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Ariane et ses ombres : les trois strates de la réécriture poétique dans la dixième Héroïde

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poétique dans la dixième Héroïde

Hélène Vial

To cite this version:

Hélène Vial. Ariane et ses ombres : les trois strates de la réécriture poétique dans la dixième Héroïde. Vita Latina, Belles Lettres, 2004, 171, p. 71-87. �hal-01808504�

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Ariane et ses ombres :

les trois strates de la réécriture poétique dans la dixième Héroïde

« Les êtres qui hantent le monde ovidien sont toujours suivis d’une ombre qui n’est pas tout à fait la leur »1. L’auteur de cette belle réflexion l’applique à l’ensemble des personnages du théâtre des passions humaines que constitue l’œuvre d’Ovide, des personnages dont l’apparition suscite souvent, chez le lecteur amoureux de littérature antique, la troublante impression d’une grande familiarité conjuguée à une fraîcheur, une originalité radicales. « Entourés d’un halo dont la luminosité a sa source dans un éclairage savamment étudié »2, les individus mythiques qui peuplent les poèmes ovidiens sont à la fois ici et ailleurs ; empruntés, le temps de quelques vers, à la chatoyante toile de fond de leur passé littéraire, ils reprennent épaisseur et vie et viennent se produire une nouvelle fois sur la scène poétique, avec une nouveauté qui les rend parfois inoubliables, mais sans jamais cesser de porter en eux la foule de leurs autres incarnations. Chacun d’entre eux est donc unique et multiple, immédiatement reconnaissable et légèrement différent, comme ces êtres métamorphosés dont on peut dire : c’est lui, et pourtant ce n’est pas lui, ou, plus déroutant encore, mais peut-être plus juste, car au plus près du seuil infime entre le même et l’autre : c’est lui, et pourtant c’est lui (Acis erat ; sed sic quoque erat tamen Acis, écrit Ovide dans les

Métamorphoses3). Peu d’œuvres exploitent aussi abondamment et aussi consciemment que celle d’Ovide ce léger flottement des contours de l’identité poétique, produit par l’affleurement, à la surface du texte, d’une riche sédimentation littéraire. Or, les mots de J.-M. Frécaut que nous venons de citer figurent dans un article consacré au personnage d’Ariane, et ce n’est pas sans raison : précédée d’un « halo » littéraire presque trop éclatant – car, comme nous l’apprend R. Calasso, un excès de luminosité est le meilleur obstacle à la vision4 –, cette gracile silhouette projette une « ombre » bien plus grande qu’elle, car faite d’une foule d’ombres qui sont, et ne sont pas, la sienne. Cette impression se manifeste tout particulièrement dans le plus long passage de l’œuvre ovidienne qui soit consacré à la princesse crétoise, la dixième des Héroïdes, où l’image d’Ariane semble presque brouillée par la multiplicité des autres Ariane qu’elle porte en elle. Mais qui sont ces autres ? La question

1 J.-M. Frécaut, « Un personnage féminin dans l’œuvre d’Ovide : Ariane » (in La femme dans le monde méditerranéen, I : Antiquité, Lyon, Travaux de la Maison de l’Orient, n° 10, 1985, p. 151-163), p. 162.

2 Ibid. 3 XIII, 896.

4 « Mais comment l’écrivain pourra-t-il cacher l’évidence de la parole et de ses figures ? Avec la lumière »,

écrit-il dans Les Noces de Cadmos et Harmonie, Paris, Folio, Gallimard, 1995 (première édition en français : Paris, NRF, Gallimard, 1991), p. 348.

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mérite d’être posée, car, si l’on s’accorde à dire que l’écriture ovidienne est toujours une réécriture, on oublie souvent de préciser de quoi elle est la réécriture, ou bien on le précise de manière incomplète, ce qui revient à ne voir de la singularité poétique d’Ovide qu’une facette.

Ainsi a-t-il été dit et redit que les plaintes d’Ariane dans la dixième Héroïde constituent une retractatio des plaintes d’Ariane dans le Carmen LXIV de Catulle1, celui-ci ayant lui-même emprunté son héroïne à d’autres auteurs2. Nous n’évoquerons pas ici, car il est beaucoup trop complexe, ce que J.-M. Frécaut appelle « le problème quasi insoluble des sources d’Ovide dans cette épître et des sources de Catulle dans l’épisode d’Ariane et Thésée »3 ; concentrons-nous sur la relation, tant de fois étudiée, entre la variation ovidienne et son modèle catullien, non pour apporter une nouvelle pierre à un édifice déjà surchargé, mais pour définir la place qu’occupe cette relation dans un cadre plus large, celui de la conception ovidienne de l’écriture poétique, tel qu’elle nous apparaît dans l’Héroïde X.

Loin de nous l’idée de minimiser l’importance du rapport subtil qui s’instaure entre l’Ariane d’Ovide et l’Ariane de Catulle. À Rome, où l’intertextualité est dotée d’une fonction centrale dans la production littéraire, l’on ne saurait écrire sans avoir en tête l’œuvre de ses prédécesseurs. L’œuvre poétique ovidienne tout entière repose sur ce maniement tout à la fois respectueux et provocateur des sources, un jeu se créant entre le texte d’Ovide et son modèle, comme on dit qu’il y a du jeu entre les différentes pièces d’un mécanisme (et n’est-ce pas dans ces zones moins denses, moins serrées de l’œuvre que prend place le travail de la critique ?), mais aussi au sens proprement ludique de la notion de jeu, le réemploi virtuose et

1 Cf. notamment E. A. Schmidt, « Ariadne bei Catullus und Ovid », Gymnasium, LXXIV, 1967, p. 489-501. Sur

l’influence catullienne dans l’œuvre d’Ovide en général, on peut lire l’article de J. Ferguson, « Catullus and Ovid », American Journal of Philology, 81, 1960, p. 337-357. Sur le personnage d’Ariane chez Catulle, on consultera avec profit l’ouvrage de F. Della Corte, Personaggi Catulliani, Firenze, « La Nuova Italia » Editrice, 1976.

2 Renvoyons, entre autres, aux travaux d’A. M. Marini, qui, dans « Il mito di Arianna nella tradizione letteraria e

nell’arte figurata », Atene e Roma, 13, 1932, p. 60-97, se livre à une riche et intéressante étude des représentations du mythe d’Ariane dans l’art pictural antique, en lien avec ses réalisations littéraires, ainsi qu’à l’article de T. B. L. Webster, « The Myth of Ariadne from Homer to Catullus », Greece and Rome, 13.1, 1966, p. 22-31.

3 « Un personnage féminin dans l’œuvre d’Ovide : Ariane », loc. cit., p. 157, n. 30. Dans son ouvrage Ovid’s

Heroides (Princeton, Princeton University Press, 1974, p. 213), J. Ferguson résumait ainsi ce qui était alors l’état de la question : « It is routine, if not totally reasonable, to relate Ovid’s Ariadne-Epistle to Catullus 64 and assume that this takes care of the problem of sources. This is the position that I will, by and large, adopt ». Et, plus loin (ibid., p. 215), à propos des sources autres que Catulle dont Ovide aurait pu s’inspirer : « There is no good reason to believe that Ovid was not familiar with them ; he very likely was. My treatment, however, is dictated by the fact that it serves no purpose to assume that Ovid did use these sources, whether early epic, lyric, tragic, or Hellenistic, since we know so little of them. True, we know very many discrepant versions of the myth, but we can scarcely define a single individual literary treatment. And even using these numerous versions for comparative purposes becomes a bit futile, precisely because at each layer of the myth so many alternatives appear. Patterns of selectivity are obscured by the plethora of possibilities. »

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souvent malicieux d’autres textes constituant un aspect non négligeable du plaisir que l’on éprouve à la lecture des poèmes d’Ovide. D’ailleurs, si ces poèmes ont eux-mêmes été tant de fois réécrits au cours des siècles, c’est peut-être parce qu’ils intègrent au plus haut degré, dans leur propre « pâte verbale »1, la substance d’autres œuvres2. L’art ovidien de la variation sur des modèles que le poète imite tout en les transformant s’accompagne d’un évident plaisir de l’allusion et, parfois, de la transgression ; mais, parce qu’il s’enracine dans la pratique romaine de l’æmulatio et, à ce titre, s’inscrit dans une tradition qui voit en lui un indispensable exercice formateur, il se définit comme un outil poétique extrêmement précis, qui permet à Ovide d’affiner, par le contact avec d’autres génies, le sien propre3.

L’Ariane des Héroïdes est, par certains aspects, très proche de l’Ariane catullienne4 : toutes deux connaissent au réveil la douloureuse surprise de la solitude ; la plage sur laquelle elles courent, la colline qu’elles gravissent pour suivre du regard le navire fugitif sont identiques ; elles adressent à Thésée les mêmes reproches amers, expriment la même terreur de mourir déchirées par les bêtes sauvages et, pire encore, d’être privées de sépulture ; leurs regrets, leur désarroi, leur colère se ressemblent à s’y méprendre ; les mêmes comparants sont employés par les deux poètes pour traduire les accès contradictoires de furor et de paralysie qui s’emparent de l’amante délaissée, l’une Saxea ut effigies bacchantis5, l’autre Qualis ab

Ogygio concita Baccha deo et Quam (…) lapis sedes, tam lapis ipsa6. Pourtant, l’on décèle très vite, entre les deux apparitions de l’héroïne, de profondes différences. La plus évidente est peut-être la suivante : alors que l’Ariane de Catulle est envisagée par le narrateur dans la totalité de son destin, dont son monologue ne constitue qu’une partie (certes centrale, et d’une

1 L’expression est de G. Tronchet, « Ovide lecteur d’Ovide » (in Lectures d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres,

2003, p. 51-78), p. 72.

2 Pensons, par exemple, à l’impressionnante Annexe 6 (« Récurrences et réminiscences dans les Métamorphoses ») établie par G. Tronchet à la fin de La Métamorphose à l’œuvre – Recherches sur la poétique d’Ovide dans les Métamorphoses, Louvain-Paris, Bibliothèque d’Études Classiques, Peeters, 1998, p. 588-609.

L’ouvrage de G. Lafaye Les Métamorphoses d’Ovide et leurs modèles grecs (Paris, F. Alcan, 1904) a montré le rôle fondamental des sources d’Ovide, qu’elles soient grecques (l’épopée homérique, les tragédies d’Euripide, la poésie alexandrine, etc.) ou, surtout, latines (Ennius, Varron, Virgile, etc.), dans l’élaboration des

Métamorphoses.

3 Comme l’écrit I. Jouteur à propos des Métamorphoses, « loin de se limiter à un badinage, ou à un agréable et

mondain divertissement poétique, le ludus prend place dans une relation existentielle à la littérature, et se situe à l’origine d’une entreprise concertée de transformation de textes connus », faisant de l’œuvre poétique « un original et inédit laboratoire d’expérimentation générique. » (Jeux de genre dans les Métamorphoses d’Ovide, Louvain-Paris-Sterling, Bibliothèque d’Etudes Classiques, Peeters, 2001, p. 322).

4 Dans son article « Catullus and Ovid » (loc. cit., p. 344), J. Ferguson dresse la liste exhaustive des

ressemblances entre les deux figures. Cette analyse est développée dans le chapitre « Ariadne » de son livre

Ovid’s Heroides (op. cit., p. 213-227), notamment à partir de la p. 215.

5 « Semblable à la statue de pierre d’une bacchante » (Catulle, Poésies, LXIV, v. 61, texte établi et traduit par G.

Lafaye, treizième tirage revu et corrigé, Paris, Les Belles Lettres, 1996).

6 « Telle une Bacchante possédée du dieu ogygien » et « tel ce siège de pierre, (…) pierre moi-même » (Ovide, Héroïdes, X, v. 48 et 50, texte établi par H. Bornecque et traduit par M. Prévost, cinquième tirage revu, corrigé

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ampleur inédite1), c’est sur ce monologue lui-même, c’est-à-dire sur la phase la plus émotionnellement chargée du texte de Catulle, qu’Ovide a choisi de faire porter sa retractatio. Il nous donne donc à entendre directement, c’est-à-dire sans médiation ni préparation, la voix de la jeune femme ; une voix qui ne s’élève pas à n’importe quel moment, puisqu’elle est celle d’un être dont le destin mythologique est comme suspendu, la découverte de l’abandon par Thésée ayant immobilisé Ariane dans un entre-deux intolérablement vide, que viennent remplir à la fois le ressassement lancinant du passé (les principaux épisodes font l’objet de rappels parfois multiples) et la préfiguration, inconsciente de la part de l’héroïne, très consciente de la part de l’auteur, de l’avenir (pensons au passage, cité plus haut, où Ariane se voit en bacchante). Les différents épisodes de l’histoire d’Ariane, qui, chez Catulle, précédaient et suivaient le discours direct (tout en apparaissant aussi à l’intérieur de celui-ci), sont donc ici insérés au sein même du monologue, le soumettant non seulement à une amplification poétique (les 70 vers de Catulle en deviennent 150 chez Ovide), mais à une modification radicale de sa tonalité, car le lecteur, placé au cœur même de la pensée et des sentiments de l’héroïne, tend à la voir non plus comme une grande amoureuse tragique, mais comme une simple femme en proie à toutes les souffrances de l’abandon. Comme le souligne J.-M. Frécaut, « l’appel à la justice divine, la fureur vengeresse et imprécatoire de l’Ariane de Catulle n’apparaissent à aucun moment dans l’épître ovidienne. Du coup, le tragique s’estompe et fait place à l’élégiaque et au romanesque. »2 Cette évolution, dans laquelle il voit la « différence fondamentale entre les deux morceaux »3, et qui n’est pas sans rapport, selon lui, avec la fiction de situation épistolaire mise en scène par Ovide dans les Héroïdes4, permet au poète de « dévoiler une âme féminine libérée, dans une certaine mesure, de la contrainte des genres majeurs, tragédie et épopée »5. D’ailleurs, la substitution, opérée par Ovide, du distique élégiaque à l’hexamètre dactylique signale à elle seule le passage d’un univers à un autre, créant entre les deux textes une différence d’autant plus importante qu’Ovide sait utiliser la métrique pour conférer à certains passages du monologue d’Ariane une expressivité supérieure, n’hésitant pas, par exemple, à introduire successivement quatre nouveaux schémas métriques dans les hexamètres des vers 33 à 40, où Ariane évoque les manifestations les plus

1 Dans son article « L’‘infidèle’ Thésée » (Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, 2,

1967, p. 15-20), J. Granarolo écrit : « Catulle a eu l’originalité de retarder l’arrivée du thiase dionysiaque pour qu’Ariane, bien réveillée, exhalât tout à loisir des plaintes et des imprécations dans la lignée des lamentations et cris de vengeance que profère Médée dans les tragédies d’Euripide et d’Ennius. » (p. 17)

2 Ibid., p. 158. 3 Ibid.

4 « Pour se faire épistolière, même dans l’imaginaire, l’héroïne mythique descend de son piédestal ou, si l’on

préfère, quitte les cothurnes et perd beaucoup de sa raideur tragique. » (ibid., p. 157)

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violentes et les plus erratiques de sa souffrance, et à utiliser, dans les vers 33-34, pour dire l’exaspération d’une souffrance unique et indépassable, non seulement une combinaison métrique très rare (une coupe au trochée second et une hephtémimère, suivies d’une ponctuation bucolique), mais aussi la résonance lancinante d’une anadiplose (excitor…/

Excitor) et d’un polyptote (uoce uoco). Ce second exemple, s’il montre la densité et la

profondeur du travail ovidien sur le vers, permet aussi de souligner le fait que l’Ariane d’Ovide, plus que celle de Catulle, exprime les pulsations de son état émotionnel (des accès successifs d’angoisse, de colère ou de désespoir entre lesquels s’insinuent l’abattement, mais aussi la douceur de la nostalgie ou de l’espérance) par le biais de répétitions qui induisent, entre les deux textes, une importante différence de structure. Comme l’écrit A. Balland, « le monologue d’Ariane dans le Carmen LXIV de Catulle présente une construction souple mais bien nette » et « se développe selon une progression psychologique fort naturelle, qui fait passer l’héroïne des regrets et des larmes aux imprécations », la structure du passage s’articulant sur des « retours à la réalité » qui empêchent Ariane d’« échapper à la conscience de son sort »1. Au contraire, le monologue ovidien est délibérément échevelé2, à l’image d’une héroïne dont les seuls points de repère semblent être, d’une part, l’évocation obsessionnelle d’images réelles ou fantasmatiques d’elle-même (amoureuse tenant le fil salvateur, morte-vivante glacée par le chagrin, cadavre sans sépulture), d’autre part le nom de Thésée qui, inlassablement répété, confère au poème une inquiétante circularité3. Pourtant (mais nous y reviendrons plus loin), cette circularité, si elle imite la forme de l’île dont Ariane est prisonnière et l’emprisonnement lui-même, est loin d’être l’indice d’un statisme, d’une absence d’évolution : l’Héroïde X est au contraire un texte profondément dynamique, qui voit se transformer Ariane, sa plainte et l’écriture de cette plainte. Or, la plus grande différence entre le texte de Catulle et celui d’Ovide est peut-être précisément que, dans le second, l’on voit se dessiner ce qui constitue à nos yeux la spécificité la plus éclatante du génie poétique d’Ovide : l’aimantation de son imagination et de son style vers la notion de métamorphose.

1 « Structure musicale des plaintes d’Ariane dans le Carmen LXIV de Catulle » (Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1961, p. 217-225), p. 217.

2 Sur cette différence de structure, cf. J. Ferguson, « Catullus and Ovid », loc. cit., p. 345.

3 En effet, on le trouve dans le premier hexamètre et dans le dernier, employé au vocatif et mis en évidence par

sa place entre deux coupes (ce retour ne rend que plus étonnant le fait que la dernière occurrence du nom fatidique est purement et simplement gommée par G. Lafaye, qui traduit Flecte ratem, Theseu, uersoque

relabere uelo par « vire de bord, tourne tes voiles et reviens »). Il apparaît aussi dans les v. 10, 21, 34, 35, 75,

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Nous avons cité plus haut la comparaison à laquelle se livrent Catulle, puis Ovide, entre Ariane et une bacchante, l’image étant, dans les deux cas, associée à celle de la pierre1 ; or, si cette comparaison constitue, nous l’avons vu, un indéniable point commun entre les deux textes, elle représente aussi, par là même, un lieu privilégié d’observation de la uariatio pratiquée par Ovide sur son modèle. En effet, à la densité de la formule catullienne, qui associe étroitement la bacchante et la pierre tout en soulignant le fait que nous sommes dans le domaine de la représentation (effigies), Ovide substitue une expression beaucoup plus développée, puisqu’il dissocie et oppose, au moyen d’un balancement Aut… Aut…, le mouvement désordonné de la bacchante et l’immobilité du rocher2. La variante ovidienne, loin de n’être qu’un simple hendiadyn, dénote une profonde différence de sensibilité poétique : l’Ariane d’Ovide ne ressemble pas à la statue de pierre d’une bacchante, elle

devient bacchante, puis pierre. On notera d’ailleurs le chiasme formé, d’un texte à l’autre, par

les mots Saxea et bacchantis, chez Catulle, puis Baccha et saxo, chez Ovide, chiasme qui signale peut-être l’inversion plus profonde de la perspective poétique d’un texte à l’autre, d’autant plus qu’il est dépassé, dans le vers 50 du texte ovidien, par l’irruption de la pétrification (Quamque lapis sedes, tam lapis ipsa fui), celle-ci procédant par une sorte de contagion. Comment ne pas penser ici aux personnages pétrifiés des Métamorphoses, telles Aglauros, cette jeune fille malfaisante dans le corps de laquelle la pierre se développera comme un cancer incurable, Niobé, qui s’immobilisera, littéralement glacée par la douleur, et deviendra cette image oxymorique, inoubliable, d’une pierre qui pleure, ou encore Anaxarète, dont le cœur de pierre finira par communiquer sa froide minéralité à l’ensemble de son être3 ?

Cet exemple aide à comprendre que la conception ovidienne de l’écriture, loin d’être entièrement tournée vers le passé, n’implique pas seulement la retractatio des sources grecques ou latines, mais aussi celle de l’œuvre par elle-même. Dans la dixième Héroïde, Ovide accomplit un travail de mémoire littéraire, et son Ariane a, de toute évidence, la

1 Citons in extenso les deux passages : Quem procul ex alga maestis Minois ocellis, / Saxea ut effigies bacchantis, prospicit, eheu ! / Prospicit et magnis curarum fluctuat undis (« De loin, au milieu des algues, la fille

de Minos, les yeux tristes, semblable à la statue de pierre d’une bacchante, le suit du regard, hélas ! du regard et flotte sur une mer de soucis » ; Catulle, Poésies, LXIV, 60-62) ; Aut ego diffusis erraui sola capillis, / Qualis ab

Ogygio concita Baccha deo, / Aut mare prospiciens in saxo frigida sedi, / Quamque lapis sedes, tam lapis ipsa fui. (« Ou bien j’errai seule, les cheveux épars, telle une Bacchante possédée du dieu ogygien ; ou bien,

contemplant au loin la mer, je m’assis, glacée, sur un roc, et tel ce siège de pierre, je fus pierre moi-même. » Ovide, Héroïdes, X, 47-50).

2 J. Ferguson remarque, sans la commenter, cette dissociation (ibid., p. 344), pour finir par dire sa préférence

pour l’image catullienne (ibid., p. 345 : « the Bacchante image is more compelling in Catullus. One can see Ovid’s thought that a Bacchante should be associated with movement, but the thought of that movement frozen as to stone is finer. ») On retrouve un traitement similaire dans Ovid’s Heroides (op. cit., p. 217), où J. Ferguson écrit : « Ovid analyses the twofold nature of this simile, for Catullus the happy result of a Bacchant paradoxically frozen in a static work of art ».

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mémoire d’autres Ariane ; mais elle veut, elle aussi, que l’on se souvienne d’elle : est-ce un hasard si l’adjectif immemor, récurrent dans les plaintes de l’Ariane catullienne1, est absent du texte ovidien, et si l’Ariane d’Ovide, contrairement à celle de Catulle, n’évoque même pas la possibilité d’avoir été oubliée par Thésée et, plus important encore, exprime le désir de ne pas l’être dans le futur (Non ego sum titulis subripienda tuis, « Je ne dois pas être omise parmi tes titres de gloire », dit-elle au vers 130) ? En reprenant et en transformant des modèles, et notamment le modèle catullien, le poème d’Ovide se définit comme une œuvre ouverte tant au passé qu’à l’avenir ; si l’Ariane des Héroïdes est une passionnante variation sur celle de Catulle, elle annonce aussi bien d’autres personnages ovidiens, et d’abord d’autres Ariane.

Si le travail poétique d’Ovide se définit par la tension féconde, faite d’imitation et de distanciation, qui lie son œuvre à une multiplicité d’autres œuvres, il relève aussi, et au moins autant, du jeu que le poète a, dès ses débuts, engagé avec lui-même. Comme l’écrit G. Tronchet, « Ovide est bien l’écrivain du palimpseste : chacune de ses œuvres porte en elle la marque insistante des textes antérieurs, comme si elle se constituait, dans une large mesure, à partir de fragments des précédents poèmes, découpés et adaptés afin d’être intégrés dans un nouvel ensemble. »2 Tout se passe en effet comme si ce qui était d’abord, pour Ovide, un exercice scolaire pratiqué dès l’enfance avec ses professeurs3 s’était combiné à la singularité de son tempérament poétique pour devenir ce style, reconnaissable entre tous, fondé sur « l’imitatio sui »4. L’un des mérites de l’étude consacrée par G. Tronchet à ce trait dominant de l’écriture ovidienne est d’affirmer qu’il n’est le signe ni « d’une paresse, d’une incapacité à se renouveler », ni « d’une complaisance narcissique à reproduire des trouvailles passées, en jouant sur de minimes différences », mais au contraire d’une conception profondément dynamique de l’œuvre, où « l’accent mis sur le message pour son propre compte », qui « caractérise la fonction poétique du langage », contribue à définir le poème comme un

1 On le rencontre aux v. 58, 123, 135 et 248. 2 « Ovide lecteur d’Ovide », loc. cit., p. 51.

3 « Les exercices préparatoires préconisés par ces professeurs partaient d’une base narrative très simple que

l’élève avait pour fonction de modifier en la reformulant de différentes façons. La chrie, tel était le nom de ce jeu élémentaire de variations, était aussi le fer de lance d’amplifications plus élaborées et de développements fondés sur l’enrichissement de la matière verbale ; elle servait également des exercices argumentés (la controverse ou la suasoire) ou permettait de traiter séparément des aspects ou des structures du discours classique tels que la réfutation, le lieu commun, la comparaison, l’adresse ou la description. » (P. Maréchaux, Premières Leçons sur

les Métamorphoses d’Ovide, Paris, P.U.F., 1999, p. 8). Cf. aussi T. F. Higham, « Ovid and Rhetoric » (in Ovidiana, Recherches sur Ovide, éd. par N. I. Herescu, Paris, Les Belles Lettres, 1958, p. 32-48), p. 41: « efforts

‘to surpass oneself’ in successive variations on a single theme were an exercise in paraphrases recognised at any rate by Quintilian and possibly already prescribed in Ovid’s boyhood ».

4 G. Tronchet, « Ovide lecteur d’Ovide », loc. cit., p. 51. G. Tronchet reprend ici le titre de la thèse d’A.

Lüneburg, De Ovidio imitatore sui, dont il cite notamment cet extrait : « ce désir exagéré de s’imiter soi-même est le propre du seul Ovide et revêt la plus grande importance pour juger correctement ses tendances et son art. »

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« travail en devenir », un « work in progress »1. On entrevoit donc la profondeur d’un jeu qui, s’il est inséparable d’un véritable plaisir d’écrire2, ne se résume pas à ce plaisir. À propos du brio euphorique qui caractérise les démonstrations ovidiennes d’enargeia, E. J. Kenney posait cette question : « Are they anything more ? »3 La réponse est évidemment oui, car c’est toute une conception de l’écriture qui se révèle à travers la constante retractatio de la poésie ovidienne par elle-même : par ce jeu tout à la fois intertextuel et intratextuel, Ovide définit sa vision de la création littéraire comme fondée sur un réseau de relations qui unissent le poète non seulement à ses prédécesseurs, mais aussi à lui-même, considéré comme son propre rival en poésie, et enfin au lecteur, qu’il invite à adopter vis-à-vis du texte une attitude active, vigilante, tendue vers la découverte des récurrences et des variations4.

Dans cette perspective, la figure d’Ariane telle que la fait apparaître la dixième

Héroïde est dotée d’un statut triplement remarquable. D’une part, les Héroïdes, première

œuvre d’Ovide5, se trouvent exactement à la charnière entre le passé de la poésie ovidienne, c’est-à-dire les sources littéraires qui l’ont nourrie, et son avenir, tout comme l’Ariane de l’Héroïde X se trouve placée, par le départ de Thésée, dans un no man’s land géographique et moral séparant sa vie à Cnossos, qu’elle a sacrifiée, d’un destin céleste dont elle ignore encore tout. D’autre part, Ariane fait l’objet, dans la poésie ovidienne, d’une multiplicité de références qui suggère une prédilection toute particulière, et a priori un peu énigmatique, du poète pour le personnage6. Enfin, parmi ces références, la dixième Héroïde n’est pas tout à fait la première, mais elle est de loin la plus développée, ce qui incite à lui supposer une

1 Ibid., p. 52. I. Jouteur parle, quant à elle, d’une « poétique en acte » (Jeux de genre dans les Métamorphoses d’Ovide, op. cit., p. 84).

2 Dans son article « The Style of the Metamorphoses » (in Ovid, éd. par J. W. Binns, Londres-Boston, Boutledge

and Kegan Paul, 1973, p. 116-153), E. J. Kenney évoque ce plaisir à propos des Métamorphoses : « Clearly, it gave Ovid pleasure to rise to this technical challenge, and he delighted to lavish on these descriptions all that cleverness which has so much annoyed some of his critics. On occasions they constitute what might be called set-pieces of enargeia. » (p. 143).

3 Ibid.

4 P. Galand-Hallyn définit ainsi le processus qui préside à ce jeu : « La pratique autoreprésentative au sein d’une

œuvre à vocation référentielle, loin de s’enfermer dans un narcissisme un peu court, maintient donc la communication entre l’auteur et le lecteur, qu’elle sollicite sans relâche, en l’incitant à un décodage, en lui suggérant des pistes (vraies ou fausses) de lecture, en dévoilant d’elle-même, trait d’union avec le non-fictif, sinon avec le réel, un coin de l’univers extra-textuel dans lequel s’insère l’œuvre. » (Le Reflet des fleurs –

Description et Métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 23). Sur la légèreté et

le sérieux du jeu entre Ovide et son lecteur, cf. J.-P. Néraudau, Ovide ou les Dissidences du poète – Métamorphoses, livre 15, Paris, collection « Aristée », Hystrix, « Les Interuniversitaires », 1989, p. 182. Cf. aussi M. von Albrecht, « Ovide et ses lecteurs », Revue des Etudes Latines, 59, 1981, p. 207-215.

5 Cf. la chronologie établie par H. Bornecque dans son édition des Héroïdes, p. VIII-IX.

6 Héroïdes, II (« Phyllis à Démophoon »), 75-80, IV (« Phèdre à Hippolyte »), 59-60, 63-66 et 116, VI

(« Hypsipyle à Jason »), 115-116, XV (« Sapho à Phaon »), 25-26, XVII (« Hélène à Pâris »), 195-196, XVIII (« Léandre à Héro »), 151-154 ; Les Amours, I, 7, 15-16 ; L’Art d’aimer, I, 525-562, III, 35-36 et 157-158 ;

Métmaorphoses, VIII, 172-182 ; Fastes, III, 459-516 ; Tristes, V, 3, 41-42. Nous ne comptons pas ici les

allusions trop vagues, comme Tristes, II, 403, où le nom de Thésée est énoncé au sein d’une liste d’amours tragiques.

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valeur programmatique, ou du moins à la considérer comme un modèle interne sur lequel les autres occurrences ovidiennes du mythe constitueraient autant de variations ; l’on est d’autant plus enclin à une telle interprétation que, nous l’avons vu, les différentes étapes du destin d’Ariane figurent toutes, sous une forme ou une autre, dans sa lettre à Thésée.

Ces étapes peuvent être rassemblées en trois grandes périodes, qui correspondent à trois lieux géographiques : la jeunesse d’Ariane en Crète (évoquée à plusieurs reprises au long de sa plainte1), son abandon par Thésée sur l’île de Dia (qui constitue le sujet même de l’Héroïde X), enfin son union avec Bacchus, qui s’accompagne d’une accession au ciel (et dont on peut voir une préfiguration dans le vers 48 : Qualis ab Ogygio concita Baccha deo). Certains passages de l’œuvre d’Ovide évoquent l’une de ces périodes ; d’autres en combinent deux ; un seul d’entre eux les contient toutes les trois.

Dans le premier type de textes, étonnamment, c’est la première phase de l’existence d’Ariane, pourtant très riche (puisqu’elle comporte la rencontre avec Thésée, le développement de la passion d’Ariane pour le jeune homme et l’épisode du labyrinthe), qui semble avoir le moins retenu l’attention d’Ovide : seule Phèdre, dans l’Héroïde IV, évoque l’amour d’Ariane pour Thésée, en le comparant à sa propre passion pour Hippolyte2, ce qui crée entre les monologues des deux sœurs une étrange complémentarité, l’Ariane de la dixième Héroïde ne parlant presque pas d’amour. Ce silence de l’héroïne sur une passion à laquelle elle semble avoir renoncé constitue, selon J. Ferguson, l’une des plus saillantes particularités de l’Héroïde X ; pour lui, l’amour d’Ariane est bel et bien mort, et « the ambiguity of her existence is not the result of the loss of her lover but of her betrayal and abandonment in a hopeless situation. »3 Il n’est donc pas surprenant que les amours d’Ariane et de Thésée suscitent, chez Ovide, moins de réécritures que l’abandon ; aussi rencontrons-nous à plusieurs reprises, dans l’œuvre ovidienne, l’image de la jeune femme trompée4 par le

1 Dans les v. 64-74, 77, 91-92, 99-106 et 127-128, ainsi que par allusion dans des mots comme le meritum du

v. 141.

2 Ce sont les vers 63-66 : Hoc quoque fatale est ; placuit domus una duabus ; / Me tua forma capit, capta parente soror ; / Theseides Theseusque duas rapuere sorores ; / Ponite de nostra bina tropaea domo. (« C’est

encore la fatalité. Une seule maison a séduit deux femmes : moi, ta beauté me fait captive ; ton père a captivé ma sœur. Le fils de Thésée et Thésée ont ravi les deux sœurs ; dressez un double trophée, pour cette victoire sur notre maison ! »).

3 Ovid’s Heroides, op. cit., p. 226. Il nous semble cependant que la scène où Ariane se jette, éperdue, sur le lit

qu’elle partageait avec Thésée (v. 51-55), puis s’adresse à lui, en répétant les mots duo et ambo et en définissant Thésée comme pars nostri (…) maior (v. 56-58), constitue une très belle évocation de la passion.

4 Héroïdes, XVII (« Hélène à Pâris »), 195-196 : Hypsipyle textis, testis Minoia uirgo est, / In non exhibitis utraque lusa toris. (« Témoin Hypsipyle, témoin la fille de Minos, dupées l’une et l’autre par des couches

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perfidus Ægides qu’elle n’aurait pas dû aider1, seule en des lieux inconnus où elle se trouve exposée aux bêtes féroces2 ou aux oiseaux3. Pourtant, c’est la troisième et dernière période de l’itinéraire mythologique d’Ariane, celle des noces divines et du catastérisme, presque absente de la dixième Héroïde, qui semble avoir le plus retenu l’attention d’Ovide, sans doute en partie à cause du caractère étiologique qu’il aime souvent à donner à sa poésie : plusieurs passages évoquent la constellation de la Couronne, soit explicitement identifiée à Ariane devenue l’épouse de Bacchus4, soit considérée comme un souvenir de l’amour du dieu pour la jeune femme5. Cet amour, qu’Ovide compare, dans l’Héroïde XV, à celui d’Apollon pour Daphné6, trouve dans le livre III des Fastes un étonnant prolongement narratif, sous la forme d’un long récit parodique7 où le poète nous montre Ariane, devenue l’amans coniunx8 d’un Bacchus volage, en train d’errer à nouveau, échevelée, sur le rivage, et d’exhaler pour la seconde fois des plaintes qui apparaissent alors comme profondément ironiques, d’autant plus que cette nouvelle Ariane peu orthodoxe9, animée d’une colère vindicative contre la légèreté masculine, emploie les mots de l’Ariane catullienne10. Mais, comme si le poète voulait nous montrer que le jeu ne doit pas durer trop longtemps, Bacchus vient interrompre son épouse et

1 Héroïdes, IV (« Phèdre à Hippolyte »), 59-60 : Perfidus Aegides, ducentia fila secutus, / Curua meae fugit tecta sororis ope. (« L’ingrat fils d’Egée, suivant un fil conducteur, échappa, par l’aide de ma sœur, aux détours du

palais. ») L’on remarque ici que les deux époques, celle de la vie en Crète et celle de l’abandon, sont unies par l’emploi de l’adjectif perfidus, qui annonce la trahison d’Ariane par Thésée.

2 Héroïdes, IV (« Phèdre à Hippolyte »), 116 : Soror est praeda relicta feris (« Ma sœur, il l’a abandonnée en

proie aux bêtes féroces » ; ce vers annonce les v. 33-37 de l’Héroïde X).

3 L’Art d’aimer, III, 35-36 (texte établi et traduit par H. Bornecque, cinquième tirage, Paris, Les Belles Lettres,

1967) : Quantum in te, Theseu, uolucres Ariadna marinas / Pauit, in ignoto sola relicta loco. (« Il ne tint pas à toi, Thésée, qu’Ariane, abandonnée seule en des lieux qu’elle ne connaissait pas, ne servît de pâture aux oiseaux marins. ») Cf. Héroïdes, X, 123.

4 Héroïdes, VI (« Hypsipyle à Jason »), 115-116 : Bacchi coniunx redimita corona / Praeradiat stellis signa minora suis. (« L’épouse de Bacchus, ceinte de sa couronne, efface les astres moindres par l’éclat de ses

étoiles. ») Cf. également Tristes, V, 3, 41-42 (texte établi et traduit par J. André, Paris, Les Belles Lettres, 1968) : Sic micet aeternum uicinaque sidera uincat / Coniugis in caelo clara corona tuae ! (« Que brille éternellement dans le ciel, éclipsant les astres voisins, la Couronne étincelante de ton épouse ! »).

5 XVIII (« Léandre à Héro »), 151-154 : Andromedan alius spectet claramque Coronam, / Quaeque micat gelido Parrhasis Vrsa polo ; / At mihi, quod Perseus et cum Ioue Liber amarunt, / Indicium dubiae non placet esse uiae. (« Qu’un autre guette Andromède et l’éclatante Couronne et l’ourse Parrhasienne qui brille au pôle glacé.

Celles qu’aimèrent Persée, Jupiter et Bacchus, il me déplaît qu’elles soient un indice aux incertitudes de la route. ») Cf. également Fastes, V, 345-346 (texte établi, traduit et commenté par R. Schilling, Paris, Les Belles Lettres, 1993, tome II) : Baccho placuisse coronam / Ex Ariadneo sidere nosse potes. (« la constellation d’Ariane peut nous apprendre que la couronne plaît à Bacchus. »)

6 « Sapho à Phaon », v. 25-26 : Et Phoebus Daphnen, et Gnosida Bacchus amauit. / Nec norat lyricos illa uel illa modos. (« Phébus aima Daphné et Bacchus la fille de Gnose, et ni celle-ci, ni celle-là ne connaissait les modes

lyriques » ; la remarque émane, certes, de la grande poétesse Sappho, mais elle peut surprendre le lecteur de l’Héroïde X, où Ariane semble au contraire maîtriser à la perfection les lyricos… modos).

7 III, 459-516.

8 L’expression se trouve au v. 469.

9 Dans son article « Fasti 3. 459-516. Ariadne revisited » (Maia, XXVIII, 1976, p. 125-126), E. S. Rutledge

parle d’« unorthodox view » (p. 125).

10 Notamment dans les v. 473-476. Plus haut, au v. 471, le jeu littéraire se définit explicitement comme tel,

puisque Ariane demande aux flots d’écouter ses similes (…) querellas. Cf. à ce propos J. Ferguson, « Catullus and Ovid », loc. cit., p. 346.

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lui offre – en échange de son silence ? – la montée au ciel, le changement de son nom et le catastérisme de sa couronne ; cette retractatio d’un genre nouveau conjugue donc les motifs de l’abandon par un mari négligent et de l’intervention divine salvatrice, les deux rôles étant joués par Bacchus. D’autres textes ovidiens mettent en œuvre, sans intention parodique aussi marquée, cette association de l’abandon et de la gloire : la deuxième Héroïde1 souligne le contraste entre la jeune femme délaissée par Thésée et l’épouse de Bacchus, régnant sur ces mêmes tigres dont elle a si peur dans l’Héroïde X2 ; un long développement de L’Art d’aimer3 raconte le désespoir d’Ariane, puis l’arrivée du cortège de Bacchus, l’enlèvement et les noces4 ; enfin, deux passages des Amours5 et de L’Art d’aimer6 établissent une originale et plaisante relation de cause à effet entre le départ de Thésée et l’apparition de Bacchus, ce dernier étant d’autant plus attiré par la jeune fille que sa beauté est alors échevelée, éplorée et sans artifice – cette séduction des larmes que l’on retrouvera dans le Britannicus de Racine.

Mais le fragment textuel le plus remarquable, à nos yeux, est celui qui, au livre VIII des Métamorphoses7, associe dans un espace narratif pourtant réduit les trois périodes de la vie d’Ariane, évoquée dans un détour du cycle crétois : Ovide rappelle, avec une sobriété presque purement factuelle, l’épisode du labyrinthe8 et, plus elliptiquement encore, l’enlèvement et l’abandon d’Ariane par Thésée9, puis il fait pivoter le récit sur l’expression

Desertae et multa querenti10 qui, résumant à elle seule toute l’Héroïde X, réduit la figure d’Ariane à la souffrance de la solitude. Ariane est donc, dans l’enchaînement narratif et poétique du carmen perpetuum ovidien, une silhouette fantomatique qui ne prend pas corps ; or, l’intervention de Bacchus, qui prend dans ses bras la jeune femme et lance au ciel sa

1 « Phyllis à Démophoon », v. 75-70.

2 Il s’agit du v. 86 : Quis scit an et saeuas tigridas intus alat ? (« Qui sait si l’intérieur ne contient pas des tigres

féroces ? »)

3 I, 525-562.

4 Selon J. Ferguson (« Catullus and Ovid », loc. cit., p. 346), cette retractatio, qui s’inspire davantage de Catulle

que l’Héroïde X, a plus d’intensité dramatique et poétique.

5 I, 7, 15-16 (texte établi et traduit par H. Bornecque, sixième tirage revu et corrigé par H. Le Bonniec, Paris, Les

Belles Lettres, 1995) : Talis periuri promissaque uelaque Thesei / Fleuit praecipites Cressa tulisse Notos (« [Je la comparerais] à la Crétoise, lorsqu’elle pleurait en voyant les vents du sud emporter rapidement les promesses et les voiles de Thésée. »)

6 III, 157-158 : Talem te Bacchus, Satyris clamantibus « euhoe ! » / Sustulit in currus, Gnosi relicta suos.

(« Ainsi étais-tu, fille de Gnose, abandonnée, lorsque Bacchus t’enleva sur son char, aux cris ‘Evohé’ que poussaient les Satyres. »)

7 Vers 172 à 182.

8 Vers 172-173 : Vtque ope uirginea nullis iterata priorum / Ianua difficilis filo est inuenta relecto (« Aidé par

une vierge, le fils d’Egée retrouva au moyen d’un fil qu’il enroulait la porte d’accès difficile par où nul autre avant lui n’était revenu »).

9 VIII, 174-176 : Protinus Aegides rapta Minoide Diam / Vela dedit comitemque suam crudelis in illo / Litore destituit. (« aussitôt après, ayant enlevé la fille de Minos, il fit voile vers Dia et là la cruel abandonna sa

compagne sur le rivage. »)

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couronne pour en faire une constellation1, compense cette évanescence : certes, la métamorphose n’affecte pas l’enveloppe charnelle de la jeune femme, mais la couronne est ici pure métaphore et représente à elle seule, et de manière définitive, Ariane, dont le destin se perd dans les remous du récit mythique. On peut même dire qu’en prenant Ariane dans ses bras, en la secourant et en envoyant sa couronne dans les cieux sous la forme d’une constellation, Bacchus lui restitue symboliquement le corps que la déchirure amoureuse lui avait fait perdre. Rendue à elle-même par l’étreinte du dieu, placée au ciel par le voyage de sa couronne, qui figure la meilleure part de son être, Ariane accède symboliquement à la divinité, au terme d’un parcours poétique d’autant plus brillant et précieux – telles les pierres de la couronne – qu’il montre jusqu’au vertige la gémellité entre métaphore et métamorphose.

On le voit, tous les fragments épars du destin d’Ariane qui constellent littéralement l’œuvre ovidienne (comme si Ovide avait réalisé poétiquement, autour de cette figura féminine devenue une silhouette astrale, le « rêve constellant » défini par G. Bachelard2) peuvent, d’une manière ou d’une autre, être rapportés à l’Héroïde X, non comme les pièces d’un puzzle (car le poème formé par la somme de ces fragments poétiques diffère profondément de l’Héroïde X), mais plutôt comme les îlots issus de l’explosion de l’île de Santorin, que le temps et l’action humaines ont transformés pour donner à chacun une forme, une végétation, une vie singulières. Les îlots issus de l’Héroïde X ne sont, d’ailleurs, pas seulement faits d’Ariane, et bien des éléments y annoncent les œuvres ultérieures : pensons, par exemple, aux bêtes sauvages des vers 84 à 873, qui préfigurent les terrifiants simulacra

ferarum rencontrés par Phaéthon lors de sa catastrophique course céleste4, ou encore à l’état émotionnel d’Ariane, placée par le départ de Thésée sur un limen entre la vie et la mort, tout comme le seront les personnages métamorphosés5, mais aussi Ovide exilé1.

1 Vers 176 à 182.

2 « Elles sont toutes fausses, délicieusement fausses, ces constellations ! Elles unissent, dans une même figure,

des astres totalement étrangers. Entre des points réels, entre des étoiles isolées comme des diamants solitaires, le rêve constellant tire des lignes imaginaires. Dans un pointillisme réduit au minimum, ce grand maître de peinture abstraite qu’est le rêve voit tous les animaux du zodiaque. » (L’Air et les Songes – Essai sur l’imagination du

mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 201).

3 La liste détaillée des bêtes sauvages constitue, comme le souligne J. Ferguson dans « Catullus and Ovid » (loc. cit., p. 345), une spécificité ovidienne.

4 Métamorphoses, II, 193-200. Cf., sur ce rapprochement, l’article d’A. Hewig, « Ariadne’s fears from sea and

sky (Ovid, Heroides, 10.88 and 95-98) », Classical Quarterly, XLI, 1991, p. 554-556 (en particulier p. 556).

5 Rappelons les paroles prononcées par Myrrha avant sa transformation en arbre (Métamorphoses, X, 483-487) : « O siqua patetis / Numina confessis, merui nec triste recuso / Supplicium ; sed ne uiolem uiuosque superstes / Mortuaque extinctos, ambobus pellite regnis / Mutataeque mihi uitamque necemque negate. » (« Ô dieux, si vos

oreilles sont ouvertes aux aveux des coupables, j’ai mérité mon sort et je ne refuse pas de subir un terrible châtiment ; mais je ne veux pas souiller les vivants en restant dans ce monde, ni, morte, ceux qui ne sont plus ; bannissez-moi de l’un et de l’autre empire ; faites de moi un autre être, à qui soient interdites et la vie et la mort. ») A propos d’Ariane dans l’Héroïde X, J. Ferguson écrit : « Finally, if Nature is personified to interact

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Ces remarques nous conduisent à esquisser une réflexion plus générale sur le rapport entre les Héroïdes et l’ensemble de la poésie ovidienne : contrairement à J. Ferguson, qui suggère que cette première oeuvre est, en quelque sorte, le brouillon d’œuvres ultérieures plus abouties, car plus érudites2, nous pensons que, même si la poésie d’Ovide s’est indubitablement approfondie et enrichie au fil du temps, tous les éléments de sa poétique sont déjà en place dans les Héroïdes, et que les grands mythes épiques et tragiques n’y sont pas seulement l’objet d’une variation légère destinée à l’exploration du sentiment amoureux, mais y figurent d’emblée avec toute leur densité, permettant de saisir, chez le jeune Ovide, les traits dominants d’une sensibilité poétique : fascination pour la mythologie dans la mesure où, mettant en scène les métamorphoses du corps et de l’âme, elle révèle la profondeur des passions humaines ; conception de l’écriture comme un jeu du même et de l’autre fondé sur la pratique permanente de la retractatio et de la uariatio ; mais aussi tendance à représenter inlassablement, à travers les héros de la mythologie, la figure du poète et l’acte d’écrire : l’inclination manifeste d’Ovide pour la figure d’Ariane n’est-elle pas liée au fait qu’il décèle et projette en elle une image de sa propre vocation poétique ?

En observant à nouveau la structure de la lettre, l’on s’aperçoit en effet que celle-ci ne relève pas seulement de la retractatio des sources grecques et latines, et de la circulation du sang mythique et poétique entre les différentes œuvres d’Ovide, mais aussi d’une constante réécriture du texte par lui-même3. En effet, la construction de la dixième Héroïde consiste en un tressage presque inextricable des différentes dimensions temporelles, qui se succèdent dans l’esprit d’Ariane tantôt avec une certaine logique, voire avec une netteté toute rhétorique, tantôt en suivant les mouvements irrationnels d’une âme blessée en proie à des sentiments violents et contradictoires. Nous décelons dans l’épître huit phases successives, qui correspondent à une distribution bien précise des temps verbaux : la première voit le passage du présent de la situation épistolaire au passé récent de l’abandon ; la deuxième retrace ce passé d’une manière plus développée ; dans la troisième, le désarroi du présent et la terreur de l’avenir conduisent au rappel d’un passé plus lointain, celui de la jeunesse crétoise ; la quatrième concilie les regrets d’Ariane quant à cette époque de sa vie et un tableau, plus

with Ariadne, Ariadne is also depersonalised. The absence of human contact, the extremity of her condition blur the lines that divide life from death, the living from the inanimate. » (Ovid’s Heroides, op. cit., p. 223)

1 Cf. notamment Contre Ibis, 16.

2 « In his younger days Ovid was not a learned poet. It was his studies for the Metamorphoses and Fasti which

brought in myth as a significant element in his writing » (« Catullus and Ovid », loc. cit., p. 338).

3 Dans son article « Ovide lecteur d’Ovide », loc. cit., p. 65, G. Tronchet montre que l’écriture ovidienne « du

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fantasmatique que réel, de l’avenir ; la cinquième évoque à nouveau le passé lointain ; la sixième revient au passé proche ; dans la septième, Ariane imagine son avenir et celui de Thésée ; enfin, la huitième et dernière étape de la lettre représente un retour de l’héroïne à sa situation présente, le tout dernier vers laissant la lettre ouverte à la possibilité d’un avenir porteur d’une réparation partielle de l’outrage. Donnons le détail de ces huit phases, en notant, au moyen de lettres, les récurrences thématiques les plus frappantes1 :

1) 1-4 = Introduction : mise en place de la situation épistolaire [A1], puis bref rappel des événements et de leurs

causes (le sommeil [B1] et la perfidie de Thésée [C1]).

2) 1-58 = La découverte de l’abandon

a) 5-24 : Réveil [D1] et prise de conscience de l’absence de Thésée.

b) 25-42 : D’une hauteur, Ariane voit partir le navire s’éloigner, poussé par le vent [E1] ; elle manque

mourir [F1], tombe évanouie puis se réveille pour la seconde fois [D2] et cherche en vain à être vue

et entendue [G1].

c) 43-58 : Manifestations de désespoir (larmes, errance, quasi-pétrification, épisode du lit) [H1].

3) 59-76 = Quid faciam ?

a) 59-62 : impossibilité de sortir de l’île (multiplication des formes négatives). b) 63-72 : impossibilité de retourner en Crète (rappel de l’épisode du labyrinthe [I1]).

c) 73-76 : contradiction entre les promesses de Thésée et son attitude [C2], qui revient à ensevelir vivante Ariane [apparition de l’idée de sépulture : J1].

4) 77-96 = Ariane face au fantasme de sa propre mort [F2]

a) 77-78 : regret de ne pas être morte de la main de Thésée (comme le Minotaure [K1]).

b) 79-88 : évocation, non dénuée de complaisance, de diverses formes de mort violente (entre autres, Ariane s’imagine déchirée par les ferae [L1]).

c) 89-92 : rejet horrifié de la mort morale que représenterait l’esclavage.

d) 93-96 : constat de l’abandon, promesse d’une mort atroce (Ariane sera cibus… feris [L2]).

5) 97-132 (les v. 131-132 ont été intercalés entre les v. 110 et 111) = Retour sur la partie crétoise de l’histoire a) 97-104 : Rappel des faits (notamment mort du Minotaure [K2] et sortie du labyrinthe [I2]) et désir

de tout annuler (subjonctifs imparfaits et plus-que-parfaits).

b) 105-132 : Explication de la gloire de Thésée [M1] par une remarque amère sur sa dureté.

6) 111-118 = Les trois causes de l’abandon : le sommeil [B2] (regret de n’être pas morte en dormant [F3]), les vents [E2], le parjure Thésée [C3] (qui a tué Ariane [F4] en même temps que le Minotaure [K3]).

7) 119-130 = L’avenir des deux héros

a) 119-124 : Sinistre pour Ariane, qui mourra [F5], seule, proie des oiseaux charognards [L3], sans

sépulture [J2].

b) 125-130 : Glorieux pour Thésée [M2], qui racontera la mort du Minotaure [K4] et le labyrinthe [I3]. 8) 131-150 = Tentative pour faire revenir Thésée

a) 131-140 : Hypotypose appelant Thésée à voir et à entendre Ariane [G2] dans les manifestations de

son désespoir [H2] (image du vent [E3]). Dans ce passage, rappel de la situation épistolaire [A2].

b) 141-144 : Passage argumentatif, avec rhétorique de la récompense et du châtiment (celui-ci étant identifié à la mort [F6]).

c) 145-150 : Manifestations de désespoir [H3], évocation de la mort [F7] et espoir de sépulture [J3].

On le voit, dans ce monologue pourtant éminemment rhétorique par certains aspects (pensons notamment à la dernière partie, où l’on distingue presque les trois styles définis par Cicéron dans L’Orateur : delectare, probare, mouere2), la dispositio mise en œuvre par Ovide est d’une irrégularité presque absolue, à l’image des sentiments d’Ariane : tous les principes

1 Nous n’incluons pas dans ces récurrences celle, évoquée plus haut, du nom de Thésée.

2 Voir à ce sujet F. Desbordes, La Rhétorique antique, Paris, Hachette Université, Langues et Civilisations

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de symétrie que l’on croit déceler s’annulent d’eux mêmes les uns après les autres, et même l’impression de circularité suscitée par l’inlassable répétition du nom de Thésée ne parvient pas, nous l’avons vu plus haut, à constituer un facteur de structuration solide. La lettre ne semble reposer que sur la réitération obsessionnelle, en uariatio, de motifs thématiques qui, s’engendrant les uns les autres, se multiplient et s’entrelacent pour désigner au lecteur, dans la substance même du poème, la confusion de l’héroïne. Il est difficile de ne pas penser que ce texte que l’on voit s’écrire et se réécrire jusqu’au dernier mot, et dans lequel le lecteur ne cesse de changer de chemin tout en revenant toujours sur ses pas, est à l’image – c’est peut-être là, précisément, son principe de composition – de cette « maison aux mille détours » (tecto… recuruo, au vers 71), à ce « palais de rochers divisé par des voies incertaines » (Sectaque per dubias saxea tecta uias, au vers 128), auquel Ovide consacre dans les

Métamorphoses une longue description1. Pour montrer que le véritable labyrinthe est celui, intérieur, dans lequel Ariane se trouve enfermée, Ovide développe le discours de son héroïne dans un texte-labyrinthe où il « brouille les points de repères des différentes voies », « induit le regard en erreur par leurs sinuosités perfides »2 et semble imiter, jusque dans le rapport qu’il entretient avec ses sources, le cours capricieux du Méandre3. À l’intérieur même de cette structure, il dispose des sous-structures fondées sur le retour d’éléments qui semblent obséder Ariane ; or, ce sont précisément les éléments constitutifs du labyrinthe mythique. L’Héroïde X, comme la multiplex domus construite par Dédale, a pour matière première la pierre, omniprésente dans le discours d’Ariane, des rochers qui lui renvoient ses cris jusqu’au silex et au diamant auxquels elle compare le cœur de Thésée, en passant par le récif sur lequel elle se tient, par ce moment où sa souffrance la conduit au seuil de la pétrification4, ou encore par le piège minéral du labyrinthe lui-même5. Dans la lettre d’Ariane à Thésée, comme dans le labyrinthe, il y a un monstre ; mais ce n’est pas le même, car le Minotaure, s’il est un être

1 VIII, 159-168. Le passage est annoncé, au v. 157, par l’expression Multiplicique domo caesisque (…) tectis

(« dans les multiples détours d’un logis ténébreux »).

2 Nous citons ici les v. 160-161 : turbatque notas et lumina flexu / Ducit in errorem uariarum ambage uiarum. 3 Ce sont les v. 162-166 : Non secus ac liquidis Phrygius Maeandrus in undis / Ludit et ambiguo lapsu refluitque fluitque / Occurrensque sibi uenturas aspicit undas / Et nunc ad fontes, nunc ad mare uersus apertum / Incertas exercet aquas (« C’est ainsi qu’en Phrygie se jouent les ondes limpides du Méandre ; dans son cours ambigu

tantôt il revient en arrière, tantôt il coule en avant, et puis encore, allant à la rencontre de ses eaux, il les regarde accourir à lui ; il fatigue ses flots incertains à les conduire parfois vers sa source, parfois vers la plaine des mers »).

4 A propos de ce passage, J. Ferguson fait la remarque suivante (Ovid’s Heroides, op. cit., p. 223) : « The

transformation, as it were, is complete. Ariadne becomes a piece of the physical landscape. The human and nonhuman merge. » Dans la note 29 de la même page, il montre qu’il y a là une préfiguration claire des

Métamorphoses.

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hybride1, une belua2, est avant tout un frère3, uni à sa sœur dans une même mort4, la véritable monstruosité étant celle de Thésée, homme de fer et de pierre engendré par les rochers et par la mer5. Enfin, dans la dixième Héroïde comme dans le palais crétois, il y a aussi un fil qui guide vers la sortie celui qui s’y trouve. Ce fil, c’est encore Ariane qui le tient, même si c’est en apparence de Thésée qu’elle attend sa libération, une libération qui, le dernier vers nous l’apprend, serait synonyme de mort6 ; c’est elle qui le tient, comme elle l’a tenu pour Thésée lors de cet épisode qu’elle rappelle à deux reprises7, mais ce fil est celui, métaphorique, de l’écriture. Loin d’être un ressassement stérile, l’Héroïde X constitue un texte dynamique et ouvert, retraçant l’itinéraire d’Ariane vers une délivrance qui ne sera pas la mort, mais au contraire l’immortalité conférée par une union amoureuse plus noble et plus profonde ; elle montre que cette délivrance passe par un processus de deuil que seule l’écriture, même fictive, permet d’accomplir. Pour Ovide, plus encore que pour d’autres écrivains romains, dérouler un fil – celui de l’araignée ou celui d’Ariane – et écrire des poèmes relève du même travail, décrit avec le même verbe : deducit aranea filum, Fila per adductas saepe recepta manus,

perpetuum deducite (…) carmen8. La prédilection d’Ovide pour Ariane est sans doute liée, au moins en partie, au fait que la légende du fil qui lui est associée constitue une figuration du processus de création poétique9 ; cette femme seule qui se représente en train d’écrire10, c’est peut-être le poète lui-même qui désigne son travail d’élaboration littéraire.

Écrire, pour Ovide, consiste à créer un nouvel être fait de mots qui, sans se confondre avec les matériaux dont il est issu, garde quelque chose de chacun d’eux. L’Ariane de

1 Parte uirum (…) parte bouem (v. 102), taurique uirique (v. 127). 2 Le mot apparaît au v. 106.

3 Fratrem (v. 77)

4 Dextera crudelis, quae me fratremque necauit (« toi, main barbare, qui as immolé mon frère et moi » ; v. 115). 5 Vers 105-132.

6 Si prius occidero, tu tamen ossa feres. (« Si je meurs avant, du moins tu emporteras mes os. »)

7 V. 71-72 : Cum tibi, ne uictor tecto morerere recuruo, / Quae regerent passus, pro duce fila dedi (« quand, de

crainte que, vainqueur, tu ne mourusses dans la maison aux mille détours, je te donnai pour guide un fil qui dirigeât tes pas ») et 103-104 : Nec tibi, quae reditus monstrarent, fila dedissem, / Fila per adductas saepe

recepta manus. (« et [plût au ciel] que je ne t’eusse pas donné un fil pour guider ton retour, le fil que tes mains,

l’ayant reçu, tirèrent constamment vers toi. »)

8 Respectivement Amours, I, 14, 7-8, Héroïdes, X, 104 (cf. n. 2 de cette page) et Métamorphoses, I, 4

(« conduisez sans interruption ce poème »).

9 Comme l’écrit J.-M. Maulpoix, « la Parque est sœur de l’araignée, comme Ariane dévidant son fil pour aider à

retrouver un chemin dans le dédale du labyrinthe. (…) Moins maîtresse du labyrinthe que labyrinthe elle-même, la poésie ne règne pas sur la toile qu’elle tisse. » (Le Poète perplexe, Paris, José Corti, 2002, p. 163-164).

10 Pensons notamment au premier vers de la lettre : Quae legis, ex illo, Theseu, tibi litore mitto (« Ce que tu lis,

Thésée, je te l’envoie de ce rivage », où l’on remarque qu’Ariane ne représente pas tant l’acte d’écrire que celui de lire, ce qui ne fait que renforcer la possibilité d’un rapprochement avec la figure d’Ovide, poète si étroitement lié à son lecteur). Et à l’un des derniers (v. 140) : Litteraque articulo pressa tremente labat « Et mes lettres vacillent, tracées par un doigt tremblant ».

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l’Héroïde X est l’un de ces êtres : née de la retractatio d’autres œuvres littéraires, elle s’intègre aussi dans un vaste mouvement de réécriture interne à la poésie ovidienne, et nous offre surtout un moment suspendu, doté d’une grande intensité dramatique, mais aussi d’une profonde originalité poétique (qui est celle des Héroïdes dans leur ensemble), puisque s’y invente sous nos yeux une écriture auto-référentielle, attentive à ses propres métamorphoses.

Hélène VIAL

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