AVOIR LE CORPS DE L’EMPLOI : AVANTAGE OU
INCONVÉNIENT
POUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA TECHNOLOGIE
Henri BOUDREAULT CRAIE, St-Jérôme (Québec)
MOTS-CLÉS : EMPLOI – CORPS – CARACTÉRISTIQUES PHYSIQUES – PROFIL – FORMATION PROFESSIONNELLE
RÉSUMÉ : L'association spontanée et stéréotypée des caractéristiques physiques d'une personne avec ce qui peut nous apparaître comme des conditions de réalisation d'une activité professionnelle peut avoir pour effet de limiter l'évolution des façons de faire ainsi que la technologie de cette profession. Voici une comparaison des représentations des caractéristiques physiques selon un point de vue québécois et un point de vue européen.
ABSTRACT : The spontaneous and stereotyped association of the physical characteristics of a person that could been seemed as conditions to realize the duties of an occupation can have the effect of limiting the evolution of the know how as it is for the occupation itself. Here is a comparison of the representations of the physical characteristics: a Quebec point of view as well as an European one.
1.INTRODUCTION
Souvent, les personnes qui se sont trouvées dans des fonctions de travail y ont accédé de manière naturelle, parce qu’elles avaient tout simplement le profil de l’emploi et faisaient donc corps avec leur activité professionnelle. Cette situation peut provoquer chez l’observateur une représentation stéréotypée des caractéristiques du corps de la personne exerçant telle ou telle activité professionnelle. Par exemple, le déménageur est gros, grand et fort, la secrétaire est mince et jolie, le cuisinier est bien portant, le joueur de basket est très grand, etc. La recherche de profil d’un candidat qui se rapproche le plus du type d’activité professionnelle aurait-elle un effet inverse à celui escompté ? Ne serait-il pas mieux de choisir des personnes dont le corps ne correspond pas nécessairement aux exigences attendues par une activité professionnelle définie, pour ainsi faire évoluer les pratiques professionnelles. L’atelier a amené les participants à confronter leur préconception vis-à-vis des caractéristiques du corps liées à des activités professionnelles et à imaginer comment on pourrait se débrouiller pour que les activités professionnelles s’adaptent et évoluent en tenant compte des caractéristiques physiques de la personne.
2. PROBLÉMATIQUE
L'image populaire concernant les caractéristiques physiques qu'une personne doit posséder pour exercer une profession limite souvent l'accès même à cette profession pour les personnes qui ne correspondent pas à cette image. Cette image a-t-elle des fondements vraisemblables ou est-elle le résidu d'anciennes façons de faire que l'on ne remet pas suffisamment en question ?
Selon le secteur d'activité, on entend souvent dire que telle ou telle personne « a le physique de l'emploi ». Prenons plus particulièrement dans le domaine de l’éducation, le contexte de la formation professionnelle. Nous pouvons nous questionner sur l’importance du lien pouvant exister entre l'image que l'enseignant peut se faire du candidat et la formation professionnelle qu'il dispense.
Les caractéristiques physiques sont probablement les plus sujettes à la discrimination ou à des préjugéspouvant porter ombrage à la relation enseignant-apprenant. Le commentaire « Il n’est pas fait pour ce métier » apparaît souvent lorsque l'élève manifeste des problèmes d'apprentissage relatifs à certaines tâches à effectuer. De là, est venue l'idée de traiter plus en profondeur ce concept d'«avoir le physique de l’emploi». Il est probable que ce concept puisse couvrir autant l'aspect
éléments de la tâche à réaliser, ainsi que l'aspect des attitudes liées aux comportements à avoir lors de la réalisation des tâches professionnelles. Pour faciliter le travail de notre atelier, nous n’avons retenu que le volet des aspects physiques. Nous avons voulu apporter une problématique constatée en formation professionnelle, dans le but de faire réagir les participants de l'atelier et de susciter une réflexion sur le sujet.
3. HYPOTHÈSE
Les personnes qui correspondent au profil physique se posent généralement peu de questions sur les façons de faire, étant convaincues qu'elles ont ce qu'il faut pour le faire. Par exemple, un manutentionnaire ayant une importante force musculaire va spontanément essayer de transporter une charge avant même de se questionner sur les différents dispositifs ou façons de faire pour éviter de trop forcer, se déplacer en toute sécurité et ainsi, tout en étant aussi efficace, diminuer les risques de blessures. Souvent les employés les moins adaptés physiquement développent des façons de faire ou des moyens qui compensent amplement les limitations constatées à l'origine. L'arrivée des femmes dans les métiers non traditionnels en est un exemple. Plusieurs fonctions de travail qui exigeaient une force musculaire importante ont été dotées de dispositifs permettant aux femmes d'être en mesure d'accéder à ces professions en toute légitimité ce qui a eu comme effet aussi de faciliter le travail des hommes en plus d'éviter des accidents du travail sans pour autant minimiser l’efficacité de leur tâche.
La sélection des personnes se fait généralement sur la base de ceux qui correspondent le mieux à un profil déterminé. Cette sélection peut se faire de façon générale au niveau psychologique, physique, intellectuel ou plus particulièrement à partir des capacités, des habiletés, de la dextérité ou des connaissances spécifiques à la profession. Ce type de sélection peut amener les personnes qui embauchent à se représenter des profils-types de candidats pour telle ou telle fonction de travail. Mais ces profils ne limitent-ils pas la capacité d'adaptation des employés d'une entreprise et par conséquent, à moyen et long terme, la productivité et finalement la compétitivité des entreprises ? Cette situation est encore plus criante dans le contexte québécois où plusieurs employeurs vivent une pénurie de main-d'œuvre spécialisée. Cette situation est la conséquence d’une faible relève, conséquence de la diminution du taux de natalité depuis les années 60. Le fait est qu'une entreprise qui peut s'adapter à différents types de profils d'employés pour une même fonction, devrait être plus en mesure de faire face à des technologies changeantes, à des exigences nouvelles.
4. POINT DE VUE QUÉBÉCOIS
Pour pouvoir comparer le point de vue européen au point de vue québécois, nous avons élaboré une représentation des caractéristiques définies pour établir un profil physique d’une activité professionnelle. Ces caractéristiques ont été tirées de deux sources : du guide pour les médecins en sécurité de Transport Canada et des analyses de situations de travail du ministère de l’Éducation du Québec. Le guide de Transport Canada identifie six éléments, qu’il nomme exigences de la fonction :
1. Exigences en matière de mobilité, d’agilité et de force musculaire. 2. Exigence de l’acuité visuelle.
3. Exigence de la vision périphérique.
4. Exigence de la perception de la profondeur. 5. Exigence de la perception des couleurs. 6. Exigence de l’ouïe.
Les analyses de situations de travail du ministère de l’Éducation du Québec regroupent les caractéristiques de manière différente. Selon le document d’analyse, nous retrouvons des rubriques traitant des conditions d'exercice de la profession, des aptitudes (capacités naturelles), du profil de qualification, des risques pour la santé et la sécurité au travail ou même des habiletés et des aptitudes.
À titre d'exemple, voici la description faite par le ministère de l'Éducation du Québec des caractéristiques physiques liées à la fonction de mécanicien ou de mécanicienne de véhicules lourds routiers : «… La dextérité manuelle, la perception spatiale, la perception des formes, des volumes et
des détails, la distinction des couleurs, pour reconnaître une pièce défectueuse par exemple, et une bonne perception auditive, olfactive et tactile. Les mécaniciennes et mécaniciens spécialistes doivent également avoir une bonne coordination des yeux, des mains et des pieds ainsi que de la force et de l'endurance physiques. De plus, le travail exige de la souplesse pour se pencher, s'agenouiller, s'accroupir et atteindre des endroits difficiles d'accès. MEQ (1998)
Le référentiel de ce que nous avons élaboré a pour but de pouvoir comparer les commentaires des participants de l’atelier et d’être ainsi en mesure d’identifier des perceptions comparables de nos deux points de vue. À partir de nos recherches, nous avons repéré 11 caractéristiques que nous chercherons à retrouver dans le discours des participants de l’atelier (Tab.1).
Pour faciliter le travail de l’atelier, nous avons remis une fiche indiquant les caractéristiques corporelles de l’emploi. Nous avons voulu proposer une représentation des éléments physiques
N° Caractéristiques Définitions
1 Poids Mesure de la force qui s’exerce sur une personne soumise à l’attraction terrestre.
2 Taille Mesure de hauteur d’une personne. 3 Endurance Aptitude de résistance à la fatigue. 4 Dextérité Adresse des mains.
5 Acuité sensorielle Ce qui dépasse la mesure ordinaire de l’utilisation d’un sens.
6 Force musculaire Énergie physique d’une personne.
7 Souplesse Qui peut s’adapter facilement à différentes positions. 8 Coordination motrice Combinaisons des mouvements des muscles en vue
d’une action.
9 Perception spatiale Fait de percevoir le volume occupé par quelque chose dans un lieu.
10 Apparence Allure physique générale.
11 Voix Organe de la parole dont le caractère est le timbre.
Tableau 1 : Liste et définitions des caractéristiques physiques d’une personne.
Figure 1 : Illustration des caractéristiques corporelles liées
emploi.
5. POINT DE VUE EUROPÉEN
Comme première question, nous avons voulu aborder le sujet de manière générale avec les participants. La question était : « Quelles sont les caractéristiques du corps humain qui peuvent avoir une incidence dans la réalisation des tâches professionnelles d’une personne ? » Nous avons laissé aux participants la liberté d'interpréter eux-mêmes le concept de caractéristiques physiques (Tab. 2).
Les participants ont identifié dans un premier temps 14 caractéristiques générales que nous avons regroupées en deux catégories : les caractéristiques physiques et les caractéristiques comportementales.
N° Caractéristiques Physiques N° Comportementales
1 Corpulence : rapport poids/taille 1 Signes corporels manifestés (émotions, attitudes affectives) 2 Apparence esthétique 2 Capacités perceptibles (temps, espace) 3 Habiletés motrices 3 Attitudes
4 Voix (timbre) 4 Manifestation d’être (regard, expression, passion) 5 Résistance (rusticité, endurance, stress) 5 Habillement 6 Positionnement dans l’interaction 6 Tenue 7 Limitations physiques (handicaps) 7 Odeur
Comme répondre à la deuxième question, les participants ont travaillé de manière plus spécifique à relier les caractéristiques à différentes fonctions de travail qu’ils ont choisies à partir d’une liste que nous leur avons proposée, comme pompier, routier, chauffeur de taxi, charpentier, secrétaire et enseignant. La question était : « Par rapport à un métier quelles sont, selon vous, les caractéristiques corporelles qui sont un atout pour une personne ? »
Nous avons listé les caractéristiques identifiées à partir des caractéristiques générales pertinentes et particulières associées aux fonctions de travail (Tab. 3 et 4). Nous avons voulu également établir un rapport entre les propositions des participants de l’atelier et notre perception. La colonne « concordance » met en lien le tableau 1 avec les caractéristiques physiques du tableau 2. Le résultat est que nous avons facilement réussi à faire le lien entre nos 11 caractéristiques et les 14 des participants.
Dans un troisième temps, nous avons voulu amener les participants à se questionner sur les mesures qui permettraient d’atténuer la distance pouvant exister entre les caractéristiques physiques d’un individu et celles de la fonction de travail. La question était : « Qu’est-ce que vous devriez faire, comme adaptation, pour compenser l’absence d’une des caractéristiques du corporelles qui serait un atout pour une personne ?» Cinq mesures ont été identifiées : 1) L’accompagnement par une autre personne. (Travail en duo) ; 2) La conception d’outils mieux adaptés. (Ergonomie du travail) ; 3) La rééducation. (Gestion du vertige, pause de la voix, etc.) ; 4) Le choix du poste de travail. (Travail en équipe) ; La formation (Nouvelle façon de faire).
6. CONCLUSION
Il n’a pas semblé y avoir, à l’intérieur de l’atelier, de grosses différences entre la perception québécoise et la perception européenne, à l’exception du lien naturel fait par les participants entre les caractéristiques physiques et comportementales que nous avons séparées pour être en mesure de les comparer à notre point de vue.
Suite à nos discussions, nous en sommes venus à la constatation qu’une entreprise pourrait tirer de nets avantages, tant pour sa productivité que pour sa compétitivité, à choisir des personnes ne correspondant pas nécessairement en tous points aux caractéristiques physiques que cette entreprise serait portée à associer de façon spontanée. Les mesures d’atténuation qui seront envisagées pourront permettre aux entreprises d’avoir accès à un plus grand nombre de travailleurs et travailleuses.
Numéros
Caractéristiques physiques
Concordance Secrétaire Charpentier Routier Pompier Chauffeur de taxi Enseignant 1 Habileté manuelle 4 x 2 Force 6 x x 3 Corpulence 1 x 4 Apparence 10 x x 5 Acuité visuelle 5 x x x 6 Timbre de voix 11 x x x 7 Capacité visuelle 5 x x 8 Capacité auditive 5 x x x 9 Résistance 3 x x x 10 Précision du geste 8 x 11 Posture 7 x 12 Taille 2 x 13 Habileté motrice 7 x x
14 Orientation dans le temps et l’espace 9 x x x x
Tableau 3 : Les caractéristiques physiques des fonctions spécifiques
Numéros
Caractéristiques comportementales
Secrétaire Charpentier Routier Pompier Chauffeur de taxi Enseignant
1 Perception X X X 2 Repérage X X 3 Contrôle de soi X X X 4 Éveil X X 5 Technicité X X X 6 Calme X X X 7 Tolérance à la routine X 8 Gestion du vertige X 9 Hygiène X X 10 Tenue X X 11 Habillement X X 12 Sensibilité X 13 Assurance X 14 Autorité X
Les enseignants en formation professionnelle devraient être les premiers à mettre en œuvre ces mesures d’atténuation pour ainsi éviter une discrimination sur les prétendus préalables physiques pour exercer une activité professionnelle. Aucun participant n’a semblé, de façon générale, limiter l’accès à une fonction de travail sur la seule base des caractéristiques physiques. Il est plus que probable qu’il peut exister des situations particulières, encore faudrait-il les expliciter et les analyser, mais surtout veiller à ne pas en faire des cas à généraliser.
Un constat que nous pouvons faire est qu'une personne qui correspond spécifiquement à l’idée du profil physique qu’un employeur peut se faire d'une activité professionnelle n'aura pas tendance spontanément à développer sa capacité d'adaptation. Cette capacité d’adaptation qui devrait se manifester par sa capacité à comprendre, à connaître, à saisir les éléments de son environnement professionnel et à s'y adapter de manière efficace et sécuritaire.
L’association entre un travailleur et la fonction de travail n’est pas nécessairement automatique : une certaine adaptation est toujours requise. La question est d'intervenir pour que la situation de travail puisse être maîtrisée par la personne. Quatre voies semblent pouvoir se présenter : 1) L'aménagement de la situation de travail, 2) Le développement de l'outillage et des équipements, 3) L’organisation sociale dans l'entreprise avec le fractionnement des tâches, 4) Le développement de nouvelles pratiques professionnelles.
L’absence de compétence corporelle apparente devrait s'inverser pour ainsi devenir un élément dynamique pour la personne et pour l'entreprise. Cette situation devrait être bénéfique pour l'évolution des techniques, de la technologie et par conséquent offrir un accès plus universel à des activités de travail pour les personnes tout en demeurant efficace, compétitif et sécuritaire.
BIBLIOGRAPHIE
Gouvernement du Canada. Classification nationale des professions, 2001.
Ministère de l'Éducation du Québec. Rapport d'analyse de situation de travail «Mécaniciens de
moteurs diesels et de contrôles électroniques, Québec, 1998. Gouvernement du Québec.
Ministère de l'Éducation du Québec. Rapport d'analyse de situation de travail en « Esthétique », Québec, 2001. Gouvernement du Québec.
Ministère de l'Éducation du Québec. Rapport d'analyse de situation de travail en « Routier
professionnel », Québec, 2004. Gouvernement du Québec.
Site Internet de Transport Canada. Sécurité maritime. Publication TP 11343 F. Exigences
