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Actes du Séminaire sur le stress des chercheurs, le 18 novembre 2008

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CAHIER DE RECHERCHE

2009-01

Actes du Séminaire sur le Stress des chercheurs,

le 18 Novembre 2008

IMRI, Université Paris Dauphine, 75775 PARIS CEDEX 16 / Tel : 33.(0)1.44.05.42.92 - Fax : 33(0)1.44.05.48.49 site internet : http://www.dauphine.fr/imri

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Dans le cadre des séminaires

« CARGESE A PARIS »

Matinée sur

Le stress des chercheurs

18 novembre 2008

Cette matinée s’inscrit dans le cadre des « Rencontres de carrières ». Cette école d’été est organisée par le CGS de l’Ecole des Mines, M-Lab, et l’IMRI, qui participe et coordonne. Cette formation se déroule sur quatre jours en résidentiel, à Cargèse, dans un centre du CNRS, où l’on réunit des praticiens de la recherche et de l’innovation, c'est-à-dire des gestionnaires de projet, des chercheurs, des gens qui s’intéressent au développement de la recherche avec des chercheurs académiques sur ces thèmes.

Toutes les activités (présentations, ateliers, débats) tournent autour de la recherche et de l’innovation. Le but est vraiment d’échanger entre académiques et praticiens, pour faire avancer les thématiques de recherche académique en cours, et, en retour, pour ouvrir les entreprises à certaines pistes qui pourraient les intéresser en pratique.

L’IMRI organisera une deuxième matinée au mois de mars de l’année prochaine. Ces deux matinées sont là pour entretenir un lien entre deux sessions de l’école d’été.

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Introduction par François Fort

Pour aborder notre thème de la matinée, et avant de vous présenter les participants à cette table ronde, je voudrais poser quelques repères, tant pour essayer que nous parlions tous des mêmes choses que pour cerner rapidement quelques enjeux principaux…

« Stress » et « chercheur » sont deux termes qui induisent habituellement un grand nombre de malentendus, et laissant à Jean-François Chanlat le soin de préciser le premier terme, je voudrais vous proposer un début de repérage de ce que l’on entendra ici, entre nous, par « chercheur »…

Chaque institution de recherche, chaque direction de R&D apporterait sa définition, défendant le fait que le métier de chercheur et son activité concrète, sont très contingents du contexte organisationnel dans lequel ils s’expriment. Nous ferons ce matin l’hypothèse qu’il existe un métier générique, auquel correspondent des mécanismes identitaires. Cette hypothèse pourra d’ailleurs tout à fait être remise en cause au cours de nos débats !

La compréhension que nous aurons de ce métier, c’est du moins la définition que je vous propose de retenir, tient en trois caractéristiques, que je vais exprimer de manière caricaturale : le chercheur a comme vocation de produire de la connaissance et il mène un travail peu prescrit (personne ne lui dit précisément comment mener son activité de recherche) et il n’a pas réellement d’objectifs précis à atteindre (même si parfois le « management » peut tenter de lui en affecter), ayant plutôt des objets à manipuler…

Si l’on s’en tient à cette définition, on constatera que ce métier très particulier se situe à l’opposé de celui du « développeur », ou « concepteur ». Le concepteur, certes, produit de la connaissance, mais il a un objectif précis, matérialisé par un cahier des charges, et doit généralement suivre un protocole élaboré par son organisation pour arriver à cet objectif. J’essaie de préciser ce positionnement relatif des deux métiers car on les retrouve souvent plus ou moins entremêlés dans les organisations, et pourtant leurs différences diamétrales vont faire que la problématique « stress » ne sera pas du tout de même nature dans un cas et dans l’autre.

D’ailleurs, le stress du concepteur, ce qui le génère, ses pathologies à l’échelle de l’individu et du collectif, les stratégies préventives et curatives, sont des objets de plus en plus pris en compte et manipulés par les chercheurs en sciences sociales que nous sommes. De récents et dramatiques évènements ont mis un éclairage cru sur les populations des concepteurs. Du coup, des médecins du travail se penchent sur la question, ainsi que des thésards, des théoriciens sociologues, psychologues et gestionnaires. Une table ronde a d’ailleurs eu lieu lors des dernières journées de Cargèse (Session 2008) à ce sujet, avec une présentation des travaux effectués actuellement par le laboratoire de gestion de l’Ecole des Mines de Paris.

Par contre, il existe à notre connaissance très peu de travaux portant sur le stress des chercheurs, en France et dans le Monde. Il faut dire que l’idée qu’a la Société vis-à-vis de ce problème semble coïncider avec le regard que peuvent porter sur lui les théoriciens du stress. Disons-le, la Société a tendance à considérer le métier de chercheur comme étant l’un des moins stressants, l’un des plus confortables ; et d’autre part, les quelques grilles de lecture théoriques dont nous disposons, et que je ne vous dévoilerai pas car Jean-François Chanlat le fera beaucoup mieux que moi, laissent penser qu’effectivement, sur un axe « stress », les métiers de concepteur et de chercheur se retrouvent aux antipodes.

Pourtant, et c’est là le paradoxe qui me semble être un point de départ pour notre matinée, je vous l’affirme, nous le savons tous, les chercheurs sont (souvent) stressés.

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Quelques exemples rapides pour étayer cette affirmation, que je tire de ma propre pratique (j’ai été DRH durant 15 ans dans des contextes divers mais toujours avec des populations de chercheurs).

Le premier : un « chercheur public », avec qui j’avais l’habitude de discuter en confiance, me révèle qu’alors qu’il fait généralement magnifique et sereine figure le jour, ne dort jamais la nuit, pris dés la première heure par le même cauchemar: il n’arrive pas à écrire son papier, et c’est « l’autre » qui publiera avant lui. Quand je lui exprime mon étonnement de le voir si fringuant le jour après ces séries de nuits blanches, il me révèle sa chimie dopante.

Le second : dans cette équipe de pointe, qui travaille sur des thèmes à forts enjeux dans un domaine clef de la biologie, en très rapide évolution, le patron veut que tous les membres de son équipe focalisent leur énergie sur ces/ses thèmes les plus porteurs. Il est constamment furieux de voir certains chercheurs « s’évaporer » (ce sont ses termes). Il réussit, par un procédé que je ne vous révèlerai pas, à pénétrer dans les boîtes aux lettres email de ses chercheurs, pour contrôler leur activité au plus intime. Découvrant ainsi les infidélités de sa compagne, chercheuse dans son laboratoire, il fait éclater au grand jour sa colère, révélant du coup son indélicatesse électronique… C’est le chaos dans le labo, et il vient me voir le vendredi soir de cette semaine noire, dans mon bureau de DRH, pour m’annoncer qu’il a programmé son suicide pour le week-end.

Il y a donc paradoxe, enjeux de santé et de productivité, et peu de grilles de lecture satisfaisantes. Cela fonde un programme de recherche que l’IMRI initie en partenariat avec d’autres laboratoires en sciences sociales (dont en particulier le CREPA, ici représenté par Jean-François), mais aussi le laboratoire de gestion de l’Ecole des Mines. Cette matinée table-ronde est en quelque sorte le starter de ce programme. Un temps d’interaction entre chercheurs et acteurs qui permettra, je l’espère, de mieux préciser le thème de recherche et de vous y intéresser ; et peut-être y aura-t-il matière, dans deux ou trois ans, à reprogrammer avec vous une matinée de présentation de nos résultats.

Intervention de Jean-François Chanlat

J’ai fait une thèse en 1985 sur la production sociale de la maladie et j’ai continué depuis à toujours m’intéresser à cette question dans une perspective organisationnelle.

Pour moi, bien sûr, ce sont des individus qui sont atteints de problèmes, mais ces individus se trouvent dans des structures, dans des organisations, et contrairement à certains courants de pensée, qui ont tendance à individualiser le problème, c'est-à-dire à penser que ce sont les gens qui ne sont pas adaptés aux situations, je pense que l’organisation « pèse lourd » sur l’individu.

Je pose la question des modes d’organisation, des modes de gestion et comment ces modes peuvent être à la fois salutogènes mais aussi pathogènes. Cela joue dans les deux sens.

Le stress est un terme qui apparaît en 1936. C’est un physiologiste, un médecin spécialiste de l’endocrinologie, qui a lancé des travaux sur ce qu’il appelait à l’époque le « syndrome général d’adaptation », ou stress : c'est-à-dire la réponse physiologique à toute sollicitation. Il travaillait, au départ, sur la réponse physiologique du corps à toute sollicitation, et avait observé qu’il y avait une réponse qui était toujours la même.

Ensuite, dans les années 50-60, les psychologues se sont emparés du terme, et ils ont étudié la réponse psychologique. Leurs travaux portaient sur des animaux en laboratoire, des rats en l’occurrence. Les psychologues ont développé ce que l’on a appelé le « stress psychologique » : Il s’agit de voir comment l’individu va percevoir ou non que les choses auxquelles il est confronté posent problème, pour lui en tout cas.

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Dans les années 70-80 est arrivé un troisième courant, qui s’est appelé « psychosocial » et qui s’est intéressé au fait que les individus ne vivent pas seuls. Ils vivent en relation, ils vivent dans des rapports de travail, etc.

On a alors cherché à voir en quoi le mode d’organisation du travail, le mode d’organisation de la société, pouvaient entraîner des problèmes pour les individus qui étaient confrontés à ces questions.

C’est pourquoi, lorsque l’on parle du stress, il faut savoir de quoi l’on parle.

Est-ce que l’on parle au niveau physiologique, est-ce que l’on parle au niveau psychologique ou au niveau psychosocial ? Même si, bien sûr, l’être humain est biopsychosocial, c'est-à-dire qu’il est à la fois biologique, psychologique et social.

Ce qu’il faut savoir aussi c’est que la notion de stress est rentrée dans le champ du travail et le champ des organisations à la fin des années 60 et au début des années 70, aux Etats-Unis et dans les pays scandinaves.

En France, le concept de stress n’était pas connu dans les années 80. Le premier livre date de 1989 : c’est le livre de Max Pagès et Nicole Aubert sur le stress professionnel.

Je pense qu’en France, il y avait d’autres perspectives et d’autres problématiques, d’autres questionnements.

Quand il s’agit de réfléchir sur le stress professionnel dans une perspective organisationnelle, personnellement, je pars du mode de gestion. Je le définis comme l’ensemble des pratiques managériales qui sont mises en place par la direction pour atteindre les objectifs de l’organisation.

Il est important de distinguer l’efficacité de l’efficience. On peut être très efficient, et un jour se retrouver en panne d’efficacité. On peut être tellement efficient, par exemple, que l’on oublie à un moment donné de faire des investissements dans la R&D et il peut alors arriver que l’on disparaisse parce qu’on n’a simplement pas développé les produits nouveaux nécessaires à notre survie. À moyen terme, dans cet exemple, on aura été efficient mais non efficace.

Je pense que c’est une des questions qui sera au cœur des problématiques du stress des chercheurs, parce que ces derniers ont des horizons temporels parfois assez longs.

La recherche internationale sur ces questions de rapport entre le travail et la santé par rapport à la perspective du stress professionnel, montre qu’il y a quatre éléments dont il faut tenir compte.

Tout d’abord, la charge de travail. Tout salarié y est soumis. Elle se divise en trois éléments : une charge physique, une charge mentale ou cognitive, et une charge affective. Cette dernière peut être particulièrement forte dans certaines activités, par exemple dans le service clients.

Il est évident que lorsqu’on travaille dans un service clients, on est en permanence face à des gens, et quand ils sont mécontents, agressifs, violents, etc., la charge affective va être extrêmement forte.

Dans tout travail, il y a un degré plus ou moins fort d’autonomie. C'est-à-dire que lorsque je travaille, j’ai plus ou moins le contrôle sur ce que je fais. Ce que les recherches sur le stress montrent, c’est qu’il y a un rapport entre la charge, les exigences du travail et le degré d’autonomie de ce travail. C’est extrêmement documenté. C’est le modèle de Karasek, qui date des années 70 et qui montre que la charge de travail en soi n’est pas forcément le

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problème : c’est la relation entre cette charge et la possibilité de jouer avec qui est centrale. C'est-à-dire les échéances, etc.

Le troisième élément du modèle, que l’on ne retrouve pas forcément dans tous les modèles portant sur le stress, c’est le degré de reconnaissance. Quand nous travaillons avec d’autres se pose la question de la reconnaissance que les autres vont avoir vis-à-vis de ce que l’on fait.

Si le degré de reconnaissance est élevé, cela va être « sympathique » ; s’il n’y a pas de degré de reconnaissance, cela va être problématique.

Je me souviens d’une enquête, dans un hôpital de Montréal, où l’on s’était rendu compte dans certaines unités que les infirmières « tenaient » uniquement par la reconnaissance des patients et des familles des patients. Elles n’avaient aucune reconnaissance de la hiérarchie, elles étaient dans des modèles, parfois démocratiques, très problématiques.

Dans la question de la reconnaissance, on le voit bien, il y a toute la question de l’identité des métiers. Bien sûr, si ce que l’on fait n’est pas reconnu et ce que l’on est en terme identitaire n’est pas reconnu, cela pose problème.

Le quatrième point, c’est le soutien social. Au travail, on a bien sûr une charge, on a éventuellement un degré d’autonomie, on a aussi un degré de reconnaissance, mais il y a aussi que l’on travaille avec des gens, et ces gens peuvent nous apporter un soutien ou son contraire. On peut être dans des situations de rivalités extrêmes, etc., et l’ambiance va renforcer les phénomènes à l’oeuvre.

Ce que l’on sait, c’est que quand il y a un bon soutien social, dans un cadre de travail (mais c’est vrai au niveau de la société, rappelez-vous Durkheim et son étude sur le suicide !), c’est un élément très important.

Inversement, lorsque l’on est dans des organisations de travail où l’on ne va disposer que de très peu de soutien, on constatera en creux le rôle de ce soutien, qui est un élément modérateur.

Dans des contextes difficiles, on va passer plus facilement le cap si tout le monde est soudé. On peut le vérifier tous les jours dans son travail !

En revanche, quand on est fragmenté, quand les gens se battent, on va sombrer dans la rivalité, et cela fait empirer la situation, et les gens vont sombrer.

Il y a donc un cercle vertueux qui part de l’existence d’une charge de travail intéressante (parce que si l’on n’en a pas, ce n’est pas stimulant, on s’ennuie). Dès que l’on dispose d’un minimum d’autonomie, on est dans une situation intéressante. Cela peut plus facilement produire du soutien et de la reconnaissance.

C’est ce sur quoi il faut travailler dans les modes de management si l’on veut améliorer le bien être des gens au travail. Il y a tout un mouvement qui concerne le bien être des gens au travail. On sait que l’on n’améliore pas les choses avec uniquement des perspectives individuelles.

Pour faire face aux problèmes de santé au travail, toutes les recherches montrent qu’il faut impliquer les gens qui sont concernés, et revoir à ce moment-là, à la lumière des problèmes que l’on voit, cette organisation du travail. C’est là où l’on a les résultats les meilleurs.

Une perspective très individuelle peut aider sur le moment, mais si les gens replongent dans des organisations extrêmement difficiles, il est clair qu’ils retrouveront les mêmes difficultés.

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Le cercle vicieux, c’est : charge de travail élevée, exigences, aucune autonomie. Cela concerne les professions très taylorisées. On est dans une situation où l’on n’a pas de marge de manœuvre, tous les travaux dans ce sens sont assez clairs. Le manque de reconnaissance est sans doute l’un des éléments dont souffrent beaucoup de gens dans pas mal d’endroits, y compris les cadres.

La question de la reconnaissance pose un vrai problème de dialogue, d’expression des problèmes également.

Par exemple, les cadres ne peuvent pas toujours dire leur mal. Dans une culture où il faut sans cesse être performants, toujours « sur la vague », si vous commencez à dire que vous avez des états d’âme et que vous avez éventuellement des doutes, des difficultés, on va vous repérer comme étant le « maillon faible » (l’émission qui s’appelle ainsi est d’ailleurs peut-être une illustration, une métaphore de notre société : il ne faut pas être faible ni montrer ses faiblesses).

Le soutien social est également important. C’est l’un des paradoxes de la gestion contemporaine : on veut faire du collectif, mais on individualise à l’extrême. C’est catastrophique dans le temps, parce que les gens se retrouvent dans un paradoxe, ce qui provoque d’énormes tensions.

Si l’on regarde les espérances de vie selon les catégories socioprofessionnelles (depuis que l’on a des statistiques fiables l’INSEE mène régulièrement des analyses de ce type), on constate que les gens qui ont les espérances de vie les plus élevées sont les professeurs d’université et autres enseignants, et le clergé, les professions libérales, les dirigeants, etc. On s’aperçoit en définitive que ce sont là des personnes qui peuvent avoir une grosse quantité de travail, mais ils ont aussi de l’autonomie ; ils bénéficient de pas mal de reconnaissance et, en général, ils ne manquent pas forcément de soutien.

En revanche, ceux qui sont complètement « au fond », qui ont 7 ans de différence au niveau de leur espérance de vie avec les précédents, ce sont les ouvriers non qualifiés. Quand on regarde l’espérance de vie en partant d’un état « en bonne santé », là, c’est 14 ans ! C'est-à-dire que les gens vivent moins longtemps, mais ils vivent plus longtemps avec des aspects chroniques : les mineurs vont souffrir d’un certain nombre de pathologies chroniques et en même temps avoir une espérance de vie relativement plus faible que les autres.

D’où la retraite à 50 ans, puisque l’on observait que les mineurs n’étaient plus là à 55 ans. C’est pour cela que tous les débats sur la pénibilité du travail sont intéressants car la pénibilité n’est pas forcément la même selon les catégories. Il y a une vraie question qui est une question d’équité au niveau social.

On observe que les instituteurs ont perdu une année d’espérance de vie, car il y a eu une dégradation du statut d’instituteur. Ce n’est plus le statut des années 30-40-50, qui avait une reconnaissance extraordinaire dans la communauté. Il y a eu un affaissement du statut. C’est tout de même intéressant de voir qu’il y a une telle baisse sur cette catégorie.

Je pense que les cadres se retrouvent aujourd’hui, à certains endroits, dans des logiques semblables à celle des ouvriers. C'est-à-dire que, quand vous êtes dans le « plus qu’à temps », quand vous êtes dans la compression, dans des choses de plus en plus formatées, votre degré d’autonomie devient de plus en plus faible.

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Je pense qu’il faut voir, avec les témoignages de chercheurs, si l’on se retrouve dans certains cas avec ces situations difficiles. A priori, nous sommes plutôt dans un contexte favorable…

Intervention de François Fort - Le métier de chercheur est-il en lui-même générateur de stress ?

Je vous propose de poursuivre notre exploration, qui ne vise qu’à poser quelques hypothèses, à ce stade, en distinguant, au travers de l’exposé de Jean-François Chanlat, deux types de phénomènes : ceux qui sont susceptibles de générer du stress parce qu’il y a évolution du métier de chercheur vers ce qu’il n’est pas, ou ce qu’il n’est pas sensé être, et ceux qui seraient plus spécifiquement liés à la nature même du métier de chercheur… Mon exposé concernera uniquement cette seconde famille de phénomènes…

J’aborderai pour cela successivement les deux dimensions que sont l’activité en elle-même, et les problèmes liés à la construction identitaire du chercheur du fait de cette activité (construction de marqueurs identitaires), en cherchant les causes possibles de tensions insolubles avec le monde environnant…

Deux remarques à ce sujet.

Je garde ici, car nous sommes dans une démarche exploratoire, peu théorisée, une définition très large du stress, lié au niveau des capacités de l’individu à s’adapter aux exigences de l’environnement au moyen de ses ressources personnelles et du soutien de son entourage (définition reprécisée par exemple par Estryn-Behar, 1997). Un individu a ou n’a pas les capacités (Bozzini et Tessier, 1985) de s’adapter (« coping ») à une situation… s’il n’en a pas les moyens et que cette situation perdure, il y a création de stress (Lazarus et Folkman, 1984).

D’autre part, les propositions que je vais avancer, qui ne sont pas théorisées, correspondent plutôt, à ce stade, à une séries d’hypothèses issues de constats de terrain (études sur les dynamiques au sein des partenariats de recherche, études sur les carrières des chercheurs, etc.) ou de quelques sources bibliographiques.

L’activité de recherche, on l’a dit, est peu prescrite dans sa forme et peu encadrée par des objectifs venus du dehors (injonctions). Il n’est pas rare, surtout dans les entreprises privées ou les organismes de recherche semi-publique, qu’on essaie de formuler des injonctions, d’appliquer un certain managérialisme non différencié. Le hiatus entre métier du chercheur et ce que les acteurs environnants voudraient en faire n’est pas, rappelons-le, dans le champ de mon exposé, qui définit, en quelque sorte, un chercheur « pur », ou plutôt « modélisé » . Partons de ces critères différenciants pour mettre à jour de premières caractéristiques potentiellement génératrices de tensions…

C’est bien, semble-t-il, la source d’une première cause potentielle de stress… L’absence de repère, aussi bien quant au résultat que quant à la manière de travailler, pose le problème lancinant de l’évaluation.

J’ai été surpris, en devenant DRH de populations de chercheurs, de voir à quel point ces derniers ont une attitude ambivalente vis-à-vis de l’évaluation, la demandant à corps et à cri (implorant parfois !) mais en même temps la redoutant, la contestant, la détournant. Ne pas avoir de repères peut conduire à plusieurs schèmes comportementaux opposés, qui poseront tous des problèmes à l’individu face à son environnement, à plus ou moins long terme:

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- une suractivité et une surcharge affective, liées à l’absence de repère (« passer les bornes, il n’y a plus de limites », comme disait Pierre Dac), le chercheur se mettant en question de manière usante à chaque aventure de recherche, assez semblable en cela au sportif, et surtout à l’artiste (comparaisons sur lesquelles nous reviendrons plus tard), - ou une attitude velléitaire, le chercheur s’engageant peu sur son objet, ne sachant pas

très bien s’il lui est possible de fournir des résultats, repoussant l’engagement au moment où l’objectif se clarifiera, et arrivant à 40 ans en ce demandant à quoi il sert, alors que sa valeur sociale était le fondement de son engagement originel…

- ou une survalorisation de certains paramètres d’évaluation qui permettent de structurer l’action au détriment du sens, mais qui seront violemment contestés par une partie de la communauté.

Pour être moins caricatural, on fera référence en contrepoint aux guides pour l’action que constitue la « doxa scientifique », qu’on appelle souvent simplement la « démarche scientifique », cela pour le chercheur qui se rattache au monde « scientifique » tout au moins. C’est aussi ce qu’on peut entendre à une échelle plus restreinte par « paradigme disciplinaire ». Un paradigme est une matrice pour l’action qui guide la tradition d’une communauté scientifique. Nous reviendrons sur la contribution d’un paradigme à la construction identitaire dans la seconde partie de l’exposé.

Mais cette démarche scientifique possède elle-même des caractéristiques susceptibles de créer de fortes tensions entre un chercheur et son environnement. En effet, le métier du chercheur scientifique consiste en permanence à mettre les modèles qu’il conçoit à l’épreuve du réel. Or, si sur 100 résultats d’expérimentation, 99 valident le modèle et 1 l’invalide, le métier du chercheur consistera à se focaliser sur ce dernier cas pour expliquer le hiatus, soit qu’il y a un défaut expérimental, soit que le modèle doive être revu, ou englobé dans un modèle de niveau supérieur.

Du coup, pourrait-on dire, les chercheurs sont structurellement insatisfaits… Dans le domaine de la vraie vie, de la gestion, de l’organisation concrète des choses, des procédures, des outils de gestion, il s’attachera au 1% qui ne fonctionne pas (et Dieu sait, en gestion, que c’est plus de 1% d’échec qu’il faut redouter, on est déjà bien content quand 80% des problèmes trouvent une solution avec un dispositif gestionnaire donné !). D’où la mise en débat permanente, la résistance à la mise en œuvre de dispositifs, le dénigrement systématique de tout ce qui n’est pas au cœur du métier, qui tombe dans une grande marmite, une garbure où tout s’appelle « administratif ».

Cette recherche de la perfection est, me semble-t-il, un des éléments qui génère les tensions fréquentes avec le management (le chef de laboratoire, le responsable d’équipe, etc.). D’autant que le chercheur place au-dessus de tout la recherche de la vérité, et peut mettre toute décision d’un patron en débat. S’il est convaincu que son chef à tort, le chercheur un peu caricatural que nous prenons pour objet poussera le débat jusqu’à la mort… en tout cas au détriment de sa carrière.

Un autre trait intrinsèque au métier de chercheur est sa volonté d’expliquer, voire ainsi de créer, le Monde dans son ensemble à l’aide de ses modèles. Le chercheur est un homme de pouvoir, mais il tente de le gagner, et de l’exercer par sa capacité à penser le Monde selon ses théories, ayant en cela un comportement que l’on pourrait qualifier de « politico-constructiviste ». Les mises en débat avec le chef, avec les collègues, correspondent d’ailleurs souvent à des oppositions entre Mondes différents, et les problèmes de vérité, de rationalité des décisions, glissent ainsi vers des questions d’hégémonie intellectuelle, d’intégrité de territoires conquis/construits par la théorisation.

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Construire le monde en le théorisant demande un certain « culot ». Comme l’artiste qui remplit la page blanche ou l’espace sonore de son œuvre, le chercheur doit oser. Son ego, prononçons le terme, lui permet d’oser toujours un peu plus qu’il ne serait raisonnable de le faire, de prendre des risques, de se mettre en danger.

Un autre trait caractéristique du métier de chercheur est le fait qu’il est, si tout va bien pour lui, quasi unique. Sa valeur consiste à ne pas avoir d’équivalent dans la niche disciplinaire qu’il crée et développe. Il est donc certes dans une large communauté, dans des réseaux disciplinaires, mais aussi dans un état de solitude qu’il revendique, qu’il défend le cas échéant, mais qui, combiné aux facteurs précédemment énoncés, le rend fragile en cas d’échec.

Cette solitude est bien sûr compensée par l’appartenance à une communauté académique, à des réseaux de recherche et d’innovation (Alter, 2003), à une corporation qui fera émerger les paradigmes disciplinaires.

Et justement, l’échec le guette, en partie du fait des phénomènes de concurrence…

Sa niche disciplinaire, il doit la construire selon un processus complexe, qui n’est pas décrit dans les manuels, qui mêle la conformité (l’allégeance), qui domine en début de carrière, et la création d’une distinction (Bourdieu, 1979), qui est nécessaire en cours de carrière. On a là le schéma décrit par Bourdieu lorsqu’il parle, par exemple, des règles de fonctionnement du champ littéraire (Bourdieu, 1992).

Cette niche et, si l’on entre dans le système de pensée bourdieusien, le capital symbolique au sein de la communauté des chercheurs, il importe de les créer, des les défendre…Le monde de la recherche est soumis à la concurrence. Comme le disait Bruno Latour (2001) lors d’une allocution réalisée pour l’INRA, le monde de la recherche est « féroce »…Celui de la recherche publique, selon lui, l’est beaucoup plus que celui de la R&D privée, ce que confirment largement mes propres observations…Selon lui, il importerait de se méfier des paroles qu’on se verrait adresser par un autre chercheur, lorsque ces paroles débutent par l’expression « mon cher confrère »…

La tension entre d’une part les impératifs de production de connaissance pour l’organisation et d’autre part la « doxa » et la construction de sa distinction

Si un chercheur (du moins dans sa forme théorique, qui nous intéresse ici) n’est pas soumis réellement à des impératifs de type « objectifs » et « méthodes », il n’en demeure pas moins qu’il y a des arbitrages quant au choix de son objet de recherche. Cet objet, qui se transforme tout au long du processus de recherche, est soumis à des controverses organisées autour d’exercices de traductions (Latour, 1995) avec des parties prenantes qui vont avoir des attentes vis-à-vis de ce processus.

Or le chercheur doit combiner cette dimension économique et sociale de son activité avec deux autres soucis : celui de la construction sur le long terme de sa compétence, qui lui est plus ou moins nécessaire dans sa stratégie d’acquisition de son unicité (idiosyncrasie, dirions-nous entre spécialistes) et, ce qui est lié, le soucis de se créer sa fameuse niche distinctive au sein de la collectivité. Ces trois préoccupations sont, l’expérience le prouve, souvent contradictoires, ce qui ajoute de la tension avec les parties prenantes (Fort et Fixari, 2005).

En s’inspirant de François Dubet (1993), on peut distinguer trois logiques de l’action individuelle ou collective, ces trois logiques étant en général co-présentes :

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• Logique de l’intégration : tenir les rôles appris. • Logique de l’action stratégique : agir par calcul.

• Logique de la subjectivité : chercher à donner du sens à sa vie.

Ce modèle composite permet de penser des situations variées, non seulement celles où les acteurs se « contentent » de remplir le rôle qui leur est attribué, mais aussi celles où ils sont en concurrence pour du pouvoir, et aussi celles où les individus cherchent d’abord à donner du sens à ce qu’ils vivent, à agir en cohérence avec leurs valeurs. Il est entendu qu’en général, les trois logiques d’action sont simultanément présentes à des degrés variés.

• La logique de l’intégration correspondrait à toutes les actions que chacun fait, souvent sans y penser, suite aux socialisations acquises ou encore aux actions qui résulteraient d’une fidélité au groupe d’appartenance ;

• La logique de l’action stratégique correspondrait aux actions décidées après avoir pesé les bénéfices et les coûts des alternatives possibles. Elle s’intéresse notamment au pouvoir qu’on détient en contrôlant des zones d’incertitude ;

• La logique de la subjectivation avec laquelle l’acteur cherche à donner du sens à son action et s’affirme comme sujet dans la critique et/ou dans l’engagement en se démarquant à la fois des normes de son milieu (logique de l’intégration ) et du calcul utilitariste (logique de l’action stratégique ). Ce serait aussi la logique pouvant rendre compte du rôle de l’imaginaire créatif ;

Une des originalités des chercheurs est la place souvent importante qu'ils donnent à la logique de la subjectivité: ils choisissent souvent un tel métier par passion et par plaisir (et non pas par intérêt économique - donc non pas dans une logique utilitariste) et ils pensent souvent nécessaire de rester dans cette logique de la subjectivité pour être créatifs.

Or, d’une part le plaisir et la souffrance au travail ne sont pas exclusifs (Carpentier et Roy, 1990), d’autre part, on a vu précédemment que de nombreux facteurs externes peuvent s’opposer à la réalisation du plaisir (managers, concurrence, parties prenantes lors des séquences de mise en controverses, etc.).

Ce qui précède, tiré de multiples observations de terrains pris dans des contextes de recherche très divers, tend à nous faire garder l’hypothèse selon laquelle il existe bien une forte identité des chercheurs. Ce que nous avons décrit plus haut s’apparente à des marqueurs identitaires, au sens où peuvent l’entendre des sociologues tels que Sainsaulieu et Dubar. Certains marqueurs vont toucher la dimension relationnelle de l’identité, sur laquelle insiste plus particulièrement Sainsaulieu (rapport entre l’individu et son travail, relations avec les collègues, relations d’autorité), d’autres concerneront, et on est là plutôt sur le point de vue de Dubar, la manière de penser son projet, de construire une représentation de son avenir.

Cependant, j’ai suggéré dans mon exposé que ce schéma identitaire était largement traversé par des contradictions.

Par exemple :

• contradiction entre la liberté du chercheur, les attentes de la société et le respect de la doxa - une contradiction qui, si elle n’est pas bien gérée par le chercheur, peut l’affaiblir face aux griffes de sa concurrence ;

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• contradiction entre l’image d’une science ouverte, universelle, au service de l’humanité, et un champ de tension où s’expriment les compétitions les plus dures ; • contradiction entre la solitude du chercheur démiurge, entrepreneur, stratège (Calon

et Latour ne sont pas loin d’évoquer Machiavel) et la socialisation d’un homme de réseau, encastré dans sa communauté, cherchant son plaisir dans la relation avec ses pairs ;

En conclusion, il faut évoquer la pire des contradictions : l’impossibilité de résoudre les problèmes collectifs insolubles, ceux qui seraient à l’origine du stress, par la création de mythologies. Cette solution pourtant universelle, d’après nos mythologues, serait opposée à l’esprit de la doxa scientifique positiviste… quoi que : il existe bien des mythes dans notre monde de la recherche, par exemple ceux construits autour des grands chercheurs fondateurs (Pasteur, etc.).

Question : y aurait-il une relation entre la taille d’un laboratoire et le fait qu’il est ou non

stressogène ?

JFC

La question des modes d’organisation de la recherche est tout à fait intéressante. On a toujours cette idée, qu’il y un mode d’organisation, un « one best way », qui va être le plus performant et que tout le monde doit suivre. Or, toute la recherche en gestion montre qu’il n’y en pas.

La question par moment, c’est de résister au mimétisme. Si l’on sent que le modèle que l’on a est porteur et dynamique, même si l’on sent que l’on n’est pas organisé comme les autres, il faut résister au mimétisme. On assiste à une pression, à une régulation des comportements. Or, on s’aperçoit qu’il y a de nombreuses réussites organisationnelles qui n’ont pas forcément des modèles d’organisation très « orthodoxes » au sens classique.

PV

Ayant travaillé au CEA pendant près de 7 ans, je souhaiterais citer cet exemple pour tenter de répondre à cette question de taille. Au CEA, il y a des laboratoires où il y a jusqu’à trente doctorants et une centaine de chercheurs, et aussi des « petits » laboratoires.

Je pense que plus la structure est grande, plus c’est stressant. Aux autres sources de stress s’ajoute le fait que la concurrence est plus locale. Dans un petit laboratoire, le budget est lié à la taille de la structure. Dans un grand laboratoire, le budget est plus important et il faut le partager. Il faut défendre ses idées, pas seulement vis-à-vis d’un autre pays, vis-à-vis d’une autre région, mais vis-à-vis de vos collègues des autres équipes du laboratoire…

Après avoir été chercheur, j’ai été consultant. J’ai travaillé comme chimiste dans une des deux équipes d’un laboratoire. « L’autre équipe » était contre mon intervention. Après que j’ai réalisé la nouvelle synthèse du produit, cette autre équipe m’a demandé la même intervention pour lui permettre à elle aussi d’avancer.

Pour un management donné, je pense que plus il y a de chercheurs, plus ils doivent défendre leur part du budget. La concurrence n’est pas seulement internationale, mais aussi locale. Augmenter le nombre de personnes dans un laboratoire peut favoriser le stress.

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JFC

Une petite structure peut être extrêmement stressogène également. Les relations y sont hyper-personnalisées et si l’on a un dirigeant qui est très « problématique », cela va devenir invivable. C’est plus la façon dont les gens s’organisent, les pratiques qu’ils vont mettre en place, la philosophie qu’il y a derrière, qui vont jouer un rôle. Et cela peut avoir des effets dans des structures de petite taille ou de grande taille.

Quand on regarde les indicateurs de santé au bien être, il y a des entreprises relativement importantes où les indicateurs sont plutôt positifs. On ne peut pas faire un lien entre la taille et le degré de problème.

Question : Quand vous parlez d’indicateur de santé, à quoi pensez vous ?

JFC

On parle de l’absentéisme, des congés maladie, comment se sentent les gens, etc. Le problème, c’est qu’il faut faire très attention aux observatoires de stress. Renault avait un observatoire de stress, ça ne les a pas empêchés de vivre ce qu’ils ont vécu, c’est une tragédie. Il ne faut pas trop se reporter à l’observatoire de stress : on est dans l’humain et il y a des éléments qualitatifs qu’on ne peut pas avoir uniquement avec un thermomètre. Il y a d’autres éléments à mettre en place.

Dr Millot

Je suis médecin du travail dans un centre de recherche de Sanofi Aventis, et la question de l’outil d’évaluation me semble importante.

Je pense que la première question, quand même, est celle de la mesure. L’outil est difficile à définir, et je suis bien consciente qu’il y a eu des observatoires de stress qui ont été mis en place, et que cela n’a pas empêché des situations dramatiques. Je pense que c’est un ensemble de signaux, qui dans l’entreprise doit nous interpeller, dans des métiers et des fonctions tout à fait différents.

Question : Si on enlève toute opportunité de stress dans la vie du chercheur, comment

celui-ci peut-il se construire, à la fois par rapport à son identité propre, par rapport à sa performance dans son environnement, dans son organisation, et par rapport à sa reconnaissance vis-à-vis de l’extérieur ?

Sa vocation propre est de se remettre en question, de s’investir dans la précision et la remise en cause de ses théories, de son travail. Le stress est ainsi un élément constitutif et identitaire de la personnalité du chercheur : où se trouve l’équilibre ?

JFC

Ce dont vous parlez peut-être très dangereux. Si je comprends bien, il s’agirait de se dire : il faut tous se battre les uns contre les autres pour arriver à être performant. Je crois que l’on voit les résultats que cela donne dans beaucoup de domaines : les gens se droguent, les gens se mettent à se voler les données, sont près à truquer des données pour mieux défier la concurrence.

Des revues scientifiques découvrent qu’il y a de nombreuses données qui sont de plus en plus problématiques à cause de la concurrence. On se rappelle du Coréen qui était un héros

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chez lui, et on a découvert que tout ce qu’il avait fait comme travaux avait été fait avec des données qui n’étaient pas correctes.

On voit bien la pression. Le gagnant ramasse toute la mise.

Je suis bien conscient que ce n’est peut-être pas ce que vous vouliez dire, mais il faut faire attention car il y a des gens qui ont ce discours-là. Je me souviens d’un patron à Montréal qui me disait : « Moi je gère à l’angoisse ».

Il est clair qu’il faut des stimulants, les chercheurs doivent être stimulés par d’autres et cela produit des émulations intéressantes. Tout dépend de l’atmosphère de travail qui règne.

Question : La gestion à l’angoisse est quelque chose qui est tout à fait inacceptable, je suis

absolument d’accord avec vous. Je parle de l’identité du chercheur, qui revêt une importance primordiale en ce qu’elle est génératrice de stress pour lui,

Si on lui dit : « On va essayer de vous aplanir toutes les difficultés », je crains qu’il ne perde son identité, et que quelque part il ne se reconnaisse plus dans sa spécificité et donc, dans ce sur quoi il veut s’investir.

JFC

Je pense qu’au niveau du chercheur et puis des gens qui ont des passions, et qui vont produire des créateurs, comme disait Nietzsche : « il faut avoir du chaos en soi pour faire danser les étoiles ».

Je pense qu’effectivement, si l’on n’a pas un minimum de questionnements internes en soi et des objets, des passions, il est certain que l’on ne va pas forcément produire grand-chose. Il y a un minimum de déséquilibre qui nous nourrit pour construire notre projet.

FF

C’est un peu le sens de mon propos : l’identité du chercheur, avec les différents indicateurs, est en elle-même stressogène.

Du coup, cela pose peut-être un peu différemment le problème du management, c'est-à-dire comment le management doit effectivement s’adapter. Il doit à la fois respecter l’identité du chercheur, parce que si l’identité s’effondre, on va augmenter le stress, et en même temps, il y a dans cette identité en soi de la création de stress.

Il y a donc des choses particulières que l’on doit retrouver d’ailleurs dans le management des artistes et des sportifs, et qui, à mon avis, ne sont pas forcément redevables de ce que l’on appelle habituellement le management. C’est quelque chose de nature différente.

L’exemple très intéressant de Bertrand Deloche reposera cette question.

Question : Comment trouver un équilibre entre effet stimulant et inhibiteur du stress ?

JFC

On sait qu’il y a des éléments qui dans la situation que l’on vit vont avoir des effets soit salutogènes, soit pathogènes. Il y a des éléments qui permettent de nous aider pour ne pas mettre les gens dans des situations problématiques. Cela n’empêchera pas les dimensions individuelles. On peut être dans une très bonne atmosphère et avoir le sentiment de ne pas être capable d’affronter ce que l’on doit faire, mais c’est peut-être aussi parce que l’on n’a pas choisi les bonnes personnes aux bons postes, etc. Tout à l’heure j’ai mis l’accent sur la

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dimension organisationnelle parce que l’on met toujours l’accent sur la dimension individuelle actuellement.

La grande majorité des stratégies d’entreprises en termes de management du stress, c’est un séminaire de gestion du stress dans lequel vous écoutez votre corps, que vous apprenez à relaxer, etc.

Quand vous avez 40% de « burn out » dans un hôpital, ce n’est pas avec cela que vous allez sortir les infirmières de l’épuisement professionnel. Il faut tout de même repenser l’organisation du travail. En même temps, il est clair que dans certains cas, c’est la personne en situation qui va poser problème. Et je crois que là-dessus, l’individualisation est tout de même assez forte, il y a des niveaux de résistances différents selon les gens, etc.

PV

Souvent, lorsqu’un chercheur se plaint qu’il est stressé et qu’il a un métier difficile, il dit rarement que c’est à cause de lui. Il invoque souvent l’environnement qui est difficile à vivre. Il me semble au contraire que ce qui gêne le plus cette personne, c’est sa personnalité. Plus précisément, c’est son formatage et conditionnement « scolaire », ses frustrations, et par conséquent, la souffrance et le stress liés à cet environnement qu’il ne maîtrise pas. Ce stress présent chez le chercheur serait autant lié à sa formation qu’à son métier.

Les chercheurs ont été conditionnés dès l’université : « pour être chercheur, il faut être le plus fort, pour être reconnu, il faut aller plus vite…», et chacun s’approprie ses règles, impliquant la compétition et le stress. Mais ce n’est pas pour autant que l’on devient un chercheur épanoui.

Témoignage de Bertrand Deloche

Je suis physicien, enseignant-chercheur et je suis aujourd’hui professeur à Orsay. Je joue un rôle au niveau du département de physique d’Orsay.

Toute ma carrière s’est déroulée à Orsay, mais j’ai été aussi à l’étranger : j’ai passé deux ans aux Etats-Unis et, au cours de mes travaux de recherche, j’ai eu l’occasion de travailler en collaboration avec des laboratoires industriels de grandes entreprises industrielles. Ça a été une expérience formidable pour moi, à partir d’une recherche fondamentale, de voir comment elle pouvait déboucher sur une recherche appliquée et dans les deux cas, ça a été très positif, et de part et d’autres à mon avis.

Beaucoup de choses tout à fait justes ont déjà été dites et je ne voudrais pas redire les mêmes choses ; je vais donc essayer de souligner certains aspects qui n’ont peut-être pas été soulignés, et qui sont peut-être spécifiques à la recherche scientifique.

Il y a des contraintes de la recherche scientifique qui sont assez spécifiques et qui, peut-être, n’existent pas dans le domaine de la recherche en sciences humaines ou en sociologie, ou autres.

Je vais d’abord évoquer comment je sens arriver le stress chez des jeunes chercheurs. Je vais m’exprimer assez naïvement, de manière assez schématique.

Le démarrage d’un jeune dans un laboratoire de recherche, si le jeune en question est stimulé, se fait dans un enthousiasme assez débordant et bien sûr, on le maintient dans cet état. Ce qui l’enthousiasme, c’est de comprendre les questions que l’on se pose, ou les questions qui vont lui être posées, qui sont des questions auxquelles on n’a pas encore de

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réponse. C’est stimulant pour quelqu’un d’ambitieux, c’est tout de suite se mettre dans l’idée que « je vais faire de grandes découvertes » etc.

Le jeune chercheur réalise aussi la somme des connaissances qu’il doit encore acquérir, malgré une longue formation, et cet aspect-là des choses aussi peut-être très stimulant parce que l’on sent qu’on va ouvrir son esprit à quantité d’idées que l’on n’a pas encore. Il va tout de suite réaliser qu’il a tout un environnement dans lequel il doit se plonger ; cet environnement est là pour l’aider, et il lui est absolument nécessaire.

C’est le cas dans toute la recherche, mais en particulier dans la recherche scientifique parce que c’est tout de suite très pluridisciplinaire : on ne peut pas être à la fois chimiste, informaticien, électronicien et autres. Comme vous ne pouvez pas tout couvrir, vous êtes forcément en interface avec d’autres chercheurs de spécialités différentes, qui sont là pour vous aider.

En plus de la recherche scientifique, il y a peut-être une notion qui est importante à souligner qui n’est peut-être pas dans les sciences humaines : le fait qu’un laboratoire, c’est comme une entreprise.

Pour vous donner une taille typique, je travaille dans un assez gros laboratoire d’Orsay, de 200 personnes, mais sur ces 200 personnes, vous avez des chercheurs, vous avez des ingénieurs, vous avez des techniciens, dont le métier est différent.

Il y a aussi un bataillon d’administratifs, qui devient de plus en plus important, pour gérer correctement cette entreprise. Et cette entreprise n’est pas isolée, parce qu’elle fait partie d’un des labos de l’université, etc.

Mais tout ça reste assez stimulant, parce que l’on rentre dans un monde, vraiment, où l’on ne sent pas venir l’isolement, pas du tout.

Ensuite, après cette phase enivrante peut arriver une phase un peu plus difficile, après 6 à 8 mois. Le chercheur commence alors à être en prise directe avec la réelle dimension du problème qui lui est posé.

En effet, un chercheur arrivant dans un laboratoire n’est pas complètement libre de définir son problème. On écoute certes ses idées, mais on lui propose tout de même une voie à creuser, en rapport avec les intérêts du labo, et on lui demande de réfléchir dans cette direction, avec quelques bornes qui existent déjà.

Dans la recherche scientifique, la maturité scientifique demande beaucoup de temps, et ce n’est qu’au bout d’une dizaine d’années, peut-être après une thèse, et peut-être un séjour à l’étranger, que l’on acquiert des idées claires, avec une culture qui a une certaine assise et qui permet de définir des problèmes, intéressants, originaux - sur lesquels, justement, on va pouvoir constituer sa propre « petite niche ».

Il faut alors, au bout de 6 mois, que le jeune chercheur soit en cheville avec la dimension réelle du travail qu’on lui pose. Cela signifie par exemple être confronté à la difficulté expérimentale d’aboutir à un résultat, essayer de comprendre ce que l’on fait, comprendre ce qui se passe et quelle est la réponse de la nature : vous avez un objet inconnu, et vous êtes à un moment donné, seul face à ce dilemme - c’est tout un art !

C’est là l’occasion de mesurer réellement, si l’on n’est pas isolé, que tout le monde (y compris le responsable de thèse, les collègues) n’a pas la réponse : c’est le premier grand doute qui arrive… Un doute épouvantable, pour ne pas dire un début de stress.

Là, il y a un premier tournant où l’on juge la personnalité de l’individu et sa formation : en tant que chef de laboratoire, d’encadreur, il faut tout de suite juger quelle est la dimension du jeune qui est avec nous. Se démonte-t-il ?, ou au contraire, ces premières difficultés le stimulent-il pour redoubler d’énergie et redoubler d’imagination, pour se sortir de ce mauvais

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pas qui en fait n’en est pas un - c’est une première difficulté à laquelle il faut commencer à faire face.

Cette étape est essentielle pour savoir l’encadrer par la suite.

Pour faire court, le vrai stress arrive par la suite, au bout d’un an, un an et demi. Le chercheur continue à tourner un peu en rond, sans voir de réelle solution et quand les difficultés s’amoncellent, il en arrive à conclure qu’il faut peut-être changer d’approche, de moyens matériels, de techniques.

Prenons l’exemple de la recherche sur la diffusion de la lumière. Vous avez un faisceau laser sur l’échantillon. Au bout d’un an et demi, vous vous apercevez que ce n’est pas le bon rayonnement qu’il faut prendre des rayons X, ou il faut aller chez un collègue du CEA pour faire des neutrons, et les neutrons ne sont pas disponibles, il faut s’inscrire et patienter quatre mois, etc.

Et pour rajouter à ce stress, les résultats peuvent ne pas être très probants, alors on cherche, dans le faisceau de données, quelle est la bonne donnée - ou on se convainc que ce n’est peut-être pas la bonne technique.

Si, d’un autre côté, on a des résultats complètement inattendus, après avoir répété un grand nombre fois l’expérience, ça peut aussi être une grosse source de stress. C’est une source de déséquilibre terrible, surtout pour des jeunes qui ont des idées tout à fait préconçues, ne connaissant pas la recherche.

Je ne crois pas que tout jeune puisse faire de la recherche : celui qui arrive avec des idées préconçues, qui n’est pas ouvert à l’inconnu, à la nouveauté, se retrouve très rapidement dans une situation de stress, de détresse.

Pour reprendre les termes qui étaient pris tout à l’heure, devant des résultats inattendus vous perdez vos repères, parce que beaucoup de gens travaillent dans la recherche comme ils travaillaient pendant leurs études. Pendant les études, tout est lissé, tout est lustré, les problèmes sont tout de suite résolus : l’atelier pratique, ça marche toujours.

Dans la recherche, rien n’est préparé pour que ça marche. Ce qui compte, c’est l’intérêt de la question, l’actualité de la question, ce que cela peut apporter sur le plan fondamental, ce que cela peut apporter sur le plan appui.

Si, au bout d’un an et demi, vous commencez à être dans une situation que vous ne dominez plus du tout, et qui vous déstabilise complètement parce que vous perdez vos repères par apport à ce que vous avez appris, il y a là un véritable tournant. C’est le tournant de la thèse.

Le jeune en question peut s’enliser, s’effondrer, et comme il a été dit tout à l’heure, s’isole. Ça conduit à une perte d’enthousiasme, d’énergie … et si les expériences des collègues aboutissent, c’est encore pire.

Ce que je vous dis là est un peu schématique, mais c’est un réel tournant, c’est l’arrivée du stress chez un jeune qui découvre la recherche.

Dans le même contexte, certains chercheurs peuvent au contraire redoubler d’énergie, d’intérêt. Leurs capacités intellectuelles vont leur permettre d’aller chercher d’autres pistes, avoir d’autres idées ou se remettre à une autre approche.

Ce stress de la recherche peut être testé très vite, et essentiellement les difficultés qu’il occasionne : c’est la découverte de l’inconnu, la perte soudaine de repères, et l’écrasement de travail qu’il faut fournir pour s’en remettre rapidement à une autre approche.

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Schématiquement, c’est comme ça que je ressens le stress chez les jeunes. Il y a un autre facteur qui n’a pas été mentionné tout à l’heure, mais qui est une évidence : c’est le facteur temps.

Il y a toujours un facteur temps dans le travail.

La thèse est limitée en temps : elle dure trois ans. Ça pèse très lourd sur les jeunes, parce qu’ils se disent que si au bout d’un an et demi ils sont toujours dans une situation dans laquelle on ne voit pas la sortie, le facteur temps commence à prendre le dessus.

Je tiens à préciser que je ne suis pas négatif : je décris la situation négative, comment arrive vraiment le vrai stress, celui qui devient inhibiteur.

Et comme le disait quelqu’un dans la salle, il y a peut-être deux stress : il y a le stress normal que l’on a tout le temps dans son activité professionnelle, mais qui peut être stimulant, mais il y a le stress inhibiteur, quand on commence à se perdre.

Les encadreurs ont un rôle à jouer à ce moment-là.

S’il n’y a pas de répondant, c’est terrible. Il faut engager un dialogue pour comprendre pourquoi ça ne marche pas, et que le jeune ait du répondant face aux arguments qui lui sont donnés, pour que la situation s’inverse.

La personne trop stressée peut épuiser son encadrement, ça peut être très difficile. Pour les chercheurs seniors, on peut mentionner d’autres éléments de stress.

Bien entendu, il peut s’agir des responsabilités : diriger une équipe, un département, un laboratoire, engendre un stress évident, comme dans tout métier.

Les difficultés concernent surtout la définition des objectifs : de bons objectifs, de bonnes questions, qui ont une portée (qu’on ne mesure jamais vraiment), que l’on sent être incisives et qui permettent de convaincre son environnement qu’elles valent le coup d’être tentées. Il y a là un aspect propre à la recherche scientifique : il faut de gros moyens. La définition des objectifs est alors un enjeu fort, car il faut convaincre la hiérarchie de s’engager. Il faut parfois un an pour arriver à collecter l’argent auprès de différents organismes - Ca remonte jusqu’au ministère, qui ne donne que la moitié parce qu’il faut un autre organisme à côté… Il y a là un puzzle terrible du point de vue montage budgétaire. Évidemment, plus cette difficulté est importante, plus l’enjeu devient important et plus le déroulement des recherches devient stressant : tout le monde a les yeux sur vous et vous avez des comptes à rendre. On en revient au constat posé précédemment : il y a aujourd’hui plus de comptes à rendre qu’autrefois. Il y a peut-être plus d’argent, mais distribué très différemment - on est plutôt à niveau assez étal.

J’ouvre ici une parenthèse sur les modes de gestion de la recherche. Quelqu’un a posé une question sur la méthode anglo-saxonne de recherche sur projet – ce qui sous-entend qu’en France, on ne faisait pas de recherche sur projet il y a 30 ans…

J’ai connu le développement d’Orsay, j’y suis arrivé dans les années 68. Je voyais des grues et des bâtiments partout, l’argent était présent. La recherche scientifique s’est énormément développée en France, notamment dans le public, avec quantité d’universités.

Maintenant la distribution est différente, on est à un niveau assez étal et on redistribue un peu les cartes en essayant de remettre plus de force à certains endroits et peut-être un peu moins de forces ailleurs – telle est mon impression.

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Aujourd’hui, ce qui devient stressant, pour répondre à la question, c’est de rendre des comptes – tout le monde doit rendre des comptes : les jeunes chercheurs, les seniors … Donc j’ai l’impression, et vous le lisez dans toute la presse, que 40% du temps d’un chercheur confirmé passe à chercher des moyens, des postes pour son équipe, etc.

Et l’effet pervers, c’est qu’on finit par faire des projets sur ce qui a déjà été fait.

Je suis très critique sur la recherche sur projet, parce que cela pousse à un gâchis de temps et d’énergie considérable et c’est une dispersion - source de stress là aussi. C’est du problème de management de la recherche, poussé à l’extrême.

Si les grandes opérations que le chercheur senior a lancées ne fonctionnent pas ou fonctionnent trop tardivement, une pression terrible pèse sur lui. Il peut commencer à être dans une situation de décrochage vis-à-vis de sa hiérarchie, ce qui a des répercussions fortes sur sa notoriété. C’est ce que disait Jean-François Chanlat : un chercheur doit être toujours « au top ». C’est pourquoi on prend toujours l’exemple du sportif ou de l’artiste : le chercheur doit être au top, avoir un travail qui se distingue de ce qui existe, et se distinguer des autres.

Si son affaire de recherche ne fonctionne pas bien, le stress peut arriver, et changer de voie n’est jamais très facile.

Là aussi, le temps joue contre lui, parce qu’il veut aussi assurer une certaine carrière, et le monde de la recherche en ce moment est assez féroce !

Il faut assurer une notoriété permanente pour rester au top niveau de ce qu’on fait, et évidemment, c’est aussi ce qu’il y a de plus intéressant.

Lié à tout cela vient la question de la compétition. Il y a une compétition nationale et une compétition internationale.

La compétition nationale existe, on essaie souvent de l’éviter en collaborant.

La compétition internationale est très présente, et elle est telle que si vous ne travaillez pas assez vite, si vous n’avez pas assez de moyens, c’est un laboratoire étranger qui arrivera peut-être plus vite que vous. La perte de notoriété est une sorte d’angoisse un peu permanente dans les équipes.

Le poids des moyens matériels est énorme. Plus les moyens sont lourds, plus on attend de vous et de l’équipe que ça aboutisse. Sinon, l’université commence à piquer du nez, et ça sera plus difficile de redemander des moyens.

Un autre aspect du stress dans les labos, c’est ce que Jean-François Chanlat appelle « la gestion par l’angoisse ». C’est un mode de gestion qui existe. Ça peut être très positif, ça peut être détestable.

L’idée, c’est qu’autour d’un sujet donné on se mette à plusieurs pour travailler, on se répartisse un petit peu les tâches mais pas trop, pour former une équipe, une et une seule. Il y a évidemment un leader, c’est celui qui a eu l’idée de monter l’équipe sur le sujet.

Rapidement, une sorte de déphasage peut arriver au sein de l’équipe.

Les gens ne réagissent pas de la même manière, ne travaillent peut-être pas aussi vite les uns que les autres ou sont peut-être plus imaginatifs.

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Si le leader est lui-même très brillant, il ne veut pas être dépassé par son équipe et met tout le monde, de fait, en compétition.

La gestion subtile de ce stress, volontairement ou involontairement, est une réalité.

Personnellement, je l’ai connu. C’est très efficace sur le relativement court terme. 9a l’est moins à long terme, parce que cela peut engendrer des dégâts. Certains membres de ladite équipe, qui était merveilleuse au départ, sont complètement perdus, la quittent.

Dans les laboratoires américains, tout le monde semble être amical, s’appelle par son prénom, etc. , mais c’est très faux. Il y a une hiérarchie interne et finalement, le patron joue beaucoup de la compétition entre les chercheurs de son équipe. Cela peut créer des résultats tout à fait autres que ceux escomptés.

Ce qui est curieux et c’est pour ça que j’en avais parlé une fois avec Jean-François Chanlat c’est que, à partir de bonnes volontés, on crée une coopération au sein d’une équipe, et la dérive est telle que cette coopération devient en fait une sorte de compétition, de rivalités terribles.

Cela existe aussi lorsque vous coopérez avec des étrangers. J’ai vécu ça également.

La coopération de recherche avec un groupe allemand a débuté chaleureusement, sous de bons auspices. Puis l’une des équipes avance plus vite que l’autre ou ne la tient pas au courant de ses avancées - on sent que l’on est sur un résultat important, qui pourrait bouleverser des idées reçues et avoir des implications fortes. D’une coopération naturelle, très encouragée par les tutelles, on aboutit alors à une rivalité absolument abominable.

Pour la petite histoire, le dernier prix Nobel de physique, Albert Fert, a connu ce cas de figure. Il n’y a pas eu un prix Nobel sur les problèmes des mémoires magnétiques, mais deux : un Allemand et un Français, un Allemand et un collègue allemand.

Ils se sont mis à travailler ensemble, sur le long terme et la coopération a bien fonctionné ; elle a contribué à ce que la recherche avance vite.

Toute la subtilité réside dans le fait que, justement, la coopération a été bénéfique, jusqu’au moment où la divergence est arrivée sur les méthodes de travail, sur les tentatives qui sont faites d’un côté et qui ne sont pas prises en compte par les autres, parce qu’ils ne sont au courant.

Et ce qui est extraordinaire dans cette histoire des deux prix Nobel, qui tout de même se termine très bien, c’est qu’à un moment donné, ils ont tellement divergé qu’ils ont continué à travailler chacun dans leur voie, et c’est la même année qu’ils ont fait la même découverte, via des chemins différents.

Pour la petite histoire, le grand perdant est Albert Fert parce qu’en Allemagne les laboratoires sont très organisés et les brevets ont été pris par l’Allemagne – Rien pour la France !

Comment déstresser ?

Ce stress négatif est catastrophique, il faut s’en sortir rapidement. L’encadrement doit tout faire pour sortir le chercheur, quitte à baisser un peu les ambitions. Il n’y a rien de plus terrible que quelqu’un qui est dans une situation d’échec, sinon changer de sujet.

Rompre cet isolement, c’est communiquer. Il faut trouver le moyen de s’exprimer, d’exprimer tous ses doutes pour avoir un peu d’aide.

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J’ai également l’expérience de l’enseignement, étant enseignant chercheur.

Il me semble, à ce titre, que donner l’occasion à des chercheurs, qui sont dans un stress plus ou moins permanent, de communiquer officiellement sur ce qu’ils font au sein du laboratoire est hautement salutaire. Que ce soit au cours de réunions au sein de l’équipe, des séminaires à l’échelle d’un laboratoire, des séminaires dans les congrès évidemment, et, pourquoi pas, par l’enseignement.

C’est excellent parce que cela vous force à réfléchir de manière positive sur ce que vous avez fait, ça valorise beaucoup. Vous avez tout à coup des réactions qui sont très positives et qui font éveiller d’autres questions qui peuvent débloquer des situations. Cette rupture de l’enseignement est essentielle.

Aujourd’hui on dit que les enseignants-chercheurs sont surchargés d’enseignement - c’est une réalité. Ce que je suggère est de faire un peu d’enseignement.

Évidemment, la quintessence de l’enseignement, c’est d’enseigner ses travaux de recherche, à un auditoire de jeunes ou de gens tout à fait nouveaux. Ce n’est évidemment possible qu’à un certain niveau du master, M2, ou dans des cours d’école doctorale.

Je vois le résultat sur quantité de jeunes qui acquièrent tout à coup des postes de maître de conférence, après la thèse et après un post-doc. Je vois leur comportement.

La personne qui a l’habitude de communiquer arrive à un bien meilleur équilibre dans la deuxième partie de sa carrière. Si le monitorat a été introduit dans l’université, c’est sans doute par pour cette raison, et je vois l’effet sur les thésards qui ont la chance d’enseigner une cinquantaine d’heures par an, pendant trois ans. Ils ne sont pas les mêmes après cette expérience, que les thésards qui ne font pas du tout d’enseignement.

Ce qu’il y a derrière cette idée, c’est le bien fondé de communiquer sur ce que l’on fait. Cela force à être extrêmement clair avec soi-même ; cela donne aussi, à mon avis, un certain recul, qui est très équilibrant.

Le stress dépend beaucoup de la personnalité de l’individu, de sa formation, et je dirais même de son éducation.

Du point de vue de sa formation, je vous parlais tout à l’heure du désarroi que certains jeunes ont, devant des résultats inattendus : ils perdent leurs repères. Sur ce point justement, j’attire l’attention sur la formation des jeunes et l’enseignement qu’on leur donne. Les préparer à la recherche, c’est aussi les préparer à ce doute.

Savoir douter de ce qui est exposé, c’est absolument capital - au niveau du M2. Présenter l’état de l’art dans certains problèmes contemporains, faire sentir ce qui n’est pas compris, ce sur quoi on bute.

J’ai connu des cas absolument dramatiques de jeunes sortant de nos plus grandes universités ou écoles, nos élites, complètement perdus après six mois dans un laboratoire, au point qu’il ne fallait pas qu’ils restent.

Dernier point, le stress à mon avis, va croissant dans les laboratoires en ce moment. Je suis en fin de carrière, j’ai un souvenir extraordinaire du démarrage de la recherche en physique en France. Il y avait des moyens, pas d’administration écrasante, qui crée des carcans dans le système. L’autonomie des laboratoires me semblait complète. Il y avait une impression très familiale, de complicité et beaucoup moins de concurrence. Je n’ai jamais eu à insister pour obtenir un poste. Aujourd’hui, obtenir un poste de maître de conférence, c’est une concurrence terrible.

Il y a des moyens pour faire de la recherche en France aujourd’hui, mais il faut lutter pour les avoir. Du coup, cela crée un sentiment de stress en interne, à tous les niveaux. Sans être trop négatif, je constate une tension forte dans les labos en ce moment. Cette tension est

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