...

Heureusement pour moi, lors de mes recherches sur Craiglist, je suis tombé sur le voisin de chambre idéal. Louis était un peu plus vieux que moi. Étudiant en mathématiques pures à l'université, il occupait ses temps libres à s'amuser sur son ordinateur. Quand il n'était pas à son bureau à inventer de nouvelles solutions au paradoxe de l'hôtel de Hilbert, on le retrou-vait au même endroit à jouer à Civilization IV.

Il va sans dire que je ne le voyais presque jamais dans le reste de l'appartement. Quand cela arrivait, nos discussions s'avéraient brèves pour une raison très simple: en plus d'être extrêmement sédentaire, Louis était aussi sourd et muet.

Côté études, j'ai découvert un programme collégial fait pour les gens comme moi qui ne savent pas quoi faire de leur vie. Cela s'appelait« sciences humaines» et tout le monde était là-dedans. Je suis rentré en janvier et je me suis vite senti à ma place.

Néanmoins, j'étais conscient qu'il me restait encore des choses à apprendre. J'écoutais les étudiants autour de moi dans les classes et je les entendais parler des soirées où ils de-vaient aller. Ils étaient juste à côté de moi. Il ne me restait plus qu'à trouver la bonne manière de me faire inviter.

J'ai presque été traumatisé le jour oùj'ai compris qu'il existait des groupes qui sortaient ensemble tous les samedis. Comment était-ce possible? Comment pouvaient-ils assumer à l'avance que, à un certain moment de la semaine, il y aurait toujours un attroupement quelque part dans un bar pour les attendre?

Pour voir ce à quoi ressemblaient ces soirées, je me suis mis à fréquenter un pub de mon quartier, le Lotus Bleu. Tous les samedis, je m'y rendais, je prenais un verre et j'observais ce qui se passait.

Pour être honnête, je n'aime pas vraiment l'alcool. En arrivant dans le bar, je comman-dais une pinte de bière pour éviter que Je serveur ne me demande de partir et j'essayais de I,a faire durer le plus longtemps possible. Boire ne m'intéressait pas, je voulais voir des groupes

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d'amis dans leur soirée hebdomadaire. Mon verre, c'était comme un ticket de cinéma. Sauf qu'ici, le film, j'aurais pu y participer si j'avais su comment.

De retour de voyage, le jeu du regard était devenu un peu plus gênant, surtout si je pré-voyais revenir chaque semaine au même endroit ... Pour mieux me dissimuler et pour m'aider à passer le temps dans mes soirées seul à ma table, j'ai commencé à amener un livre avec m01.

Les premières fois, je dois avouer, j'ai eu un peu peur qu'on se moque de moi. Mais comme personne ne m'interpellait et que la lecture me tenait compagnie, j'ai fini par m'habi-tuer.

J'étais donc au Lotus Bleu, lorsqu'un type s'est assis à côté de moi. - Excusez-moi monsieur.

-Oui?

-Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer que vous lisiez ... -Je vous dérange?

- Non! Au contraire! Je voulais vous féliciter! Tellement peu de gens lisent encore de nos jours et, dans un bar, encore moins.

-Oh! Merci!

- Vous pensiez probablement que j'allais me moquer de vous, hein? - Comment le savez-vous?

-J'ai moi-même l'habitude de ce genre de commentaires! Il m'arrive souvent d'amener un livre ici moi aussi!

- Pourtant, je suis dans ce pub chaque samedi depuis plus d'un mois et je ne vous ai jamais vu ...

- Nous devions être trop occupés pour remarquer quoi que ce soit autour! Qu'est-ce que vous lisez?

- En attendant Godot.

-Quelle coïncidence! C'est ma pièce préférée! -Ah oui?

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- Bof. Ce n'est pas la meilleure de Beckett. - Vous avez raison, il y en a de plus intéressantes! -En fait, jusqu'à présent, je trouve l'ouvrage mal écrit. - Complètement médiocre!

- Et quand Godot meurt à la fin ...

- Oh! La pire finale de toute l'histoire de la Pologne-Lithuanie ...

(Il ne meurt pas à la fin.) - Vous ne l'avez pas lu n'est-ce pas? lui demandai-je. - Effectivement.

-Est-ce qu'il y a d'autres trucs que vous avez inventés?

- Eh bien ... Pour être honnête, je ne viens pas dans ce bar tous les samedis soir. Avant aujourd'hui, je n'avais même jamais vu cet endroit de ma vie.

- Pourquoi est-ce que vous faites ça? -Quoi?

- Mentir, juste pour dire comme moi ... -Oh! C'est une longue histoire. -Vraiment?

- Non. J'étais censé rejoindre un groupe d'amis, mais je suis arrivé le premier. Donc, j'ai voulu trouver quelqu'un avec qui parler en attendant. Quand je vous ai aperçu, je me suis tout de suite dit: «Bon, enfin Lucky, voilà ta chance! Quelqu'un de facile d'approche! ». Cependant, pour qu'on soit en bon termes, je me suis mis à dire comme vous.

-Et vous racontez souvent aux gens tout ce qu'ils désirent entendre?

-Tout le temps! Je vous montrerai quand mes amis seront ici. Peu importe de quoi on parle, je m'arrange toujours pour qu'on pense pareil!

- Mais il doit bien y avoir des moments où vous avez envie de dire autre chose, non? -Oh! Il y en avait avant. .. Plus maintenant.

Mais vous semblez déstabilisé un peu, continua-t-il. Laissez-moi vous expliquer com-ment j'en suis arrivé là ...

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Vous voyez, mes études m'avaient laissé un goût amer. Je venais de finir un bacc en phi-losophie et je réalisais progressivement que tous mes travaux des trois dernières années n'allaient servir à rien. J'étais convaincu que ce programme allait faire de moi un philosophe prestigieux, ou à la rigueur un professeur émérite. Mais non apparemment. Aucune revue ne voulait de mes essais etje n'arrivais à me faire engager nulle part.

J'en voulais presque aux institutions de m'avoir encouragé à aller là-dedans. Pourquoi est-ce qu'on ne m'avait pas prévenu que je n'allais pas trouver de travail? Maintenant, je me posais plein de questions sur mon avenir. J'angoissais tous les soirs en me demandant ce que j'allais faire et il n'y avait personne pour m'aider dans cette décision.

Bref, c'est dans cet état d'esprit que je me suis ramassé un soir à la pendaison de cré-maillère d'un de mes amis.

J'ai rencontré une fille et on a commencé à parler. Au départ, la conversation semblait condamnée à l'échec. Elle était vendeuse de produits Avon et elle m'expliquait à quel point cet emploi lui avait apporté des « expériences enrichissantes ». Son speech dégoulinait de commentaires sur les énergies positives. Elle me racontait que, le pire truc qu'on pouvait faire de sa vie, c'était de «jouer safe », que si on était convaincu de ce qu'on faisait, il ne fallait pas avoir peur et y aller à fond sans prêter attention à ceux qui pourraient essayer de nous décourager.

Cette fille était à l'exact opposé de tout ce que j'avais appris pendant toutes mes années d'études. Je l'écoutais et je me retenais terriblement pour lui dire que je n'étais d'accord avec elle sur aucune de ses idées ...

J'étais d'ailleurs sur le point de le faire lorsque que j'ai réalisé une chose : ce qu'elle croyait la rendait heureuse. Elle avait l'air tellement motivée par ses projets que, même s'ils ne me semblaient pas fonctionnels, j'avais envie d'en faire partie. Si je l'avais contredite, on se serait obstiné pendant une heure ou deux et chacun serait reparti fâché de son côté. Mais si je me mettais à dire comme elle, tout d'un coup, nous étions deux à penser pareil et à pouvoir nous supporter!

Alors, je l'ai fait. Elle m'a demandé mon avis, et, tout de suite, je me suis mis à lui parler de «mentalité de gagnant» et «d'initiative entrepreneuriale ». Plus la soirée avançait et moins je réfléchissais à ce qui sortait de ma bouche. Je ne pensais plus qu'en utilisant le

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même langage qu'elle. Mais, vous savez quoi? Ça fonctionnait! La fille des produits Avon sentait qu'on était faits pour s'entendre!

À la fin de la soirée, nous avions déjà établi un plan d'affaire pour son entreprise. Les produits Avon ne seraient qu'un début, ils nous permettraient d'aller chercher un premier revenu à partir duquel nous pourrions investir dans un inventaire plus large. J'allais m'occuper de la publicité sur les réseaux sociaux pendant qu'elle ferait des présentations devant public pour faire connaitre notre gamme de produits de beauté. Elle garderait 70% des profits tandis que moi, suite à une participation financière de ma part, je pourrais avoir le 30% restant.

Le samedi suivant, elle m'invitait dans une autre fête. Comme notre relation avait com-mencé ainsi, j'ai continué de confirmer tout ce qu'elle disait. Elle m'a proposé une grande stratégie marketing. Nous allions acheter une voiture ensemble pour faire connaitre nos pro-duits à travers tout le Canada. Elle m'a nommé vice-président de sa compagnie, j'étais main-tenant un homme d'affaires prestigieux et ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'elle et moi devenions l'une des plus grosses fortunes au pays. Nous sommes partis le len-demain et, au fil des semaines passées sur la route, nous sommes tombés amoureux. Nous prévoyons nous marier l'année prochaine.

- Et votre campagne a fonctionné?

- Non. J'ai encore 400 brosses à cheveux qui traînent chez moi ... Mais ce n'est pas grave! On va se refaire! Ma fiancée a déjà un plan de relance pour notre compagnie et je lui fais confiance là-dessus. Elle est censée m'en parler tout à l'heure pendant notre soirée avec ses amis.

Ils devraient arriver d'ici peu à présent! Je les attends.

Lucky a reconnu un homme qui passait à çôté de nous. Il s'est levé, l'a salué et a com-mencé à discuter avec lui. Il reprenait le même cirque qu'avec moi tout à l'heure en confir-mant tout ce que son interlocuteur disait. La seule différence était qu'il agrémentait son dis-cours de commentaires du genre «Ça fait longtemps qu'on s'est vus!

»

ou «Il faut qu'on fasse un truc ensemble bientôt! »

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Après cinq minutes à prendre des nouvelles, ils se sont dit au revoir et l'autre est parti re-joindre une table dans le fond de la salle. Il n'était pas venu voir Lucky. Il n'avait même au-cune idée que ce dernier allait être ici ce soir.

Lucky observait le groupe que sa connaissance était allé retrouver. Tout d'un coup, il avait l'air troublé.

- Qui était-ce?

- Mettemich. Répondit Lucky. - Un ami à vous?

- Non. En fait, ce type me déteste.

- On aurait pourtant dit que vous aviez une belle complicité.

- Oh, vous savez, ce sont des formules de politesse. Il s'agissait d'un de mes anciens camarades de classe. Vous voyez le groupe qu'il est allé rejoindre là-bas? Je dois connaître la moitié d'entre eux. Depuis que j'ai fini mon bacc, à chaque fois que je tombe sur l'un d'entre eux, c'est la même chose. Ils sont «super contents» de me voir, mais, dès que je propose qu'on se voie, comme par hasard, ils ont toujours un empêchement. Après, je les croise tous ensemble dans un bar sans qu'on m'ait prévenu de quoi que ce soit. Tss ...

- Mais ... je ne comprends pas ... poursuivis-je naïvement. Ils devraient vous apprécier! -Pourquoi?

- Bin, je vous écoutais parler, vous aviez l'air d'accord sur tout. .. Selon ce que vous m'expliquiez, ça devrait suffire, non?« Quand on se met à dire comme les autres, on peut se supporter. » C'est ce que vous racontiez ... Est-ce que vous l'avez contredit quelque part? C'est pour ça qu'il vous évite?

Lucky a regardé encore une fois le groupe dans le fond de la pièce. Chacun d'entre eux était merveilleusement beau. Ils étaient tous si propres, si bien habillés, aucun cheveu de tra-vers, aucun trait de maquillage manqué.

On aurait dit une pub de lessive ...

Je n'arrivais pas à entendre ce qu'ils disaient, mais le son de leurs voix était mélodieux. Même leurs rires étaient bien orchestrés, en harmonie.

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-Je crois que je vais y aller, dit Lucky. - Quoi? Mais les amis que vous attendiez ... -Ils n'arriveront pas, coupa-t-il.

- Vous êtes sûr que tout va bien? -Ils n'arriveront pas.

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EMMA

Plus tard dans la soirée, un groupe s'est assis à côté de moi.

Ce n'était pas des habitués, je ne reconnaissais aucun d'entre eux. Dès qu'ils se sont ins-tallés, une des filles s'est levée et a commencé à se promener dans le bar à la recherche de quelqu'un.

- Excusez-moi. Vous n'auriez pas vu mon ami? Il était censé nous rejoindre ici! -Ça dépend, lui répondis-je. Qu'est-ce que vous pensez des produits Avon?

- J'essaie de m'en tenir loin. À chaque fois que ma copine Rosalie essaie de m'en vendre, j'ai l'impression qu'elle tente de me faire entrer dans une vente pyramidale ...

- C'est pas une vente pyramidale, mais une MATRICE TRIANGULAIRE! entendit-on crier par-dessus la musique du bar.

- Oui, je l'ai vu, continuai-je. Il est parti. Il n'allait pas bien.

- Oh! Ce n'est pas trop grave, j'espère? Merde, on devait arriver plus tôt, mais on s'amusait trop ...

Je l'ai regardé un instant.

- Excusez-moi, est-ce que je vous connais? - On a un cours ensemble le mardi.

-Mais oui!

- Et on s'est croisé en voyage l'été dernier, continua-t-elle. -Où?

- J'ai été dans la même auberge que vous dans plusieurs villes.

À K. en premier, puis

à El Emeno, et enfin à P.

- Vraiment? Aussi souvent?

- Attendez le meilleur! Une fois vous avez passé une demi-heure dans un café à me fixer avant de vous enfuir en me donnant un bout de papier!

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- C'était vous? -Oui!

-Mais, on s'est revus après? Pourquoi vous n'êtes pas venue me parler?

- Vous ne m'avez pas dit grand-chose non plus à ce que je sache! Moi, après vous avoir croisé deux ou trois fois sans que vous ne m'adressiez la parole, j'ai cru qué vous vouliez m'éviter.

-Oh!

- En plus, à K., vous étiez avec un groupe de filles. Vous aviez l'air occupé ... J'ai remarqué le coin de ses paupières.

- Vous n'aviez pas les yeux comme ça avant... - Comme quoi?

-Avec votre ligne de mascara, on dirait qu'ils sourient...

- Oui, j'ai essayé de faire changement! J'ai les yeux qui sourient vous trouvez? Vous avez de belles expressions! Vous voulez vous joindre à nous?

- Je ne sais pas. Je ne connais personne dans votre groupe. J'aurais peur de déranger. -Je suis sûre qu'on peut vous faire une place.

- En même temps, il se fait tard. J'étais sur le point de m'en aller. - D'accord, comme vous le sentez. À une prochaine fois? -Avec joie.

- Est-ce que je peux prendre votre numéro? demanda-t-elle. -Bien sûr.

-Tenez, notez-le là-dessus. - Sur cette feuille?

- Oui! Vous voyez, en temps normal, quand les gens s'échangent des bouts de papier, c'est le genre d'informations qu'ils écrivent pour se retrouver!

- J'avoue que votre méthode est plus efficace ...

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Elle a sorti un deuxième papier de sa poche et y a écrit son numéro à elle. Avant de me le rendre, elle s'est mise à le plier d'une manière élégante. En cinq ou six mouvements, elle avait fait un oiseau.

-Tenez!

- Qu'est-ce que c'est?

- Je ne suis pas sûre. C'est peut-être un cygne. Il y a un homme dans le quartier qui en cache un peu partout dans les rues, mais surtout sur Laurier. On les trouve accrochés aux branches des arbres ou cachés dans les petits trous à vis des panneaux de signalisation. J'ai . compris comment les faire tout à l'heure.

- Je n'en ai jamais vu avant.

- D'habitude, vous vous mettez à les voir quand on vous les fait remarquer. - Je vais ouvrir les yeux dans ce cas.

- On est ici samedi prochain, vous viendrez? -Avec plaisir.

- Vous c'est Courchesne si je me souviens bien? - Oui, et vous?

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LAURIER

Les oiseaux d'Emma m'avaient rendu curieux; j'ai décidé de rentrer en passant par la rue Laurier.

C'est là que je l'ai aperçu. -Hé, vous!

-Hé!

- Vous vous souvenez de moi?

- Oui, le type qui visite des pays éloignés pour qu'on ne se rende pas compte qu'il n'a rien à dire. Ah, ces jeunes de nos jours avec leurs idées, soupira-t-il, «raconter des his-toires », « devenir intéressant », tss ...

- Qu'est-ce que vous faites? - J'me promène.

-À cette heure-ci?

- On fait bien ce qu'on veut... - Aussi bavard à ce que je vois?

-Toujours. Maintenant, vous m'excuserez, je suis pressé. - On vous attend?

- Non, je suis juste pressé de partir.

- D'accord ... Hé, une dernière question : j'ai réalisé tout à l'heure que, quand on parle à quelqu'un, c'est toujours mieux de lui demander son nom. Comment vous appelez-vous?

- Rachmaninov.

Il m'a dit au revoir rapidement avant de disparaitre. J'ai continué ma route dans la direc-tion opposée.

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GEORGES

Ma rencontre avec Lucky m'a poussé à réfléchir. Il apparaissait maintenant possible que je ne sois pas le seul être au monde à éprouver des problèmes d'interactions sociales.

De nouvelles questions surgissaient. Combien de jours quelqu'un de normal pouvait-il passer chez lui avant de commencer à s'inquiéter? Est-ce qu'il y a des gens tellement misan-thropes qu'ils ne sortent jamais? Si tel est le cas, cela voudrait dire qu'ils ne sont connus de personne ... Dans ces circonstances, est-on sûr qu'ils existent?

Il peut y avoir des peuples entiers qui sont ainsi ignorés. Des nations complètes d'individus passant l'essentiel de leur vie cachés dans une chambre ou un sous-sol, à l'abri de tout regard et dont même l'État ne peut nous garantir qu'ils sont bien là.

À quoi ressemblent-ils? De quoi parlent-ils? Mais surtout, comment occupent-ils leurs samedis soir pendant que le reste du monde sort? Ne sentent-ils pas qu'ils manquent quelque chose?

Ou c'est juste moi?

Bref, je me suis rendu au Lotus Bleu la semaine suivante pour rejoindre Emma et ses amis. Entre temps, le cours que nous avions en commun mardi avait été annulé. (On racontait que le professeur était devenu fou et qu'il n'avait plus qu'un seul rêve : passer le reste de sa vie enfermé dans sa maison à construire une machine à portails temporels ... )

Pour calmer ma nervosité, j'ai écrit son nom sur un papier. Pour une fois, j'étais certain de m'en souvenir.

Je suis arrivé le premier et j'ai attendu les autres. Emma a suivi peu après. -Bonsoir!

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- Comment allez-vous? - Bien, et vous?

- Très bien. Vos amis ne sont pas avec vous?

- Non. Ils se sont tous rappelé à la dernière minute qu'ils avaient un travail à faire pour un cours.

-Les cinq? -Je vous jure!

- Drôle de coïncidence. - Ouais, quand même.

Avec le recul, ce n'était probablement pas un hasard ...

- Bon sang, mais ce type est pas foutu de comprendre les signaux qu'on lui envoie ... On s'est assis à une table et il y a eu un long moment avant de savoir quoi se dire.

On a commencé à parler les deux en même temps. Je me suis aussitôt interrompu pour la laisser parler. Comme elle a fait pareil de son côté, on est resté un autre trente secondes en silence. On a recommencé nos répliques. Encore une fois, les deux en même temps. Et on s'est tous les deux arrêtés de nouveau.

-Mon dieu, est-ce qu'il va lui permettre d'en placer une? Pourquoi il a l'air aussi ner-veux? Est-ce que ce gars a déjà adressé la parole à une fille avant?

- Vous avez passé une belle journée? ai-je réussi à demander. - Oh! s'exclama-t-elle. Épouvantable!

- Comment ça?

- Du drama entre amis. Vous savez ce que c'est. - Vous voulez en parler?

- Non, même pas. - Vous êtes sûre?

(42)

Peu à peu, la conversation a réussi à démarrer. On a commencé à discuter de nos projets, de ce qu'on voulait faire dans la vie.

- Vous étudiez en quoi? lui demandai-je.

- En danse, répondit-elle. Si tout va bien, je devrais finir ce printemps. - Les cours vous plaisent?

- Non, je déteste. Au départ, je pensais que ce programme allait me permettre de réali-ser mes rêves. Mais maintenant, je regarde mes amis plus vieux qui sont passés par les mêmes cours et je ne peux m'empêcher de constater qu'il n'y en a pas un seul qui travaille dans le domaine. Je sais que ce sera mon cas à moi aussi. C'est un peu frustrant.

- Vous avez une idée de ce que vous voulez faire après?

- Je ne suis pas encore sûre. Je pensais me diriger vers une autre concentration artis-tique. Mais on dirait que la même chose m'attend partout. Vous gaspillez des années à déve-lopper un talent et, au final, ce dernier ne sert jamais. Avec le recul, j'aurais mieux fait d'aller dans une technique.

- Dans quel domaine?

- N'importe lequel. Du moment que ça me donne une job! - Vous avez l'air de regretter vos choix ...

- Bof, vous savez, dit-elle en riant, si j'avais fait une technique à la place, je serais pro-bablement en train de m'en vouloir ne pas avoir été en danse comme j'en rêvais.

- Mais vous disiez le contraire juste avant!

- Possible! Est-ce que j'ai le droit? On fait que parler après tout. C'est pas stressant! - Et votre avenir?

- J'vais bien finir par trouver. Ça non plus, c'est pas stressant.

Sa dernière phrase a résonné dans ma tête. Cette fille n'avait pas d'idée de ce qu'elle vou-lait être dans la vie, elle ne savait même pas ce qu'elle alvou-lait être dans six mois ... Et ça n'avait pas l'air de l'inquiéter. Elle se contentait d'aborder les évènements comme ils passaient, avec légèreté.

- Parlez-moi de votre voyage! continua-t-elle. Vous visitez souvent des pays en soli-taire?

(43)

- Non, je n'avais jamais essayé avant. - Vous avez aimé?

- Oui, quand même ...

-Pourquoi« quand même»?

-Je ne sais pas,je me sentais un peu seul, je crois.

- Vous aviez pourtant l'air bien accompagné les fois où je vous ai croisé! dit-elle, le sourire au coin des lèvres.

- Bof, vous savez, en vacances, vous avez beau rencontrer plein de gens, à la fin de la semaine, tout le monde s'en va et vous ne les revoyez plus jamais ...

- Vous auriez pu les ajouter sur Facebook, remarquez. -Je ... ah oui, vous avez raison ...

- Quoi? Il y avait pas pensé? Oh le conf

Je me suis senti gêné. J'avais un bout de papier dans les mains que je chiffonnais pour rester concentré et je me cherchais une réplique pour enchaîner.

-Non pas comme ça, dit-elle. - Comme quoi?

- Votre papier! Vous essayez de faire un oiseau, non? Il ne faut pas plier comme ça! -Ah non? Qu'est-ce que je dois faire alors?

- Commencez comme si vous vouliez faire un avion. - J'ai bien fait?

- Oui! Arrêtez, là. Retournez la feuille sur elle-même deux fois pour le cou et la tête. Maintenant, vous devriez pouvoir faire les ailes tout seul.

- D'accord, je l'ai. -Voilà!

-Tenez, c'est pour vous.

- Vous me le donnez? Wow, merci! dit-elle en le prenant. T'es gentil!

- Est-ce qu'il est sérieux là? Ce type vient de lui refiler un oiseau en papier? Non mais, c'est quoi ce cadeau?

-J'aurais pu mieux le faire.

(44)

- Je vais t'en faire plein d'autres.

- Par contre ... Pourquoi mon nom est marqué dessus? -Oh non ...

- C'est pas vrai! -Je ...

-Est-ce qu'il a vraiment écrit le nom de la fille avec qui il sort pour s'en souvenir? AH! - Excusez-moi, est-ce que vous pourriez vous mêler de vos affaires?

- Qui? Moi? dit l'homme qui faisait des commentaires sur nous depuis tout à l'heure. - Oui, vous êtes dérangeant. Vous ne pourriez pas, à la place, je ne sais pas,fuck off? - Hé, vous pourriez rester poli au moins!

Le téléphone d'Emma s'est mis à vibrer d'une manière incessante.

Elle venait de recevoir une série de textos. Elle a passé un moment à dérouler les mes-sages, l'air inquiet.

-Il faut que j'aille m'occuper d'un problème ... - Tu t'en vas?

- Non t'en fais pas. J'ai juste deux ou trois appels à faire. Je reviens après. - Qu'est-ce qui se passe?

- Encore du drama. dit-elle en roulant les yeux. Ça ne te dérange pas de m'attendre ici? De toute manière, tu t'es fait un nouvel ami, on dirait...

- Tu me racontes à ton retour? - Pas de problème!

Emma s'est levée avant de disparaître par la porte du bar. J'ai reporté mon attention sur le chahuteur : il m'observait.

Dès que nos regards se sont croisés, il a quitté sa table et s'est dirigé vers moi. Ses mou-vements étaient fluides et soignés, comme ceux d'un chat.

-Désolé pour tout à l'heure. Je n'avais pas prévu que vous alliez m'entendre. - Vous vous excusez, pour ce que vous avez dit, ou parce que je l'ai entendu?

(45)

- Probablement plus la deuxième option, poursuivit-il un brin narquois. Si vous n'aviez pas eu connaissance de ce que je racontais, vous n'en auriez pas souffert et moi et mes ~o­ pains on se serait marrés sans conséquence.

Je ne savais pas trop quoi répondre. D'un côté, ce qu'il venait de dire était profondément arrogant. Mais d'un autre, il avait une voix qui sonnait tellement bien. Il avait expliqué tout ça avec un ton si chaleureux, que j'avais envie de le laisser continuer.

- Vous vous appelez comment? -Georges!

- Dites, vous êtes toujours aussi brutalement honnête?

- Oh! Mais vous prenez tout de travers! Attendez, je vous paie votre prochain verre ... Vous voyez, poursuivit-il après avoir commandé une pinte au serveur, je n'avais pas le choix. Vous aviez l'air tellement empoté, je ne pouvais pas manquer une occasion pareille d'amuser mes amis!

- Et il vous fallait une cible comme moi pour faire rire vos copains? Vous ne pouviez pas trouver mieux?

Il s'est mis à sourire.

- Oh, mon pauvre ... Voilà pourquoi vous êtes aussi gênant! Vous n'avez pas encore réalisé ...

-Quoi?

-À quel point les gens se moquent des autres tout le temps!

-Ou alors, c'est juste vous qui êtes plus désagréable que la moyenne. Est-ce que l'idée vous a traversé l'esprit?

- Hé, moi je ne fais que vous avertir! Si vous vous retenez de parler en mal des autres, je vous peux vous garantir qu'eux, pendant ce temps, ne vous font pas de cadeaux!

- On dit des trucs sur moi?

- Toutes sortes! Vous êtes extrêmement laid, vous savez? -Ah bon?

- Oui! J'ai cru bon vous prévenir, étant donné qu'on est dans un livre et qu'on voit diffi-cilement les visages là-dedans. Mais, dans votre cas, c'est quand même frappant. Il y en a qui

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