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Vitalités linguistique et religieuse chez les Néwar bouddhistes de la vallée de Kathmandu

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Academic year: 2021

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HAL Id: tel-01697607

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01697607

Submitted on 31 Jan 2018

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Vitalités linguistique et religieuse chez les Néwar

bouddhistes de la vallée de Kathmandu

Frederic Moronval

To cite this version:

Frederic Moronval. Vitalités linguistique et religieuse chez les Néwar bouddhistes de la vallée de Kathmandu. Linguistique. Normandie Université, 2017. Français. �NNT : 2017NORMR055�. �tel-01697607�

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THESE

Pour obtenir le diplôme de doctorat

Spécialité Sciences du Langage - Linguistique

Préparée au sein de l’Université de Rouen

Vitalités linguistique et religieuse

chez les Néwar bouddhistes de la vallée de Kathmandu

Présentée et soutenue par Frédéric MORONVAL

Thèse dirigée par Salih AKIN (Dylis EA7474) et Gérard TOFFIN (UPR299)

Thèse soutenue publiquement le 15 décembre 2017 devant le jury composé de

Mr Salih AKIN MCF HDR, Université de Rouen-Normandie Codirecteur de thèse Mr Philippe CORNU PR, Université Catholique de Louvain Rapporteur

Mr Foued LAROUSSI PR, Université de Rouen-Normandie Examinateur Mme Annie MONTAUT PR, INALCO Paris Rapporteur

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Illustration de 4e de couverture : monogramme (kutakshar) en alphabet néwar ranjana, représentant le mantra de Kalachakra, divinité du bouddhisme tantrique. Source : http://www.sangye.it/altro/wp-content/uploads/2011/12/kalach1.jpg (consulté le 07.08.2017)

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SOMMAIRE

TABLE DES ILLUSTRATIONS ... 5 

REMERCIEMENTS ... 9 

NOTES SUR LA PRONONCIATION ET L’ORTHOGRAPHE ... 11 

1. INTRODUCTION ... 15 

1.1 PERTINENCE D’UNE ETUDE SUR LA LANGUE ET LA RELIGION ... 15 

1.2 CAS DES NEWAR DU NEPAL ... 17 

1.3 QUESTIONS DE RECHERCHE ET HYPOTHESES ... 19 

1.4 POINT SUR LA RECHERCHE ... 20 

2. CADRE THEORIQUE ... 25  2.1 VITALITE LINGUISTIQUE ... 25  2.2 VITALITE RELIGIEUSE ... 48  2.3 RELATION LANGUE-RELIGION ... 54  3. LE NEPAL ... 79  3.1 GEOGRAPHIE PHYSIQUE ... 80  3. 2 GEOGRAPHIE HUMAINE ... 83 

3. 3 PÔLES D’IDENTITES CULTURELLES ... 85 

3.4 POLITIQUE RELIGIEUSE DE L’ETAT ... 93 

3.5 ECONOMIE ... 95 

3.6 HISTOIRE POLITIQUE DE LA VALLEE DE KATHMANDU ... 98 

3.7 RELIGIONS ... 106 

3.8 LANGUES ... 119 

4 LES NEWAR ... 121 

4.1 SOCIETE, RELIGION BOUDDHISTE ET LANGUE NEWAR ... 121 

4.2 HISTOIRE DU NEWARI ET DE SA DEFENSE ... 130 

5. ENQUETE DE TERRAIN PAR QUESTIONNAIRE ... 181 

5.1 RECUEIL DES DONNEES ... 182 

5.2 ANALYSE DES DONNEES ... 207 

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4

6 OBSERVATIONS DE TERRAIN ... 297 

6.1 INTRODUCTION ... 297 

6.2 LANGUE ECRITE : LITTERATURE ... 303 

6.3 LANGUE ORALE ... 331 

6.4 ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE ... 340 

6.5 BILAN DE LA SITUATION DE LA LANGUE ... 367 

6.6 ACTIVISME BOUDDHISTE ... 377 

6.7 ORGANISATIONS POLITIQUES NEWAR ... 412 

6.8 BILAN DES OBSERVATIONS DE TERRAIN ... 420 

7 SYNTHESE ... 431 

7.1 ELEMENTS D’UNE CONSTRUCTION IDENTITAIRE NEWAR ... 431 

7.2 VITALITE DU NEWARI ... 433 

7.3 VITALITE DU BOUDDHISME ... 441 

7.4 LANGUE ET RELIGION : CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES ... 446 

ANNEXES ... 457 

ANNEXE 1 : DEUX QUESTIONNAIRES COMPLETES ... 457 

ANNEXE 2 : VITALITE DU NEWARI ET AUTRES LANGUES TIBETO-BIRMANES ... 476 

INDEX DES AUTEURS CITES ... 478 

INDEX DES PRINCIPALES NOTIONS ... 480 

BIBLIOGRAPHIE ... 481 

TABLE DES MATIERES ... 523 

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TABLE DES ILLUSTRATIONS

CARTES

Carte 1 Localisation du Népal sur le globe ... 79 

Carte 2 Localisation du Népal en Asie du Sud ... 80 

Carte 3 Népal physique ... 81 

Carte 4 Népal, principales villes et rivières ... 82 

Carte 5 Népal, densité démographique (2001) ... 84 

Carte 6 Népal, ethnies ... 86 

Carte 7 Newa Dey Daboo, carte du projet de Népal fédéral (détail)... 416 

PHOTOS Photo 1 Alphabet bhujinmol ... 136 

Photo 2 Alphabet golmol ... 137 

Photo 3 Alphabet pachumol ... 138 

Photo 4 Alphabet hinmol ... 139 

Photo 5 Alphabet litumol ... 140 

Photo 6 Alphabet kunmo ... 141 

Photo 7 Alphabet kwenmol ... 142 

Photo 8 Alphabet prachalit ... 143 

Photo 9 Alphabet ranjana ... 144 

Photo 10 Slogan pour la langue et l'autonomie néwar sur un mur de Bhaktapur ... 162 

Photo 11 Asha Archives, manuscrit bouddhique enluminé ... 304 

Photo 12 Roman Yohma Shatru (1973), 1e de couverture... 307 

Photo 13 Roman Yohma Shatru (1973), p.40 ... 307 

Photo 14 Traité de culture néwar Garbhadekhi marnoparânta sammako samskâr (couverture) ... 312 

Photo 15 Nepal Bhasa Parisad, conférence de Mathurâ Sâyamai (12.07.2014) ... 315 

Photo 16 Journal Page Three, 30.06.2014, une ... 322 

Photo 17 Layakoo Newa Jyajhwâ Puchâ : document promotionnel ... 336 

Photo 18 Jagat Sundar Bwone Kuthi, cour de l'école (31.07.2014) ... 350 

Photo 19 Jagat Sundar Bwone Kuthi, façade de l'école (31.07.2014) ... 351 

Photo 20 Modern Newa English School, le principal D. Tuladhar et des élèves (15.07.2014) ... 355 

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Photo 22 Modern Newa English School, cahier de l’élève niveau Nursery (p.5) ... 358 

Photo 23 Modern Newa English School, cahier de l’élève niveau LKG (p.29) ... 359 

Photo 24 Modern Newa English School. Cahier de l’élève niveau LKG, p.19 ... 360 

Photo 25 Modern Newa English School. Cahier de l’élève niveau 3, p.3 ... 361 

Photo 26 Réseau « quartier néwar, école néwar », écoles participantes ... 364 

Photo 27 Y.M.B.A., Chanting Book (couverture) ... 406 

Photo 28 Newa Dey Daboo, le président Naresh Tamrakar, au centre (03.07.2014) ... 414 

FIGURES Figure 1 Politiques linguistiques (Calvet) ... 31 

Figure 2 Population du Népal de 1961 à 2003 (en milliers) ... 83 

Figure 3 Aires religieuses au Népal ... 107 

Figure 4 Castes : proportions respectives des trois principaux groupes dans l'échantillon .... 220 

Figure 5 Langues de communication préférées ... 225 

Figure 6 Langues de communication préférées : proportions au sein de chaque tranche d'âges ... 228 

Figure 7 Langues préférées : proportions au sein de chaque niveau d'études atteint ... 228 

Figure 8 Langues préférées : proportions au sein de chaque groupe de langues pratiquées .. 229 

Figure 9 Langues de communication préférées : proportions au sein de chaque caste ... 230 

Figure 10 Composantes d'une politique linguistique néwar... 368 

Figure 11 Facteurs possibles d'une revitalisation du néwari ... 421 

Figure 12 Facteurs de déclin de la vitalité du vajrayana néwar ... 423 

Figure 13 Pratiques linguistiques selon les formes de bouddhisme et les communautés culturelles ... 425 

TABLEAUX Tableau 1 Vitalité linguistique (UNESCO) ... 26 

Tableau 2 Bilinguisme et diglossie (Fishman) ... 28 

Tableau 3 Typologie des langues minoritaires (Edwards) ... 46 

Tableau 4 Bilinguisme et diglossie (Fishman) ... 49 

Tableau 5 Bicréance et didogma ... 49 

Tableau 6 Typologie des religions minoritaires ... 52 

Tableau 7 Contextes et buts religieux des langues ... 64 

Tableau 8 Politiques linguistiques des communautés religieuses (Pandharipande) ... 73 

Tableau 9 Sytème des castes tibétain et bhotya du Népal ... 90 

Tableau 10 Castes hindoues ... 91 

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Tableau 12 Castes hindoues et bouddhistes au Népal ... 123 

Tableau 13 Système éducatif népalais... 204 

Tableau 14 Types d'activités des enquêtés ... 209 

Tableau 15 Age et niveaux d'études ... 211 

Tableau 16 Revenus et niveaux d'études ... 211 

Tableau 17 CSP du chef de famille et revenus du foyer ... 212 

Tableau 18 Religions et nombre de personnes au foyer ... 212 

Tableau 19 Religions et niveaux d'études ... 213 

Tableau 20 Religions et revenus du foyer ... 213 

Tableau 21 Religions et CSP du chef de famille ... 214 

Tableau 22 Castes, langues pratiquées et revenus ... 222 

Tableau 23 Pratique du néwari dans l'histoire du groupe et de l'individu ... 227 

Tableau 24 Tripartition des langues préférées ... 230 

Tableau 25 Auto-évaluation des compétences linguistiques ... 233 

Tableau 26 Répartition des compétences orales et écrites selon la langue ... 233 

Tableau 27 Compétences orales et écrites selon la langue et la caste ... 234 

Tableau 28 Compétences orales et écrites selon la langue et la religion ... 235 

Tableau 29 Langues dans lesquelles l'enquêté s'adresse à sa famille ... 238 

Tableau 30 Utilisation du néwari avec les enfants selon la caste ... 239 

Tableau 31 Langues par lesquelles la famille s'adresse à l'enquêté ... 240 

Tableau 32 Langues pratiquées par l'enquêté hors de la famille ... 241 

Tableau 33 Langues pratiquées au foyer ... 243 

Tableau 34 Pratique du néwari seul à la maison selon la caste ... 243 

Tableau 35 Pratiques linguistiques selon les lieux ... 244 

Tableau 36 Pratique du néwari seul au foyer selon la caste et la religion ... 245 

Tableau 37 Pratiques linguistiques selon les situations ... 247 

Tableau 38 Pratique du néwari seul lors d'événements religieux selon la caste et la religion 248  Tableau 39 Pratiques linguistiques selon les sujets de conversation ... 249 

Tableau 40 Pratique du néwari seul pour parler de religion selon la caste et la religion ... 250 

Tableau 41 Intérêt pour les médias en néwari selon la religion ... 253 

Tableau 42 Motivation de la demande de médias en néwari ... 255 

Tableau 43 Motivation de l'absence de demande de médias en néwari ... 256 

Tableau 44 Rattachement communautaire ... 258 

Tableau 45 Définition de l'identité néwar ... 259 

Tableau 46 Perception de variétés du néwari ... 261 

Tableau 47 Perception des groupes en contact ... 266 

Tableau 48 Perception de la diffusion du néwari ... 268 

Tableau 49 Souhaits en termes de statut du néwari ... 271 

Tableau 50 Effets positifs perçus de la démocratisation sur la langue et la culture ... 275 

Tableau 51 Effets négatifs perçus de la démocratisation sur la langue et la culture ... 275 

Tableau 52 Effets positifs perçus de la démocratisation (synthèse) ... 277 

Tableau 53 Effets négatifs percus de la démocratisation (synthèse) ... 277 

Tableau 54 Objectifs perçus du projet de Newa Mandala... 280 

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Tableau 56 Stratégies de promotion du néwari proposées par les enquêtés ... 284 

Tableau 57 Perception du projet de Newa Mandala et de l'avenir du néwari selon la caste et la religion ... 287 

Tableau 58 Vitalité du néwari selon les recensements ... 290 

Tableau 59 Evolution du néwari comme langue maternelle ... 290 

Tableau 60 Personnes et institutions observées sur le terrain ... 301 

Tableau 61 Présentation de neuf romans néwar ... 309 

Tableau 62 Présentation des magazines observés ... 329 

Tableau 63 Nepal Mandala TV Channel : grille des programmes ... 333 

Tableau 64 Analyse lexicale de deux films néwar ... 339 

Tableau 65 Newa English School, comparaison des trois cahiers ... 362 

Tableau 66 Y.M.B.A., langues pratiquées par activité... 404 

Tableau 67 Langues pratiquées selon la forme de bouddhisme ... 410 

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REMERCIEMENTS

J’adresse mes sincères remerciements aux personnes qui m’ont permis de mener à bien cette étude : mes professeurs, au premier chef Salih Akin et Gérard Toffin, pour leur disponibilité, leurs encouragements et leurs conseils avisés ; mon entourage, parents et amis, pour leur soutien indéfectible ; les relations qui ont rendu possible mon enquête de terrain, notamment, à l’Alliance Française de Kathmandu, Prabin Rana, directeur adjoint, Benoît Gillet, coordinateur pédagogique, Krishna Shrestha, mes amis Sushila Manandhar, Raju Shakya, Jitendra Shakya, Krishna Sainju, et surtout Kishor Manandhar, grâce auquel la collecte de données a pu être réalisée dans les délais impartis ; et bien sûr tous les Néwar qui ont participé à cette enquête avec patience et bienveillance – puisse leur culture continuer à vivre, évoluer, et contribuer à la diversité du monde.

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NOTES SUR LA PRONONCIATION ET L’ORTHOGRAPHE

Système de transcription

Dans une recherche de compromis entre rendu de la prononciation et concision de l’écriture nous recourons généralement à la norme scientifique IAST (International Alphabet of Sanskrit Transliteration) pour transcrire les noms de langues indo-européennes d’Asie du Sud.

Ainsi :

- e se prononce [e] ;

- u rend le son [u] –pas de risque de confusion avec le son [y] puisque celui-ci n’existe pas dans ces langues—, par exemple Kathmandu, sauf pour quelques noms dont l’orthographe francisée est entrée dans l’usage, comme Bouddha ;

- g est toujours [g] ;

- c, ch, cch se distinguent principalement par l’aspiration mais seront tous trois prononcés « tch » par un francophone d’aujourd’hui ;

- ś, ṣ seront pour nous « ch » ; - ṛ est « ri ».

Deux cas particuliers : le titre religieux tibétain rinpoché se prononce « rinpotché » ; d’autre part, il semble y avoir consensus tacite sur la transcription ö du son [ø] utilisée par les orientalistes germanophones, par exemple dans le nom d’une religion tibéto-himalayenne, le bön.

Genre des noms et adjectifs

Certains noms ou adjectifs des langues du Népal relatifs aux populations et aux langues locales possèdent un s final prononcé ; afin de limiter les doutes quant à la valeur du s, nous avons choisi de ne pas marquer le pluriel –ni d’ailleurs le féminin—dans ces mots, nous bornant à indiquer les ethnonymes et gentilés par une majuscule à l’initiale pour les distinguer des adjectifs. Par contre nous utilisons l’accent aigu pour clarifier la prononciation lorsque

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l’habitude est généralisée, c'est-à-dire dans « Népal » bien sûr, et son dérivé « népali » (nom de la langue, ou adjectif), et dans le tibétain « rinpoché » (titre religieux).

Ainsi :

 les Khas, un(e) Khas, l’empire khas (le s fait partie de l’orthographe et de la prononciation originale) ;

 les Néwar, un(e) Néwar, la culture néwar ; le néwari, la langue néwari ;  le népali, la langue népali.

Nous suivons par contre les accords du français lorsque leur usage s’est imposé : les Népalais(es), la culture népalaise.

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13

« Si les destinées du genre humain ne sont pas un vain jeu du hasard, s’il est des lois conscientes ou aveugles qui les gouvernent, l’histoire d’une communauté humaine intéresse l’humanité entière puisqu’elle fait apparaître l’ordre et le plan dissimulés sous la masse confuse des événements. »

Sylvain Lévi 1985 (1905), Le Népal, Tome 1, Introduction, p.2

« Le lien du langage est peut-être le plus fort qui puisse unir les hommes. » Alexis de Tocqueville, 1848, De la démocratie en Amérique, p.44.

« La communauté du Grand Véhicule s’est engagée dans la voie correcte, intelligemment, droitement et harmonieusement. Elle est digne qu’on joigne les mains devant elle, digne que devant elle on se prosterne. […] Objet de la générosité, elle est toujours et partout le suprême récepteur des offrandes. »

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1. INTRODUCTION

1.1 PERTINENCE D’UNE ETUDE SUR LA LANGUE ET LA RELIGION

Nous nous proposons d’étudier les relations entre la langue et la religion en tant qu’éléments de l’identité d’une communauté ethno-culturelle donnée. Royce (1982 : 18) définit l’identité d’un groupe ethnique comme l’attachement des membres du groupe à un ensemble de valeurs, symboles et histoires qui distinguent ce groupe des autres. Or, parmi ces marqueurs de l’identité collective, que l’on désigne celle-ci comme « ethnique » ou comme « nationale », la langue et la religion ont lontemps été, et sont encore souvent, primordiales. Dans de nombreux cas à travers l’histoire, la religion a fortement contribué à forger la conscience collective et les souverainetés, à commencer par les trois religions monothéistes. Même aujourd’hui, il est difficile de séparer un certain nombre d’identités nationales de leurs matrices religieuses (par exemple, l’identité russe et le christianisme orthodoxe, même après soixante-dix ans de régime soviétique). Or, l’identité religieuse est basée sur, et perpétuée par, des récits exprimés dans une langue donnée. Pour ne prendre qu’un exemple représentatif de cette intrication du linguistique et du religieux dans l’identité ethno-nationale, on peut considérer la traduction allemande la Bible par Luther au XVIe siècle, qui a joué un rôle essentiel dans la genèse de l’idée d’une nation allemande (Safran 2008 : 172).

Aujourd’hui, les dynamiques linguistiques et religieuses continuent d’interagir, selon des modalités variables. Avec l’actuelle mondialisation des échanges à tous les niveaux, la vitesse des communications et des déplacements semble s’accompagner d’une accélération de l’adoption et de l’abandon de pratiques culturelles. Il s’agit notamment des langues, avec par exemple l’hégémonie de l’anglais comme langue internationale (Hagège 2012), et à l’inverse la disparition de 25 langues chaque année (Hagège 2010). Cette mobilité concerne également les pratiques religieuses ; on constate ainsi le recul de la pratique du catholicisme en France (IFOP 2010), et par contre l’explosion du nombre de protestants en Corée du Sud dans les années 1960-- +333,7% entre 1962 et 1970 (Luca 2004). Cet état de faits se double d’une multiplication des revendications identitaires, qu’il s’agisse de demandes de reconnaissance

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de langues à travers l’attribution d’un statut constitutionnellement garanti (revendication des Néwars du Népal), de réclamation de territoires (revendications des peuples autochtones du Canada – AADNC 2012) ou de la volonté d’affirmation de l’identité religieuse (port du voile chez les musulmans de France 66 Leduc 2012).

Parmi les multiples terrains où se constatent de telles interactions, le cas des Néwar bouddhistes de la vallée de Kathmandu, au Népal, n’est pas loin de pouvoir être considéré comme idéal. D’une part, il est représentatif d’une configuration assez courante pour permettre des comparaisons avec d’autres groupes dans le monde. D’autre part, il est suffisamment original pour stimuler la création de grilles d’analyse, et pour s’interroger sur les lignes de forces qui peuvent parcourir toutes les sociétés vivant une interaction du linguistique et du religieux. En effet, la situation linguistique des Néwar est partagée par de nombreuses autres communautés dans le monde : leur langue et leur religion bouddhiste sont minoritaire dans le pays, sans soutien de l’Etat, et nous supposons leur pratique en perte de vitesse. Mais aussi, ils ne sont ni migrants, ni groupe périphérique : sans avoir bougé de leur terroir ancestral, ils ont été envahis par un groupe voisin alors en expansion militaire, et leur langue comme leur religion se sont retrouvés pour ainsi dire du jour au lendemain minorés. Aujourd’hui, plus de deux siècles après, ils sont aussi démographiquement minoritaires sur leur ancien territoire même, tout en continuant à être au centre du pays, puisque leur ancienne capitale est devenue celle du nouveau pouvoir.

La présente monographie entend donc contribuer à la connaissance et à la compréhension des actuels phénomènes de changement des pratiques religieuses et linguistiques, à travers l’étude de la vitalité de la langue et de la religion des Néwar bouddhistes de la vallée de Kathmandu. Elle constitue en outre l’expérimentation d’un modèle d’étude de la corrélation entre vitalité linguistique et religieuse, corrélation qui, faute d’être confirmée ou infirmée, peut continuer à être utilisée pour justifier ou contester des revendications identitaires (ex. : l’enseignement de l’arabe en France – Legendre 2003) ou des oppressions (ex. : interdiction de l’enseignement du tibétain durant la révolution culturelle chinoise – Bougon 2012).

Enfin, le choix personnel qui a été fait d’étudier cette communauté plutôt qu’une autre, résulte de la conjonction de deux facteurs. Notre formation universitaire antérieure, qui a porté sur les littératures et les civilisations de l’Asie du Sud d’abord, sur la problématique des langues minoritaires ensuite, nous a naturellement porté à rechercher une illustration de cette problématique dans l’aire sudasiatique. Par ailleurs, une pratique professionnelle de plusieurs années au Népal en tant qu’enseignant nous a permis de découvrir les Néwar et la spécificité des défis auxquels leurs pratiques culturelles font face aujourd’hui.

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17 1.2 CAS DES NEWAR DU NEPAL

Situé entre l’Union Indienne au Sud et la Région Autonome du Tibet au Nord, l’ancien royaume hindou du Népal, est depuis peu république fondée sur une forme de laïcité (voir Letizia 2016 : 35). Comme bien d’autres pays au développement économique hésitant, le Népal est confronté à des remises en cause diverses, notamment en ce qui concerne la représentation politique, avec des demandes de reconnaissances d’aires culturelles multiples au sein du territoire (Toffin 2016 : 54). La question de la langue n’est pas l’un des moindres arguments avancés en faveur de ces revendications. D’autre part, le paysage religieux, auquel l’hindouisme d’Etat et son système de castes avait donné une apparence de stabilité, s’est mis en mouvement, à la fois sous l’effet de la liberté retrouvée et de l’individualisme que la mondialisation introduit dans la société népalaise (Toffin, dans Gellner 2016 : 115). Les Néwar, habitant en grande majorité la vallée de la capitale, Kathmandu, sont au premier rang de cette recomposition. Leur langue, tibéto-birmane, a subi plus d’un siècle de répression au profit du népali, langue indo-européenne et officielle. Par ailleurs, la partie bouddhiste de la communauté néwar – l’autre étant hindoue – se voit mise présence de plusieurs traditions bouddhistes, la sienne propre, et le bouddhisme d’Asie du Sud-Est qui s’implante depuis le XXe siècle. Ces deux pratiques, linguistiques et religieuses, constituent des éléments très importants de la société néwar. Nous nous proposons donc de découvrir et de comprendre la situation respective de ces deux pratiques, ainsi que de leurs éventuelles influences réciproques

Or, l’atlas UNESCO des langues en danger dans le monde 2010 mentionne le néwari comme sérieusement en danger (Moseley 2010). Par ailleurs, David Gellner, le chercheur qui, avec Gérard Toffin, a le plus écrit sur la société néwar, affirme : « Depuis 1951 (…) un considérable relâchement du système des castes et un déclin de la déférence [à l’égard des prêtres] (…) ont affaibli le bouddhisme néwar. Il est devenu de moins en moins intéressant de s’engager dans la prêtrise bouddhiste, tant en termes financiers qu’en termes de statut1. » (Gellner 1996b : 149), et de manière plus lapidaire : “L’ancienne tradition bouddhiste néwar touche à sa fin.”2 Enfin, des Néwar eux-mêmes expriment le besoin d’affirmer l’existence de

1

“Since 1951 (…) a considerable loosening of the caste structure and a decline of deference (…) has had several deleterious effects on traditional Néwar Buddhism. It has become less and less desirable to pursue a career as a Buddhist priest, both financially and it terms of status.”

2

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18

leur communauté dans un Népal religieux et linguistique multiple en donnant à celle-ci un ancrage territorial (dans la vallée de Kathmandu), comme on peut le lire sur le blog the newah.blogsome : « Le 26 décembre 2009, le Comité de Lutte a fait la preuve de l’unité des Néwar en déclarant l’instauration de l’Etat Autonome Néwar du Nepal Mandala au sein de la République Fédérale du Népal3. »

En effet, les Néwar bouddhistes partagent avec d’autres4 le fait d’être minoritaires dans un Etat d’un triple point de vue : la population, la langue, la religion. En 1768, la vallée que les Néwars avaient partagée en trois royaumes à la fois fraternels et rivaux depuis plusieurs siècles s’est trouvée brutalement intégrée à un Etat plus de cent fois plus grand, ce qui a eu des conséquences à trois niveaux principaux. Au niveau démographique, les Néwar sont passés du statut de majorité à celui de minorité. Leur langue, ensuite, a perdu son statut de langue du pouvoir politique en même temps que ses locuteurs devenaient un peuple conquis. Et en même temps, le bouddhisme tantrique tel que les Néwar se le sont approprié au fil des siècles et qui se partageait les faveurs des fidèles avec l’hindouisme, est devenu négligeable à l’échelle du grand Népal.

De nos jours, le déclin de ces deux pratiques, linguistique et religieuse, s’est accentué, comme le résument les rapports de l’UNESCO et de David Gellner donnés plus haut. Ce destin parallèle d’une langue et d’une religion pose la question de leur interdépendance. Pour ne prendre que des exemples népalais. Certes, une pratique linguistique peut s’affaiblir sans que ce soit le cas pour la religion professée par les locuteurs. Ainsi, la langue néwar décline aussi dans la partie hindoue de la population, alors que l’hindouisme pour sa part s’est développé, tant chez les Néwar que dans l’ensemble de la population népalaise, au moins depuis le XIXe siècle (Levine, 2001 : 219). Mais aussi, une pratique religieuse peut s’affaiblir sans que ce soit le cas pour la langue parlée par les fidèles : le bouddhisme tantrique de type tibétain a reculé chez les Tamang (présents dans tout le Népal et particulièrement au Nord de la vallée de Kathmandu) au profit de l’hindouisme sans qu’il n’ait été fait part à l’UNESCO d’une menace pesant sur le maintien de leur langue5.

3

“On December 26, 2009, the Struggle Committee demonstrated the strength of Newah unity by declaring the Newah Autonomous State of Nepal Mandala inside the Federal Republic of Nepal.”

http://thenewah.blogsome.com/2010/01/ [consulté le 13/11/2011] 4

Par exemple les Kurdes, en Turquie, Syrie, Irak et Iran. 5

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1.3 QUESTIONS DE RECHERCHE ET HYPOTHESES

Ces constats nous ont amenés à nous poser les questions suivantes. Dans quelle mesure et pourquoi les deux pratiques, linguistique et religieuse, diminuent-elles chez les Néwar bouddhistes ? Y a-t-il une relation de causalité, à sens unique ou réciproque, entre leurs évolutions respectives ? La réponse à ces questions apportera un éclairage tant sur la situation linguistique et religieuse du Népal que sur le rôle de la relation entre langue et religion dans la définition de l’identité d’une communauté. Pour ce faire, nous posons trois hypothèses. La première est que la vitalité de la langue néwar décroît dans la vallée de Kathmandu. Le népali a été imposé comme langue officielle et langue d’enseignement exclusive durant un siècle, dont un demi-siècle de répression de l’expression écrite du néwari (première moitié du XXe s.), et le népali est encore la langue des concours de la fonction publique. L’anglais, lui, est ici aussi perçu comme outil désirable de promotion économique. De quel but le néwari peut-il être aujourd’hui perçu comme l’instrument le plus efficace ? Est-il encore l’outil privilégié d’échanges au moins intra-communautaires, et dans quels domaines ? Cette dernière question nous amène à poser une seconde hypothèse : les Néwar bouddhistes, dont la religion a été, comme la langue, réprimée, sont par là plus sensibles que les Néwar hindous à la question de l’attrition et du sauvetage des pratiques culturelles, et ils sont plus impliqués dans les actions de remédiation. Il faudra observer s’ils expriment davantage cette préoccupation, s’ils sont plus présents dans les organisations d’activisme linguistique, et s’il existe des organisations affichant un but mixte, linguistique et religieux. Enfin, la confrontation de ces deux hypothèses à la réalité de terrain pourrait apporter des éléments de vérification d’une troisième hypothèse, plus générale mais essentielle car touchant au bien-fondé même de la recherche que nous entreprenons. Cette hypothèse est qu’il y a une corrélation nécessaire entre vitalité linguistique et vitalité d’une autre force de cohésion, en particulier la religion, corrélation existant en proportion de la situation de danger que connaissent ces vecteurs d’identité. Nous discuterons cette dernière hypothèse dans la conclusion de notre travail, en mettant le cas des Néwar en regard de l’expérience d’autres communautés dans le monde. Pour vérifier ces hypothèses, après avoir fait le point sur la recherche concernant cette problématique, nous définirons le cadre théorique de notre recherche et les concepts et méthodes d’analyse envisagés, tant en ce qui concerne la vitalité de la langue que celle de la religion et les angles d’approche des interactions entre les deux. Ensuite, nous présenterons le Népal, sa géographie physique et humaine, ses populations, langues et religions, et son histoire avec un accent particulier mis sur les politiques linguistiques et religieuses. Ce cadre

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humain et culturel ainsi posé, nous nous intéresserons aux Néwar, des origines de l’ethnonyme jusqu’à l’apparition d’une conscience identitaire et des actions qui en ont découlé à l’époque contemporaine. La cinquième grande partie rendra compte de l’enquête de terrain par questionnaire, qui a permis la collecte de données nombreuses sur les questions des pratiques linguistiques déclarées et de la perception de l’identité néwar et de son avenir. L’interprétation des réponses sera l’occasion de croiser les données relatives aux appartenances linguistiques et religieuses, entreprise déterminante dans la vérification de nos hypothèses. Enfin, la dernière partie consistera en l’analyse des informations rassemblées tout au long des observations de terrains, interviews et visites d’organisations impliquées soit dans la revitalisation de la langue néwar, soit dans celle du bouddhisme chez les Néwar, soit, de manière explicite ou non, dans les deux types d’activisme. Nous synthétiserons les résultats de ces divers modes d’appréhension de la réalité culturelle des Néwar d’aujourd’hui, et de ses lignes de force, et dresserons finalement le bilan de notre travail, proposant conclusions et perspectives.

1.4 POINT SUR LA RECHERCHE

Nous allons présenter les principaux chercheurs et leurs approches des champs d’étude impliqués par cette recherche, d’une part le terrain (la société Néwar, y compris sa dimension religieuse, et la langue Néwar), d’autre part l’étude des interactions entre langue et religion.

1.4.1 Relations entre langue et religion

En sciences sociales, l’étude des liens entre langue et religion est apparue depuis une soixantaine d’années, avec Haugen qui en 1953, remarque la coïncidence entre affiliation religieuse et pratique linguistique chez les Norvégiens des Etats-Unis ; en 1966, Fishman et al. relèvent le même phénomène, toujours en contexte de migration. A la même période, Ferguson note l’importance de prendre en compte la dimension religieuse dans l’étude de la diglossie (1959) et de la politique linguistique (1968), tandis que Stewart (1968 : 541) considère l’usage de la langue dans le rituel religieux comme l’une des dix fonctions de la

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langue. Robert Choquette (1977, 1987) a fait le récit des tentatives de l’Eglise catholique d’imposer une équivalence entre pratique linguistique et rattachement religieux au Canada au cours de la première moitié du XXe siècle. Plus tard, Ferguson (1982) met en relation la répartition des systèmes d’écriture et celle des religions sur la planète et relève notamment la coïncidence entre diffusion de l’arabe et de l’islam, de l’espagnol et du catholicisme, de l’anglais et du protestantisme ; de leurs côtés, Kaplan et Baldauf (1997 : 230) dénoncent les effets délétères du développement de langues motivé par le prosélytisme religieux sur les langues locales et le bien-être de leurs locuteurs.

C’est de cette dernière décennie du XXe siècle que datent les premières tentatives de théorisation du lien entre langue et religion, notamment par le structuro-fonctionnalisme de Talcott Parsons, pour lequel, selon Williams (1992), la religion est le « premier universel » de l’évolution, et doit, pour passer dans l’action, impliquer le « second universel », le langage (cité dans Darquennes, Vandenbussche 2011 : 5). C’est alors que se manifeste la volonté d’entreprendre une étude plus systématique des relations entre langue et religion, avec Swayer et Simpson, qui éditent Concise encyclopedia of language and religion (2001) ; Spolsky, qui s’intéresse aux interactions entre religion et politique linguistique (2004 : 48-52 ; 2009 chap.3) ; Fishman et Omoniyi, qui éditent Explorations in the Sociology of Language and Religion (2006), recueil de monographies sauf un chapitre qui constitue une innovation théorique du sujet – nous y reviendrons -- ; puis Ominiyi et son édition de The Sociology of Language and Religion : Change, Conflict and Accomodation (2010). Alors, le thème a trouvé un écho dans les périodiques et les rencontres, comme l’atelier sur le rôle de la langue dans la dissémination des religions, organisé par l’association autrichienne Verbal en octobre 20106, et le volume 30, n°3-4 de Multilingua. Journal of cross-cultural and interlanguage communication (2011) consacré un dossier au sujet sous la forme d’articles portant sur diverses situations d’interaction au Bangladesh et en Malaisie.

Malgré ce récent succès, le domaine fait principalement l’objet d’études de cas, et la seule base théorique à ce jour a été posée par Fishman dans son chapitre 2 de Fishman et Omoniyi (2006). Nous nous proposons de l’exposer dans la partie suivante, le cadre théorique de notre recherche, ainsi que Joseph (2004) et Edwards (2009), qui apportent des éclairages complémentaires.

6 Progamme en ligne :

http://www.univie.ac.at/aauteweb/downloads/aaute_2010/ReligionSpracheAusschreibungstext.pdf (consulté le 23/03/2014).

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1.4.2 Langue et religion dans la fabrication des identités

En Europe, avant la Réforme protestante, le premier marqueur d’identité collective était le christianisme catholique, et on n’opposait pas tant les Français aux Allemands ou aux Italiens, que les chrétiens aux infidèles et, au sein de la chrétienté, on distinguait les catholiques des hérétiques. Parallèlement, l’éducation était délivrée par les clercs, en une langue de variété haute, le latin, qui unissait linguistiquement la chrétienté catholique et était le vecteur de son idéologie (Kohn 1951 : 79). A partir de la Réforme, la scission idéologique de l’Eglise a facilité l’affirmation d’Etats dont la légitimité restait toutefois partiellement assise sur une allégeance religieuse (Etats protestants d’un côté, Etats catholiques de l’autre). Simultanément, la langue a été utilisée pour renforcer l’identité de ces Etats, le point d’articulation entre identité religieuse et identité linguistique étant particulièrement bien illustré par l’adoption de la version allemande de la Bible par les protestants allemands. Le passage d’une identité religieuse à une identité linguistique a été effectué par la Révolution française, ouvrant l’ère de l’essor des nationalismes du XIXe siècle, qui culminera dans les deux guerres mondiales du XXe siècle.

La religion ne cesse pas pour autant d’interagir avec la langue dans l’affirmation des identités. Certes, le rôle de la religion dans l’identité d’un groupe semble plus faible lorsque la langue parlée par le groupe est « trans-ethnique » (Safran 2008 : 179), comme le français et l’anglais. Mais à l’inverse, l’exclusivisme linguistique s’accompagne parfois d’une intensification de l’affirmation de l’identité religieuse. Ainsi, l’urdu est l’apanage des musulmans d’Asie du Sud (à l’exception des Kashmiri), et a joué un rôle essentiel dans la création d’un pays musulman à partir de l’Inde, le Pakistan. A son tour, l’usage du bengali, limité à la région du delta du Gange et du Brahmapoutre, a été affirmé par les Pakistanais de l’Est comme marqueur de leur identité de musulmans bengaliphones en soutien à leur mouvement d’indépendance qui a mené à la création du Bengladesh. Et en Europe même, la religion puis la langue ont été récemment de nouveau utilisées dans la réaffirmation d’identités ethno-nationales antagonistes en ex-Yougoslavie, par exemple. Dans certains cas, la religion joue un rôle plus important que la langue. Ainsi, le « roman national » polonais fait du pays un champion du catholicisme, entouré de pays protestants, orthodoxes, et jadis aux frontières de l’empire ottoman. Il n’y avait, dans ce cas, pas de coïncidence entre particularisme religieux et particularisme linguistique, car la langue de la religion était le latin et non le polonais (Davies 1980 : 45-147).

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Au Népal, deux siècles d’efforts de la dynastie Shah pour bâtir un royaume népaliphone et hindou ont pris fin avec la récente démocratisation et la libération des revendications identitaires locales, tant linguistiques que religieuses. Dans ce contexte, les allégeances se cherchent encore, et si dans le domaine linguistique le plurilinguisme fonctionnel habituel (Montaut 2001) n’a qu’à intégrer une langue utile de plus, l’anglais, les croyances religieuses voient arriver un nouveau concurrent, si l’on peut dire, sous la forme de l’athéisme favorisé par le consumérisme (Levine & Gellner 2005 : 284). Au sein de l’ethnie Néwar, l’ensemble des locuteurs du néwari sont fondés à s’inquiéter d’une éventuelle attrition de l’usage de cette langue. Pour autant, parmi eux, seuls les bouddhistes ont intégré, depuis les premières persécutions de la part du régime à la fin du XIXe siècle, la situation de minorité, voire d’indésirabilité, de leur appartenance religieuse. Sans chercher à mettre un accent particulier sur les éléments linguistiques et religieux de l’identité néwar, le fait est que ce sont ces deux aspects (uniquement le bouddhisme pour ce qui concerne la religion) qui ont été opprimés, et qui ont suscité en réaction un militantisme qui se poursuit à ce jour. Or, si la langue et la religion des Néwar bouddhistes ont été discriminées par l’Etat népaliphone hindou, ce peut être parce qu’ils étaient prépondérants dans cette communauté, ou qu’ils constituaient des obstacles à l’entreprise d’homogénéisation linguistique et religieuse des autorités nationales, ou pour ces deux raisons. En tout cas, puisque les actions de revitalisation du néwari et du bouddhisme chez les Néwar sont plus que jamais d’actualité, alors même que le régime a changé et que des droits constitutionnels inédits sont accordés aux divers groupes composant la société népalaise, c’est peut-être que, chez les Néwar aussi, la langue et la religion continuent d’interagir dans la perpétuelle redéfinition des identités.

1.4.3 Société et langue Néwar

La société Néwar a été l’objet d’étude privilégié, durant toute leur carrière, de deux ethnologues, le Français Gérard Toffin et l’Anglais David Gellner. Gérard Toffin est chercheur au CNRS de Villejuif et le spécialiste français du Népal qui a la plus longue carrière derrière lui, depuis l’article « Etudes sur les Néwars de la vallée de Kathmandou ; guthi, funérailles et castes » en 1975b -- suivi par près de 200 autres à ce jour – jusqu’à son récent livre Imagination & Realities : Nepal Between Past & Present, publié à New Delhi en

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2016, qui fait le point sur l’état et les dynamiques de la société népalaise dans une approche anthropologique et politique.

David Gellner enseigne à l’institut d’anthropologie culturelle et sociale de l’université d’Oxford. Quasiment toutes ses publications des 20 dernières années consistent en la description de la société Néwar traditionnelle, principalement dans sa composante bouddhiste (Monk, Householder, and Tantric Priest, 1992), sur son système de castes et sa crise actuelle (Contested Hierarchies : A Collaborative Ethnographie of Caste among the Néwars of the Kathmandu Valley, Nepal, avec D. Quigley, 1995), et sur la mise en présence de sa tradition bouddhiste avec d’autres à l’époque moderne (Rebuilding Buddhism : The Theravada Movement in Twentieth-Century Nepal, avec Sarah Levine, 2005).

La production de ces auteurs est considérable et incontournable, et bien qu’elle ne traite pas en tant que telle de la relation entre langue et religion dans l’identité des Néwar bouddhistes d’aujourd’hui, elle nous sera indispensable pour présenter la structure de la société Néwar traditionnelle, y compris dans sa composante religieuse. Les ouvrages les plus récents de ces deux chercheurs peuvent également aider à placer les Néwars sur l’échiquier des revendications ethniques qui sontà la fois cause, conséquence et instrument du mouvement actuel de fédéralisation de l’Etat.

Langue maternelle des habitants de la vallée de Kathmandu attestée à l’écrit depuis le XIe siècle, le néwari a fait l’objet de quelques études depuis une cinquantaine d’années, par des Népalais mais aussi par des occidentaux. Carol Genetti, a publié depuis les années 1980 plusieurs articles d’analyse du néwari, et notamment une comparaison des dialectes de Dolakha et de Kathmandu (1988) qui illustre la diversité de cette langue. Tej R. Kansakar, publie depuis les années 1970, principalement au Népal, des articles sur des points de linguistique tels que la morphologie verbale, la syntaxe, le lexique, mais aussi un article comparant le néwari avec la langue des Tamang. On trouve d’autres courtes publications, comme une introduction à la littérature néwari classique et un dictionnaire correspondant (Malla 1982 et 2000), et des dictionnaires bilingues ou trilingues (avec le népali, et l’anglais), des guides de conversation. A part quelques articles, dont Shrestha (1997) sur la diglossie népali-néwari, et Joshi (1987) sur l’évolution du néwari de Kathmandu, l’évolution moderne du néwari, et a fortiori son rôle dans le maintien de l’identité néwar, semblent avoir été peu étudiés. Hale et Shrestha (2006), Malla (1985) et Manandhar (2009) nous serviront à présenter la langue néwar.

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2. CADRE THEORIQUE

Le point de départ de cette recherche étant le constat fait par certains du déclin à la fois de la langue et de la religion des Néwars bouddhistes et l’hypothèse d’un lien, soit d’entraide, soit de nuisance entre ces deux pratiques sociales, nous allons dans un premier temps présenter les outils théoriques que nous envisageons d’utiliser pour sonder la vitalité linguistique du Néwari dans cette population, puis les outils concernant la vitalité de leur religion propre, et enfin les éléments théoriques d’une étude combinée des pratiques linguistiques et religieuses.

2.1 VITALITE LINGUISTIQUE

Les critères que le rapport Vitalité et disparition des langues rendu par le groupe d’experts spécial sur les langues en danger réunis par la Section du patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2003 a retenus comme pertinents pour l’évaluation de la vitalité d’une langue sont au nombre de neuf7 :

1. le nombre absolu de locuteurs ;

2. le taux de locuteurs sur l’ensemble de la population ;

3. la disponibilité de matériels d’apprentissage et d’enseignement des langues ; 4. les réactions face aux nouveaux domaines et médias ;

5. le type et la qualité de la documentation ;

6. les attitudes et politiques linguistiques au niveau du gouvernement et des institutions, les usages et statuts officiels ;

7. les usages de la langue dans les différents domaines publics et privés ; 8. les attitudes des membres de la communauté vis-à-vis de leur propre langue ; 9. la transmission de la langue d’une génération à l’autre.

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En fonction de ces critères, l’atlas des langues en danger (UNESCO 20108) classe les langues qui lui sont signalées dans l’une des six catégories suivantes, par niveau croissant de menace :

Niveau de vitalité Symptômes

1 Sûre La langue est parlée par toutes les générations ; la transmission

intergénérationnelle est ininterrompue

2 Vulnérable La plupart des enfants parlent la langue, mais elle peut être restreinte à certains domaines (par exemple : la maison)

3 En danger Les enfants n’apprennent plus la langue comme langue

maternelle à la maison

4 Sérieusement en danger La langue est parlée par les grands-parents ; alors que la génération des parents peut la comprendre, ils ne la parlent pas entre eux ou avec les enfants

5 En situation critique Les locuteurs les plus jeunes sont les grands-parents et leurs ascendants, et ils ne parlent la langue que partiellement et peu fréquemment

6 Eteinte Il ne reste plus de locuteurs connus

Tableau 1 Vitalité linguistique (UNESCO)

Le néwari est ainsi classé par l’UNESCO parmi les langues en danger, bien que nous n’ayons pas reçu de réponse de la part des contributeurs de l’Atlas pour la région himalayenne, Stuart Blackburn et Jean Robert Opgenort, au sujet de leur méthode d’évaluation. Qu’en est-il exactement ? L’attrition d’une langue ne pouvant se produire qu’au bénéfice d’une autre -- sauf dans le cas théorique d’une population totalement isolée dont l’attrition de la langue serait uniquement le fait du recul démographique de cette population--, cette autre langue étant ici le népali, la présente étude diagnostique de la vitalité du néwari sera par définition l’étude d’une situation de plurilinguisme et éventuellement de diglossie.

8 Pour cette information proprement dite :

http://www.unesco.org/new/fr/communication-and- information/access-to-knowledge/linguistic-diversity-and-multilingualism-on-internet/atlas-of-languages-in-danger/ (consulté le 29/05/2016)

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Il s’agit en effet de mettre en évidence les conséquences d’une situation de contact de langues : maintien, interférences, substitution de langues. Ces phénomènes sociolinguistiques sont le résultat de politiques linguistiques dans le sens le plus large d’action sur la langue, qu’il s’agisse d’actions de l’Etat, sens que l’on a tendance spontanément à attribuer à l’expression ‘politique linguistique’ en raison de la présence du mot ‘politique’, ou qu’il s’agisse à l’autre extrême des pratiques linguistiques au foyer, ou bien encore de toutes les situations intermédiaires de réponse des locuteurs aux situations, notamment les actions de groupes pour le maintien de leur langue (comme nous le verrons pour le néwari en 5.5)

Nous commencerons donc par définir ces concepts que nous serons amenés à utiliser, puis nous présenterons la typologie des langues en danger que nous allons utiliser dans le cadre de notre étude descriptive de la situation sociolinguistique du néwari.

2.1.1 Concepts de base : trois modalités de relations entre langues en présence

2.1.1.1 Bilinguisme et diglossie

En 1959, le linguiste américain Charles Ferguson (1959) a le premier employé le terme de diglossie lui donnant le sens d’un relation stable entre deux variétés d’une même langue ayant chacune sa distribution fonctionnelle propre : la variété ‘haute’ utilisée dans les sermons religieux, la correspondance, les discours politiques, les cours de l’enseignement supérieur, les informations dans les médias et la poésie, et une variété basse employée en s’adressant aux subalternes, les conversations privées, les feuilletons, les textes des dessins humoristiques et la littérature populaire.

En 1967, un autre américain, J. Fishman (1967), a repris cette conception en l’élargissant et en l’affinant : tout d’abord, il distingue le bilinguisme en tant que capacité d’un individu à parler plusieurs langues et qui relève de la psycholinguistique, et la diglossie, utilisation de plusieurs langues dans une société et qui relève de la sociolinguistique. D’autre part, il relève qu’il peut y avoir plusieurs codes intermédiaires entre variété haute et variété basse. Finalement, tandis que Ferguson ne se référait qu’à la distribution fonctionnelle de langues génétiquement apparentées (des variétés d’une même langue), Fishman considère qu’il y a diglossie dès lors qu’il y a différence fonctionnelle entre deux langues, sans considération de relation génétique

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entre elles. Son apport théorique est synthétisé dans le tableau suivant qui fait apparaître les quatre combinaisons résultant de la concomitance ou non du bilinguisme et de la diglossie dans une société :

Diglossie + - Bilinguisme + Diglossie et bilinguisme Bilinguisme sans diglossie - Diglossie sans bilinguisme Ni diglossie, ni bilinguisme

Tableau 2 Bilinguisme et diglossie (Fishman)

Lorsqu’il y a combinaison de diglossie et de bilinguisme, tous les locuteurs sont bilingues, l’une des langues est la variété haute, l’autre la variété basse. Lorsqu’il y a bilinguisme sans diglossie, la société est bilingue, sans que tous les locuteurs le soient forcément, mais les langues ne sont pas dans un rapport de variété haute à variété basse. A l’inverse, lorsque, toujours dans une société bilingue, les individus, eux, ne le sont pas, il y a identité stricte entre locuteurs et variétés, c’est-à-dire qu’un groupe ne parle que la variété haute et un autre ne parle que la variété basse (par exemple, dans la Russie tsariste, l’aristocratie parlait français et le peuple parlait russe). Quant à l’absence de diglossie comme de bilinguisme, il s’agirait d’un cas, rarement rencontré, de monolinguisme total. Nous essaierons de montrer à travers notre enquête quelles sont les relations diglossiques entre le néwari et le népali (langue officielle du Népal) pour les locuteurs de langue maternelle néwari.

Remarquons que le fait que les termes bilinguisme et diglossie se rapportent à l’étude de la relation des langues deux à deux n’est pas exclusif de l’enchâssement de diglossies entre plus de deux langues en présence, ce qui est le cas dans une société multilingue comme la société népalaise. Nous nous attachons dans cette étude, entre autres points, à la relation diglossique entre le néwari (langue en danger) et le népali (langue officielle) du point de vue des locuteurs Néwar. Il est bien évident que d’une part le népali, forme haute par rapport au néwari (hypothèse que l’enquête aura pour but de vérifier), peut être forme basse par rapport à l’anglais, et que d’autre part le néwari peut également connaître en son sein une variété haute et une variété basse.

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29 2.1.1.2 Dialecte et variété

Saussure (1995 : 278) définissait une langue –par opposition à un dialecte— par l’existence d’une littérature en cette langue, ce qui, dans les sociétés valorisant l’écrit, semblait justifier d’emblée une hiérarchie de statuts entre des systèmes de communication linguistiques qui auraient droit au titre de ‘langue’ et d’autres qui ne seraient ‘que’ des dialectes. Dans le lexique donné par Christiane Loubier dans Langues au pouvoir : politique et symbolique (2008 : 208), une variété est « un système de communication linguistique qui partage, sur le plan structurel, un fonds commun de référence avec un autre système linguistique dont il est généralement issu, mais qui comporte, par rapport à cette langue de référence, certaines différenciations phonétiques, lexicales, morphosyntaxiques. » Le terme de dialecte est dans le langage courant nettement condescendant, sinon péjoratif, et il semble plus objectif, avec Calvet (2002 : 78), de le réserver à la désignation d’une langue issue de la différenciation historique d’une langue en plusieurs autres, donc selon un point de vue diachronique, par exemple pour parler du français, de l’italien et de l’espagnol comme de dialectes du latin médiéval, langue qui a disparu en se différenciant, et d’utiliser variété pour souligner la proximité génétique de langues contemporaines les unes des autres. En ce sens nous pouvons parler, par exemple, du garhwali, du kumaoni et du népali, parlés respectivement d’Ouest en Est sur le versant Sud de l’Himalaya (les deux premiers dans l’Etat indien d’Uttarakhand), diachroniquement comme probables dialectes d’une ancienne langue indo-européenne locale, attestée à l’écrit dès le XIIe siècle et unie jusqu’au XVIe s. (Joshi & Negi, 1990), et synchroniquement comme variétés de langues paharies (terme collectif pour désigner les langues indigènes du versant Sud-Ouest de l’Himalaya). Les diverses formes locales du néwari constitueraient donc, selon ces défintions, des variétés et non des dialectes, ce que notre questionnaire visera à confirmer (5.2.6.3). Si l’on veut parler de rapports de force à un moment donné entre deux communautés linguistiques, on peut utiliser les termes de langue dominante et de langue dominée, ce qui ne semble pas très différent des variétés haute et basse de la diglossie de Fishman (1967) – et non de Ferguson (1959).

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30 2.1.1.3 Interférences

Il s’agit, dans un contexte de diglossie, d’une « situation d’interaction sociolinguistique où un locuteur utilise à l’intérieur d’un même discours ou d’un même énoncé, construit selon le modèle d’une langue, des emprunts lexicaux, phonétiques, syntaxiques, etc. d’autres langues. » (Loubier 2008 : 197). L’étude des interférences peut être révélatrice du type de rapports qu’entretiennent ou qu’ont entretenus deux communautés linguistiques : le nombre d’emprunts et les domaines sémantiques concernés peuvent révéler respectivement la direction du rapport de domination et les domaines dans lequel ce dernier s’exerce. Ainsi l’abondance de vocabulaire français se rapportant à la politique, à l’armée, à la mode et à la gastronomie en anglais renvoie à la domination d’une aristocratie francophone sur une population saxonne en Angleterre du XIe au XIIIe siècle (Calvet 2002 : 125), tandis qu’aujourd’hui l’arrivée en français de termes anglo-américains se rapportant à des innovations en matières de technologies de l’information et de la communication découle de la domination américaine en ce domaine.

Nous chercherons les interférences du népali dans le néwari à travers l’analyse lexicale de romans et de films Néwar de différentes époques (6.3.3). Les relations entre langues sont également conditionnées par les politiques linguistiques, qui recouvrent plusieurs niveaux.

2.1.2 Politiques linguistiques : définitions et typologies

2.1.2.1 Politique et planification : Calvet

Il va de soi, dans un mémoire de politique linguistique, de définir avant tout ce qui est entendu par ce terme. Comme nous l’avons dit, toute action sur la langue, fut-ce le choix de parler dans telle langue à ses enfants, a des conséquences sur la situation linguistique de la société et peut donc être appelée un acte de politique linguistique, même si le locuteur ne le conçoit pas comme tel. Concernant l’action réfléchie d’un groupe sur une ou des langues, pour en modifier ou préserver la situation ou les relations, Louis-Jean Calvet (1999) synthétise les concepts qui se sont développés dans ce domaine --depuis que le linguiste américain Haugen (1959) a lancé l’expression ‘language planning’ -- et les rapports qu’ils entretiennent entre eux dans le schéma suivant :

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Figure 1 Politiques linguistiques (Calvet)

La politique désigne l’ensemble des choix faits concernant les relations entre langue et vie sociale, la planification désigne la recherche et la mise en œuvre des moyens requis par l’application de la politique à fonction pratique, et la fonction symbolique désigne le statut attribué à une langue en dehors de toute autre action. Notons que le choix d’une langue nationale peut être suivi d’actions sur cette langue aux niveaux de l’orthographe, du lexique,

…à fonction symbolique …à fonction pratique

Action sur la langue :  Orthographe  Lexique

 Formes dialectales

Action sur les langues :  Choix de la langue nationale  Organisation du multilinguisme  Répartition fonctionnelle, etc. 1. Politique Linguistique… 2. Planification linguistique

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de la graphie, de la sélection d’une variété parmi celles en usage ou de la création d’une langue à partir des variétés existantes. En outre, la fonction symbolique peut en elle-même avoir des conséquences : lorsque les dirigeants du Parti du Congrès indien débattaient de la future langue officielle à adopter lors de l’indépendance à venir, ils avaient à prendre une décision de politique linguistique à fonction symbolique porteuse d’un message fort et d’un impact certain sur les consciences : la nation existe potentiellement, son indépendance est proche et inéluctable, et sa langue ne sera pas celle de « l’oppresseur ». Le renforcement de la mobilisation qu’un tel message peut entraîner est une action réelle, bien qu’en dehors de toute action institutionnelle à ce moment-là puisque la nation de cette future langue nationale n’existe pas encore en tant que telle. Enfin, l’absence de politique linguistique constitue en elle-même une politique, celle qui consiste à laisser les choses en l’état parce qu’on y trouve son intérêt.

2.1.2.2 Baldauf et la « non planification »

Dans “Unplanned’ language policy and planning” (1993), Baldauf justifie l’étude de ce qu’il appelle entre guillemets la politique linguistique « non planifiée » en soulignant son existence et son importance de la manière suivante. Des éléments ‘non planifiés’ coexistent et interagissent souvent avec les éléments planifiés. Dans une situation de diglossie, les pratiques langagières sont souvent liées à des variables sociales et politiques ; ignorer la situation de la langue ‘non planifiée’ est exposer la planification de l’autre langue à des aléas : par exemple, l’échec de la planification de l’anglais en Papouasie Nouvelle-Guinée et dans les Iles Salomon est due à l’ignorance du rôle du pidgin (Jourdan 1990). Par ailleurs, la planification tend à refléter les impératifs politiques et économiques de certains groupes, et à avoir des conséquences inattendues voire nuisibles par rapport aux intérêts d’autres groupes. En particulier, un groupe peut déclarer un objectif de planification linguistique dans le but d’asseoir son pouvoir, et s’abstenir de mettre en œuvre les moyens nécessaires à son atteinte si cela risque de menacer son pouvoir --c’est la politique linguistique à fonction symbolique de Calvet—, par exemple dans le cas de l’arabisation au Maghreb (Souaiaia 1990). D’autre part, tout locuteur ayant quelque compétence linguistique, il se trouve souvent impliqué, à un niveau modeste, dans une action de politique linguistique sans forcément la considérer comme telle.

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Baldauf (1993) distingue ensuite la politique linguistique, c’est-à-dire l’ensemble des décisions, explicites ou implicites, désignant quelles langues sont à enseigner, à qui et dans quel but ; la planification linguistique, mise en œuvre de la politique linguistique ; la planification linguistique éducative, part de la politique linguistique qui concerne spécifiquement l’éducation. Il souligne que ces éléments ne sont pas toujours liés, et que l’un d’entre eux peut apparaître avec peu ou pas d’intervention des autres.

Il donne ensuite des exemples de non planification. Tout d’abord, la politique linguistique « non planifiée » : en Malaysie, la loi sur l’éducation de 1971 a fait du malais le medium d’enseignement pour tous les étudiants. Cette décision promouvant le malais semblait devoir profiter aux locuteurs du malais maternel. Cependant, ne prenant pas en compte la situation des autres langues, cette politique a en fait nuit à la compétitivité économique de ces locuteurs en favorisant leur monolinguisme tandis que les autres groupes développaient leur plurilinguisme et notamment leur maîtrise de l’anglais, atout majeur sur le marché du travail (Ozog 1993 : 68). Puis la planification linguistique « non planifiée » : dans les îles Samoa (Baldauf 1982), la promotion de l’anglais a été effectuée à partir des années 1960 par le canal de la télévision. Faute de réflexion plus précise sur les objectifs et de consultation des intéressés, les effets ont été de deux sortes : maintien voire renforcement de l’organisation sociale existante dans les Samoa de l’Ouest, développement du dynamisme commercial dans les Samoa Américaines. Et la planification linguistique éducative « non planifiée » : en Arizona, le Bureau de l’Education a demandé à toutes les écoles élémentaires d’assurer un enseignement en langues étrangères, les laissant à elles-mêmes quant à l’application de cette directive.

Pour être « non planifiés », au sens de non pris en compte et/ou imprévus, ces faits n’en existent donc pas moins. Dans le cas du néwari, nous ferons le point sur la politique linguistique de l’Etat vis-à-vis du néwari, ainsi que sur celle de la communauté néwar dans ses différentes composantes (partis, associations, castes, familles). Cependant, Nahir (1984) a proposé une classification plus fine des objectifs de la plannification.

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34 2.1.2.3 Nahir et les objectifs de la planification

Dans Language planning goals : A classification (1984 : 294), Moshe Nahir définit la planification linguistique comme une entreprise institutionnelle délibérée d’action sur le statut ou le développement linguistique ou sociolinguistique de la langue. Nahir observe que les diverses entreprises de planification linguistique avaient été jusqu’alors classées en termes de modalités d’action, comme dans les quatre processus (process) de Haugen (1983). Celui-ci avait en effet distingué la « sélection », c’est-à-dire le développement de la politique ; la « codification », le développement d’un système linguistique formel et de normes littéraires ; l’ « application » (implementation), la mise en œuvre des moyens requis par la politique ; l’ « élaboration », le développement fonctionnel continu de la langue. Nahir commence par rappeler les quatre processus ou étapes des entreprises de politique linguistique observées par Haugen (1983) : la sélection, la codification, l’application et l’élaboration. Il propose ensuite de les considérer comme les étapes de processus visant différents effets sur la langue : purification, sauvetage, réforme, standardisation, diffusion, modernisation et autres actions sur le lexique. Ces buts correspondent à des politiques menées, dans le passé ou actuellement, par des institutions de planification linguistique telles que l’Académie française ou la commission académique irlandaise. A ces objectifs, Nahir en adjoint d’autres qui ont été récemment poursuivis, ou qui, selon lui, pourraient l’être à l’avenir en fonction des besoins. Il convient du fait que des actions entreprises au nom de différents buts peuvent se nuire l’une à l’autre, comme les efforts de purification de l’hébreu sont en contradiction avec la modernisation de celui-ci. Nous verrons que les actions en faveur du sauvetage du néwari peuvent également entrer en conflit, par exemple vouloir diffuser le néwari en l’utilisant sur internet, tout en purifiant son orthographe par l’adoption d’un alphabet qui serait spécifiquement néwar, mais que presque personne ne comprend plus. Nahir établit alors une liste non pas des méthodes mais des objectifs des planifications, objectifs qu’il répartit en 11 catégories :

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35 1) la purification9 externe et interne ; 2) le sauvetage (« revival ») ; 3) la réforme ; 4) la standardisation ; 5) la diffusion ; 6) la modernisation lexicale ; 7) l’unification terminologique ; 8) la simplification stylistique ;

9) la communication interlingue mondiale (langues auxiliaires10, et l’anglais en tant que lingua franca) et régionale (les lingua franca régionales, et l’intelligibilité mutuelle entre langues apparentées11) ;

10) le maintien de la langue dominante, et de langues ethniques ; 11) la standardisation de codes auxiliaires12.

1) La purification externe consiste à remédier aux emprunts aux autres langues. C’est un des rôles des diverses académies linguistiques nationales fondées en Europe, à partir de la création de l’Académie italienne en 1582, et c’est de nos jours la justification des réactions à l’emprunt de termes scientifiques et techniques anglo-américains par de nombreuses langues. Les mêmes acteurs de politiques linguistiques peuvent également tendre à opérer une purification interne, c’est-à-dire à lutter contre les pratiques internes à un groupe de locuteurs, qui sont considérées comme déviant de l’état de la langue reconnu comme légitime. C’est le cas par exemple au Japon à travers un contrôle très strict des manuels scolaires et des rubriques, dans la presse, dédiées à la correction.

2) Le sauvetage linguistique a d’abord animé les acteurs des mouvements nationalistes ou indépendantistes du XIXe siècle, avant tout dans l’optique d’adopter et de standardiser une langue nationale. Il s’agit de restaurer une langue sur le point de s’éteindre, voire éteinte. Pour

9 C’est nous qui traduisons. 10

Il s’agit de systèmes linguistiques créés pour servir de lingua franca, telles l’esperanto. 11

Par exemple, la standardisation de l’orthographe du bahasa malaysia et du bahasa indonesia, deux variétés du malay-indonesien, achevée en 1972 (Omar 1975)

12 C’est-à-dire « la standardisation ou la modification d’aspects marginaux, auxiliaires de la langue tels que les signes pour les sourds, les noms de lieux, et les règles de translittération et de transcription, soit pour réduire l’ambiguïté et ainsi améliorer la communication, soit en réponse à des besoins ou aspirations variables, sociaux, politiques ou autres. » (p. 318)

Figure

Tableau 1 Vitalité linguistique (UNESCO)
Tableau 2 Bilinguisme et diglossie (Fishman)
Figure 1 Politiques linguistiques (Calvet)
Tableau 3 Typologie des langues minoritaires (Edwards)
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Références

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